André de Rivaudeau/La tragédie Aman
Aman, 1560-1561
Dite : Tragédie sainte
Nous nous appuyons sur l'édition de Keith Cameron, parue aux Editions Droz, Genève, 1969.
L’œuvre est dédiée à Jeanne de Foix, Reine de Navarre, édition de Poitiers, 1566.
I- Quelques précisions
a) Cette oeuvre renseigne sur les centres d'intérêts de Rivaudeau. S'il pose les fondations de la tragédie que nous nommons "religieuse", il se place aussi en rupture d'avec les représentations religieuses médiévales, comme les Mystères, qui donnaient à voir la mise en scène de sujets religieux. En ceci, il épouse la démarche nécessairement novatrice réclamée par les Humanistes, depuis Erasme. Nous savons aussi qu'il critiquera les romans de chevalerie dans une lettre à Honoré Prévost, datée de 1565.
b) Si Aman n'a pas eu le retentissement escompté, c'est peut-être dû à l'embrasement du royaume, en 1562, clivé entre les partis Catholiques Romains et Protestants et dont le sujet est l'écho.
c) Rivaudeau, outre La Septante, a pu s'inspirer de la tragédie latine de Claude Roillet, de même nom, datant de 1566 portant sur le même sujet (Cameron, p.32). La mise en scène d'un chœur agissant et commentant les actions relève des tragédies de l'Antiquité. L'époque est aussi aux discours des prédicateurs, au premier rang desquels figure Calvin, pour les Protestants et de grands noms, du côté catholique romain, comme Ronsard. La véhémence des controverses dont ils étaient porteurs peut être entendue de manière connotée dans certains propos.
II- Le scénario en quelques mots
Aman, ministre d'Assuérus, prépare l'extermination des Juifs, car il s'est senti personnellement mis en cause par Mardochée, leur guide, et son orgueil le pousse à une réaction démesurée.
Mardochée est prévenu de cette menace. Sa fille adoptive, Hesther (v.643), aimée par le roi Assuérus, doit convaincre celui-ci de n'en rien faire et par là-même de hâter la fin d'Aman qui ne supportera pas cette disgrâce.
III- Pistes de compréhension
a) Nous trouvons la mise en scène du topoï biblique de la lutte du faible contre le fort.
b) Les propos d'Aman caractérisent son hubris. Celle-ci le portera à une forme de folie le poussant à manipuler Assuérus pour accomplir son dessein. Il incarne donc l'antisémitisme.
c) Cette oeuvre pourrait paraître décalée, ainsi d'ailleurs que celles des autres tragédiens humanistes de ce temps. Mais il faut se les représenter comme des faux semblants. L'époque étant à des violences, portées par le fanatisme des deux camps, Protestants et Catholiques Romains, on déguise les propos sous des apparences antiques pour éviter des formes de censure. Mais nul n'est dupe de ce jeu de masques. On sait que la maxime utilisée par Rivaudeau était d'ailleurs : "Qui bene latuit, bene vixit" (Celui qui reste dans l'ombre, vit heureux).
d) On peut considérer qu'Aman est une œuvre de controverse, dont l'intention serait de réagir contre l'édit d'Ecouen, dans lequel le roi ordonne l'arrestation et l'extermination des Protestants ( Cameron, p. 34). Elle suggère une menace indirecte contre ceux et celles ordonnant ce type de massacres. Le proche décès d'Henri II empêchera sa mise en application et sera d'ailleurs interprété comme une punition de Dieu envers cet Aman royal Français. Elle montre, en somme, le durcissement des positions politiques des partis en présence, virant au fanatisme, Rivaudeau ne se montrant guère enclin au plaidoyer dans cet écrit malgré sa propension à la tolérance, inspirée par sa foi.
e) Remarquons l'aspect statique de l’œuvre, rédigée en cinq actes. Elle donne à voir plutôt des passages introspectifs, permettant d'observer la gradation, chez Aman, personnage éponyme et donc principal, de la violence répressive ; chez Assuérus, d'une perplexité grandissante envers son ministre ; chez Mardochée, d'une volonté de résistance farouche, tempérée par son grand âge ; chez Esther, d'un rôle quelque peu secondaire, mais permettant néanmoins d'amener la pièce à la bascule amenant à la mort de leur bourreau déclaré.
f) La notion de tragédie sainte ne concerne donc pas la mise en scène de la maltraitance des faibles, avec son cortège d'horreurs, mais plutôt la volonté de la part de Rivaudeau, respectant ainsi l'esprit humaniste, d'imiter les Anciens, et de prodiguer une leçon de morale voulant prévenir de souffrances guerrières et politiques pouvant être subies par les Protestants, oubliant toutefois que son camp n'épargnait guère non plus ses adversaires. Ce qui aurait dû surtout être mis en cause, par cet humaniste, est la guerre en soi, ce qui sera la tentative, l'essai d'un Montaigne ultérieurement. Or, nous lisons des analyses sur le pouvoir, les arcanes du pouvoir, les intrigues renversant rapidement ceux qui se croyaient installés durablement sur le trône, ou détenteur d'un pouvoir ultime.
g) L'affirmation du pouvoir divin reste la mesure de l’œuvre, il guide la pensée du roi, l'inspire, la confirme, lui donne le courage de la mettre en œuvre. L'Humanisme n'a jamais remis en question Dieu et ses représentations, contrairement aux Lumières. Il envisage la coexistence pacifique, le Dieu unique étant respecté des créatures et inversement. Mais l'on ressent déjà une tension entre la volonté d'émancipation de celles-ci hors de ce pouvoir intemporel, indéfinissable et la volonté de perpétuer l'emprise religieuse sur ces âmes, risquant égarement et tentations, quelles que soient leurs options politiques.