Anthropologie des sites de rencontres/Self-marketing et gamification

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Évoluant de sa position marginale à une entreprise sociale mainstream, les sites de rencontres en ligne assument désormais une place prépondérante dans notre nouvelle culture du dating 2.0[1]. Décriée pendant tout un moment, cette manière de faire des rencontres amoureuses devient progressivement la norme au sein des sociétés occidentales. Cette évolution s'explique notamment par une plus grande accessibilité et une plus grande facilité d'usage des nouvelles ressources technologiques[2].

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Au-delà des rencontres, le processus, plus communément connu sous son dénominatif anglophone de dating, se voit lui aussi transposé dans cette nouvelle sphère du numérique.  Ayant commencé au début du XXe siècle, le dating s’est alors formé grâce à la diversification des lieux de divertissement, offrant à la jeunesse de l’époque, l’opportunité de poursuivre plus facilement leurs rendez-vous amoureux. Cette étape a ainsi pu prendre une place primordiale dans la vie d’un individu moderne, telle qu’on la connait encore aujourd’hui[3]. Ainsi, l’avènement d’Internet et des nouveaux espaces de rencontre en ligne ont permis une transition relationnelle, dont les particularités vont être discutées.

Une politique du marketing du soi modifier

Le passage d’une recherche romantique sur une application de rencontre demande un exercice particulier de la part de ces utilisateurs : la création d’un profil. Se mettre en valeur dans une approche relationnelle n’est pourtant pas nouveau. Comme énoncé dans le point sur l’histoire du dating, les petites annonces dans les journaux demandaient déjà cette pratique à leurs participants. Rencontrer des personnes dans la vie réelle ne s’éloigne pas également de ce processus de mise en avant du soi, dans les prémices d’une potentielle relation amoureuse ou même amicale. Qu’est-ce qui différencie donc les apps de rencontres à la vie de tous les jours ?

Comme réponse à cette question, il y a certainement la manière de se présenter dans un processus qui se situe entre, ce que les anglophones appellent, la self-presentation et la self-disclosure. Le premier est la présentation du Soi par un individu, en donnant une impression qui, généralement, joue en sa faveur. Ces impressions se construisent sur base de la communication (c’est-à-dire le parlé), mais aussi l’attitude non-verbale. C’est ainsi une étape importante permettant d’identifier les valeurs de l’autre et notre intérêt ou non de continuer une relation.

Pour ce qui est de la self-disclosure, elle complète le premier processus. Au delà de se présenter sous son meilleur jour, le besoin de montrer sa vraie nature est aussi cherché. L’intimité étant un concept clé pour le bon développement d’une relation amoureuse, la nécessité de se sentir compris par l’autre vient contrebalancer celui de se mettre en valeur. Ce concept se traduit par des discussions plus honnêtes, et une certaine ouverture par rapport aux informations ou pensées plus personnelles. Elle ne sera cependant présente que chez les individus prêts à s’engager dans la relation[1].

Ces deux principes sont ainsi transposés dans la vie numérique des apps de rencontre. La self-presentation apparait de ce fait dans le choix, souvent longuement réfléchi, des photos de profil, et la manière dont les participants se présentent, tandis que la self-disclosure se manifeste dans la quantité des informations personnelles mises à disposition[2]. Le principe de présentation est pour sa part souvent suivi par celui d’une fausse représentation (misrepresentation), surtout dans le contexte des rencontres à distance. Certaines recherches sur le sujet concluent que l’utilisateur utilise son profil avec «  a flexible sense of identity that drew upon past, present, and future selves. ». Cette vision détournée du soi peut émaner d’une simple ignorance, ou d’un mensonge stratégique, ou encore d’un problème d’estime.

En général, les photos de profil seront l’outil principal pour cette mauvaise représentation alors que les informations personnelles seront pour la plupart juste[4]. Il est à noter que l’environnement qu’offrent ces apps de rencontre permet aux participants un plus grand contrôle dans leur self-presentation. Ceci se retrouve aussi dans la théorie de la communication médiée par ordinateur ou computer-mediated communication en anglais (CMC). Elle est définie comme « toute communication humaine qui se produit par l'utilisation de deux ou plusieurs appareils électroniques »[5][6] et se retrouve donc dans les textes, emails, et réseaux sociaux, etc.

À l’inverse du face-à-face, la CMC demande de ses utilisateurs de changer leur approche en vue du manque d’indices non-verbaux de leur partenaire[2]. L’absence de ceux-ci, et le plus grand contrôle de l’individu sur sa communication verbale offrent la possibilité à une self-presentation plus malléable et censurée. Une des raisons pourquoi, sans doute, il est recensé une plus grande sensation de déception sur les apps de rencontre. Toutefois, certains verront dans cette distance par média interposé l’opportunité à une plus grande self-disclosure, se sentant plus à l’aise pour montrer leur vraie nature[1].

Apps de rencontre ou jeux mobiles ? modifier

Le temps passe d’une autre manière sur les apps de rencontre. Les heures défilent sans que l’utilisateur ne s’en rende compte. Plusieurs swipes deviennent plusieurs heures. À chaque « match », une sensation d’adrénaline se fait sentir. Qu’est-ce qui rend donc ces applications de rencontre si addictives? Un peu comme un jeu… Le principe de gamification de ce type d’apps a été étudié par plusieurs chercheurs. Cette nouvelle section tente ainsi de faire un état de la question, afin de comprendre le lien entre ces apps destinées à faire des rencontres amoureuses avec les préceptes du jeu.

Le domaine des game studies est le premier à avoir lié ces deux disciplines entre elles. En conclusion de leurs recherches, il en ressort l’existence d’une trame narrative dans la gamification de ces apps. Cette dernière se calquerait ainsi sur la fameuse quête amoureuse que l’utilisateur cherche généralement en s’inscrivant sur ce type d’applications. Pour la suite de cette étude, l’exemple le plus marquant de Tinder sera utilisé.

Dans leur article, Marlène Dulaurans et Raphaël Marczak soulignent dès lors que la démarche pour trouver l’amour est certes une étape importante dans la vie d’un individu, mais est souvent aussi redoutée par beaucoup. Elle se présente en effet comme complexe et difficile. La variété des différentes attentes que chaque individu a en considérant leur potentiel futur partenaire en décourage souvent plusieurs - une source anxiogène rapidement identifiée par les apps de rencontres. La solution ? Créer une trame narrative avec une sous-division des tâches afin d’atténuer la pression de cette recherche. Les utilisateurs sont ainsi placés dans un état psychologique dit de « flow ». Ce dernier est ressenti lorsqu’une tâche paraissant au départ complexe (apprendre un instrument de musique ou un sport) se trouve dans un équilibre où sa difficulté s’égalise avec la confiance en soi nécessaire à la réussite de la tâche. La progression se fait alors petit à petit avec une augmentation évolutive dans la complexité des sous-tâches[7].

Ce type de « flow » est également présent dans les jeux à trame narrative, comme l’explique Bertholet : « À chaque étape narrative, le jeu doit divulguer le niveau d’information minimum nécessaire à la compréhension du joueur […] le but est de ne pas donner immédiatement toutes les informations à l’utilisateur. Sinon, il ne pourra pas les assimiler et il ne profitera pas du service. Cela ne veut pas dire que l’on supprime des informations importantes, mais plutôt qu’on les divulgue aux moments les plus pertinents pour le joueur »[7]. Pour que cet état de « flow » soit complet, Dulaurans et Marczak identifient deux autres conditions nécessaires. D’une part, il faut une clarté et une accessibilité des objectifs. La division en sous-tâches, par exemple, se traduit dans les apps de rencontres avec une facilité dans leur inscription et leur manipulation. D’une autre part, un point est mis sur la motivation intrinsèque de l’utilisateur, mis en place par la possibilité d’obtenir des badges ou des pourcentages[7].

Par exemple, dans le cas de Tinder, l’app nous informe à quel point notre profil est rempli par le biais de pourcentage, 100% étant la réussite de la mission. À chaque photo ou information personnelle supplémentaire, la barre augmente. Étant une app centrée sur les photos des individus plus que sur leurs informations personnelles, elle ne permet également pas aux utilisateurs ayant moins de trois photos sur leur propre profil de voir plus d’une photo sur le profil des autres. Ainsi, elle place ces utilisateurs de plus de trois photos dans un niveau supérieur, facilement atteignable. Plus encore, l’app reprend le principe du « blue tick », provenant des réseaux sociaux tels que Twitter et Instagram. Ce badge, dans la même logique que les réseaux, permet de certifier l’utilisateur. Toutefois, il ne nécessite pas un certain nombre de followers ou de « match ». Son utilité réside plutôt dans la vérification de l’identité visuelle d’un utilisateur. Obtenir ce badge bleu signifie ainsi que les photos de profil sont bien la personne qui se trouve derrière l’écran et qui nous parle[8]. Son but s’aligne avec une volonté de sécurité mais aussi la thématique de la récompense sur le profil d’un utilisateur.

Ce dernier sujet lance une comparaison possible entre un profil d’une app de rencontre et celui d’un avatar dans un jeu en ligne. Dans la même veine, le physique de l’avatar est généralement ce qui attire le plus le gamer. Pour ce qui est de l’app, ce sera les principes de self-presentation, vus précédemment, qui apparaitront à travers notre choix, la plupart du temps longuement réfléchi, de nos photos de profil. Les compétences des avatars, indiquées généralement à côté de son visuel, s’équivalent ici aux informations personnelles de l’utilisateur (éducation, localisation, centres d’intérêt…). L’importance du self-disclosure apparait dans cette référence au jeu, car il est plus facile pour un gamer de choisir un avatar présentant une multitude de compétences plutôt que de se baser juste sur un physique.

En dehors de cela, les apps de rencontre, et plus particulièrement Tinder, ont également repris le principe de kinesthésie. La révolution s’est opérée avec l’invention du célèbre « swipe ». Un simple mouvement vers la droite ou la gauche permet ainsi de valider ou de rejeter quelqu’un, qui plus est sans qu’il ne le sache. Ce geste d’apparence ludique est devenu habituel pour le quotidien de beaucoup d’individus. Il se rajoute notamment au fameux « scroll » des réseaux sociaux. Il s’inscrit dès lors dans une continuité d’une nouvelle gestuelle 2.0. du monde numérique, et rentre en phase avec l’utilisation des nouvelles technologies tactiles[7].

L’invention de ce nouveau mouvement vient de Jonathan Baden qui explique avoir été inspiré en partie par des cours de psychologie, et plus spécifiquement les recherches de B.F. Skinner. Ce dernier avait mis en place une expérience avec des pigeons préalablement affamés. Il avait ensuite fait croire à ces volatiles que la nourriture était donnée en fonction de quand ils picoraient. La nourriture était en réalité administrée aléatoirement. Toutefois, les pigeons conditionnés de la sorte ont commencé à plus picorer en espérant en avoir plus. « C'est tout le mécanisme du swiping [...] Vous swipez, vous pouvez avoir une correspondance, vous pouvez ne pas en avoir. Et alors, vous êtes comme excité à l'idée de jouer à ce jeu [...]. Skinner a essentiellement transformé les pigeons en joueurs »[3][9]. Le swipe est ainsi une sorte de pari qu’un utilisateur fait. Dans ce contexte, le « match » et la possibilité de parler avec la personne deviennent une récompense. Ayant la capacité de swiper plusieurs fois par jour gratuitement, l’utilisateur swipe un maximum de fois afin d’avoir le plus de chance de  « gagner ».

Vous avez maintenant un « match » ! Que se passe-t-il ? La sérendipité rentre ici en jeu, accouplée à un boost de validation et d’adrénaline de courte durée. Les mécanismes du « match » deviennent ainsi une récompense inattendue où l’utilisateur est à la fois content que son pari ait réussi, et content d’être validé et choisi par l’autre individu. Ceci soulève la question de ce qui est vraiment la récompense : le « match » ou parler avec la personne. Si la sensation d’un « match » réussi est aussi forte, est-ce que parler à l’individu va la devancer ? Si non, n’est-il pas plus amusant de continuer le processus du « swipe » plutôt que de parler ? L’objectif peut ainsi changer avec ce type de mécanisme ludique.

L’app devient plutôt un jeu mobile qu’un espace où rencontrer l’amour. Une publicité de l’app Hinge, compétitrice de Tinder, identifie ce problème du swipe. Ayant choisi de ne pas utiliser ce geste dans son utilisation, elle soulève une question importante à travers sa publicité : « The dating app designed to be deleted. ». Le swipe n’était-il pas un moyen pour garder l’utilisateur sur l’app ? Changeant de manière ludique et inconsciente sa trame narrative. Le swipe devient en tout cas un automatisme dans sa manipulation et permet de rendre chronophage le temps passé dessus.

En conclusion, les apps de rencontres, et surtout Tinder, répondent à des codes originaires du domaine du jeu : score, badges et avatar. Le point positif qu’il en ressort est une sous-division de l’objectif final, l’amour, une quête perçue souvent comme inatteignable par plusieurs. Pour les entreprises de ces apps de rencontre, la gamification de leur produit permet cependant une capitalisation via des mécanismes de compétitions[7]. Les abonnements premium payants deviennent intéressants grâce à leur offre d’exclusivité et d’accès à de spéciales manœuvres (swipes illimités ou super like). L’abonné a par exemple accès, chez Tinder, aux personnes qui l’ont validé sans même avoir besoin de faire un « match » au préalable. Comparable aux accessoires payants de jeux en ligne, l’utilisateur acquiert une armure plus développée pour l’aider dans sa quête.

Enfin, un dernier lien avec le monde du jeu peut être établi. Pour ce faire, il faut s’intéresser un moment au système de points caché de l’app Tinder. Appelé dans l’entreprise le « Elo Score », il fait référence à un terme utilisé aux échecs pour parler du niveau de compétences des joueurs. Le score ne s’attarde pas que sur l’attirance physique des individus, mais plus sur leur désirabilité. Chaque utilisateur vote de ce fait involontairement à chaque swipe. Ainsi, l’attrait du physique n’est pas le seul point influençant le score final, étant donné la différence de goût de chacun.

Qu’est-ce que ce score apporte toutefois ? L’un des vice-présidents de Tinder répond par une comparaison avec le jeu Warcraft : « J'ai joué il y a longtemps, et chaque fois que vous jouez contre quelqu'un qui a un score très élevé, vous gagnez plus de points que si vous jouez contre quelqu'un qui a un score plus bas [...] C'est une façon de faire correspondre les gens et de les classer plus rapidement et plus précisément en fonction de la personne à laquelle ils sont confrontés »[10]. Le score permet de ce fait de proposer un plus grand nombre des individus de même « niveau » dans la sélection. Toutefois, si un individu d'un score plus élevé vient à faire un swipe positif sur notre profil, il permet d'augmenter d'un plus grand nombre notre "Elo Score"[11]. Ce dernier vient clôturer les différents éléments similaires entre ces deux domaines qui semblaient pourtant au départ éloignés.

Notes et références modifier

  1. 1,0 1,1 et 1,2 Ellison, N. B., Heino, R., & Gibbs, J. L. (2006). Managing Impressions Online : Self-Presentation Processes in the Online Dating Environment. Journal Of Computer-mediated Communication, 11(2), 415‑441. https://doi.org/10.1111/j.1083-6101.2006.00020.x
  2. 2,0 2,1 et 2,2 Gray, J., Difronzo, T., Panek, C., & Bartel, T. (2018). Swiping Left or Right ? Effective and Ineffective Dating Profiles. Concordia Journal Of Communications Research, 5. https://doi.org/10.54416/zreg7403
  3. 3,0 et 3,1 Stoicescu, M. (2019). The globalized online dating culture : Reframing the dating process through online dating. ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/348663235_The_globalized_online_dating_culture_Reframing_the_dating_process_through_online_dating
  4. Asker, M. (2015). OLD AND NEW METHODS FOR ONLINE RESEARCH : THE CASE OF ONLINE DATING. Dans Online Courtship – Interpersonal Interactions Across Borders. Institute of Network Cultures. https://mediarep.org/server/api/core/bitstreams/7a35beff-acdc-43bb-8de3-42b07a396106/content
  5. Rosen L.D., Cheever N.A., Cummings C., & Felt J. (2008). The impact of emotionality and self-disclosure on online dating versus traditional dating. Computers in Human Behavior, 24(5), 2124-2157. doi: http://dx.doi.org/10.1016/j.chb.2007.10.003
  6. Texte original avant sa traduction par deepl.com version gratuite : any human communication that occurs through the use of two or more electronic devices
  7. 7,0 7,1 7,2 7,3 et 7,4 Dulaurans, M., & Marczak, R. (2019). Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie l’amour 2.0 ! Communication et Organisation, 56, 111‑122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.8466
  8. (en) « How to get Photo Verified », sur policies.tinder.com (consulté le 1er mai 2024)
  9. Texte original avant sa traduction par deepl.com version gratuite : That’s the whole swiping mechanism […] You swipe, you might get a match, you might not. And then you’re just like excited to play the game [...] Skinner essentially turned pigeons into gamblers.
  10. Texte original avant sa traduction par deepl.com version gratuite : I used to play a long time ago, and whenever you play somebody with a really high score, you end up gaining more points than if you played someone with a lower scor […] It’s a way of essentially matching people and ranking them more quickly and accurately based on who they are being matched up against.
  11. Carr, A. (2024). I Found Out My Secret Internal Tinder Rating And Now I Wish I Hadn’t. FastCompany. https://www.fastcompany.com/91029519/perelel-prenatal-vitamins-donation-10-million-healthcare-research-gap