Autrui/L'Intersubjectivité

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Au XXe siècle, le courant philosophique nommé phénoménologie va tenter de répondre au problème du solipsisme, en montrant l'erreur commise par Descartes.

L'Intersubjectivité
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Chapitre no 2
Leçon : Autrui
Chap. préc. :Le Solipsisme
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Autrui/L'Intersubjectivité
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L'existence d'autrui est aussi certaine que la mienne modifier

Contre le cogito cartésien, on peut soutenir que l'être humain n'est jamais isolé, qu’il est toujours avec les autres, en relation avec autrui, dès le début de son existence, au point qu’il est impossible de douter de la réalité d'autrui, parce qu'autrui fait partie de ce que nous sommes.

La thèse d'Husserl, fondateur de la phénoménologie, est ainsi qu’il existe « un sentiment originaire de coexistence »  qui fonde toute expérience possible, c'est-à-dire que le sujet n'apparaît pas tout seul et reconnaît toujours immédiatement l’existence d’autres consciences ; on parle alors de communication des consciences.

De manière plus générale, cette thèse d'Husserl est appelée intersubjectivité, ou, dans le vocabulaire d'Heidegger (voir texte), « être-au-monde-avec ».

Avec cette thèse, on peut dire :

a). Autrui est pour moi une certitude immédiate, préréflexive, c'est-à-dire qu'elle précède même la conscience que j’ai de moi-même (voir texte de Heidegger). Dans ce cas, ce que je sais d'autrui n’est pas le fruit d'un raisonnement, comme le jugement de Descartes sur les chapeaux et les manteaux ; je ne déduis pas qu'autrui a une conscience en faisant des analogies (en comparant par exemple les signes de son comportement avec mon intériorité, voir le texte de Malebranche, philosophe cartésien), car autrui est toujours déjà présent et compris par moi.
b). Mon existence, la manière dont je vis et me rapporte aux choses et à moi-même est médiatisé par autrui, c'est-à-dire qu'autrui se trouve dans mon rapport au monde et le constitue (voir texte d'Alain). Donc, je n'existe pas d’abord comme sujet : je dois obligatoirement passer par autrui pour apprendre tout ce qui fera de moi un sujet pensant (comme apprendre à parler).

En ignorant ces points, Descartes doit s'en remettre à Dieu pour savoir qu’il y a d'autres êtres humains conscients. Mais on peut dire en fait que l’existence d'autrui comme sujet pensant est plus certaine que la mienne : je peux penser autrui sans moi, mais je ne peux me penser sans autrui.

Autrui, condition de la connaissance de soi modifier

Je n'existerais pas comme sujet sans autrui, mais je ne me connaîtrais pas non plus sans lui.

Une analyse psychologique montre en effet le rôle du jugement et du regard d'autrui dans la construction de la personnalité et dans la conscience que l’on a de soi-même. Enfants, nous intériorisons par exemple les sentiments et les jugements de nos parents (voir texte d'Alain).

Sartre illustre ce point en prenant l'exemple de la honte : « la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un ». Le regard d’autrui fait de moi un objet (« m’objective »), mais ce regard me permet également de prendre de la distance par rapport à moi-même : je deviens capable de me voir comme une autre conscience peut me voir. De cette manière, je prends mieux conscience de moi-même et j'apprends à me connaître :

« Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». […] « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi-même ».

Récapitulation  modifier

  1. La conscience de soi et du monde n'existe pas dans la solitude d'un sujet qui doute de tout : autrui est toujours déjà présent à ma conscience.
  2. La subjectivité n'est  pas une donnée originaire : le sujet pensant n’est pas premier, c’est la relation à autrui qui le constitue.
  3. Se constituer et constituer son monde dans et par sa relation aux autres, c’est ce qui permet au sujet de se connaître.

Textes modifier

De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes, et que les pures intelligences ; et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes, ni par leurs idées, et comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent [...].

Je sais que deux et deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi. J’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes [..] ont ces inclinations [...]. Mais, lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur ; je vois une telle grandeur, une telle couleur, je goûte une telle saveur à l'approche de certains corps : je me trompe si je juge des autres par moi-même. Je suis sujet à certaines passion, j’ai de l'amitié ou de l'aversion pour telles ou telles choses ; et je juge que les autres me ressemblent : ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est sujette à l'erreur si nous n'en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes.

Malebranche, De la recherche de la vérité

Il est bon de redire que l'homme ne se forme jamais par l'expérience solitaire. Quand par métier il serait presque toujours seul et aux prises avec la nature inhumaine, toujours est-il qu’il n'a pu grandir seul et que ses premières expériences sont de l'homme et de l’ordre humain, dont il dépend d’abord directement ; l'enfant vit de ce qu'on lui donne, et son travail c’est d'obtenir, non de produire. Nous passons tous par cette expérience décisive, qui nous apprend en même temps la parole et la pensée. Nos premières idées sont des mots compris et répétés. L'enfant est comme séparé du spectacle de la nature, et ne commence jamais par s'en approcher tout seul ; on le lui montre et on le lui nomme. C'est donc à travers l’ordre humain qu’il connaît toute chose ; et c’est certainement de l’ordre humain qu’il prend l’idée de lui-même, car on le nomme, et on le désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres.

Alain, Éléments de philosophie

« Les autres » ne désignent pas la totalité de ce que je ne suis pas, de ce dont je me distingue ; au contraire, les autres sont plutôt ceux dont le plus souvent on ne se distingue pas soi-même et parmi lesquels on se trouve aussi. Le monde auquel je suis est toujours un monde que je partage avec d'autres, parce que l'être-au-monde est un être-au-monde-avec […]. Le monde de l'être-là est un monde commun. L'être-là [...] est un être-avec-autrui. L'Être en soi intramondain d'autrui est coexistence.

Heidegger, L'Être et le Temps

Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi, découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivité et c’est dans ce monde que l'homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres.

Sartre, L'Existentialisme est un humanisme