La pauvre Lise resta vingt-quatre heures dans le sombre grenier sans autre nourriture que du pain et de l'eau. La pièce ne renfermait qu'une paillasse apportée par une des servantes. Étendue sur cette paillasse, Lise sanglotait, la tête entre ses mains, comme si son cœur allait se briser. Ce qui lui faisait le plus de peine, c'est que son père n'essayait pas de la protéger contre les mauvais traitements de sa belle-mère. Elle avait songé à s'enfuir et à aller se placer comme servante dans une auberge, mais la lucarne du grenier était garnie de barreaux de fer. Elle dut renoncer à son projet et attendre que l'on vînt la délivrer.
Autour d'elle, l'obscurité était complète. Elle fermait les yeux et s'efforçait de se consoler en pensant aux jours heureux d'autrefois lorsque sa mère vivait. Puis elle s'endormit et, dans un rêve, elle vit sa mère qui se tenait près de son lit et qui la regardait avec des yeux pleins de pitié et d'amour.
Ce fut Euphrasie qui, le lendemain, vint chercher Lise. Elle ouvrit la porte et se tint un instant sur le seuil, en souriant d'un air narquois.
« Eh bien, mademoiselle, comment trouvez-vous votre lit ? Cette chambre n'est-elle pas charmante et confortable ?
– Pourquoi êtes-vous si méchante avec moi ? demanda Lise. Je suis sûre de n'avoir rien fait de mal. Si vous ne m'aimez pas, je m'en irai et je ne vous gênerai plus. Laissez-moi retourner à la pension ! J'y passerai mes vacances comme je le faisais autrefois.
– Oh ! La belle idée ! s'écria ironiquement Euphrasie. Je comprends que ce soit là votre désir, mais vous ne retournerez plus en pension, mademoiselle. On a dépensé assez d'argent pour vous ; en voilà assez. Est-ce qu'un rogaton comme vous a besoin d'appendre les langues, l'histoire et la danse ! Vous allez maintenant servir à quelque chose. »
Était-il possible qu'un jour, Lise pût regretter la pension ? Les paroles aigres d'Euphrasie lui déchiraient le cœur. Quelle humiliation lui préparait encore la destinée !
Elle l'apprit bientôt, car Euphrasie, en la bousculant, la conduisit à la cuisine et la fit asseoir à la même table que les domestiques. Elle lui donna un misérable morceau de pain et une tasse de lait. Elle devait, lui dit-elle, manger de bon cœur, car rien d'autre ne devait lui être donné jusqu'au lendemain matin. Elle apprit aussi qu'elle ne coucherait plus dans la mansarde où elle avait déposé ses paquets, mais qu'elle dormirait désormais dans le grenier où elle avait été emprisonnée, sur la méchante paillasse qui n'aurait pas été assez bonne pour un marmiton.
« Oh ! Belinda, sanglotait Lise quand Euphrasie se fut éloignée. Je suis la petite fille la plus malheureuse du monde. Qu'ai-je donc fait ?
– Reprenez courage, petite, dit Belinda. Peut-être n'oseront-elles pas faire tout ce dont elles vous menacent, et peut-être, si vous êtes gentille, les adoucirez-vous. En tout cas ce n'est pas bon de pleurer pour vos jolis yeux.
– Soyez bonne pour moi, Belinda, et laissez-moi rester ici. Je ne monterai jamais là-haut lorsque ma belle-mère ou mes belles-sœurs seront dans la maison. Nous nous entendrons bien, je vous aiderai de toutes mes forces et je vous apprendrai tout ce que j'ai moi-même appris à la pension.
– C'est très gentil, petite, répondit Belinda, et vous pouvez rester ici en paix. Mais je suis effrayée à la pensée de vous laisser seule dans cette maison car je pars à la fin de la semaine. Toutes les servantes sont congédiées. La maîtresse a dit qu'elle voulait faire des économies. Je pense qu'elle veut garder son argent afin d’acheter des bijoux pour elle et ses laiderons. Oh ! Les vilaines créatures. »
Ce disant, Belinda secoua la tête et s'en alla en grommelant.
Lise fut désespérée à l'idée de perdre celle qu'elle considérait comme la seule amie qu'elle eût au monde ; avant la fin de la semaine, elle constata que les prédictions de Belinda se réalisaient. Une à une, toutes les domestiques partirent et il n'y eut plus à la cuisine que Lise et une petite servante qui reniflait tout le long de la journée et était chaussée de savates sans talons.
Lise comprit aussitôt ce que sa belle-mère voulait exiger d'elle. Pendant un jour ou deux, on parut la laisser tranquille ; mais, un matin Euphrasie vint dans la cuisine et trouva Lise près de la fenêtre, lisant un livre.
« Bonté divine ! s'écria Euphrasie. C'est ainsi que vous passez votre temps ! Venez ici, entourez-vous la taille de ce tablier bleu, mettez-vous à genoux et frottez le plancher.
– Je ne fais pas de mal, répondit Lise avec douceur. Maman m'a toujours permis de lire après que mes devoirs étaient terminés. Quant au plancher, il est tout à fait propre, la laveuse vient de terminer à l'instant de le frotter. Je vous en prie, Euphrasie, laissez-moi diriger mon travail.
– Comment, comment ! cria Euphrasie en se mettant en fureur. Des airs, des grâces ! Prenez cela ! Misérable bambine, et aussi cela ! Pour vous apprendre à être insolente avec vos ainées. » Et de sa grosse main, elle souffleta Lise à plusieurs reprises.
La pauvre enfant fut à nouveau enfermée dans son grenier et mise au régime du pain et de l'eau jusqu'à ce que sa fierté fût brisée.
Cela dura plus d'un mois. Lise ne voyait jamais son père, ni sa belle-mère ; Euphrasie la menait à sa guise et semblait prendre un malin plaisir à accabler la pauvre enfant d'injures et de coups. De temps en temps, Charlotte descendait à la cuisine et regardait Lise nettoyer l'argenterie ou se livrer à d'autres travaux serviles, mais elle ne disait rien. Elle n'ouvrait la bouche que pour se quereller avec sa sœur ainée ; ces disputes semblaient être la principale occupation de ces deux aimables personnes.
Petit à petit, Lise s'accoutuma à sa nouvelle situation et s'occupa de plus en plus à des travaux d'une fille de cuisine. Elle descendait de très bonne heure le matin, grattait les cendres et allumait les feux. Puis elle lavait la vaisselle, balayait la cuisine, préparait le petit-déjeuner de ses belles-sœurs qui ne sortaient de leur lit que vers dix ou onze heures. Euphrasie, dans ses faux cheveux, était tellement ridicule que Lise avait toujours envie de rire en la voyant, mais elle n'osait pas de peur d'être battue. Les deux sœurs étaient si paresseuses qu'une fois levées, elles se promenaient dans la maison en négligé avec les sandales aux pieds. Lise avait en horreur le son de leurs sandales sur les parquets polis : clic, clac, clic, clac.
Aussitôt que le déjeuner était préparé, Lise commençait à vaquer à ses autres besognes. Tantôt c'était les escaliers qu'elle devait balayer, tantôt les lits à faire ou les salles à nettoyer. Toutes les chambres avaient des planchers cirés. Lise agenouillée les polissait jusqu'à ce qu'elle pût s'y mirer comme dans un miroir. Ce travail était si dur, que ses mains délicates, naguère si douces et si blanches, devinrent dures et rugueuses.
Depuis le matin jusqu'au soir, elle était si occupée qu'elle ne se reposait que pour prendre ses repas. Après le diner, elle avait une heure ou deux à elle ; alors, elle allait s'asseoir sous la grande cheminée, sur un tabouret bas, tout près de la chaude cendre répandue dans l'âtre, la tête appuyée sur ses mains, réfléchissant sur sa vie de misère et songeant aux jours heureux qui ne reviendraient plus.
Pendant les six premiers mois de cette cruelle existence, Lise n'eut pour toute compagne que la petite servante de cuisine qui semblait toujours enrhumée et qui n'était pas une société bien agréable pour elle. Lorsque cette fille quitta à son tour la maison, Lise eut la permission d'aller dans le salon pour y faire la lecture à ses sœurs ou y broder.
« Vous devez être bien heureuse, petite, dit un soir Euphrasie, de pouvoir ainsi vous récréer par la lecture en écoutant de la bonne musique (par bonne musique, elle entendait les chants de Charlotte qu'elle accompagnait de sa harpe, ce qui produisait un ensemble absolument discordant). Mais je suis convaincue que vous êtes plus heureuse à la cuisine avec vos casseroles et vos marmites, ou assise dans les cendres. Avouez-le, n'êtes-vous pas plus heureuse à la cuisine ?
– Oui ! » répondit vivement Lise.
Cette réponse sembla mettre Euphrasie en colère, et, le lendemain soir, lorsque Lise vint au salon, elle dit avec un sourire qu'elle voulait rendre spirituel :
« Je vous ai trouvé un nouveau nom. À l'avenir je vous appellerai... Cucendron, à cause de votre vilaine habitude de vous asseoir dans les cendres. Venez Cucendron, et tenez mon écheveau de laine. »
Lise, en entendant ces mots, devint toute rouge. Elle allait répondre avec vivacité quand Charlotte, qui n'était pas aussi méchante que sa sœur, s'écria :
« Non, non, ma sœur, appelons-la Cendrillon ; c'est beaucoup mieux. »
Et, de ce jour, Lise ne fut plus appelée que Cendrillon.