L'écoumène numérique/Le mouvement du logiciel libre
Le développement de l'écoumène numérique peut apparaitre comme une histoire passionnante. L'un des premiers épisodes remarquables de ce récit se déroula en septembre 1983, lorsqu'un programmeur du Massachsetts Institute of Technology (MIT) appelé Richard Stallman, déposa un message original dans la newsletter net.unix-wizards destinée aux utilisateurs du système d'exploitation Unix. C'était un appel à soutien pour la création d'un nouveau système d'exploitation intitulé GNU qui consistait à produire une suite de programmes que tout utilisateur pourrait installer librement et gratuitement sur un ordinateur[1]. Dans son message transmis via ARPANET, le premier réseau informatique de longue distance qui précéda Internet, Stallman fait référence à la règle d'or pour décrire sa motivation[2]. Il s'exprime en ces termes :
Je considère comme une règle d'or que si j'apprécie un programme je dois le partager avec d'autres personnes qui l'apprécient. Je ne peux pas en bonne conscience signer un accord de non-divulgation ni un accord de licence de logiciel. Afin de pouvoir continuer à utiliser les ordinateurs sans violer mes principes, j'ai décidé de rassembler une quantité suffisante de logiciels libres, de manière à pouvoir m'en tirer sans aucun logiciel qui ne soit pas libre.
Le projet de Stallman, qui reçut rapidement le soutien nécessaire à son accomplissement, était en fait une réaction à l'arrivée des logiciels propriétaires qui, selon le projet GNU[3], ne respectaient pas les quatre libertés fondamentales de leurs utilisateurs. Quatre libertés qui à elles seules définissent avec précision ce qu'est un logiciel libre :
La liberté d'exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0).
La liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de l'adapter à vos besoins (liberté 1). Pour ceci, l'accès au code source est une condition requise.
La liberté de redistribuer des copies, donc d'aider votre voisin (liberté 2).
La liberté d'améliorer le programme, et de publier vos améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3). Pour ceci, l'accès au code source est une condition requise.
Il faut en effet savoir qu'à cette époque, le marché de l'informatique était en pleine mutation, et que le partage habituel des programmes et codes informatiques entre les rares étudiants ou chercheurs qui bénéficiaient d'un accès à un ordinateur était en train de disparaitre. Cette disparition était liée à la commercialisation croissante des logiciels informatiques couplée à l'apparition de nouveaux brevets, copyright et autres moyens techniques et juridiques destinés à privatiser leurs codes sources. Les clauses de non-divulgation firent alors leurs apparitions dans les contrats des employés des firmes commerciales et eurent pour effet de remplacer le climat de solidarité et d'entraide, qui existait précédemment dans le monde de la recherche en informatique, par une nouvelle ambiance basée sur la concurrence et de compétitivité.
Cette mutation était sans aucun doute liée à l'émergence d'un nouveau marché, suscité par l'arrivée des premiers ordinateurs domestiques. La production d'ordinateurs de tailles réduites répondait en effet au besoin d'embarquer du matériel informatique à l'intérieur des engins de l'industrie aérospatiale. Or, la mise au point de ces ordinateurs transportables ne fut possible qu'après l'arrivée des premiers circuits intégrés financièrement inaccessibles pour un usage privé. Sauf que tout au long des années 1970, leurs coûts ne cessèrent de diminuer jusqu'à finalement permettre, en début des années 80, la fabrication d'ordinateurs domestiques à des prix abordables.
En 1982, le commodore 64 entrait ainsi dans livre Guiness des records, et resta jusqu'à ce jour l'ordinateur le plus vendu au monde avec plus de 17 millions d'exemplaires.[4]. Juste avant cela, en 1981, l'IBM Personal computer avait déjà fait son apparition et offrait une architecture ouverte qui servit par la suite de modèle pour toute cette gamme d'ordinateurs que l'on nomme encore de nos jours « PC ». Et il se fait que ces ordinateurs furent équipés d'un système d'exploitation livré par une société répondant au nom de Microsoft et qui avait été créée en 1975 dans une logique commerciale diamétralement opposée à celle du projet GNU et des logiciels libres. De ce simple contrat commercial, tout à fait anodin à l'époque, entre une firme productrice de matériel informatique et une autre productrice de logiciels, allait naitre le monopole de Microsoft dans la vente de programmes informatiques qualifié de « hold-up planétaire » dans un ouvrage produit par un maître de conférences en informatique et une journaliste.
Au moment de la rédaction de ce livre, en 1998, Roberto Di Cosmo explique à Dominique Nora que « 41 % des bénéfices des dix premiers mondiaux du logiciel » étaient réalisés par Microsoft et que les systèmes d'exploitation produits par cette société équipaient « plus de 85 % des micro-ordinateurs de la planète »[5]. Ceci alors que plus de 20 ans plus tard, en octobre 2022 et selon des analyses de la fréquentation du Web, cette situation de quasi-monopole reste toujours d'actualité avec plus de 70 % des ordinateurs de bureau fonctionnant sur Windows[6]. Ceci alors qu'en octobre de l'année précédente, 73.8 % des ordinateurs fonctionnaient avec un système d'exploitation fourni par Microsoft en 2021[7].
Ce monopole fut ainsi rendu possible par la signature d'un contrat entre IBM et Microsoft pour fournir le système d'exploitation nécessaire au fonctionnement des premiers PC. Ce programme en question provenait du Q-DOS, un acronyme humoristique de « Quick and Dirty Operating System »[8] préalablement fourni à Microsoft par la PME Seattle Computer Products, pour la somme de 50 000 dollars. Cette incroyable opération commerciale fit cependant l'objet d'un litige basé sur le fait que Microsoft avait intentionnellement oublié d'informer la PME que la commande était destinée à servir la société IBM. Sauf que celui-ci fut rapidement enteriné suite au versement d'un million de dollars supplémentaire. Comme l'explique Di Cosmo, tout en gardant les droits de propriété et de vente, le système d'exploitation produit par la PME fut ainsi rebaptisé MS-DOS par Microsoft afin d'honorer le contrat avec IBM qui allait rapidement regretter de n'avoir pas produit elle même son propre système :
IBM n'a jamais pris cette affaire de PC au sérieux : le mammouth n'a pas pris la peine d'acheter MS-DOS, ni même de s'en assurer l'exclusivité. Résultat : Microsoft a ensuite pu vendre MS-DOS – puis son successeur Windows – à tous les concurrents de « Big Blue », comme on surnommait alors IBM. À l'époque, les constructeurs de machines dominaient l'industrie. Personne ne se doutait qu'avec la standardisation autour des produits Intel et Microsoft et l'apparition des cloneurs asiatiques, tous les profits – et le pouvoir – de la micro-informatique se concentreraient dans les puces et les systèmes d'exploitation.
En parlant de puces, Di Cosmo fait ici allusion à un autre monopole beaucoup moins connu qui apparut sur le marché des circuits intégrés. Il s'agit de celui de la société Intel Corporation, le premier fabricant mondial de semi-conducteurs destinés à la production de matériel informatique (microprocesseurs, mémoires flash, etc.). À titre indicatif, cette entreprise a atteint, en 2015, un record de 96.6 % sur le marché des serveurs informatiques[9]. Tout comme celui de Microsoft, ce monopole fera l'objet de plusieurs contentieux portant sur des pratiques anticoncurrentielles. Une situation face à laquelle Intel n'hésitera pas, en 2009, à verser 1.25 milliard de dollars à la société Advenced Micro Devices (AMD) pour qu'elle abandonne ses poursuites[10].
Mais, pendant que Microsoft et Intel développaient leurs monopoles économiques, un nouvel évènement majeur allait marquer l'histoire du logiciel libre. Son déclenchement fut à nouveau un appel à contribution, qui fut posté cette fois le 25 août 1991 par Linus Torvalds, un jeune étudiant en informatique de 21 ans. Le message fut envoyé par le système de messagerie Usenet et via la liste de diffusion du système d'exploitation MInix, une sorte de UNIX qui fut simplifiée par Andrew Tanenbaum dans un but didactique. Loin d'imaginer que cela ferait de lui une nouvelle célébrité dans le monde du Libre[11], Torvalds avait posté un modeste message qui commençait par le paragraphe suivant[12] :
Je fais un système d'exploitation (gratuit) (juste un hobby, ne sera pas grand et professionnel comme gnu) pour les clones 386(486) AT. Ce projet est en cours depuis avril et commence à se préparer. J'aimerais avoir un retour sur ce que les gens aiment ou n'aiment pas dans minix, car mon système d'exploitation lui ressemble un peu (même disposition physique du système de fichiers (pour des raisons pratiques) entre autres choses)[13].
Bien qu'il fut présenté comme un passe-temps, le projet qui répondait au nom de « Linux », fut rapidement soutenu par des milliers de programmeurs de par le monde, pour devenir bientôt la pièce manquante du projet GNU. Car le système d'exploitation développé par Richard Stallman n'avait effectivement pas encore terminé la mise au point de Hurd, son noyau de système d'exploitation, bien que cette partie du code informatique soit responsable de la communication entre les logiciels et le matériel informatique. La fusion des codes produits par du projet GNU et Linux permit donc de mettre au point un système d'exploitation complet, stable et entièrement libre intitulé GNU/Linux.
À partir de cette union, la communauté des développeurs aura ensuite vite fait de personnaliser les choses en créant de nombreuses variantes au système d'exploitation original qui sont appelées communément distributions. L'une de toutes celle-ci, intitulée Debian, est remarquable par le fait qu'elle est la seule qui soit à la fois gratuite et non produite par une entité commerciale[14]. Sans aucun doute, la raison pour laquelle elle est utilisée sur les serveurs de nombreuses organisations à but non lucratif, dont ceux de la fondation Wikimédia chargée de l'hébergement de tous les projets Wikimédia[15]. Ceci tout en sachant que la distribution Debian sert aussi de base à plus de 150 distributions dérivées, dont Ubuntu, l'une des plus connues du grand public (figure 2.6 ci-dessous).
À ce premier aspect révolutionnaire que l'on peut retrouver dans l'histoire du logiciel libre s'en ajoute ensuite une innovation méthodologique dans la production du logiciel informatique, que l'on découvre en lisant un article intitulé « La Cathédrale et le bazar »[16]. Dans cet écrit, Éric S. Raymond parle de « cathédrale » en référence à ce qui se passe au niveau des logiciels propriétaire et utilise le mot « bazar » pour qualifier le fonctionnement du logiciel libre. D'un côté, il décrit une organisation pyramidale, rigide et statutairement hiérarchisée, comme on la voit souvent apparaître dans les entreprises. Alors que de l'autre, il parle d'une organisation horizontale, flexible et peu hiérarchisée statutairement, que Raymond avait lui-même expérimentée dans le développement d'un logiciel libre. Une expérience durant laquelle il prétendit s'être rallié au « style de développement de Linus Torvalds – distribuez vite et souvent, déléguez tout ce que vous pouvez déléguer, soyez ouvert jusqu'à la promiscuité »[17].
Mots clefs : Stallman - GNU - Logiciel libre et quatre libertés - commercialisation microinformatique - IBM et Microsoft - Linux - Debian - Ubuntu.
Notes et références
modifier- ↑ Richard M Stallman et Sam Williams, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée, Eyrolles, 2013 (OCLC 708380925) [lire en ligne]
- ↑ Richard Stallman, « Système d'exploitation GNU – Annonce initiale », sur GNU,
- ↑ Karl Pradène, « Qu'est-ce que le logiciel libre ? », sur GNU,
- ↑ Brandon Griggs, « The Commodore 64, that '80 s computer icon, lives again », sur CNN,
- ↑ Roberto Di Cosmo et Dominique Nora, Le hold-up planétaire : la face cachée de Microsoft, France Loisirs, 1998 (ISBN 9782744121760) [lire en ligne], p. 15 & 27 (par ordre de citation)
- ↑ W3schools, « OS Statistics »
- ↑ Tristan Gaudiaut, « Les systèmes d'exploitation les plus utilisés sur PC », sur Statista,
- ↑ Un système d'opération sale et vite fait
- ↑ Ridha Loukil, « Les géants d'internet déterminés à briser le monopole d'Intel dans les serveurs », sur Usine Digitale,
- ↑ Agence Reuters, « Intel verse 1,25 milliard de dollar à AMD contre l'abandon des poursuites », sur Le Monde,
- ↑ Linus Torvalds, David Diamond et Olivier Engler, Il était une fois Linux, Osman Eyrolles Multimédia, 2001 (ISBN 978-2-7464-0321-5) (OCLC 48059105)
- ↑ Linus Torvalds et David Diamond, Just for fun : the story of an accidental revolutionary, HarperBusiness, 2002 (ISBN 978-0-06-662073-2) (OCLC 1049937833)
- ↑ I'm doing a (free) operating system (just a hobby, won't be big and professional like gnu) for 386(486) AT clones. This has been brewing since april, and is starting to get ready. I'd like any feedback on things people like/dislike in minix, as my OS resembles it somewhat (same physical layout of the file-system (due to practical reasons)among other things).
- ↑ Christophe Lazaro, La liberte logicielle, Academia Bruylant, coll. « Anthropologie Prospective », 2012, 56 p. (ISBN 978-2-87209-861-3) (OCLC 1104281978)
- ↑ Meta-Wiki, « Wikimedia servers »
- ↑ Eric Steven Raymond, Cathedral and the bazaar, SnowBall Publishing, 2010 (ISBN 978-1-60796-228-1) (OCLC 833142152)
- ↑ Eric S. Raymond (trad. Sébastien Blondeel), « La cathédrale et le bazar », sur Linux France,