L'art/Le génie
Caractéristiques du génie
modifierL'artiste est celui qui réussit, volontairement ou non, le tour de force d'exprimer la beauté. Comment parvient-il à animer la matière ?
D'une manière générale, lorsqu'une personne cherche à produire un objet quelconque comme dans l'exemple du lit, il agence différents moyens en vue d'atteindre une fin. Il se réfère donc à ce que Platon nommait une idée, un modèle, un schéma. Il déduit grâce à son entendement les moyens nécessaires. Or, ce principe général servant à produire des objets est appliqué partout, sauf dans l'art, car l'entendement n’est pas utilisé afin de déduire les moyens d'atteindre la beauté. De plus, la beauté comme résultat n’est pas donnée par avance. Une fois l'œuvre accomplie, la pensée que l'artiste a ordonné des moyens en vue d'atteindre une fin vient à l'esprit (comme dans la lettre de Van Gogh), mais au moment de l'accomplir, le résultat n'était pas prédéfini dans l'esprit de l'artiste. Enfin, l'artiste, quand il crée, n'imite par définition aucun modèle préexistant.
Alors comment l'artiste procède-t-il ? Pour tenter de l'appréhender, revenons à Kant. Il constate que l'artiste est un génie, et que lui seul peut être qualifié de la sorte. Qu'est-ce donc que le génie ? S'explique-t-il par la possession de facultés hors du commun ? Et si c’est le cas, quelles facultés sont concernées ? Pour répondre à ces questions, la comparaison avec d'autres êtres exceptionnels, à savoir le héros et le grand savant, sera utile.
Pourquoi ne dit-on pas que le héros est un grand génie ? Finalement, il fait des choses qui sont hors de portée du commun des mortels, des choses extraordinaires, il réalise une sorte de prouesse exceptionnelle de la volonté qui peut surmonter l'instinct de vie. Mais il n’est pas besoin de parler de génie dans l'action héroïque, il n'y a pas de mystère. C'est rare, extraordinaire, mais il "suffit" de le vouloir. Même si peu sont capables d’agir comme des héros, tout le monde ou presque sait ce qu’il faut faire pour accomplir la même action.
Le grand savant se rapproche plus du génie que du héros, car sa performance se situe au niveau de l'entendement, de l'intelligence. Mais c’est grâce à une incroyable capacité de synthèse. Il va élaborer des théories toujours en suivant des règles, et même si elles sont complexes, elles vont être comprises par d'autres humains. Dans la théorie, il n'y a aucun mystère, on comprend comment elle a été élaborée, comment le savant a procédé.
Le héros et le savant accomplissent des performances, l'artiste quant à lui dispose d'un don, d'une sensibilité qui n'existe pas chez les autres. Il possède une disposition qui l'indispose : il est mal adapté à une société humaine à cause de son don. Mais surtout, l'artiste ne suit aucune règle, aucune méthode, ne s'inspire d'aucun modèle, n'imite rien. L'artiste de génie ne veut rien, ne décide rien, ne raisonne rien. Il sent juste qu’il faut faire. Il invente des règles, des procédés, en même temps qu’il produit son œuvre.
Originalité exemplaire de l'œuvre du génie
modifierL'artiste, même s'il ne suit aucune règle, ne produit évidemment pas quelque chose d'absurde. Au contraire, il fait apparaître un nouveau modèle à travers une œuvre. En étant absolument originale, la création du génie devient universelle, un modèle qui peut inspirer d'autres artistes. En observant la vie elle-même, apparaît qu'elle n’est pas une simple reproduction mécanique des espèces, elle est souvent création de formes, de modèles à partir desquels il y aura évolution, adaptation, en somme, une facette artistique de la vie.
Si dans la nature, les formes nouvelles semblent surgir au hasard, il n'en est pas de même pour les œuvres de génie, où c’est plutôt la sensibilité et l'imagination qui permettent leur apparition. L'artiste sait ce qu’il faut faire dans l'instant, c’est la spontanéité, et pour Aristote la spontanéité est la marque de tout mouvement naturel. "Une disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l'art" (Critique de la faculté de juger). Il est compréhensible que l'artiste lui-même ne comprenne pas vraiment comment il produit ses œuvres, il ne l'a jamais appris des autres et ne peut pas l'expliquer à d'autres; il ne connaît pas l'origine de ce talent en lui et n'en dispose pas à volonté : la nature, la vie, créatrice de forme, va donner au beaux-arts ses règles par l'intermédiaire d'artistes de génie. L'œuvre de génie servira de modèle pour les autres humains : l'œuvre de génie fait école.
Rôle de l'imagination dans la création artistique
modifierKant remarque que la véritable œuvre artistique est celle qui possède une âme ("au sens esthétique, l'âme désigne le principe qui insuffle sa vie à l'esprit") et pour lui, ce n’est pas la matière qui est animée, c’est l'esprit : une production artistique de génie peut provoquer une représentation qui anime l'esprit, mettant en mouvement certaines facultés de connaissance. Mais en quoi consiste cette animation ?
L'âme semble n'être rien d’autre que la capacité de présenter des idées esthétiques, une représentation de l'imagination donnant beaucoup à penser. Mais il faut remarquer que toutes les pensées qu'elle procure restent indéfinissables, échappent à nos concepts, sont inexprimables. Le poète fait percevoir des réalités, des sentiments, qui échappent à la raison. Il existe un rapport inverse : les idées esthétiques sont des représentations pour lesquelles il n'existe aucun concept adéquat, les idées de la raison sont des concepts pour lesquels il n'existe aucune représentation de l'imagination adéquate. Toutes les représentations du cheval ne peuvent épuiser le concept de cheval. Par exemple, lorsque Turner peint les forces déchainées de la nature, il éveille des sentiments, des pensées impossible à formuler à cause de leur profondeur, de leur caractère transcendant.
Le génie de l'artiste consiste à donner corps à ses idées esthétiques; en utilisant des matériaux fournis par la nature, l'artiste parvient à faire quelque chose qui va au-delà de la matière, au-delà du sensible (amour, mort, création...). L'art place aux portes de la métaphysique; il fait penser sans faire connaître.