Méthodologie de la fiche d'arrêt/Arrêt Poussin I, C. Cass, 1978
La reconnaissance de l’erreur sur sa propre prestation en présence d’une réalité douteuse est un enjeu juridique et économique majeur puisqu’il implique de trouver un équilibre subtil entre sécurité juridique et protection des volontés individuelles, entre sécurité des transactions et loyauté des échanges commerciaux.
C’est ce qu’envisage la première chambre civile de la Cour de cassation par un arrêt du 22 février 1978 dit le premier arrêt Poussin.
En l’espèce, des vendeurs d’un tableau étaient persuadés que ce dernier était une œuvre originale de Nicolas Poussin. À l’occasion de sa mise en vente par un commissaire-priseur, un expert a été mandaté et a révélé aux vendeurs que leur tableau n’était qu’une œuvre de l’école des Carraches. Convaincus que leur œuvre n’était donc pas une œuvre de Poussin, ils acceptèrent de vendre la toile qui sera préemptée par la Réunion des musées nationaux. Celle-ci présenta par la suite ce tableau comme étant une œuvre originale de Poussin.
Par suite, les vendeurs ont demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue.
Un jugement a été rendu puis un appel a été interjeté par les vendeurs.
Un arrêt a été rendu par la cour d’appel de Paris le 2 février 1976 déboutant les vendeurs au motif qu’il n’était pas prouvé que « le tableau litigieux fut une œuvre authentique » de Poussin et que donc « l’erreur alléguée n’était pas établie ».
Un pourvoi a été formé par les vendeurs.
Un vendeur peut-il obtenir la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue lorsque son erreur résulte d’une différence entre sa conviction et une réalité douteuse ?
Par un arrêt du 22 février 1978, la première chambre civile de la Cour de cassation répond par la positive au visa de l’article 1110 ancien du Code civil au motif qu’il est nécessaire de recherche « si au moment de la vente, le consentement » du vendeur n’est pas vicié par sa conviction erronée que ce qu’il vend ne possède pas une qualité substantielle particulière. En l’espèce, il était nécessaire de vérifier si le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que leur tableau n’était pas un Poussin.
Cet arrêt vient consacrer l’erreur subjective sur la substance (I) ce qui apporte au régime de l’erreur une protection bienvenue (II).
La consécration de l’erreur subjective sur la substance
modifierLes juges du Quai de l’horloge retiennent l’erreur subjective sur la substance en réunissant d’abord des conditions nécessaires à la qualification de l’erreur (A) puis en reconnaissant de façon prétorienne l’erreur sur la réalité douteuse (B).
La réunion de conditions nécessaires à la qualification de l’erreur
modifierL’arrêt retient que le consentement des vendeurs a été vicié par leurs « convictions erronées ». Cette admission de l’erreur s’explique par le fait que, en l’espèce, plusieurs conditions nécessaires à la qualification de l’erreur étaient réunies.
L’erreur doit être déterminante, excusable et portée sur la substance de la chose vendue.
Il est possible de définir une erreur comme « une représentation inexacte de la réalité »[1]. Pour qu’elle soit retenue, elle doit être déterminante, c’est-à-dire qu’elle a « véritablement déterminé le consentement »1 de celui qui l’a commise. L’erreur doit être également excusable, c’est-à-dire dire « commise par un contractant qui n’avait pas les moyens de la dissiper » 1. Enfin, dans sa rédaction antérieure à la réforme du droit des obligations de 2016, l’erreur doit porter sur la substance de la chose vendue. La substance être appréciée dans un sens subjectif et non objectif : il ne s’agit pas de la matière de la chose, mais de « la qualité de chose qui a déterminé le consentement d’une des parties »[2]. Sans elle, l’une des parties ne se serait pas engagé si elle avait connu la vérité[3]. En matière d’art, c’est en principe l’authenticité qui constitue la substance de la chose. L’erreur sur la substance peut être retenue même si l’œuvre est anonyme : l’authenticité est alors appréciée au regard de son appartenance à une période historique[4]. Cette qualité pour constituer une erreur doit « entrée dans le champ contractuel »[5].
En l’espèce, il y avait bien erreur, puisque les vendeurs pensaient vendre un tableau qui n’était pas Poussin et qu’en réalité il est possible que ce soit un Poussin. Cette erreur est bien déterminante, étant donné que s’ils avaient su que c’était peut-être un Poussin, il n’aurait jamais donné leurs consentements à la vente. C’est également une erreur excusable puisque les vendeurs ont pris la peine de faire expertiser leur tableau et de le mettre en vente près commissaire-priseur. Enfin, elle porte bien sur la substance puisque l’authenticité d’une toile est bien une caractéristique du tableau qui contribue à la formation de sa substance. Le fait que le tableau ne soit pas une œuvre originale de Poussin ou, par la suite, plus subtilement, qu’elle soit potentiellement une œuvre originale de Poussin est bien une question d’authenticité de la chose vendue. Enfin, l’authenticité qui est l’objet de l’erreur rentre bien dans le champ contractuel de la vente puisque le tableau était vendu comme une œuvre originale de l’école de Carrache.
Tous les éléments semblent donc réunis pour retenir l’erreur et faire droit à la demande de nullité des requérants. La cour d’appel pourtant ne la retient pas au motif qu’il n’était pas prouvé que le tableau litigieux fut une œuvre authentique de Poussin. Elle considère donc que l’erreur sur la substance doit être objective et ainsi « objectivement reconnue »[6]. Si l’origine du tableau a un caractère aléatoire, le contrat a ce même caractère aléatoire, donc la nullité est exclue. Ce principe appliqué par la cour d’appel a notamment comme source jurisprudentielle l’arrêt du 16 décembre 1964 de la première chambre civile de la Cour de cassation. L’arrêt Poussin est ainsi l’occasion pour les Hauts magistrats de la même chambre d’effectuer une précision[7].
La reconnaissance prétorienne de l’erreur sur la réalité douteuse
modifierLa solution de la première chambre civile de la Cour de cassation retient que le consentement des vendeurs a été vicié par « leurs convictions erronées que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Poussin ». Pour mieux comprendre cette solution, il est nécessaire de rappeler une des exceptions à la nullité entrainée par l’erreur sur la substance de la chose vendue : l’acceptation, au moment de la vente, d’un aléa sur une qualité de la substance de la chose vendue. Un tel aléa relève donc de la conviction du vendeur et non de l’aléa de la réalité, c’est-à-dire de la réalité douteuse. En l’espèce, le vendeur n’a pas accepté un aléa sur la substance du bien vendu : il pensait avec certitude vendre une toile qui n’était pas un Poussin. Or la réalité douteuse, dont les vendeurs n’avaient pas connaissance, est qu’il est possible que la peinture qu’ils ont vendue soit un Poussin. C’est là que se trouve la représentation inexacte de la réalité chez le vendeur constitutif de l’erreur et entrainant la nullité de la vente. Autrement dit, afin d’apprécier l’existence d’une erreur, il n’est pas nécessaire d’avoir une certitude à laquelle confronter la croyance du contractant. L’erreur trouve sa source dans le décalage entre la certitude du contractant et la réalité, fût-elle douteuse. En l’espèce, la croyance des vendeurs était que la chose vendue n’était pas un Poussin. En réalité, il est possible que ce soit un Poussin. Il y a donc bien un décalage entre la croyance du contractant et la réalité. Ergo, l’erreur est caractérisée.
La solution de la Cour de cassation avait été ici appliquée à une conviction négative du vendeur : les vendeurs étaient convaincus, au moment de la vente, que leur peinture n’était pas un Poussin. Elle écarte donc la solution de la cour d’appel qui considéra qu’en présence d’aléas, peu importe que celui-ci pèse sur la conviction du vendeur ou sur la réalité juridique, l’erreur ne pouvait être retenue et la nullité de la vente ne pouvait être prononcée. Autrement dit, désormais, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de vérité qu’il n’y a pas d’erreur.
Par la suite, les Hauts juges ont également étendu leurs solutions à la conviction positive de l’acheteur dans un arrêt Mary-Cassatt de la première chambre civile le 21 novembre 1998 : il s’agit du cas où le vendeur pense acheter quelque chose qui se révèle être une autre.
La consécration bienvenue d’un régime protecteur de l’erreur
modifierLa solution de la Cour de cassation permet une protection efficace du consentement (A) et une défense opportune du vendeur (B).
La protection efficace du consentement
modifierLa solution admise par les Hauts juges permet une protection efficace du consentement puisqu’elle élargit les vices du consentement en admettant l’erreur sur la réalité douteuse. En plus d’être opportune, cette solution est parfaitement bien fondée puisqu’elle met en accord le droit et la réalité. En l’espèce, il y a un doute objectif sur l’authenticité de la toile, mais une conviction subjective sur le fait qu’elle ne peut être l’œuvre de Poussin. La solution retenue permet de prendre en compte la condition psychologique du contractant au moment de la formation du contrat de vente. Elle vient ainsi en parfaite prolongation de l’esprit dans lequel la protection apportée par les vices du consentement a été élaborée.
Un autre argument en faveur de la solution des juges du Quai de l’horloge est le rejet de l’importance soudaine qu’aurait pris le tiers fusse la solution de la cour d’appel retenue.
Une telle solution aurait laissé reposer sur le tiers, à savoir ici les experts, le soin de déterminer pour les co-contractants si leurs consentements avaient ou non été viciés en fonction d’une réalité dont ils n’avaient ni la connaissance, ni accepté le caractère potentiellement aléatoire. L’absurdité aurait alors apparu très clairement. Le consentement s’apprécie, comme le rappel la Cour de cassation, « au moment de la vente ». Il faut donc apprécier les convictions des parties à un contrat telles qu’elles ont été au moment de la conclusion de celui-ci. La solution apportée par cet arrêt permet donc une plus grande subjectivation du contrat ce qui est l’essence de la matière qu’est le droit des contrats. Un tel objectif s’est vu confirmé par l’arrêt des tableaux-pièges de Spoerri de la première chambre civile du 15 novembre 2005. Les Hauts magistrats ont admis l’erreur de l’acheteur quand bien même les tableaux étaient authentiques. Celui-ci avait, en l’espèce, la conviction que le tableau qu’il acheta était de la main de l’artiste, or ce n’était pas le cas. La Cour de cassation a ici encore protégé efficacement le consentement de l’acheteur en se fondant sur la conviction subjective du co-contractant au moment de la formation du contrat.
Toutefois, force est d’admettre que la solution de la Cour de cassation dans cet arrêt peut possiblement « receler de grands dangers pour le commerce des œuvres d’art »2. En effet, il est courant que des œuvres soient déclassées, faute de pouvoir toujours déterminer avec certitude leurs authenticités. Le délai de prescription de l’erreur ne courant qu’à partir de sa découverte, il est légitime de craindre que nombre de ventes fassent l’objet d’un contentieux suite à la découverte que la chose vendue est autre que ce que les parties pensaient. La solution de l’arrêt dit du Verrou de Fragonard[8] n’est à cet égard que peut rassurant puisque la Cour de cassation n’a pas explicitement écarté le fait qu’un tableau puisse faire l’objet de demandes de nullité pour erreur substantielle entre les vendeurs successifs du tableau. Cette critique, bien que justifié au moment de l’arrêt, est aujourd’hui sans fondement puisque la loi du 17 juin 2008 prévoit un délai butoir limitant le report du point de départ de l’erreur à 20 ans. L’équilibre entre sécurité transactionnelle et protection du consentement a donc bien été rétabli.
La protection opportune du vendeur
modifierLa solution des Hauts juges dans cet arrêt permet une protection opportune du vendeur qu’une partie de la doctrine a pourtant longtemps contesté. La question d’admettre ou non l’erreur du vendeur sur sa propre prestation a fait longuement débat. Cela peut s’expliquer par le fait que c’était un cas assez rare sur lequel la jurisprudence n’avait pas eu à se prononcer régulièrement. Si la justice n’avait pas souvent statué sur une telle configuration c’est parce que l’errans n’était jamais détrompé. Rares sont les acheteurs d’une peinture qui informe leurs acheteurs que celle-ci s’est révélé être une toile de maitre. Un des seuls cas qui pouvait alors faire naitre ce contentieux était lorsqu’une vente était préemptée par un musée, ce qui est le cas de l’espèce.
Une partie de la doctrine avait une interprétation particulière de l’article 1110 ancien du Code civil visée par l’arrêt. Elle soutenait que celui ne prévoyait le régime de l’erreur qu’au bénéficie de l’acheteur. Cette interprétation résulte du fait que le Code civil ne distingue pas dans le régime de l’erreur entre les objets du contrat syntagmatique de vente, qui par nature comporte deux obligations : une obligation de transfert de propriété et une du versement du prix de la chose vendue. Or, ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus, là où la loi ne distingue pas, il ne faut pas distinguer.
Mais en plus d’être mal fondé en droit, une telle solution aurait été particulièrement inopportune. Si certains soutiennent que l’erreur du vendeur est inexcusable, force est de constater que fréquemment les vendeurs sont tout au aussi profane, si ce n’est plus, que les acheteurs. L’asymétrie d’information peut exister chez les deux co-contractants, et il n’apparait pas propice aux échanges que d’accorder la protection à l’une des parties et à la refuser à l’autre.
En effet, en l’espèce comme dans d’autres ventes, le vendeur n’est pas toujours le mieux informé et il est serait difficile de lui en tenir rigueur, d’autant plus s’il a fait appel à des tiers experts pour s’assurer des qualités de la substance de la chose qu’il vend. En l’espèce, il aurait été déraisonnable de considérer que le vendeur profane devait savoir que ce qu’il vendait été possiblement un Poussin, alors que les plus grands experts en la matière se querellent encore sur son authenticité.
Il est possible de critiquer la solution de l’arrêt en ce qu’elle était dommageable à la sécurité juridique et qu’elle faisait peser sur les collectionneurs publics et privés « une redoutable menace »2. D’autant que l’annulation du contrat peut être vue comme une forme de sanction à qui a su user de sa connaissance laquelle a été acquise au terme d’un lourd investissement sous forme de temps et d’argent. En ce sens, la solution de l’arrêt n’encourage pas à l’effort intellectuel. Mais la solution inverse reviendrait à permettre à ceux qui possèdent des connaissances de « dépouiller » 2 ceux qui ne les possèdent pas. Cela rendrait alors inopérante la protection du consentement qui est pourtant la condition de tout contrat[NT1] .
Néanmoins cette protection accrue du consentement a sa contrepartie : les marchands d’art craignant l’action en nullité pour une attribution négative ou positive à un artiste risquent de préférer une attribution dubitative. Cette dernière faisant rentrer dans le champ contractuel l’aléa, elle fera obstacle à toute demande de nullité pour erreur sur la substance. Mais finalement force est de constater qu’aujourd’hui un tel choix a comme corolaire une diminution du prix. Sous l’effet de la concurrence, certains marchands d’art n’hésitent pas à attribuer positivement une toile dont ils sont sûrs de l’origine, ce qui diminue mécaniquement le prix relatif des toiles dont l’attribution est dubitative. La solution de l’arrêt Poussin a donc mit en accord le droit et l’économie puisque selon le type d’attribution de l’objet, le régime de l’erreur n’est pas le même et ne donne pas accès au même droit à l’erreur ce qui engendre nécessairement une différence de valorisation économique. En somme, c’est un pas vers plus de réalisme économique que cet arrêt franchit.
Références
modifier- ↑ Droit des obligations, Bertrand Fages, 8e edition, LGDG, §112 et s.
- ↑ Les grands arrêts de la jurisprudence civile Livre de François Terré, Henri Capitant et Yves Lequette, p. 47
- ↑ Cour de cassation, civ., 28 janvier 1913
- ↑ Cour de cassation, 1ère civ., 27 février 2007, Sesostris
- ↑ Loussouarn, obs. RTD civ. 1971. 131
- ↑ D. 1978.J.601, note P. Malinvaud
- ↑ Le terme de revirement de jurisprudence n’est ici pas retenu pour la raison que l’arrêt précédemment cité n’expose pas expressément un principe contraire à celui développé dans l’arrêt Poussin.
- ↑ Civ. 1ère, 24 mars 1987