Présentation de la sociologie interactionniste d'Anselm Strauss/La négociation de l’ordre social

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En montrant que les règles formelles ne sont pas appliquées mécaniquement à l'organisation de l'activité quotidienne, et qu'un « minimum de règles seulement peuvent être mises en place pour faire fonctionner un hôpital, puisqu’un immense espace de contingence dépasse celui couvert par les règles », (Strauss, p 98), en affirmant que le rapport entre les rôles et les statuts n’est pas aussi simple qu'on pourrait le croire , Strauss oblige le sociologue à réinvestir le champ de l'interaction sociale et de la praxis. Autrement dit, puisque le lien entre règles et actions est rompu, il le force à réexaminer la façon dont l’ordre social se construit, évolue et se négocie.

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Présentation de la sociologie interactionniste d'Anselm Strauss/La négociation de l’ordre social
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Mais si Strauss insiste sur les divergences d'intérêts, les conflits qui tournent autour de la définition des situations d'action, et les négociations mises en place pour parvenir à la réalisation d'objectifs individuels, il insiste également sur le fait qu’il existe dans toute institution, un objectif commun, une base de travail unanimement reconnue. Dans la médecine, il s'agit bien entendu de dispenser des soins aux patients. Remarquons que le fait que cet objectif puisse être rattaché à des motifs financiers plus généraux n'empêche rien, l'objectif, le contrat de l'institution demeure l'amélioration de leur état de santé. Cet objectif commun a deux conséquences. D'une part il agit comme un « ciment symbolique grâce auquel (...) l'organisation se maintient » , il constitue « le mandat généralisé sous lequel l'hôpital peut fonctionner – l'oriflamme commune sous lequel tous peuvent travailler de concert. », (Strauss, p 95), et d’autre part, il sert de base à toute forme de rationalisation ou de justification de l'action. Toute négociation doit se situer, en dernier recours par rapport à ce fondement. C'est en quelque sorte la « mission » à laquelle chacun se doit de participer d'une manière ou d'une autre. Mais cette homogénéité de surface, cette unité apparente, ne doit pas masquer la véritable nature du déroulement de la vie organisationnelle. Celui-ci est complexe et conflictuel. Il existe une grande diversité d'appréciation des situations de travail, d'appréciation des rôles impartis à chacun, et d'appréciation de la bonne marche à suivre pour que le travail s'accomplisse. Par exemple, une aide soignante comprendra la situation de travail de manière très différente de celle du médecin pratiquant. Ce qui a priori ne surprend pas trop, puisqu'elles évoluent dans des contextes culturels et interactionnels différents[1]; mais ce que Strauss montre à travers une enquête empirique minutieuse, c’est que ces définitions concurrentes et la diversité des objectifs individuels vont entraîner d'âpres négociations, le recours à des tactiques de persuasion, de manipulation, l'emploi de stratégies de dissimulation et d'accords tactiques pour influer sur le cours des évènements. Pour s'en convaincre, retournons à l'exemple du médecin et des aides-soignantes. Les aides-soignantes ayant généralement une appréciation différente de la situation du malade du fait de leurs contacts plus fréquents avec eux, elles vont tenter d'influer sur le traitement des malades et sur l'appréciation que s'en fait le médecin (qui constitue théoriquement l'appréciation légitime). De même, les médecins devant effectuer des transactions avec elles pour s'assurer que le travail médical est accompli correctement, seront amenés à négocier avec elles, et devront par exemple tenir compte de leur réticence à appliquer certains soins qu’ils préconisent.

Comme on le voit, l’ordre dans les organisations est le résultat d'un processus de négociation mettant en jeu des acteurs ayant des définitions concurrentes des situations dans lesquelles ils sont engagés. Néanmoins, cet ordre, même s'il est plus ou moins précaire, et fortement dépendant du contexte et des aléas qui sous-tendent la pratique médicale, résulte d'un processus de négociations, qui est lui-même plus ou moins structuré. En effet, les négociations qui vont s'engager à propos d'un malade devront répondre à certains critères. Elles s'établiront par exemple d'avantage entre personnels proches hiérarchiquement, ou entre personnes ayant établi un accord préalable, puis elles déboucheront sur des accords plus ou moins tacites, qui serviront de base à de nouvelles négociations. En outre, elles seront toujours inscrites dans une dimension temporelle spécifique. À ce titre, la plupart des accords auxquels arrivent les acteurs sont généralement des compromis temporaires, voués à être remplacés. Dès qu'un problème surgira, ils seront renégociés, et cela quand bien même ils constituaient une réponse adéquate à ce problème. De ce point de vue, toute perturbation de l’ordre social, aussi minime soit-elle, comme l'arrivée d'un nouveau membre dans l'équipe, enclenche un nouveau processus de négociation qui pourra émerger sur un nouvel équilibre, différent de l'ancien. On conçoit alors qu’il y a un « rapport complexe entre le processus quotidien de négociation et le processus d'évaluation périodique », et que de plus, « le premier ne permet pas seulement que le travail quotidien se fasse ; il réagit également en retour sur les règlements et les politiques plus formalisées », (Strauss, p 108). Ce qui revient à établir une codétermination (ou une interdépendance) entre la structure organisationnelle et l'interaction sociale, et à montrer que la définition des situations, traduites ici par l'évaluation, résulte en partie des interactions sociales

Il y a un autre élément qui semble déterminant dans la constitution progressive de l’ordre social, c’est l’existence de trajectoires. Strauss remarque en observant le déroulement de l'activité médicale qu'elle s'inscrit dans un processus complexe, orienté vers la réalisation d'un objectif, qui engage le malade et les acteurs dans sa réalisation. Partant de cette base, il définit une unité d'analyse qui lui semble fondamentale pour étudier la production et la négociation de l’ordre social, la trajectoire. Reprenons la définition de Strauss : « le terme de trajectoire, (...) fait référence non seulement au développement physiologique de la maladie de tel patient mais également à toute l'organisation du travail déployée à suivre ce cours, ainsi qu'au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d’avoir sur ceux qui s'y trouvent impliqués. », (Strauss, p 143). La définition de Strauss indique donc que l’ensemble des acteurs est impliqué dans le travail médical, aussi bien le médecin que le patient lui-même. En effet, la coopération que peut apporter le patient dans le bon déroulement de l'activité médicale est fondamentale – et de même, le médecin travaille à ce que le cours de la maladie évolue favorablement. D'ailleurs, dans les cas où il refuse d'assumer son rôle, il se heurte rapidement à des représailles de la part du personnel médical. Strauss montre donc que le patient doit jouer son rôle en suivant certaines normes, qui sont propres à son statut de malade. Même à l’article de la mort, il y a encore une bonne conduite à suivre, et le malade doit s'y plier, sous peines de représailles ! La trajectoire est dès lors rendue toujours plus complexe par ces incessantes négociations entre les différents acteurs qui entrent dans sa réalisation. De plus, l'issue de la maladie n'étant pas toujours évidente, les technologies pouvant évoluer, la trajectoire est affectée généralement par une forte contingence. En fait, c’est « l'interaction entre les efforts accomplis pour contrôler la maladie et les contingences, qu’elles soient prévisibles ou non, qui est à l'origine des détails particuliers des diverses trajectoires », (Strauss, p 159). Mais pour tenter de s'adapter au mieux au cours de la maladie, le médecin dispose généralement, une fois le diagnostic établi, d'un schéma de trajectoire. Grâce à lui, il peut imaginer une succession d'évènements envisageables et d'actions à prévoir. Pourtant, ce schéma ne sera que rarement appliqué à la lettre ; en effet, des débats sur la forme que doit prendre la trajectoire, des réévaluations de la maladie, des complications médicales, des erreurs, le possible refus de coopération du patient, rendent la progression de la trajectoire plus ou moins indéterminée. Certaines trajectoires seront plus problématiques que d'autre. Strauss remarque alors que le médecin, pour appliquer le schéma de trajectoire, doit tenter de visualiser certaines phases de la trajectoire. De cette manière il peut imaginer un arc de travail, « c'est-à-dire l’ensemble du travail qui aura besoin d’être fait pour maîtriser le cours de la maladie et remettre le patient dans une forme suffisamment bonne pour que celui-ci puisse rentrer chez lui. », (Strauss, p 176). Bien sûr, l'arc de travail n’est pas forcément visualisé dès le départ par le médecin, mais il va prendre forme grâce au travail d'articulation de la trajectoire, c'est-à-dire le travail qui permet la coordination entre les différentes tâches. Ce travail semble nécessaire pour que l'assemblage des efforts collectifs soit relativement ordonné. Le lien est dons ici établi, c’est dans ce processus d'articulation que réside pour une grande part la réussite médicale et la mise en place d'un ordre social. Hélas, toute la difficulté réside dans le fait que cette rationalisation collective est entravée par de nombreuses sources de perturbations. Strauss en repère plusieurs :

  • Celles qui sont liées à la trajectoire elle-même.
  • Celles qui résident à la fois dans l'organisation et dans la trajectoire.
  • La concurrence entre les patients pour accéder aux ressources.
  • Le malade lui-même.
  • La technologie médicale.
  • L'organisation hospitalière.
  • L'interaction entre les différents types de travail.
  • L'évaluation de la trajectoire tout au long du déroulement de la trajectoire.

Toutes ces sources d'aléas obligent les acteurs à adopter des stratégies d'articulation et à recourir fréquemment à la négociation pour réarticuler le travail lorsque celui-ci est désarticulé. De ce point de vue, le rôle du patient est très important puisqu’il permet souvent, par les négociations qu’il tente pour améliorer son état, de réenclencher un processus d'articulation, notamment lorsque la trajectoire prend une tournure critique. Strauss s'attarde d'ailleurs longuement sur une étude de cas, où une trajectoire subit des réarticulations successives complexes.

L'ordre social chez Strauss, est donc le résultat d’une multitude de négociations qui interviennent dans des contextes toujours plus ou moins particuliers, la routine n’étant généralement qu’un état temporaire.

À partir de ces travaux empiriques qualitatifs, Strauss tentera de synthétiser le problème de l’ordre social. Voilà quelles sont ses principales conclusions :

  • L'ordre social est un ordre négocié.
  • Les négociations sont subordonnées à des conditions structurelles spécifiques.
  • Les résultats des négociations sont temporaires.
  • Un ordre négocié doit être travaillé, les bases d'une action concertée doivent être constamment reconstituées.
  • L'ordre négocié d'un jour est l’ensemble des règles et politiques d'une organisation, auquel on rajoute les accords, les ententes, les contrats et les arrangements de travail en vigueur.
  • Tout changement affectant l’ordre négocié appelle une renégociation. Ce qui implique donc des changements en chaîne dans l’ordre négocié.
  • La reconstitution de l’ordre social est donc le résultat d'une relation entre un processus de négociation quotidien et un processus d'évaluation périodique.
  • Les éléments stables de l’ordre organisationnel constituent un arrière-plan qui permet le développement de négociations et d'accords de travail. On peut alors distinguer le contexte structurel du contexte de négociation, le premier influant sur le deuxième et affectant « la manière dont les acteurs perçoivent l’ordre social et ce qu’ils croient, pour eux et pour les autres, possible ou impossible, problématique ou probable. », Strauss, p 253. Les conditions structurelles de la négociation de l’ordre social fixent donc les traits pertinents des situations d'interaction et les enjeux pertinents qui pourront faire l’objet d'une négociation. Elles délimitent en quelque sorte les frontières du pensable, du raisonnable, elles fixent une limite à l’ensemble des possibles et déterminent ce qui aura un sens et ce qui n'en aura pas. On voit ici l'importance de la régularité sur la délimitation d'un cadre d'interaction socialement partagé et mutuellement compris.

Références

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  1. Strauss ne rejette pas cette dimension, il l'intègre notamment dans son analyse sur la négociation de la mort, en montrant que les préjugés qui animent les acteurs peuvent influer sur leur appréciation de la situation. Par exemple, un suicide sera généralement mal perçu. Strauss exprime ce fait ainsi, « le personnel médical n'hésitera pas à juger au nom de certaines normes implicites les malades mourants. Ces normes sont liées autant au travail accompli par le personnel au sein de l'hôpital qu’à des notions assez générales concernant le courage et le comportement décent. », (Strauss, p 121)