Recherche:Clefs pour mieux comprendre le monde et participer à son évolution/Les piliers de la modernité

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Clefs pour mieux comprendre le monde et participer à son évolution/Les piliers de la modernité
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Le monde contemporain modifier

 

Les sociétés modernes ont en commun un certain nombre de caractéristiques plus ou moins développées selon le cas : organisation démocratique, création d’un espace public indépendant du religieux, affirmation de l’individu, recherche de progrès dans tous les domaines – l’aspect le plus visible étant un prodigieux développement des sciences et des techniques. Les mythes et les Traditions continuent de jouer un rôle, mais la raison naturelle est devenue le guide de référence et le médiateur universel. Les croyances sont de moins en moins transmises d’une génération à l’autre : chacun a donc la responsabilité de fonder son propre système de valeurs à partir des multiples repères qui sont à sa portée.

Dans ce contexte, la connaissance du passé nous permet de prendre un peu de recul par rapport à la situation présente. Les événements actuels sont le résultat d’une longue chaîne de causes et d’effets remontant jusqu’aux origines. Et notre époque n’est qu’une étape au sein d’une aventure qui réserve à chaque génération sa moisson de surprises. Avant d’aborder les questions parfois embarrassantes qui se posent, attardons nous quelques instants sur les occasions de nous réjouir.

 

Des centaines de millions d’êtres humains bénéficient d’un confort et d’avantages qui étaient autrefois réservés à de rares privilégiés[1]. Beaucoup de tâches difficiles ou déplaisantes sont exécutées à notre place par des machines. Nous disposons également de possibilités dont nos ancêtres n’osaient même pas rêver. Désormais, un simple geste suffit pour être en contact avec des personnes qui se trouvent à des milliers de kilomètres. Et nous pouvons assister aux événements qui se déroulent un peu partout dans le monde avec la même facilité. De nombreuses maladies autrefois incurables sont à présent soignées avec succès. Grâce aux avancées de la médecine et à l’amélioration des conditions d’existence, en un siècle l’espérance de vie s’est accrue de 25 ans. Les mesures de protection sociale ont elles aussi grandement contribué à l’accroissement du bien-être et, qui plus est, elles ont crée des conditions où la dignité des plus humbles s’est trouvée renforcée. Si lent qu’il puisse paraître, le progrès général concerne également les mentalités. De plus en plus, nous reconnaissons à chacun le droit d’être lui-même s’il ne nuit pas à autrui. En théorie tout au moins, chaque être humain est considéré comme une personne singulière qui mérite le respect quelles que soient ses appartenances, sa situation ou ses faiblesses. Malgré les obstacles, l’esprit démocratique gagne un peu partout du terrain.

Entre les peuples, les catégories sociales et les cultures, la communication est devenue plus aisée. Grâce à l’Organisation des Nations Unies, les conflits trouvent plus facilement une issue pacifique. Depuis 1948, il existe une déclaration universelle des droits de l’Homme. Ses insuffisances ne doivent pas nous faire oublier l’immense espoir qu’elle représente. Pour la première fois de son Histoire, l’Homme essaie de définir un idéal acceptable par l’ensemble de l’humanité à plus ou moins longue échéance. Il y a évidemment de surprenants méandres et des reculs fréquents en maints domaines ; mais ce sont, espérons le, de simples contretemps. Comme les refroidissements passagers qui surviennent dans le courant du printemps, ils sont quelquefois funestes et démoralisants, mais ils ne peuvent pas empêcher durablement l’élan irrésistible qui est à l’œuvre. Ne soyons pas trop impatients: il est parfois nécessaire de retourner en arrière pour aller rechercher les éléments indispensables qui avaient été laissés de côté.

 

Ces acquis précieux, nous les devons à l’action éclairée de femmes et d’hommes qui ont eu le courage de défendre ou de promouvoir les valeurs qui leur semblaient essentielles. À notre tour d’apporter notre contribution en consolidant ce qui a été obtenu et en poursuivant l’œuvre des générations qui nous ont précédés. Seule une minorité bénéficie de l’ensemble des progrès que nous avons évoqués. Beaucoup d’êtres humains vivent encore dans la misère ou sous le joug d’une dictature. L’esclavage n’a pas disparu partout et, dans certains pays, la condition féminine n’a pour ainsi dire pas évolué. Depuis 1945, des dizaines de milliers de personnes sont mortes dans des conflits de nature ethnique, religieuse ou politique. Les efforts de désarmement sont encore bien timides et la prolifération des armes est inquiétante.

Des bonnes volontés se mobilisent pour tenter de remédier à cet état de fait mais elles se heurtent à l’égoïsme humain. Elles se trouvent également confrontées à une tâche difficile : celle de trouver des solutions qui prennent en considération le caractère spécifique de chaque contexte mais qui doivent également tenir compte de la nécessité de respecter une cohérence au niveau global. Souvent, hélas, les problèmes sont seulement déplacés et la souffrance réapparais ailleurs, sous une autre forme.

 

Au sein de la famille humaine, les richesses sont très inégalement réparties. Les 225 milliardaires les plus riches totalisent à eux seuls une fortune égale au revenu de la moitié de l’humanité la plus pauvre. Des centaines de millions de personnes souffrent d’une insuffisance de nourriture alors que beaucoup d’autres sont malades à cause de leurs excès alimentaires. Toutes les sept secondes un enfant de moins de cinq ans meurt des conséquences de la malnutrition. Les spécialistes estiment que notre planète pourrait cependant nourrir convenablement le double de la population actuelle si les équilibres étaient respectés. À l’aube de la révolution industrielle, l’Inde, la Chine, l’Europe et le monde arabe avaient des niveaux de vie presque équivalents. Une répartition des rôles s’est trouvée peu à peu imposée. Aujourd’hui, les disparités sont grandes et les pays les plus pauvres ont un PIB 50 fois inférieur à celui des plus riches. L’aide que ceux-ci accordent est proportionnellement en baisse ou en augmentation dérisoire compte tenu de l’accroissement des revenus. Entre les extrêmes, les écarts se creusent.

 
Femmes indiennes, lors d'un rassemblement visant à obtenir:des terres arables pour les sans-terre et des terres habitables pour les sans-abri

De par sa propre logique, notre système de production et d’échange crée l’abondance pour les uns et la pénurie chez les autres. Entraînés dans des politiques d’exportation devenues indispensables pour rembourser les dettes dues à leurs efforts de modernisation, les pays pauvres abandonnent leurs activités de subsistance. De plus, comme les nations industrialisées sont favorisées par leur avance technique et une situation commerciale qui les avantage, les pays du Tiers-Monde ne parviennent plus à vendre certaines de leurs productions. De nombreuses personnes se trouvent ainsi ruinées. L’irruption de l’économie productiviste a fait exploser les structures traditionnelles qui protégeaient les individus et maintenaient la cohésion sociale. Des populations qui jusqu’alors menaient une existence pauvre mais digne se trouvent brutalement réduites à la misère. N’étant plus compétitif, leur savoir-faire est considéré comme quantité négligeable. Beaucoup deviennent des errants ou doivent pour survivre accepter une situation d’assisté. N’ayant plus prise sur quoi que ce soit, ils sont souvent considérés comme « bons à rien ». Eux-mêmes finissent par ne plus savoir que penser. Humiliés, désespérés, convoitant désormais les bienfaits réels ou supposés que la société marchande leur fait miroiter et qui leur semblent inaccessibles, certains sombrent dans la drogue ou la délinquance. D’autres se laissent tenter par l’activisme parfois violent au sein de groupes extrémistes[2]. L’humanité se trouve ainsi privée d’un potentiel important. Si ces personnes étaient intégrées, elles pourraient exercer l’influence équilibrante dont nous aurions besoin pour atténuer la perte du sens des réalités et l’oubli dramatique de tout ce qui nous relie à l’ensemble de l’existence.

 

Dans l’état actuel de nos connaissances, il apparait que le mode de vie occidental ne pourrait pas être étendu à l’ensemble de l’humanité. Les ressources de trois planètes n’y suffiraient pas. Pour que les pays pauvres puissent accéder à un niveau de vie décent, les plus aisés doivent accepter d’échanger sur des bases plus justes, en diminuant progressivement leur consommation de biens matériels et en expérimentant d’autres voies vers le bonheur et le progrès. Il en résulterait une meilleure qualité de vie pour les uns et les autres[3]. Nul n’est véritablement à l’abri. Depuis une ou deux décennies, même dans les pays ou l’abondance règne, la précarité se généralise et les « laissés pour compte » sont de plus en plus nombreux. Dans le même temps, des fortunes colossales se constituent. Le manque d’équilibre concerne tous les domaines. Dans toutes les couches sociales, le malaise est profond.

 

Nos choix technologiques sont une source de bien-être et de puissance pour une partie de l’humanité mais ils ont des conséquences désastreuses sur ce que, naïvement, nous appelons : l’environnement. Le rythme de disparition des espèces est un grand nombre de fois supérieur à ce qu’il était avant la révolution industrielle. L’appauvrissement biologique qui en résulte est préoccupant. Nous souffrons nous aussi des conséquences de la pollution et des déséquilibres engendrés par notre hyperactivité. L’avenir est plus incertain que jamais. La toute puissance est un mythe qui exerce une réelle fascination, tant dans le public que parmi les chercheurs. L’Homme commence à se lancer dans le bricolage du vivant. Il le fait sans vision d’ensemble et les choix s’opèrent surtout en fonction des lois arbitraires de l’offre et de la demande. Les décideurs eux-mêmes ne contrôlent plus guère le cours des événements. De plus en plus, la compétition forcée pousse les entreprises dans une fuite en avant dont les conséquences seront peut-être funestes et irréversibles.

Notre époque se caractérise par une exploration de toutes les possibilités. Ainsi, dans le domaine de l’art, la recherche du beau est parfois abandonnée pour que la liberté de créer soit totale. Il est indispensable de renouveler périodiquement les formes mais, dans le monde contemporain, ce nécessaire ajustement prend la forme d’un culte de la nouveauté à tout prix. Et bien souvent, nous appelons cela progrès, même s’il s’agit d’une impasse ou d’une régression. Nous évoluons en plein paradoxe. La modernité exalte l’expression de l’individualité mais en même temps elle valorise les théories qui déconstruisent la notion de sujet. La défense de la personne humaine se trouve ainsi privée de tout fondement incontestable. Ne risquons-nous pas de glisser insensiblement vers l’inhumain ? Le monde contemporain est-il un cocktail détonnant ou un bouillon de culture duquel pourraient enfin émerger des modes de vie qui répondent à nos aspirations les plus profondes?

Rien n’est joué d’avance. L’ampleur des interrogations est en tous cas stimulante : la situation actuelle révèle au grand jour des problèmes qui existaient déjà mais ne se posaient pas en des termes clairement définis. Nous ne pouvons plus nous contenter de demi-mesures. Il s’agit à présent de sonder notre for intérieur pour savoir ce que nous souhaitons par-dessus tout réaliser.

 

Presque toutes les espèces dépendent désormais du bon vouloir de l’Homme. Il peut les détruire, les protéger ou les modifier. La puissance n’est cependant pas toujours un avantage : mal maîtrisée, elle peut broyer celui qui la détient et tout ce qui l’entoure. En même temps que les possibilités d’expression individuelles s’accroissent, l’interdépendance de tous les êtres vivants sur cette planète devient de plus en plus marquée. Nous sommes parfois tentés par les discours de ceux qui proposent des idées simples et sécurisantes. – Souvent, les êtres humains ne recherchent pas des vérités mais des certitudes. Sous une forme ou une autre, le mythe de l’âge d’or et celui du paradis perdu sont présents en chacun d’entre nous. Mais si nous sommes sortis de ces soi-disant mondes parfaits, c’est qu’ils n’étaient sans doute pas à la hauteur de nos aspirations ou qu’il y avait en nous quelque chose qui entrevoyait la possibilité de les dépasser. Les bouleversements sociaux actuels provoquent l’effritement des traditions et des réseaux de solidarité. De plus, les avancées scientifiques et techniques et la mise en présence des cultures suscitent de profondes remises en question. Tout ceci contribue à rendre possible et souhaitable l’accès à de valeurs plus universelles et la mise en place de structures qui donnent corps à l’unité humaine.

D’une façon générale, on assiste actuellement à un émiettement. Cette réduction en menus fragments rendra, espérons le, la réorganisation plus facile. Celle-ci pourra ainsi s’appuyer sur des bases bien ressenties et une volonté véritable, et non plus, comme c’était généralement le cas, de manière arbitraire ou sous la pression des circonstances. Chaque action a des répercussions dans les autres domaines. Il nous faut donc avancer à pas mesurés « comme des renards marchant sur un étang gelé : attentifs au moindre craquement. » Dans le même temps nous devons déployer aussi généreusement que possible les antennes de notre sensibilité. Une coordination au niveau mondial est devenue indispensable pour répondre honorablement aux défis de toute nature, qu’ils soient socio-économiques, politiques, culturels ou écologiques. Mais qui est réellement habilité à prendre les décisions ? Et sur quelle base universellement acceptée ? Les experts ne sont pas d’accord entre eux. Quant à «l’intelligence artificielle», comme elle est dépourvue d’humour et d’amour, elle ne nous est pas d’un grand secours pour résoudre les questions véritablement importantes. La démocratie elle-même n’est pas toujours un rempart contre les aberrations. L’aveuglement collectif est le plus dangereux qui soit. Rester indemne est moins facile qu’il y paraît. Dans l’urgence ou lorsqu’on se croit menacé, la conscience se trouve souvent réduite à sa plus simple expression. Ce sont alors les réflexes archaïques qui nous dirigent. Il existe heureusement des mesures préventives. Améliorer la qualité de notre état d’esprit est peut-être celle par laquelle nous pourrions commencer.

 
Auroville: une cité internationale où l’on expérimente des solutions pour le monde de demain

Peu à peu, au nom de la vie et de la fraternité, des femmes et hommes de tous horizons décident de relever le défi. Essayant de concilier le cœur et la raison, ils font appel à toutes les ressources de leur imagination pour inventer un art de vivre plus profondément humain et mieux adapté aux conditions nouvelles en train de s’élaborer. Des courants autrefois sans lien se rejoignent et s’efforcent de trouver un terrain d’entente. Ils ont généralement en commun la recherche d’un développement harmonieux aussi bien individuel que collectif, et bénéficiant à chaque personne partout dans le monde. Avec bon nombre d’Organisations Non Gouvernementales et d’associations d’intérêt général au sein desquels ils s’inscrivent quelquefois, ils forment un troisième pôle dont l’influence est grandissante. Pour la majeure partie de ceux qui le composent, il n’y a pas de fatalité : chacun doit pouvoir progresser selon sa voie propre tout en vivant en bonne intelligence avec l’ensemble de la vie. Les plus enthousiastes n’attendent pas que le monde change pour se transformer. Ils tentent d’incarner dans leur vie quotidienne les idéaux qui les animent. Souvent, ils mettent l’accent sur l’attitude intérieure plutôt que sur l’emploi de recettes ou la conformité à un modèle. Une existence de qualité est le don qu’ils aimeraient faire aux générations futures. Mais cela ne les empêche pas d’habiter pleinement notre époque, en lui rendant hommage et en jouissant généreusement des richesses de l’instant présent. Conscients des erreurs catastrophiques du passé proche, beaucoup misent sur le dialogue et essaient de ne pas trop se prendre au sérieux. Ils interviennent dans l’espace public pour favoriser l’évolution des mentalités et faire en sorte que les décisions soient prises en fonction de critères moins superficiels. Malgré leurs maladresses et leurs limites, ils ont le sentiment d’ouvrir des voies que beaucoup d’autres viendront peu à peu enrichir. – C’est du moins ce qu’ils espèrent.

 

Plus que jamais sans doute, c’est le moment de prendre le temps de réfléchir afin de déterminer ce qui nous semble essentiel. Par delà les pressions et les conditionnements, quel genre de personne souhaitons nous être ou devenir ? Dans quel monde aimerions nous vivre ? Et quelle pourrait être notre contribution ? Par les choix qu’il fait à chaque instant, chacun dispose d’un peu de pouvoir et peut déclencher des réactions en chaîne. Ne laissons personne décider à notre place. Nous serons peut être celui qui versera la goutte qui fera pencher la balance d’un côté ou d’un autre.

  1. On estime parfois à 200, le nombre d’esclaves qui auraient été nécessaires pour pouvoir bénéficier d’un niveau de vie équivalent.
  2. Dans le contexte actuel, ces mouvements subversifs sont pour ainsi dire les seuls qui, hélas ! leur permettent de donner un sens à leur vie, ou à défaut : à leur mort.
  3. À cause du remboursement de la dette, le flux d’argent du Sud vers le Nord est supérieur à celui qui se déplace en sens inverse ; ce qui incite certains observateurs impertinents à demander : « finalement, qui aide qui? »

Libéralisme, marxisme, tripartition... modifier

Existe-il des modes d’organisation qui, mieux que d’autres, soient source d’harmonie, de bien-être et de dignité pour l’ensemble de l’humanité ? Comment trouver un point d’équilibre où les intérêts divergents se trouvent en grande partie conciliés ? Les questions de cet ordre sont plus que jamais d’actualité. Notre avenir dépend des réponses que nous leur donnerons. Plusieurs thèses sont en présence.

 
Adam Smith : théoricien du libéralisme

Le libéralisme[1] repose sur le libre jeu de l’offre et de la demande. Pour ses partisans, si on laisse chacun poursuivre son intérêt, une régulation s’opère spontanément dans les marchés. Les vrais besoins se trouvent ainsi satisfaits. De plus, grâce à la compétition entre les producteurs, les services, les denrées et les objets sont offerts au meilleur prix. Celui qui entreprend assume certains risques : il est juste qu’il soit rétribué par un profit proportionnel à sa réussite. S’il a commis une erreur ou mal évalué la situation, il en subira les conséquences. Dans leur propre intérêt, les entrepreneurs seront donc à l’écoute des clients et veilleront à la qualité de la production et au prix de revient. Et il en va de même pour les salaires. S’ils varient eux aussi en fonction de l’offre et de la demande, chacun pourra trouver un emploi. Pour les défenseurs des thèses libérales, le chômage n’est pas une conséquences des lois du marché, il est dû à la rigidité du système social ou au manque de flexibilité des partenaires. Les déséquilibres sont fréquemment dus au fait que les uns ou les autres sont aveuglés par des conceptions idéologiques qui les empêchent d’être en prise directe avec la réalité.

Mais tout le monde ne voit pas la situation sous cet angle, et des alternatives sont quelquefois proposées. En tant que philosophe, Marx pensait que pour libérer l’Homme il fallait d’abord découvrir la cause de son aliénation. En raison de ses convictions matérialistes, il estimait que les causes profondes ne sont pas d’ordre spirituel mais matériel. Pour les identifier, il était selon lui nécessaire de procéder à une analyse des sociétés et mettre ainsi à jour les rapports qui se trouvent au cœur même de l’économie. Pour Marx, la conscience des Hommes est déterminée par les relations socio-économiques, et non l’inverse. Les institutions et les idéologies sont le reflet des rapports de production. Les privilégiés mettent en place des structures sociales et juridiques qui assurent leur position. Ils entretiennent également des systèmes de croyance afin de rendre les opprimés plus dociles.

Dans le cadre du capitalisme, le travailleur doit vendre sa force de travail au propriétaire des moyens de production. Ses capacités deviennent ainsi une marchandise soumise aux lois du marché. Ce qui implique notamment, la concurrence entre les salariés et le chômage. Comme l’exploitant donne au salarié une somme d’argent inférieure à celle que ce dernier lui permet de gagner, il en retire une plus-value. Il peut ainsi réaliser des profits personnels, accumuler un capital et devenir propriétaire de moyens de production de plus en plus importants.

 
Kart Marx

Pour mettre fin à cette situation, les exploités doivent s’organiser et dénoncer les injustices de manière à les rendre intolérables et hâter ainsi le mouvement de l’Histoire. Ils doivent également s’efforcer de prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat qui n’est qu’une étape vers la société sans classe où, n’étant plus nécessaire, l’état lui-même finira par disparaître. Il n’y aura alors plus de guerres. L’unité entre l’Homme et la nature pourra ainsi être peu à peu réalisée.

Le marxisme semblait pouvoir apporter une réponse à différents problèmes de toute première importance. À l’époque où il est apparu, beaucoup d’Hommes et de femmes se trouvaient malgré eux irrémédiablement coupés du milieu naturel et des coutumes ancestrales. Souvent ils passaient la majeure partie de leur temps face à des machines, simples exécutants d’un travail qui ne portait pas en lui-même sa propre satisfaction. Les réponse traditionnelles ne parvenaient plus à donner un sens à ce nouveau mode d’existence. Une vision neuve à caractère scientifique semblait pouvoir combler ce vide. Le marxisme fournissait un cadre à un grand nombre de ceux qui aspiraient à un monde de justice et de paix …

La mise en pratique de cette théorie a été tentée dans différents contextes. Elle s’est souvent imposée en ayant recours à l’élimination systématique des opposants ou supposés tels, ou même de ceux qui prônaient une autre forme de socialisme. Malgré le dévouement de ceux qui y croyaient, les objectifs n’ont pas été atteints. Partout au contraire, il y a eu pénurie, accroissement de l’aliénation, injustice et perte de tout idéalisme social[2]. Le remède s’est avéré pire que les maux qu’il était sensé guérir. Il est important d’identifier précisément les cause de cette tragédie afin de prévenir celles qui pourraient se préparer, parfois en toute innocence, avec la bénédiction de nombreuses autorités morales. Ce pourrait d’ailleurs être sur des bases diamétralement opposées ou à partir d’un tout autre domaine.

 
Musée du Goulag. Moscou

Mettre l’accent sur l’antagonisme des classes empêche de comprendre la complémentarité des rôles. Cette vision engendre un climat de méfiance qui se propage dans tous les domaines de l’existence. Il en résulte des attitudes qui compromettent toute évolution vers une coopération chaleureuse. Le recours à la lutte armée et l’établissement d’une dictature favorisent les abus de pouvoir. Ils accentuent également la rigidité des rapports sociaux. Dans ces conditions, les personnes nuancées et compréhensives ne sont guère écoutées. Ce sont alors les personnalités les plus combatives qui prennent les décisions. L’évolution vers une société libérée et fraternelle se trouve ainsi durablement compromise. Ici comme ailleurs, le résultat n’est pas indépendant des moyens utilisés.

D’autres critiques du marxisme me semblent mériter un examen. Privilégier l’État au détriment de l’individu décourage les initiatives, engendre la morosité et prive la société d’une grande partie de sa créativité et de ses richesses. Un équilibre des pouvoirs est toujours préférable. L’aspect culturel du marxisme appelle lui aussi quelques réserves. Le matérialisme militant a pour ambition d’apporter la libération à l’individu aliéné. Les chances de réussite sont cependant bien faibles car, si l’on s’en tient à cette vision du monde, on risque fort de se couper de ses aspirations et de ses ressources profondes, ce qui a des répercussions jusque dans les domaines les plus matériels. Le réalisme est souvent invoqué, parfois même en toute bonne conscience, pour se donner le droit de ne pas respecter certaines valeurs fondamentales.

La vie est complexe. Il ne suffit pas de mettre en place un mécanisme rationnellement satisfaisant pour que tout se déroule dans le sens souhaité. L’être humain présente de multiples facettes. Une harmonisation est indispensable, mais aucune ne doit être étouffée ou niée. Malheureusement, beaucoup de constructions intellectuelles mettent l’accent sur un seul aspect de la réalité, produisant ainsi un rétrécissement ou une déformation du regard. Nous ne devons jamais nous laisser impressionner par le brio ou la force de persuasion d’un raisonnement mais considérer l’ensemble de ce qu’il implique. Nous devons également être attentifs aux objections de toute nature qui s’élèvent en nous. Celles qui sont subtiles ou difficiles à formuler ne sont pas les moins importantes.

Une fois mis en application, le marxisme a produit une version cauchemardesque de la société qu’il se proposait de créer. Après avoir représenté l’espoir des lendemains qui chantent, il est devenu un épouvantail que l’on brandit chaque fois que quelqu’un envisage de changer en profondeur les règles du jeu social. Dans sa version actuelle, le libéralisme mise sur l’intérêt bien compris de chacun. Il s’appuie en fait sur nos tendances égoïstes. Comme actuellement celles-ci ne sont plus guère tempérées par des idéaux éthiques, sociaux ou religieux, nous assistons à une concurrence sans merci qui empêche la libre expression de ce qu’il y a de plus humain en nous. En un sens, le libéralisme n’est qu’une transposition de la loi de la jungle sur le plan économique. Il n’a cependant pas les vertus régulatrices de la sélection naturelle, surtout quand les prédateurs ne vivent pas dans le même espace que ceux qu’ils éliminent. Quelqu’un peut hériter d’une immense fortune et être indifférent à ce qui adviendra après lui. Il pourra néanmoins peser sur des décisions qui ruineront une région concurrente ou occasionneront des désastres écologiques irréversibles[non neutre].

 
Il n'y a pas de plus grand esclavage que de faussement croire que l’on est libre.

Dans le système capitaliste, les entrepreneurs qui ne sont pas d’habiles tacticiens se retrouvent facilement hors-jeu. Ceux qui les supplantent n’offrent pas nécessairement des services de meilleure qualité. À cause de la recherche individuelle du profit maximum à court terme, l’apparence est privilégiée au détriment de la qualité réelle. Les conditions de travail sont quelquefois à la limite du supportable. La personne est sacrifiée et le respect de la nature est réduit au minimum acceptable pour éviter les poursuites. Les efforts consentis se limitent généralement à quelques gestes savamment dosés qui visent avant tout à créer une image de marque valorisante. Le libéralisme en vigueur n’encourage pas véritablement le sens de la responsabilité. Étant eux aussi prisonniers de l’implacable logique du système actuel, les décideurs sont quelquefois amenés à réduire leur conscience au silence afin de pouvoir prendre des décisions inhumaines. – Et c’est sans doute rarement de gaîté de cœur ! De leur côté, les employés doivent exécuter des ordres qui vont à l’encontre de leurs convictions profondes ou accepter des tâches ou des conditions peu compatibles avec leur sens de la dignité humaine. Leur conscience professionnelle et le respect d’eux-mêmes s’en trouvent alors fréquemment amoindris. Ceux qui aimeraient vraiment se consacrer au bien commun refusent parfois les compromis qu’ils jugent déshonorants. Leur insertion dans le monde du travail devient alors difficile. Malgré leurs compétences, beaucoup se retrouvent ainsi fortement pénalisés, voire exclus[non neutre].

La toute puissance de l’argent crée des situations totalement artificielles. Les très grandes firmes sont assez puissantes pour influencer les politiques des états. Elles menacent par exemple de se retirer du pays si les dirigeants prennent des mesures sociales ou écologiques qui ne leur sont pas favorables. D’un autre côté, par le biais de la publicité, elles modèlent le psychisme du public pour l’inciter à consommer ce qu’elles trouvent avantageux de produire. À cela, il convient d’ajouter que, de nos jours, l’argent n’est que faiblement investi pour répondre aux besoins de l’économie. Les sommes investies dans la spéculation financière sont des dizaines de fois plus importantes que celles qui sont consacrées à la création des services ou des produits en tous genres. À cause des gigantesques « parties de poker » qui se jouent, des pans entiers de l’économie peuvent ainsi s’écrouler subitement comme des châteaux de cartes[non neutre].

Les règles du jeu économique ne sont pas des lois naturelles[non neutre]. Elles sont nos créations et nous pouvons les changer. N’écoutons pas passivement ceux qui disent qu’il n’y a plus rien à faire ou à espérer. Ceux qui cherchent à nous décourager sont plus dangereux que ceux qui combattent nos idéaux. Leur action sape en nous ce qu’il y a de plus précieux. Il est difficile de résister à leur influence car souvent ils invoquent le témoignage d’experts en tous genres. Ce que ceux-ci disent est cependant très relatif. En tous cas, pour ce qui concerne le futur, ils se trompent presque toujours. L’avenir sera ce que nous voulons qu’il soit. Les inégalités doivent être la conséquence des choix individuels. Le fait qu’elles résultent de conditions arbitraires imposées par l’ordre social est contraire à tout sens éthique. Trop de sécurité nous prive d’expériences enrichissantes et endort la conscience ; mais l’insécurité permanente déstructure l’individu. Miser surtout sur l’égoïsme est manquer de légitime ambition. L’économie doit prendre en compte cette tendance naturelle mais elle doit aussi s’efforcer d’emprunter des voies qui aident à la dépasser. Ainsi, l’humanité pourra être de plus en plus en accord avec les tendances les plus nobles de l’être humain.

 
Rudolf Steiner

Mais existe-t-il une troisième voie qui concilie la liberté d’entreprendre avec l’égalité des chances ? Pour l’instant, rien de véritablement décisif ne semble se dessiner. Une telle synthèse ne peut être réalisée sans l’entrée en jeu du troisième terme de la devise, sans un authentique sentiment de fraternité. Nous sommes tous des êtres humains à part entière avec tout ce que cela implique. Nous devons avoir à cœur de nous organiser pour que chacun ait une chance d’être libre et heureux. Mais pour cela il est nécessaire de replacer la question sociale dans un cadre plus vaste que celui qui nous sert habituellement à la penser. À titre indicatif, voici un résumé d’une proposition susceptible d’apporter quelques éléments de réponse. Elle est l’œuvre de Rudolf Steiner et date de 1919. Il ne s’agit pas d’un projet de société parfaite mais d’un exposé visant à définir ce qui pourrait favoriser la bonne santé de l’organisme social. Les principes sur lesquels il repose peuvent également servir de grille de lecture éclairant le cours des événements. J’ai sans doute apporté à cette synthèse une coloration personnelle, ne serait-ce que par la sélection que j’ai dû opérer pour résumer des conférences qui, une fois transcrites, formaient un volume de plusieurs centaines de pages. Mais l’essentiel se situe bien entendu sur un autre plan. Même lorsque nous essayons de faire preuve d’objectivité, nous pouvons difficilement faire abstraction de nos convictions personnelles. À cause d’elles, à notre insu, une sélection plus ou moins arbitraire s’opère à tous les niveaux.

Le champ social peut être divisé en trois secteurs :

– Le domaine spirituel (ou culturel). Il comprend : les arts, les sciences, la littérature et la philosophie… la psychologie et la religion. À cela, il convient d’ajouter l’éducation et la culture de toutes nos facultés, qu’elles soient physiques, émotionnelles, intellectuelles ou d’autres encore, plus énigmatiques, comme l’intuition. Ici le principe de base est la LIBERTÉ. Chacun doit pouvoir choisir ce qui lui convient et s’associer librement avec d’autres au sein de groupements autogérés, financés grâce à des contributions volontaires.

– Pour tout ce qui concerne l’État et le domaine juridique, c’est le principe d’ÉGALITÉ qui doit s’appliquer. Ici chaque être humain est considéré comme un citoyen et, en tant que tel, il est l’égal de n’importe quel autre. Il jouit des mêmes droits. Quand un vote a lieu, chaque voix pèse de la même manière sur les décisions.

 

– Le secteur économique comprend la production, la circulation et la consommation des marchandises ou des services. Ici c’est l’esprit de FRATERNITÉ qui donne le ton. L’entrepreneur reçoit un capital dont il peut disposer librement à l’intérieur de certaines limites. Celles-ci sont fixées par un organisme constitué par des représentants des trois pôles du corps social. Le salaire est remplacé par une participation aux bénéfices. Il varie en fonction des services rendus. Un minimum est assuré quelle que soit la situation. Les rétributions sont décidées démocratiquement par l’ensemble du personnel. Et il en va de même pour les conditions de travail car ceci concerne la dignité humaine : aucun être humain ne devant être soumis au bon vouloir d’un autre. Pour les décisions concernant directement la production, la situation est toute autre. Celles-ci doivent naturellement être prises par les personnes compétentes après consultation des membres du personnel qui sont directement impliqués.

Une approche globale de l’économie est bénéfique pour tous. À cet effet, des associations réunissant producteurs, consommateurs et intermédiaires doivent être créées. Afin de concilier au mieux les souhaits et les possibilités, elles décident ce qui doit être produit, comment et à quel prix. Elles fournissent également au public toutes les informations dont il a besoin. Beaucoup de gaspillages et de tensions peuvent ainsi être évités.

 
Un autre monde est possible.

Pour un bon équilibre entre ces trois pôles, un principe fondamental doit être respecté: il ne doit y avoir aucune ingérence d’un domaine dans l’autre. Par exemple, la vie culturelle ne doit pas devenir dépendante de l’économie. Afin d’éviter toute orientation irréversible, les accords indispensables seront ponctuels, personnalisés et faciles à interrompre ou à renégocier. Il ne doit pas non plus y avoir de tutelle de l’état sur l’économie ou les différents aspects de la culture même si, bien entendu, les échanges fructueux sont toujours souhaitables. De même toute intrusion du pôle spirituel dans la vie publique est évidemment à exclure. Et, si elles peuvent naturellement exercer une influence au même titre que toute autre, les autorités morales ou scientifiques n’ont pas le moindre droit de s’immiscer dans le libre déroulement des activités du secteur économique. La coordination de l’ensemble des activités s’effectuera par l’intermédiaire d’un organisme réunissant des représentants des trois domaines.

Tout ceci demande bien sûr des modulations. Il n’y a pas d’analyse définitive ni de solution convenant à toutes les situations : il y aura toujours des beaux jours pour les chercheurs.

  1. Le terme capitalisme aurait également pu être employé. Celui que j’ai choisi me semble moins connoté négativement. Son principal inconvénient est d’avoir plusieurs sens. Les valeurs du libéralisme économique sont nettement distinctes de celles qui animent l’esprit libéral au sens large. Celui-ci n’a rien à voir avec les théories économiques : se caractérisant par une authentique largeur de vue dans tous les domaines, il inspire des personnes de multiples tendances.
  2. La seule exception notoire est celle des États indiens du Bengale et du Kerala. Les véritables raisons sont difficiles à déterminer car, du fait de leur autonomie relative, ils doivent en référer à l’Union Indienne et respecter sa constitution.

Les avatars de la psyché moderne modifier

Les connaissances et la bonne volonté ne suffisent pas. Quels que soient nos objectifs, souvent nous échouons par manque d’équilibre psychologique. Existe-t-il des outils capables de nous aider à sortir des ornières où nous sommes enlisés ?

 

La psychanalyse apparaît comme l’une des réponses possibles. Sigmund Freud est généralement considéré comme le fondateur de ce mouvement, même si une partie de la méthode lui a été inspirée par un autre médecin viennois : le professeur Joseph Breuer. Pour Freud, tous nos comportements peuvent s’expliquer à partir des pulsions fondamentales telles que la faim, le besoin de déféquer ou l’instinct sexuel. Ces pulsions proviennent d’excitations corporelles localisées. Elles nous poussent à des comportements visant à réduire à un minimum les tensions qu’elles provoquent. L’énergie accumulée ne peut disparaître : elle doit impérativement s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Lorsque le milieu ne permet pas la satisfaction du désir, il se produit un refoulement de l’énergie de vie et du contenu psychique qui lui est associé. Il se formera ainsi un noyau se développant à l’écart du reste de la personne, à l’insu de la conscience. Son contenu étant soustrait à tout contrôle direct, il est particulièrement influent. Plus tard, en fonction du contexte, la pulsion refoulée réapparaîtra sous forme de symptômes divers : obsessions, angoisse, maladies somatiques... perversions ; ou par l’intermédiaire de rêves ou d’actes manqués tels que les lapsus. Le désir trouve ainsi une occasion de se satisfaire – ou tout au moins de continuer à exister sous une forme déguisée. Une issue peut également être trouvée au moyen de la sublimation. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’états pénibles ou de conduites réprouvées ou incohérentes mais au contraire d’actions gratifiantes, souvent valorisées par le groupe auquel le sujet appartient. C’est notamment le cas pour les compétitions, l’acquisition de connaissances ou la réalisation d’œuvres d’art.

 

Le traitement psychanalytique utilise un procédé qui permet de rétablir le contact avec les situations qui sont à l’origine des troubles. Pour que cet objectif puisse être atteint, le « patient » est invité à dire tout ce qui lui vient à l’esprit, même si cela lui paraît absurde, peu important ou inconvenant. Dans cette situation privilégiée, l’analysant va projeter sur l’analyste les sentiments qu’il a éprouvés dans son enfance. Il aura tendance à se comporter avec lui comme s’il s’agissait de l’une des personnes avec lesquelles quelque chose de déterminant s’est joué, et probablement noué. Les situations ayant entraîné des désordres se trouvent ainsi réactualisées. Les attitudes qui en découlent sont porteuses d’indications précieuses qui permettent d’accéder aux racines du problème. Les interventions de l’analyste se limitent au minimum nécessaire pour mettre sur la voie. Les découvertes de l’analysant pourront ainsi avoir un caractère véritablement personnel. Après avoir pris conscience de ses désirs réels, le sujet pourra décider en connaissance de cause s’il est souhaitable de les satisfaire ou s’il est préférable de les modifier ou d’y renoncer.

La dynamique à l’œuvre dans la cure comporte également un autre aspect. En plus des éclaircissements et des effets thérapeutiques dont bénéficie le patient ou le chercheur, les séances fournissent aux analystes des éléments leur permettant d’élaborer leurs théories. Pour les psychanalystes freudiens, la morale n’est pas la cause mais la conséquence du refoulement. Celui-ci peut provenir de la crainte d’être abandonné ou de ne plus être aimé de ses parents mais aussi – et cette notion est centrale dans l’œuvre de Freud – en raison du « complexe d’Œdipe ». D’après la théorie ainsi nommée, le garçon désire tuer le père pour s’assurer la possession sexuelle de sa mère[1]. De peur d’être castré ou pour éviter un sentiment de culpabilité générateur d’angoisse, il refoule ses désirs. Et les institutions sociales pourraient être expliquées à partir des mêmes bases. Dans la horde primitive, les jeunes mâles se seraient ainsi ligués pour tuer et manger le père. Cette coopération aurait été fondatrice du lien social. Elle aurait rendu possible des réalisations dont chacun pris individuellement était incapable.

 

Freud a eu le mérite de proposer des explications pour un certain nombre de phénomènes apparemment dépourvus de sens. Il nous rappelle que les véritables mobiles de nos actes ne sont pas toujours ceux que nous croyons : des parties de cache-cache se jouent en nous. Grâce à la diffusion de ses théories, les éducateurs sont plus conscients de leur influence sur l’équilibre psychique et les orientations futures des enfants dont ils s’occupent. La sexualité est désormais abordée plus ouvertement. La souffrance psychologique est l’objet d’une écoute plus attentive et ceux dont les comportements sont incohérents ou destructeurs ne sont plus seulement définis par un discours moralisateur ou utilitariste, ils sont également considérés comme des personnes souffrantes ou perturbées, qui peuvent guérir si les causes profondes de leurs troubles sont découvertes. Un autre aspect de l’œuvre de Freud mérite d’être souligné. Au sein de nos sociétés dominées par la technique, le champ psychanalytique préserve un espace de parole où le vécu intime est pris en considération. Il représente également un rempart contre les dérives du scientisme et l’excès de médicalisation. La psychanalyse nous rappelle aussi que la parole est un acte qui nous permet de mettre une distance entre nos problèmes et nous. Ceci est loin d’être anodin car cette élaboration par le langage a en elle-même un effet libérateur qui facilite la découverte de solutions.

La psychanalyse est devenue la principale référence lorsqu’un problème psychologique est abordé. Elle exerce une grande influence dans tous les domaines de la vie culturelle. Au niveau du grand public, les théories sont souvent présentées comme des quasi-certitudes et vulgarisées sous une forme ultra-simplifiée et triviale. Ces versions sont généralement acceptées sans examen critique. Les plus populaires d’entre elles exercent une influence déterminante sur les comportements d’un grand nombre de nos contemporains. Comme la plupart des thérapies, la psychanalyse n’a pas une teneur scientifique très importante. Ceci n’est d’ailleurs pas nécessairement un handicap: l’efficacité des différents types de traitement semble plutôt dépendre des qualités du thérapeute, du degré de confiance du consultant ainsi que l’intensité de son investissement. Il importe cependant d’être conscient du fait que l’on n’a pas affaire à une science. Les différentes courants psychanalytiques s’accordent sur un nombre relativement restreint de points, les théories ne se trouvent pas universellement vérifiées et les prédictions ne se réalisent pas de manière incontestable. Une certain parallèle peut être établi avec les théories politiques. Dans un cas, il s’agit des problèmes de l’individu ; dans l’autre, ceux de la société dans son ensemble. Dans les deux cas, l’adhésion se produit lorsque les propositions répondent à une attente.

 

Le scepticisme à l’égard des thèses de Freud est fréquemment interprété comme une stratégie, généralement inconsciente, nous permettant d’éviter la confrontation avec les parties de notre être qui nous dérangent ou risquent de nous faire souffrir. Bien qu’intimidé, je ne résiste pas à la tentation de formuler quelques réserves. Les éclairages un peu crus pétrifient et atténuent le sens de la profondeur. Ils diminuent notre sensibilité aux nuances et empêchent d’apprécier à leur juste valeur certains éléments discrets mais essentiels. J’ai le sentiment que la psychanalyse produit ce genre d’effets. Toutes disciplines confondues, nombreux sont les théoriciens qui privilégient un aspect de la réalité en lui subordonnant le reste, au prix d’acrobaties intellectuelles parfois prodigieuses.

En réduisant à du pathologique certaines activités difficiles à circonscrire, Freud a peut-être outrepassé son domaine de compétence. Dans un ouvrage tardif, il qualifie la religion de « névrose obsessionnelle généralisée ». Argumenter en faveur de l’athéisme est légitime. Cette liberté doit même être protégée. Mais condamner sans appel l’unique issue de secours de ceux qui n’ont parfois plus d’autre soulagement à espérer ; voilà qui semble peu amical, surtout de la part d’un médecin qui ne croyait pas que l’être humain avait la possibilité de se transformer en profondeur. Compte tenu du peu de certitudes que nous pouvons avoir dans ce genre de domaine, c’est de toutes manières une affirmation imprudente. Rien ne nous autorise à exclure absolument la possibilité qu’il puisse exister un supra-conscient : un degré de conscience plus fondamental, plus lumineux et plus fécond que celui de la conscience ordinaire. La psychanalyse des œuvres d’art pose elle aussi quelques problèmes. Elle est faite sans l’accord des créateurs, dévalorise fortement leur travail et concerne généralement des personnes que Freud n’a jamais rencontrées. Il me semble que, d’un point de vue déontologique, une telle démarche est également discutable.

En présentant les activités supérieures comme de simples adaptations de pulsions qui n’ont pas trouvé le moyen de s’exprimer directement, Freud met en quelque sorte « cul par dessus tête » la traditionnelle hiérarchie des valeurs. C’est une conséquence inévitable de ses théories même si par ailleurs, il défend le modèle moral habituellement en vigueur en Occident. Il y a toujours plusieurs façons d’expliquer un phénomène. Tout expliquer à partir du plus simple n’est pas le seul choix possible. Les briques existent avant que la maison soit construite, mais elles ont été confectionnées car il existait un projet d’édifice. Toute la question est de savoir s’il en est de même pour les êtres vivants ?

Dans la pensée indienne, l’être humain est comparé à un attelage qui évolue sur les chemins de l’existence. La voiture correspond au corps. Les chevaux sont l’élément dynamique : ils symbolisent les désirs, les émotions et les sentiments. Le cocher avec ses cartes et son savoir-faire représente l’activité mentale. Mais les uns et les autres n’existent que pour les besoins et la joie du passager qui réside dans l’espace intérieur de la voiture : la personne dans son essence même, la psyché véritable. À des degrés divers, chaque partie est une manifestation de la même énergie consciente de base. Présente dès le départ sur ce terrain de jeu qu’est le monde, elle parvient à s’exprimer de mieux en mieux. Une telle conception n’a évidemment rien de scientifique, mais elle s’accorde assez bien avec l’impulsion que nous sentons à l’œuvre en nous et en tout, en dépit des éclipses, des brumes et des mortes saisons. En comparaison, je dois l’avouer, malgré les indéniables mérites qu’elle semble avoir, je trouve l’œuvre de Freud plutôt déprimante, surtout si l’on en tire toutes les conséquences. J’ai même le sentiment qu’elle a dû contribuer au malaise présent dans notre civilisation.

 

Un bouleversement était sans doute nécessaire pour que chaque individualité puisse prendre conscience de ses propres désirs par delà les conventions de toute nature. En attendant que le balancier trouve une position d’équilibre, nous assistons à un conformisme inverse des précédents. C’est seulement un autre genre de tendances qui est refoulé. Tel est notamment le cas pour l’idéalisme, la recherche d’une transcendance ou les sentiments désintéressés. L’œuvre de Freud a rendu temporairement suspectes ces manifestations de l’esprit humain. Lorsque des aspirations sont encore à l’état embryonnaire ou peu développées, elles peuvent facilement être découragées. Quand les sentiments élevés portent l’étiquette « illusion », fournir un effort pour se hisser à ce niveau devient superflu. Le risque de médiocrité affective est réel car il ne reste plus guère de raisons de se surpasser.

La cause des déséquilibres psychiques étant actuellement très largement attribuée à des incidents survenus dans la petite enfance, l’action éducative des parents est bien souvent regardée sous l’angle des effets pathologiques qu’elle peut induire. L’aspect humanisant de leur apport passe alors au second plan. Ils apparaissent ainsi moins dignes de respect, et les valeurs qu’ils cherchent à transmettre ne sont plus guère accueillies comme des dons, certes imparfaits mais précieux. Quant à la construction de soi, on chercherait en vain une base non arbitraire sur laquelle l’entreprendre. Par l’intermédiaire du principe de déterminations multiples, Freud accorde bien une place à la responsabilité personnelle mais, si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que, dans le système qu’il a construit, elle est dépourvue de point d’appui. Dans de tels sables mouvants, même la notion de personne finit par être engloutie.

Dans tout mouvement de libéralisation, il est difficile d’être sélectif. Dès qu’une ouverture est pratiquée, les tendances perverses ou brutales tentent de s’engouffrer en même temps que les désirs légitimes. Et il n’est pas rare qu’ils y parviennent car nous confondons souvent explication et justification. La crainte des conséquences du refoulement diminue la tolérance aux frustrations. Ceci peut provoquer un durcissement des relations humaines ou inciter à les réduire au minimum. C’est par contre une aubaine pour la société de consommation qui prospère grâce à l’exaltation des désirs de toutes sortes et qui trouve ainsi l’occasion d’écouler des monceaux de gadgets ainsi que les innombrables accessoires qui sont sensés augmenter le prestige ou le pouvoir de séduction. Les sentiments profonds paraissent désormais une valeur moins sûre que les désirs : dans beaucoup de milieux. ils sont même devenus un sujet tabou. La menace du retour du refoulé décourage les tentatives de maîtrise de soi au moyen de la volonté. Beaucoup en arrivent ainsi à douter exagérément d’eux-mêmes ; ce qui les rend vulnérables face aux manipulateurs de tous ordres. Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs véritables sentiments pour suivre des voies que par la suite ils regretteront d’avoir empruntées. Veillons à préserver notre intégrité en toute occasion ! À trop prendre au sérieux les discours des experts en relations humaines, nous risquons de nous priver d’une relation au monde véritablement personnelle. En portant sur notre être intime un regard soupçonneux, nous perdons le minimum de spontanéité nécessaire pour que l’amour ne soit pas un problème à élucider mais une aventure poétique et profondément libératrice.

 

L’œuvre de Freud n’était qu’un point de départ, un tournant important dans l’Histoire des idées. De nombreux courants sont ensuite venus enrichir le champ psychanalytique[2] ; chacun apportant un regard nouveau ou incitant à mettre entre parenthèses ce qui semblait arbitraire. En ce début du troisième millénaire, les « médecins de l’âme » ont à leur disposition un grand nombre de grilles explicatives. L’éventail des possibilités s’est considérablement élargi, notamment grâce aux progrès réalisés dans la connaissance du cerveau. Les thérapeutes s’appuient également sur des conceptions et des méthodes provenant d’autres cultures, en particulier orientales, là où les relations entre le corps et le psychisme n’ont jamais cessé d’être cultivées consciemment.

Dans les grandes lignes, un certain consensus semble se dessiner. Pour que des troubles psychiques apparaissent, plusieurs conditions doivent se trouver réunies. Le terrain joue un rôle non négligeable : au départ, les capacités de résistance ne sont pas les mêmes chez tous. De plus, les souffrances et les traumatismes laissent des traces biologiques qui peuvent perturber durablement les systèmes de régulation et diminuer l’aptitude à réagir efficacement. Le milieu est lui aussi important : les différentes stimulations ont des effets équilibrants ou sont source de tensions. Certains théoriciens considèrent que la maladie ne concerne pas seulement la personne qui souffre mais qu’elle exerce une fonction réparatrice pour l’ensemble du groupe qui peut ainsi conserver sa cohésion grâce à cette soupape de sécurité. Une partie de la responsabilité des désordres est attribuée aux choix personnels. De nombreux troubles pourraient provenir de croyances erronées, d’erreurs d’appréciations ou de généralisations abusives. Certaines conduites ou « styles de vie » peuvent ainsi s’être implantés à la lueur de faibles indices, à une époque où le langage articulé n’était pas encore accessible à l’enfant. Ceci expliquerait pourquoi la parole a parfois si peu d’effet. La première tâche du thérapeute sera donc d’amener le consultant à prendre conscience de ses conceptions fausses, de ses attentes démesurées ou de ses craintes exagérées. Il pourra ensuite proposer des alternatives plus adaptées.

 

De nos jours, l’origine sexuelle des troubles semble moins fréquente que du temps de Freud. Les causes probables sont plutôt un déficit d’estime de soi, la crainte de ne pas être à la hauteur ou la difficulté de trouver en soi une base sûre. Le malaise psychique survient lorsque le moi est insuffisamment construit pour faire face aux difficultés auquel le sujet se trouve confronté. Beaucoup de dépressions seraient ainsi dues au fait que le sujet se trouve dans l’impossibilité de choisir entre plusieurs options, notamment entre ce qu’il sent devoir être fait et ce que la société attend de lui, parfois aussi entre telle ou telle tendance ou stratégie (faire face ou fuir, par exemple.) À l’origine de beaucoup de dépressions, on retrouve des peurs, des frustrations ou des colères persistantes. Si quelqu’un ne parvient pas à se réaliser de manière positive, il est prêt à employer tous les moyens même suicidaires pour affirmer son moi. Le conscient et l’inconscient œuvrent dans le même sens : la persistance des symptômes est souvent due aux bénéfices secondaires que la personne souffrante retire de son état.

L’épisode dépressif peut également être regardé comme une sorte d’épreuve initiatique ou de « rite de passage ». À cause de lui mais aussi grâce à lui, nous sommes placés dans une situation déstabilisante qui nous incite à reconsidérer notre vision du monde et à modifier certaines de nos habitudes. Bien utilisée, l’énergie du désespoir peut briser les murs d’une prison plus ou moins dorée dont on ne parvient pas à sortir en douceur.

Souvent, sans doute, des causes de diverses natures se conjuguent. Certaines sont tout simplement d’ordre chimique. L’accroissement du nombre de dépressions est quelquefois attribué à la pollution ou aux effets secondaires de médicaments. Dans l’approche contemporaine, une distinction est faite entre les symptômes ou les comportements et la personne elle-même. – Ceci s’applique à tous les cas, quelle que soit la nature du désordre. Même gravement atteint, le malade peut ainsi conserver toute sa dignité ainsi que ses droits, dans la mesure du possible. Sa personnalité n’est d’ailleurs plus considérée comme une entité déterminée une fois pour toutes mais comme une formation à géométrie variable qu’il est possible de faire évoluer consciemment. La situation actuelle est néanmoins loin d’être idyllique. L’excès de zèle, les médicaments inadaptés et l’étiquetage des personnes, transforment parfois en maladies des réactions saines à des situations particulièrement douloureuses ou difficiles à accepter. Certains thérapeutes ont tendance à se faire les avocats inconditionnels des patients qui se posent ainsi exagérément en victimes. Les relations avec les proches se trouvent de ce fait faussées, ou alors les problèmes se trouvent repoussés dans le champ social. L’inverse est également vrai : les sociologues et les dirigeants politiques ne sont pas toujours conscients des conséquences psychologiques de leurs déclarations ou des mesures qu’ils prennent.

 

Chacune de ces conceptions a sa propre logique mais ne s’accorde pas nécessairement avec d’autres, pourtant tout aussi convaincantes de prime abord. Comment déterminer celles qui sont adaptées à notre situation ? Nous pouvons commencer par faire un tour d’horizon : nous verrons ainsi desquelles nous nous sentons le plus proche. Cela nous aidera aussi à prendre plus précisément conscience de ce que nous cherchons. En confrontant les points de vue et en superposant les différentes grilles de lecture, nous diminuerons les risques de faire fausse route. Les excès des uns peuvent être corrigés ou complétés par ce que d’autres proposent. Nous puiserons dans chaque théorie tous les éclaircissements qu’elle peut nous offrir, mais nous ne suivrons pas son auteur lorsqu’il cherche à rapetisser ou à déformer les thèses qui ne cadrent pas avec le système sur lequel il s’appuie. Nous éviterons ainsi l’emprisonnement qui nous ferait perdre les bénéfices que nous pouvons en retirer par ailleurs. Ainsi, toutes les solutions resteront accessibles et nos aspirations trouveront plus aisément un terrain d’expression.

  1. Pour les filles, la situation est naturellement différente mais en partie symétrique. Il n’y a pas de crainte de castration car la perte a déjà eu lieu. À ceci est associé un sentiment de culpabilité et le désir de phallus. Ici, le désir d’inceste se manifeste en direction du père.
  2. J’ai passé sous silence les autres psychanalystes car cela aurait donné au chapitre une trop grande complexité. C’est évidemment regrettable, notamment dans le cas de Carl Gustav Jung ou d’Alfred Adler. Mais leur accorder une place exiguë n’aurait pas été leur rendre justice: l’œuvre de ces pionniers est bien trop importante pour n’être évoquée qu’en passant.

Si par hasard… modifier

Comprendre le phénomène de l’évolution est d’une importance considérable. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir reconstituer l’Histoire de la vie : notre avenir est également en jeu. Les conclusions auxquelles nous parviendrons détermineront le genre de moyens auxquels nous pouvons faire appel pour transformer notre existence.

 

À chaque génération, des individus naissent différents des autres. Ces particularités ont généralement un caractère défavorable. Il peut cependant arriver qu’elles présentent un avantage pour celui qui en est porteur. Dans la situation de concurrence où se trouvent les êtres vivants, ses chances de survie seront augmentées et il parviendra plus facilement à se « reproduire ». Il en ira de même pour ses descendants. Avec l’accumulation des variations, des espèces nouvelles apparaîtront, de mieux en mieux adaptées aux conditions du milieu et disposant d’un meilleur équipement pour se nourrir, affronter les concurrents ou se perpétuer. Tel est le principe de l’évolution des espèces au moyen de la sélection naturelle. Cette théorie est l’œuvre de Charles Darwin. Elle doit beaucoup à son inventeur, mais le terrain avait déjà été bien préparé par les travaux des naturalistes qui l’avaient précédé. Darwin vivait au XIXe siècle. À son époque, les processus de l’hérédité étaient peu connus. Aujourd’hui, grâce aux progrès d’une science toujours en mouvement, tout semble indiquer que ces variations sont dues aux mutations génétiques ou à des modifications de leurs modalités d’expression.

Mais quelle est la véritable origine de ces mutations ? Est-ce, dans tous les cas, une anomalie survenant de manière totalement aléatoire, une simple perturbation accidentelle des processus ? Le hasard et la sélection naturelle sont ils seuls responsables de l’évolution des espèces ? N’y a-t-il pas d’autres facteurs qui jouent également un rôle ? La question mérite d’être posée car si nous acceptons intégralement la théorie, nous devons tirer toutes les conséquences qui en découlent.

Si c’est réellement par pur hasard que des formes de vie de plus en plus complexes sont apparues, nous ne sommes finalement qu’un assemblage temporaire de molécules qui doit son existence à un simple concours de circonstances. Nous sommes alors, selon la formule désormais célèbre : des automates qui s’ignorent. Les Hommes sont complexes et peu prévisibles certes, mais inexorablement soumis aux lois de la nature jusque dans les moindres détails de leurs comportements. Le sujet n’est qu’un simple centre de coordination de phénomènes qui se sont trouvés réunis au terme d’une longue suite de hasards et qui sont maintenus en raison d’une certaine stabilité. Le « je » ne fait que s’attribuer les conclusion auxquelles sont parvenus automatiquement les assemblées de neurones. Lui-même n’est qu’une fonction assurée par un de ces circuits. Dans ce réseau très dense de déterminismes sur fond de hasard, il n’y a pas le moindre espace pour un moi autonome – à moins, bien sûr, de faire intervenir une autre dimension. N’étant rien par elle-même, la personne n’a que le statut que le groupe veut bien lui accorder. Et celui-ci dépend des intérêts et des conceptions de ceux qui se trouvent dans une position influente. Ce statut peut d’ailleurs être remis en question à tout moment. Le risque va en grandissant car les bouleversements sociaux et techniques nous conduisent sur des terrains où les repères culturels n’ont plus guère de prise. Face à de graves problèmes, au nom du réalisme ou pour le bien de l’espèce humaine, on peut très bien en arriver à balayer certaines formes de sensibilité sous prétexte que, dans le cas présent, il s’agit d’un luxe trop coûteux ou des vestiges d’une humanité encore gouvernée par des conceptions irrationnelles.

 

Du point de vue de la sociobiologie, l’altruisme n’est pas essentiellement différent de l’égoïsme : tous nos comportements ont pour seul mobile l’intérêt personnel. Nous sommes inexorablement "programmés" pour cela. Aux dernières nouvelles, si nous aidons quelqu’un au péril de notre vie, c’est pour préserver le stock de chromosomes que nous avons en commun. Si le hasard et la nécessité sont seuls responsables de l’évolution, l’intelligence elle-même n’est qu’une propriété fortuite de certaines cellules : elle aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Elle n’a été conservée que parce qu’elle favorisait la survie ou la reproduction des organismes qui en étaient porteurs. Si tel est bien le cas, il n’existe en nous aucun élément nous permettant de sortir de la logique de ce qu’on appelle « la raison du plus fort. » La stratégie et les conclusions de ceux qui ont survécu deviennent la référence, l’étalon du vrai, du bien ou du beau. De plus, si tout est interdépendant, il n’y a évidemment pas de place pour l’initiative individuelle et la liberté. Il y a bien une partie de nous-même qui a le sentiment d’utiliser le milieu en fonction d’objectifs personnels mais, au regard d’un darwinisme conséquent, elle aussi n’est qu’un mécanisme aveugle. De même, nous ne choisissons pas nos tendances, nos désirs ou nos aspirations : eux aussi font partie des données qui s’imposent à nous.

Que nous reste-t-il alors en propre ? Plaisir et souffrance sont eux-mêmes des phénomènes biochimiques qui doivent leur existence à une suite de mutations fortuites et qui ont perduré à cause des avantages qu’ils présentaient pour la survie de l’espèce. Et c’est aussi le cas pour la joie et le sentiment de plénitude. Face à ce non-sens, des accès de désespoir peuvent survenir. Mais, conformément à la théorie, il s’agit de simples réflexes conditionnés par des réactions chimiques, et rien de plus. Quel que soit le domaine, d’une extrémité à l’autre de la gamme, toutes les positions et les états d’âme se valent. Même la notion d’utilité perd elle aussi tout fondement car objectivement rien n’est particulièrement souhaitable.

Nous retrouvons ici une des caractéristiques de la pensée matérialiste en général. En prenant la matière pour seule base acceptable, nous arrivons à des conclusions formellement logiques mais qui sont en décalage complet avec notre manière d’être au monde. Même le matérialiste le plus convaincu a le sentiment qu’il y a en lui, non pas seulement quelque chose mais quelqu’un qui veut, éprouve et pense. Et il n’a pas la moindre intention de changer d’optique.

 

Une réflexion s’impose. Quand nous utilisons le mot hasard, de quoi parlons-nous exactement ? Ce terme désigne ce qui est imprévisible, ce qui ne s’inscrit pas dans le cadre d’un système ordonné, ce qui n’est le fruit d’aucune intention. Un événement est dit aléatoire lorsqu’il se situe à la rencontre d’au moins deux séries de causes totalement indépendantes l’une de l’autre. Il reste à déterminer si, dans le cadre de l’évolution, les causes sont effectivement indépendantes ou si plutôt, dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne voyons rien qui puisse les relier. Précisons d’abord un fait important : en mathématiques, il est impossible de démontrer qu’une suite est aléatoire. Il est toujours possible de supposer un ordre qui échappe à nos investigations. La science ne peut pas prouver que quelque chose n’existe pas. Elle peut seulement indiquer que cela n’a jamais été mis en évidence et que l’on peut expliquer ce qui est observé sans avoir recours à cette hypothèse. Aucune certitude ne peut en être déduite. L’Histoire des sciences montre qu’en général[1], plus notre connaissance progresse et plus la part attribuée au hasard diminue. Des relations cachées apparaissent là où semblait ne régner aucun ordre. Le hasard n’est souvent qu’une notion fourre-tout permettant de meubler l’espace inconnu entre deux registres de connaissances. C’est même quelquefois le joker que l’on appelle à la rescousse, le paravent providentiel qui donne un statut respectable à notre ignorance.

La plupart du temps, les êtres humains accroissent leurs possibilités en raison des mobiles plus ou moins conscients qui les animent. L’intention[2] est-elle vieille comme le monde ou a-t-elle seulement fait son apparition à partir du moment où le système nerveux a atteint un degré d’évolution suffisant pour permettre l’anticipation et le désir ? Les plantes ne possèdent pas de neurones mais des expériences laissent supposer qu’elles auraient la faculté de se souvenir de la façon dont une personne les a traitées et qu’un comportement approprié en découle. Ainsi, quand elles se trouvent remises en présence d’un expérimentateur persécuteur, elles ont tendances à se rétracter ; si au contraire, il s’agit d’une personne leur ayant prodigué des soins, elles s’ouvrent ou se tournent légèrement dans sa direction.

Que les fluctuations du vide primordial aient pu, par une simple suite de hasards, donner peu à peu naissance à des êtres capables d’inventer, de créer, d’aimer et de se poser des questions sur le sens de la vie : cela tient véritablement du prodige. Vraiment, le hasard a bien fait les choses ! Aucun tribunal ne croirait quelqu’un qui attribuerait ainsi au hasard une longue série de phénomènes orientés. À tort ou à raison, le jury soupçonnerait quelque intention cachée[3].

Nous revenons de loin. Nous devons notre existence au fait que les conditions initiales possédaient un ensemble de caractéristiques permettant l’apparition de la complexité. Ceci concerne une trentaine de paramètres. La probabilité qu’il en soit ainsi n’était que de 1 divisé par 10 à la puissance 504. Elle est à peu près équivalente aux chances de succès d’un archer qui, les yeux bandés, tenterait d’atteindre une cible de 1 cm de diamètre située aux confins de l’univers connu ; c’est-à-dire à des milliards d’années lumière. Il est évidemment possible de supposer qu’il existe une multitude d’univers stériles. Et celui que nous habitons se trouverait par hasard posséder les conditions requises pour évoluer jusqu’à l’émergence d’une vie consciente. Ce n’est pas impossible. C’est cependant une hypothèse qu’aucun indice ne vient étayer pour l’instant. Et tout au long de l’évolution, on rencontre de nombreux exemples qui incitent à s’interroger. C’est notamment le cas pour la coopération entre les espèces, les activités de type artisanal et agricole auxquelles s’adonnent certains insectes, ou l’aptitude à s’orienter grâce aux étoiles que l’on observe chez les oiseaux. L’intégration des acquis soulève elle aussi quelques questions. Pour présenter un avantage, il ne suffit pas qu’une mutation soit favorable ; il faut également que les bénéficiaires adoptent fortuitement un comportement qui la rendent utile. Si, afin d’y voir plus clair, vous demandez à un neo-darwinien comment ces capacités sont apparues et de quelle manière de tels ajustements ont pu s’opérer, cet Homme de science vous répondra probablement sans l’ombre d’une hésitation : « Le hasard, vous dis-je, le hasard ! »

 

Cette réponse officielle ne satisfait évidemment pas tout le monde. Une partie du public et du monde scientifique, continue de se poser des questions. Deux d’entre elles me semblent résumer le cœur des débats. Je les formulerais pour ma part en ces termes: « Les processus génétiques et la sélection due au milieu sont-ils les seuls agents de l’évolution ? » « N’y a-t-il véritablement aucune possibilité d’hérédité des caractères acquis ?» Pour tenter d’y répondre, un certain nombre de données doivent être prises en compte. L’expression des gènes et la fabrication des protéines dépendent des autres composants de l’ovule et des spermatozoïdes des géniteurs. L’état affectif dans lequel se trouve l’organisme de la mère aura une influence sur la production d’hormones. Son mode de vie, ses goûts, sa façon de concevoir le monde ne seront pas non plus sans conséquences : eux aussi détermineront dans une certaine mesure le déroulement des processus bio-chimiques. Peu ou prou, les choix effectués par les deux parents depuis leur naissance joueront de ce fait un rôle dans l’hérédité. Les besoins et les aspirations individuelles ont donc, par ce biais, une influence sur le développement de générations futures. Et si la même orientation persiste durant plusieurs générations, il pourra se produire une stabilisation des caractères ainsi acquis.

Toute conclusion prématurée est à éviter : aucune piste ne doit être acceptée ou rejetée a priori. Certaines causes peuvent être subtiles ou se présenter sous une forme difficile à identifier. Nos sens et notre intelligence remarquent seulement ce qui est présent par intermittences. Si des éléments sont distribués de manière homogène, nous pouvons difficilement en prendre conscience. De plus, des événement déterminants peuvent se produire sans laisser de trace. On ne peut pas toujours se fier aux apparences. Ainsi, dans les fractales, une opération simple, répétée un grand nombre de fois peut donner lieu à des développements complexes qui paraissent chaotiques. Le fond même de notre démarche est peut-être à revoir. Il ne suffit pas de connaître les détails d’un tableau pour réussir à le comprendre. Se tenir à une certaine distance est nécessaire pour saisir la juste relation entre les éléments, parvenir à acquérir une authentique vision d’ensemble et découvrir le sens de l’œuvre. Dans le cas de la vie, l’entreprise est malaisée car nous sommes partie prenante: l’Homme est lui-même un élément de l’univers qu’il cherche à comprendre.

L’évolution fait intervenir en même temps différents niveaux d’organisation emboîtés les uns dans les autres. Il n’est pas impossible que, par un phénomène de résonance vibratoire, il y ait transmission de l’un à l’autre. Nous entendons seulement du bruit, là où en réalité il y a peut-être de la musique. Les invitations à une attention plus fine et plus ouverte ne manquent pas. À cause de leur pouvoir structurant, les mathématiques constituent une sorte de trame qui, à l’échelle universelle, opérerait d’une manière analogue à celle du code génétique. Il existe notamment des régularités, des cohérences attribuées à ce qu’on appelle des « attracteurs étranges » : des sortes d’algorithmes qui favorisent l’apparition de formations particulières[4]. Signalons également le cas des structures dissipatives : ces phénomènes d’auto-organisation qui apparaissent au sein des systèmes ouverts, lorsque ceux-ci se trouvent loin de l’équilibre.

 

La réalité ne consiste pas seulement en données que nous pouvons constater. Elle comporte aussi des possibilités qui peuvent se développer grâce à notre contribution. La civilisation indienne attribue une grande importance à la notion d’énergie créatrice consciente ; celle-ci étant tout la fois : source, constituant et moteur de tout ce qui existe. Dans notre monde évolutif, elle se plonge dans une sorte de transe. S’abandonnant tout d’abord au sommeil profond de l’ignorance, elle crée des formes de plus en plus élaborées au fur et à mesure de son réveil. C’est le jeu de la vie : une œuvre d’art qui déploie des trésors d’imagination et fait appel à tous les registres de la sensibilité et de la conscience. Chaque participant gravit l’un après l’autre tous les degrés de l’évolution. Cette odyssée a lieu grâce à des véhicules globalement de plus en plus perfectionnés, construits à partir de ce qui est disponible dans le milieu. Les éléments déjà existants sont modifiés ou transformés au point de changer de nature. À chaque étape, le chemin est tracé en fonction des particularités locales et des conditions du moment. Il y a effectivement un caractère imprévisible des détails, mais dans les grandes lignes, l’évolution semble créer au sein de la matière une richesse et une liberté de plus en plus grandes. En règle générale, il y a un accroissement de la conscience, de la sensibilité et de la maîtrise des conditions du milieu. Il ne s’agit pas d’un voyage organisé mais d’une vraie aventure. Selon toute vraisemblance, nul ne sait donc par où la vie passera ni quels véhicules seront mis au point.

Le hasard a bien sa place mais il n’est pas primordial. Tout comme le jeu fonctionnel entre le moyeu et la roue, c’est lui qui permet l’autonomie relative mais suffisante des parties. Grâce à lui, rien n’est joué d’avance. En chinois, le même caractère signifie à la fois hasard et liberté. Conjuguée à d’autres facteurs, la diversité génétique permettrait de tester d’innombrables solutions. Il s’agit évidemment de conceptions ne relevant pas de la science et ne pouvant être démontrées de manière indubitable. Il y a d’ailleurs plutôt lieu de s’en réjouir car, pour la beauté du jeu, il est bon que subsiste une part d’incertitude. C’est la condition nécessaire pour l’émergence d’une véritable individualité: celle qui invente sa propre relation au monde et prend des risques. Chaque prise de position peut être lourde d’implications. Si l’existence n’a pas véritablement de sens, beaucoup de sens-interdits deviennent inutiles. Dans un premier temps, la disparition des limitations a quelque chose de grisant. Elle donne le sentiment de retrouver enfin un ordre naturel longtemps altéré par les partis-pris. Mais cette ivresse est de courte durée : lorsqu’on laisse le champ libre aux impulsions contradictoires qui nous habitent ou nous traversent, il faut s’attendre à des accidents de parcours à grande échelle. Si par contre le monde recèle un sens indépendant de celui que l’Homme veut bien lui attribuer, il est souhaitable que notre action le respecte et s’en inspire. Nous pouvons être amenés à procéder à des transformations qui modifient considérablement l’ordre existant et les moyens d’expression de la vie. Mais l’orientation générale doit être préservée.

La remise en cause introduite par Darwin a été salutaire. Croire qu’un maître-d’œuvre a tout planifié n’incite pas à prendre des initiatives de grande envergure pour améliorer les conditions de vie. Par dessus tout, peut-être, comme les autres thèses matérialistes, le darwinisme a un immense mérite : celui de poser clairement les termes des alternatives à partir desquelles chacun peut se déterminer. Beaucoup d’illusions ont été dissipées. Il est désormais devenu évident que, pour connaître la nature de la réalité, les théories et les croyances ne suffisent pas. Pour parvenir à quelque chose de concluant, il est nécessaire d’adopter un type de recherches où l’on s’engage avec la totalité de soi-même.

  1. Il existe une exception de taille : le « flou » quantique. Mais là, l’indétermination paraît d’un autre ordre. Le comportement individuel des entités est imprévisible mais le comportement global du système peut être prédit et évalué avec une très grande précision. – À cette échelle nous frôlons sans cesse la quadrature du cercle et la plupart des constructions du sens commun se trouvent remises en question.
  2. L’hypothèse d’un projet global ne doit pas être un argument permettant d’étayer une théorie scientifique. Mais, si l’on aborde la question de l’évolution dans un cadre plus général, elle ne doit pas être écartée sans avoir été réfutée de manière incontestable.
  3. Si, comme le pensent certains, le monde est animé par un esprit qui tient à voyager incognito, la meilleure façon d’y parvenir est de faire en sorte que l’on pense qu’il n’existe pas. Si un tel être existe, il s’ingénie sans doute à effacer les traces de son passage. Pour qu’on ne soupçonne pas son existence, il doit également recouvrir d’un voile tout ce qui pourrait trahir sa présence.
  4. Il n’est pas impossible que cela puisse s’expliquer par le fait que les systèmes que nous construisons à partir des mathématiques ont presque inévitablement un caractère homogène.

L’approche scientifique modifier

Malgré les inquiétudes suscitées par certaines de ses applications, la science est aujourd’hui l’autorité la moins contestée. Cette confiance est principalement due aux fait que les méthodes utilisées par les scientifiques réduisent au maximum les risques d’erreurs. Trois étapes principales peuvent être distinguées :

  • Observation minutieuse des phénomènes,
  • Vérification réfutabilité possible grâce à la réexpérimentation.
  • Élaboration de théories à partir de généralisations et d’hypothèses,

Les théories sont des constructions intellectuelles qui tentent de représenter la réalité d’une manière aussi fidèle que possible. Les prédictions doivent concorder avec les observations effectuées sur le terrain ou en laboratoire. Après un examen critique et une confrontation avec le reste du savoir, la théorie pourra éventuellement être acceptée par la communauté scientifiques et considérée provisoirement comme non fausse. Si une autre plus satisfaisante voit le jour, l’ancienne sera abandonnée. Une fois rassemblées, les théories permettent de construire un récit vraisemblable donnant au public une représentation du monde et pouvant servir de base à la réflexion et à l’action. Comme il offre de nombreuses garanties, ce mode de connaissance permet l’existence d’un langage universel et l’élaboration de conceptions communes à l’ensemble de l’humanité. Par delà les frontières et malgré les différences d’opinion, un authentique partage peut ainsi avoir lieu. Il existe des exceptions mais elles sont plutôt rares. La science peut être un extraordinaire instrument au service de l’évolution. Au fur et à mesure qu’elle progresse, nous avons accès à des domaines et des possibilités que nous ne pouvions guère soupçonner. Peu à peu, notre vision du monde s’élargit et se transforme, nous découvrons les limites du sens commun et de nouvelles énigmes apparaissent.

 
Cité des Arts et des Sciences, Valencia, Espagne

Pour l’Occident contemporain, la nature est indifférente au sort de l’Homme. Celui-ci ne peut donc compter que sur lui-même pour améliorer ses conditions de vie. Les applications de la science répondent en partie à cette aspiration. Dans toutes sortes de domaines, la technique permet d’accomplir de véritables prodiges : elle a déjà enrichi la réalité d’une foule de choses que l’on croyait impossibles. Beaucoup d’inégalités naturelles peuvent ainsi être compensées. Nous sommes également moins démunis devant la souffrance. D’une façon générale, on peut dire que, pour un grand nombre de personnes, la vie est devenue moins dure et plus agréable. Malheureusement, dans le sillage de la technique, de nombreux problèmes nouveaux ont surgi : menace nucléaire, pollutions de toute nature, disparition d’une multitudes d’espèces, diminution préoccupante des forêts tropicales et appauvrissement des sols. Les risques de dérèglement climatique sont importants et l’on redoute la création de situations irréversibles pouvant résulter des manipulations de gènes ou de virus. Au stade actuel, il n’est pas possible de dire si, par l’intermédiaire de la technique, la science aura été une source incomparable de bienfaits ou au contraire un cadeau empoisonné, finalement responsable de terribles calamités. Tout dépend encore de l’orientation que nous lui donnerons. Les inquiétudes ne viennent d’ailleurs pas seulement des risques de catastrophes. Plus ou moins confusément, beaucoup ont le sentiment que l’omniprésence de la technique met en péril quelque chose d’essentiel, comme si, au-delà d’un certain seuil critique, notre humanité pouvait se perdre.

Les scientifiques sont des hommes et des femmes comme les autres. Ils ne refusent pas les honneurs qui leur sont rendus en tant que bienfaiteurs de l’humanité. Ils ont par contre tendance à minimiser leur rôle lorsque leurs découvertes donnent lieu à des applications aux conséquences regrettables. En donnant des allumettes à un jeune enfant, on prend le risque de le voir déclencher un incendie. C’est un peu ce que font les scientifiques qui se réfugient derrière des formules telles que : « à chacun son rôle. » Ne nous berçons pas d’illusions : l’humanité n’a pas encore atteint l’âge de raison. Quelle que soit notre situation, la responsabilité est pour nous comme le mistigri : cette carte indésirable que chacun essaie de refiler à son voisin. Pour nous protéger mutuellement contre la peur d’avoir à répondre des conséquences de nos actes, nous construisons des systèmes ingénieux où chacun dépend des décisions d’un supérieur ou d’un groupe à qui il a des comptes à rendre. En cas de problème, chacun peut ainsi renvoyer les plaignants vers d’autres qui feront de même. C’est regrettable pour tout le monde car on ne devient libre que si on accepte de regarder en face les conséquences proches ou lointaines de ses actes et si l’on assume de bon cœur la part de responsabilité qui nous revient.

La science et la technique peuvent favoriser l’évolution de la conscience et faciliter la mise en place d’un plus grand art de vivre. Hélas ! elles peuvent tout aussi bien être au service de l’horreur. L’expérience montre que ce que l’Homme fait subir aux animaux, il finit par se l’appliquer à lui-même, insidieusement ou dans des circonstances exceptionnelles. D’abord, par inconscience ou par opportunisme, quelqu’un fait un petit pas dans une certaine direction. Cela pose bien quelques problèmes éthiques mais comme cela semble sans grande conséquence, on l’accepte. Puis d’autres s’appuient sur cet acquis pour proposer un nouveau pas. Pour faire valoir leurs droits, ils peuvent dire: « Il n’y a pas de différence essentielle avec le précédent. Refuser serait contraire à toute logique. » Et c’est ainsi que l’on se retrouve pris dans un engrenage que plus personne ne contrôle et où des valeurs importantes sombrent dans les oubliettes. Si nous ne sommes pas vigilants nous risquons de nous retrouver comme ces enfants qui pleurent après avoir irrémédiablement mis en pièces détachées leur jouet le plus cher. La nature est belle, mais fragile. À force de la malmener, nous risquons de provoquer la rupture de la branche qui nous abrite et dont la sève nous nourrit. L’aventure humaine s’arrêterait ainsi brutalement. Tout ne serait pas nécessairement perdu pour autant : il est possible qu’il existe d’autres planètes habitées que notre Terre. Peut-être que d’autres que nous trouveront un jour une solution qui permet l’union féconde de l’arbre de vie avec celui de la connaissance ? Peut-être même que certains y sont déjà parvenus ?

 

La Nature est cette énergie d’où provient tout ce qui existe. Elle est aussi l’ensemble des phénomènes et des formes qui naissent de son activité. À l’instar d’une mère, elle nous a donné la vie. Notre corps est composé de sa substance. Elle nous a dotés de toutes sortes d’instruments : en particulier d’organes sensoriels et d’une faculté de penser sans lesquels aucune science ne pourrait exister. Faisons lui davantage confiance et respectons ses autres enfants. Accroissons sa richesse et sa beauté lorsque cela nous semble souhaitable. C’est d’ailleurs sa créativité et son élan vers le progrès qui s’expriment à travers nous. Mais ne soyons pas trop pressés. Prenons d’abord le temps de la contempler et laissons nous guider par notre sens poétique. En ce domaine, c’est peut-être lui notre guide le plus sûr, surtout lorsque plus rien ne va de soi. Le terme mère est bien entendu réducteur : Dame Nature est une « poupée russe » : sous ses dehors d’automate se tient peut-être La Grande Déesse. Le principe féminin comprend de multiples facettes et tout un éventail de rôles. Il a une tonalité particulière à chaque âge. Tour à tour : dominant, dominé ou partenaire infiniment précieux, il est indispensable à toute création. N’oublions pas non plus qu’après avoir mûri, le principe féminin (yin) se transforme en son équivalent masculin (yang), et réciproquement.

Si des êtres extrêmement puissants nous traitaient comme nous le faisons habituellement avec les autres espèces, nous les considérerions comme des tyrans dangereux que nous souhaiterions voir disparaître. Il serait temps de changer d’orientation. Faisons amende honorable en devenant les gestionnaires scrupuleux du patrimoine planétaire. Nous pouvons assumer ces fonctions en nous inspirant de l’adage chinois : « régner véritablement, c’est servir. » Et lorsque des décisions importantes doivent être prises, n’hésitons pas à nous demander : « Si l’univers avait une conscience globale, qu’attendrait-il à présent de nous ? » Un tel questionnement s’apparente à la recherche d’un centre de gravité : bien qu’immatérielle, une telle référence peut être très utile pour trouver un équilibre satisfaisant. La science pourrait ainsi être à l’écoute de la vie considérée comme un ensemble cohérent, et non plus se contenter d’être au service d’une seule espèce, fût elle de loin la plus évoluée. Une telle démarche favoriserait sans doute l’émergence de l’état d’esprit dont nous avons besoin. En effet, les problèmes engendrés par les réalisations technologiques ne dépendent sans doute pas uniquement de la manière dont la science est utilisée. Il y a peut-être, dans ses fondement mêmes, quelque chose qui les rend presque inévitables. C’est ce que nous allons tenter de définir.

Au regard de la science, le monde n’est pas composé d’êtres dotés d’une nature spécifique. De son point de vue, toutes les propriétés peuvent s’expliquer par un jeu de relations impersonnelles – en particulier entre les différentes forces en présence. Dans les sciences physiques, les sensations et les qualités sensibles sont transformées en quantités grâce à la mesure. L’évaluation se fait aussi au moyen de symboles et de formules. L’importance donnée aux nombres et aux abstractions peut donner l’impression que tout est interchangeable. Elle facilite également le développement d’un regard froidement calculateur. Si elle n’est pas tempérée par des approches complémentaires, cette attitude risque de déboucher sur des applications extrêmement dangereuses pour la liberté de l’individu. Celui-ci se trouve bien souvent démuni face à des instances sensées être plus raisonnables et mieux informées que lui pour pouvoir répondre à toutes les situations qui se présentent. Impressionné, il se soumet aux décisions des systèmes experts, même si cela va à l’encontre de ses sentiments profonds. Ne trouvant plus de terrain d’expression ni de soutien, certaines facultés s’atrophient et la sensibilité s’émousse. Le péril va en s’accentuant car ce qui ne peut être comptabilisé finit par être considéré comme peu important, voire inexistant. Dans les cas extrêmes, la sélection s’opère conformément à la logique d’un système, sans que personne n’ait décidé où aller ni pourquoi.

Le scientifique est comme tout être un élément d’un ensemble. Cela reste vrai dans sa pratique. Il se pose néanmoins en tant que sujet et considère ce qu’il étudie comme étant un objet. C’est une posture commode pour avoir les coudées franches mais elle comporte des risques d’abus de pouvoir. Lorsque l’investigation concerne des êtres vivants dotés de sensibilité, il serait plus juste et plus prudent de traiter de sujet à sujet. Au départ, le sujet était supposé se trouver dans des régions de l’être que la science d’alors ne pouvait pas étudier. Les progrès réalisés dans la connaissance de l’être humain ont réduit considérablement son domaine. La notion de sujet à perdu peu à peu de son épaisseur. Vidé de son contenu, celui-ci n’est plus qu’un point de référence, une abstraction au contenu hypothétique. Pour certains, ce n’est qu’une fonction représentant l’organisme, et assurée par un réseau de neurones. Pour d’autres, c’est un simple artifice auquel on a recours pour conjuguer les verbes. Il peut aisément être remplacé par une tournure impersonnelle. En dernière analyse, ce n’est plus qu’un statut décerné à partir d’un certain seuil de complexité et qui peut être retiré par ceux qui disposent du pouvoir d’en décider.

 
Prométhéé créant l'Homme

La notion de sujet est naturellement indéfinissable. Ce n’est pas, ainsi qu’un objet, quelque chose dont on puisse se saisir : le sujet est justement ce qui, en nous, a le pouvoir de saisir. Malgré notre difficulté à appréhender sa nature, nous devons impérativement le placer au centre de nos réflexions et tenir compte de son existence. Cela diminuerait considérablement les risques de déshumanisation. D’ailleurs, la science elle-même n’a de sens que par rapport à l’existence d’un sujet, de ce qu’il pense, éprouve et veut. Nous avons conscience de l’importance des lois naturelles dans le déroulement des phénomènes de toute nature. S’il existe, le sujet, n’est pas de l’ordre du quelque chose : c’est « quelqu’un ». Il n’est pas constitué par le jeu des conditions locales mais provient en ligne directe de l’origine. Il est le déterminant par excellence. Il influence la réalité comme la matière « courbe » l’espace-temps engendrant ainsi une gravitation particulière autour de lui. L’importance des modifications qu’il apporte est très variable. Elle dépend surtout de son degré de développement.

Connaître l’ossature de la réalité est suffisant pour agir efficacement mais ne permet pas de la comprendre intimement dans sa chair même : pour saisir ce qui en elle palpite ou est expressif. Finalement, la science ne décrit peut-être que les ombres que la réalité projette dans notre intellect. En tous cas elle fait abstraction du vécu singulier de la personne, comme si la raison était l’unique mesure de toutes chose. Cette vision unilatérale est sans doute une des causes principales des déséquilibres que nous constatons actuellement. Pour Vladimir Jankélévitch, le mal consiste à privilégier une valeur aux détriment d’une ou plusieurs autres. Il n’est guère possible de tout étudier en même temps. Les scientifiques opèrent donc une sélection en privilégiant certains éléments représentatifs. Ceci donne lieu à des modèles aisément transmissibles qui servent de référence. Le langage utilisé limite les possibilités d’accès et le type de questions qui peuvent être abordées. Ne pouvant s’insérer dans cet espace, les discours peu compatibles avec ces schémas sont considérés comme hors jeu et rejetés dans des marges où ils disposent d’un statut dévalorisant ; ce qui réduit considérablement leur audience. Il existe aussi, chez un certain nombre de scientifiques, une tendance à passer sous silence ou à disqualifier les faits qui ne concordent pas avec le cadre explicatif en place. Il en va d’ailleurs de même pour les éléments qui passent entre les mailles des filets qu’elle utilise, comme si dans tous les cas il s’agissait de menu fretin sans intérêt. Ils n’ont hélas pas l’exclusivité de cette attitude : les églises, les partis et les écoles philosophiques ne manquent pas d’adeptes qui n’ont rien à leur envier.

Le scientisme consiste à croire que les sciences pourront peu à peu résoudre tous les problèmes. Dans les sphères de décision, ce courant de pensée est influent. Les approches différentes sont écoutées poliment mais quand arrive le moment de conclure, on en tient très peu compte. C’est une situation que beaucoup déplorent y compris dans le monde scientifique. Certains tentent d’y remédier. Il est cependant très difficile de réintroduire ce qui avait été écarté. Le faire sans discernement engendrerait surtout de la confusion. Un espace de transition doit être aménagé. Pour avoir un esprit aussi ouvert que possible, il pourrait être salutaire de répartir les informations en trois catégories :

  • Ce qui ne fait aucun doute,
  • Ce qui est manifestement faux,
  • Ce qui est incertain.

Les trois catégories doivent subsister. On ne doit pas, par commodité ou opportunisme, amoindrir l’une au bénéfice d’une autre. Il faut également être prêt à réviser ce classement : des éléments nouveaux peuvent soudain tout remettre en question. Une certaine modestie devrait être la règle d’or. Même les mathématiques ne peuvent pas rendre compte de tout. D’après le théorème de Gödel : si un système a un nombre fini de principes de bases, il y a toujours un certain nombre de questions auxquelles il ne peut pas répondre. De plus, on ne peut pas expliquer à partir de rien: le point de départ d’un raisonnement est toujours du domaine de l’intuition, du présupposé[1]. À tout cela il convient d’ajouter que la réalité observée est influencée par les méthodes utilisées et le genre de regard qui est porté sur elle.

À notre époque, l’activité scientifique est étroitement liée à la technologie. En général, les pouvoirs politiques et économiques la financent et l’orientent en fonction de leurs intérêts et des objectifs de ceux qui parviennent à peser sur les décisions. Si des recherches risquent de remettre en question les idéologies dominantes ou les profits de très grandes entreprises, elles ont peu de chances d’êtres encouragées. Le savoir scientifique ne circule pas toujours librement. Même en mathématiques, certains résultats sont tenus secrets pour préserver les intérêts des entreprises qui emploient leurs découvreurs. L’activité scientifique ne peut donc véritablement prétendre à un statut de neutralité : celle-ci est toute relative. Beaucoup ont cependant tendance à penser que ce moyen d’accès à la connaissance se situe au dessus de la mêlée et considèrent les modes explicatifs traditionnels comme des superstitions ou des balbutiements préparant sa venue. Cette suffisance provient du fait que, étant non initiés, nous prenons naïvement les mythes au premier degré. Nous oublions que leur contenu est avant tout symbolique, et qu’il n’est pas destiné à décrire le réel mais à nous aider à y trouver notre place. Du reste, quel que soit le domaine, entre la pensée et la réalité, il peut y avoir concordance mais non identité ou coïncidence. Un décalage sans doute insondable subsiste toujours.

 
Au plus profond de la Nature...

Un ressourcement dans un ensemble plus vaste donnerait aux sciences un élan nouveau et leur permettrait de retrouver le meilleur de l’état d’esprit qui les animait à leurs débuts. Maintenant qu’elles ont suffisamment affirmé leur identité, elles peuvent sans grand risque engager un dialogue fructueux avec d’autres approches, en particulier avec celles qui donnent une vision plus floue mais plus intégrale et celles qui sont porteuses d’un art de vivre libérateur. – Les scientifiques de haut niveau sont d’ailleurs naturellement portés à ce genre de démarche. Le mélange des genres doit évidemment être à tout prix évité mais les différents cheminements peuvent avancer en parallèle et s’éclairer mutuellement en se lançant des défis. Des prises de conscience importantes pourraient en résulter. Les sciences cognitives ont déjà fait un pas dans cette direction. Pour parvenir à une vision aussi complète que possible, on y rassemble des conceptions de plusieurs disciplines, dont la philosophie.

Les religions occidentales encore vivantes opèrent une distinction très nette entre Dieu, l’être humain et le reste de la nature. Cette position a crée des condition favorables à la dignité de l’Homme et à son émancipation par rapport au milieu. Cependant, comme la nature se trouve ainsi à la fois étrangère et privée de sa dimension spirituelle, les croyants font très peu appel au pouvoir de leur esprit pour tout ce qui concerne le corps et les relations avec la matière. Celle-ci leur apparait comme quelque chose de froid : une abstraction avec qui aucune communication n’est possible[2]. Comme la spiritualité n’est plus considérée comme étant capable d’apporter des solutions concrètes aux problèmes de l’existence, elle se trouve tout naturellement supplantée par les philosophies matérialistes, plus conformes aux modes de vie qui, de ce fait, se sont mises en place. Dans la nature, plus rien n’est désormais considéré comme sacré. Rien d’extérieur à l’humanité n’étant doté d’une voix reconnue, aucun contrepoids ne vient tempérer notre volonté. Au stade où nous en sommes, l’Homme est encore sous l’emprise de désirs égoïstes. Ce sont eux qui engendrent la science sans conscience. Cette tendance est une donnée naturelle, mais nous pouvons essayer de la dépasser. Le maître et l’esclave sont interdépendants. Comme nous conditionnons la nature sans l’avoir apprivoisée ou transcendée, elle nous domine de l’intérieur. Pour une existence de qualité, la maîtrise de soi et celle de la nature doivent aller de pair.

Comme tous les principes, la rationalité, ne doit pas être poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. Lui obéir sans condition conduit à l’absurde et à l’inhumain. Aucune action ne devrait être entreprise sans une coopération entre la raison et l’intelligence du cœur, cette faculté qui naît d’une sensibilité intégralement acceptée, mais bien maîtrisée. Cet accord diminue les risques d’erreur et il est le seul qui soit digne de l’être humain. L’enseignement pourrait être réorienté dans ce sens. Actuellement, l’acquisition du savoir occupe une place démesurée, ce qui provoque un dessèchement et une grande vulnérabilité. Pour que la science soit réellement au service de l’humanité dans son ensemble et respectueuse de la vie, nous devons créer des conditions favorisant les scientifiques qui souhaitent sincèrement se consacrer à cette œuvre. Tout pourrait également être organisé de façon à rendre le métier de chercheur peu attractif pour ceux qui sont avant tout motivés par l’ambition personnelle et la volonté de puissance.

Dans le domaine de la vie privée, nous admettons qu’il est nécessaire de limiter les investigations qui risquent de causer un préjudice. Ne doit on pas également protéger l’humanité contre les recherches susceptibles de la faire courir de graves dangers à plus ou moins long terme. Les dommages et les bénéfices supposés doivent être soupesés. Souvent le mot progrès nous aveugle. Le seul digne de ce nom est celui qui amène une amélioration durable de la condition humaine voir même de la condition de vie sur terre. Avancer n’est pas toujours souhaitable. Tout dépend du bilan global des conséquences. Aussi éblouissantes qu’elles puissent être, les techniques ne doivent pas déterminer les orientations. Elles ne devraient être employées que si elles permettent d’atteindre des objectifs préalablement définis en accord avec les populations concernées.

 
Science ouverte.

De nos jours, la science est étroitement liée à l’argent et au pouvoir. Elle pourrait cependant nouer d’autres alliances, en particulier avec les pratiques véritablement démocratiques et ce qu’on désigne habituellement sous le nom de sagesse : cette union subtile du cœur, de la raison et de la volonté. Tous les aspects de la réalité pourraient ainsi se trouver réunis harmonieusement au sein d’un art de vivre qui honore l’humanité. Nous pouvons abandonner sans regret nos modes de développement dévastateurs et finalement peu satisfaisants. Il existe de nombreuses solutions de remplacement, plus humanisantes, moins polluantes et qui utilisent de préférence les ressources renouvelables. Lorsqu’elle est librement choisie, une vie simple est source de beaucoup de joie. La qualité des relations remplace alors avantageusement la quantité des possessions. Elle crée des conditions où l’ensemble de nos facultés se trouve maintenu en éveil et où des individualités authentiques peuvent se constituer. Les progrès déjà réalisés par l’être humain nous encouragent à rêver. Si la science se mettait à explorer en profondeur les relations de la matière et de l’esprit humain, elle pourrait faire des découvertes qui nous permettraient de développer considérablement les capacités de notre psychisme. Cette évolution relèverait du libre choix de chacun. Elle ne devrait rien à de quelconques pilules miracles ou à des manipulations : elle serait le fruit d’une éducation appropriée et profondément respectueuse. Le progrès extérieur et l’évolution intérieure allant ici de pair, aucun déséquilibre grave ne serait à craindre. L’être humain pourrait accéder à la liberté et au bien-être auxquels il aspire et son empreinte écologique deviendrait très légère.

  1. D’après la théorie du chaos, certains éléments restent imprévisibles si on ne connaît pas exactement l’état des conditions initiales : ce qui est le cas.
  2. Le mot matière provient pourtant de la racine mater : celle qui a également donné le mot mère.