Recherche:Dérives éthiques au sein du mouvement Wikimédia
Par Lionel Scheepmans (2016)
Ce travail de synthèse se base sur un ensemble d’observations passives, actives et participantes établies dans une série de travaux préalables. Il se veut être un résumé des dérives éthiques observables au sein du mouvement Wikimédia. Après une brève description du mouvement, sera abordée la question d’une gouvernance oligarchique jumelée à des problèmes de neutralité éditoriale des projets en ligne. Nous poursuivrons ensuite sur les questions d’inégalités dans la distribution des fonds récoltés au sein du mouvement. Viendra ensuite la mise en évidence d’un conflit entre contrat social et intérêts économiques au sein des institutions hors ligne pour finir enfin sur un ensemble de recommandations.
Faire la critique d’un mouvement auquel on adhère est chose difficile et la crainte de voir ses propos pris pour des attaques est toujours présente. Pourtant, au terme de sa réalisation, l’espoir contenu dans ce travail bénévole n’est autre que d’apporter une analyse éthique et quelques recommandations dans le but de participer à la bonne orientation de ce qui apparaît à mes yeux comme le plus beau projet de l’ère d’Internet.
Le mouvement Wikimédia
modifierAvant de se lancer dans une réflexion éthique au sujet de ce qui se passe au sein du mouvement Wikimédia, mieux vaut pour ceux qui ne connaissent pas encore les méandres de cette organisation complexe, la décrire brièvement.
Tout d’abord, il est utile de savoir que l’on peut distinguer au sein du mouvement Wikimédia quatre types d’espaces d’activités :
- Les espaces projets en ligne dédiés à la production de contenu, tel que l’espace encyclopédique francophone Wikipédia dont la finalité sociale exprimée sur le site est d'« offrir un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer »[1]. Ce projet s’organise autour d’un ensemble de principes fondateurs et dans le respect de la licence Creative Commons CC BY-SA 3.0[2] ;
- L’espace institutionnel central constitué par la Fondation Wikimédia propriétaire et gestionnaire des serveurs informatiques et dont la mission est d’« encourager la croissance, le développement et la distribution de contenus libres et multilingues, et de fournir gratuitement au public l’intégralité de ses projets basés sur des wikis ». En collaboration avec un réseau mondial de chapitres, la Fondation Wikimédia met à disposition l’infrastructure technique et la structure organisationnelle nécessaire afin de soutenir et de développer des projets multilingues et toute autre initiative au service de cette mission »[3] ;
- Les espaces institutionnels locaux tels que les chapitres Wikimédia ou associations nationales reconnues par la fondation, comme l’association Wikimédia Belgique dont la finalité sociale est de « soutenir la communauté wiki-nautes qui contribue activement au déverrouillage de la connaissance grâce à leurs activités au sein de Wikipédia et de tous les projets frères supportés par la Fondation Wikimédia »[4] ;
- Les espaces en ligne dédiés à la coordination entre tous les espaces précités tel que le site Meta-Wikimedia.org dont la finalité sociale est d’être un lieu de « coordination et de documentation pour la planification et l’analyse des activités futures de Wikimédia »[5].
Sous un certain angle de vue apparaît aussi au sein du mouvement Wikimédia, une distinction très nette entre une sphère d’activités hors ligne et une sphère d’activités en ligne avec, situé entre les deux, le site Wikimédia Méta-Wiki précédemment cité. Cette séparation est directement liée au statut juridique d’hébergeur[6] de la fondation, ou d’organisme de soutien des chapitres. En effet, en interdisant aux employés de s’investir en tant qu’éditeurs au sein des projets en ligne durant leurs mandats professionnels, d’une part la sphère hors ligne se prévaut de toute responsabilité éditoriale au niveau des projets en ligne, et d’autre part, c’est une garantie pour les communautés de contributeurs bénévoles d’être protégées contre toute ingérence étatique.
En résumé, nous avons donc au sein du mouvement :
- Du côté de la sphère en ligne, Wikipédia, ses projets frères et autres groupes assimilables, gérés par des communautés bénévoles, avec des activités axées sur le développement et la production de biens non rivaux, dans laquelle on ne parle jamais d’argent et où l’éthique mise en œuvre est proche de celles des hackers et du mouvement du logiciel libre.
- Du côté de la sphère hors ligne, la Fondation Wikimédia, les associations nationales, et autres groupes assimilables, gérés principalement par des salariés sous contrats, dont les activités sont axées d’une part sur l’installation, le maintien et le développement des structures informatiques et institutionnelles et d’autre part sur la promotion, la collecte de fonds et la recherche de nouveaux bénévoles. Au sein de ces instances se gèrent les fonds récoltés lors des campagnes annuelles au sein d’une organisation beaucoup plus traditionnelle.
- Entre les deux, le site multilingue Méta-Wiki comme espace de rencontre, de discussion, d’organisation et de coordination entre les deux mondes précités. On y voit la création de comités, soit par élections, soit par cooptation dans le but d’apporter un ensemble de recommandations au conseil d’administration de la fondation. Son organisation est hybride entre celle de la sphère hors ligne et celle de la sphère en ligne.
Analyse éthique de la sphère en ligne
modifierPour mieux comprendre l’enjeu des outils de contrôle et d’exclusion
modifierPour comprendre le système de contrôle au sein de l’encyclopédie, il faut savoir que Wikipédia et ses projets frères fonctionnent chacun sur une version du logiciel libre MediaWiki et que ce programme informatique oblige l’ensemble de ses utilisateurs à communiquer au travers de la lecture et l’écriture de textes ou de codes informatiques. Il faut savoir ensuite que les actions, faites au sein de ce programme informatique, sont enregistrées en permanence et sont consultables, en temps réel ou différé, par toute personne bénéficiant d’un accès au site[7]. Ainsi, si l’édition anonyme est toujours possible au sein des projets Wikimédia, aucune action en revanche ne pourra échapper au contrôle des autres utilisateurs. En ce sens, l’espace Wikipédia ressemble quelque peu au panopticon tel qu’il fut imaginé par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham avec l’aide de son frère architecte naval. Mais un panopticon particulier puisque chaque membre de la communauté peut observer sans être vu de tous les autres membres de celle-ci.
Le philosophe Michel Foucault qui reprendra l’idée de panoptisme dans son ouvrage Surveiller et punir nous dit : « Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus »[8]. Cette suspension de droits existe aussi au sein des projets Wikimédia, avec cette différence toutefois par rapport au système carcéral analysé par Foucault, qu’au niveau des projets de la fondation, la prison se trouve à l’extérieur des murs. Tout auteur de vandalismes répétés, ou tout acteur refusant de façon récurrente d’appliquer les règles ou recommandations établies par la communauté, peut se voir en effet sanctionné d’un interdit d’édition, temporaire ou définitif. Les contributeurs exclus définitivement de l’espace éditorial, ne pourront en aucun cas demander la suppression de leurs travaux, car ce qui est donné sous licence CC BY-SA 3.0 ne peut plus être repris. Finalement, si ce système de surveillance et de sanction peut apparaître sévère ou injuste, il a aussi ces vertus en termes de gestion éditoriale.
Vertu et dérive du système éditorial
modifierLa vertu du système éditorial Wikipédia fut notamment démontrée par Dominique Cardon et Julien Levrel au travers de la notion de « vigilance participative »[9] qui se base sur un processus comparable à l’enseignement universel proposé en 1824 par Joseph Jacotot et remis au goût du jour par Jacques Rancière en 1987 dans son ouvrage Le maître ignorant :
- « Les Wikipédiens veillent les uns sur les autres. L’appartenance communautaire institue un « rapport de volonté » qui invite chacun à veiller que chaque autre cherche. Pris individuellement, les Wikipédiens sont bien moins savants que les savants, mais en s’imposant à chacun d’être le maître ignorant des autres, c’est-à-dire en demandant constamment aux autres s’ils ont vérifié, sourcé, équilibré, etc., leurs productions, bref en veillant à ce que les autres aient fait l’effort de découvrir, et ceci sans jamais interroger le savoir de ceux qu’ils pressent de chercher, ils font advenir une forme de production de connaissance plus solide que celle des savants. »
Étant donné qu’il n’y a pas de hiérarchie statutaire au niveau de l’édition dans les projets Wikimédia, c’est donc sur un ensemble de règles que s’appuie l’autorité de tout maître ignorant susceptible d’être incarné par chaque éditeur ; la première de ces règles et la plus évidente étant : « le projet Wikipédia doit rester une encyclopédie »[10]. Si l’on se réfère à l’étymologie du terme encyclopédie, cela veut donc dire que Wikipédia doit encercler l’ensemble des connaissances et non en créer de nouvelles. En théorie donc, tout ce qui est écrit sur Wikipédia devrait impérativement avoir été édité préalablement ailleurs.
Au départ de cette règle, fallait-il encore définir quel type de pré-éditions pouvait être accepté comme sources valables pour l’encyclopédie. Vient ensuite la question de savoir quels sujets méritent l’ouverture d’un nouvel article au sein de l’encyclopédie, etc. Face à toutes ces questions, apparaissent au fil du temps, non plus des règles, mais des recommandations de plus en plus nombreuses et de plus en plus élaborées. Ces recommandations établies par les membres les plus aguerris de la communauté sont ensuite présentées aux autres contributeurs, non pas sous le ton de la recommandation, mais bien souvent sous le ton de l’injonction. Ainsi est née la bureaucratie procédurale Wikipédia qui, une fois jumelée aux outils de surveillance et de sanction tels qu’ils ont été définis précédemment, fut à l’origine d’un système de gouvernance oligarchique au sein des projets.
Au départ des moyens de contrôle, du fonctionnement bureaucratique et de la distribution d’outils d’administration octroyés à un nombre restreint d’utilisateurs, la gouvernance des projets a de plus en plus été prise en charge par un noyau dur d’utilisateurs. Le système n’est pas pour autant figés puisque toute personne qui passerait suffisamment de temps au sein d’un projet pour acquérir une maîtrise technique et procédurale du projet et la reconnaissance de la communauté peut faire partie de ce noyau dur et même être « élue » pour recevoir les outils d’administration administrateur. Si cette organisation oligarchie ne nuit pas forcément à l’avancée éditoriale du projet Wikipédia francophone dans son état actuel (illustration n°2) et qu’elle peut même être perçue comme nécessaire par certains contributeurs, elle n’en pose pas moins un problème éthique dû au manque de séparation des pouvoirs[12] au sein de la communauté.
Ainsi, contrairement aux systèmes de gouvernance parlementaires et représentatifs mis en œuvre dans les pays dit démocratiques, il apparaît dans bon nombre de projets Wikimédia que le pouvoir d’éditer les pages de recommandation (pouvoir législatif partagé entre tous les utilisateurs), d’assurer leur mise en exécution au sein de la communauté (pouvoir exécutif partagé entre tous les utilisateurs) et de décider les sanctions de blocage (pouvoir judiciaire réservé aux arbitres quand il existe et aux administrateurs en cas d’absence) et de les appliquer (pouvoir exécutif réservé aux administrateurs) peuvent tous ensemble se retrouvent réunis dans les mains du groupe d’administrateurs d’un projet. C’est le cas de nombreux petits projets où le nombre restreint de contributeurs amplifie ce phénomène, mais aussi de plus gros projets tel que la Wikipédia francophone depuis l’arrêt de son comité d’arbitrage le 9 mars 2016 suite au départ du dernier arbitre[13]. Depuis sa disparition du comité d’arbitrage par faute de candidats, cette fonction est maintenant assumée par le groupe d’administrateurs. Une telle concentration de pouvoir aux mains d’un groupe limité d’éditeurs soulève donc un problème éthique d’autant plus embarrassant qu’il peut se conjuguer à un autre problème éthique concernant la neutralité éditoriale au sein du projet.
Le point de vue de Wikipédia n’est pas un point de vue neutre. Ce fait est apparu clairement dès 2009, lors d’une première enquête menée au sein du mouvement qui démontrait que près de 90 % des éditeurs de Wikipédia sont des hommes, plus de 70 % ont un âge inférieur à 30 ans, plus de la moitié possède un diplôme supérieur au cycle secondaire, près de 70 % célibataires et 90 % de personnes sans enfants (illustration n°3). Ce déséquilibre s’explique probablement par le caractère chronophage de l’activité éditoriale au sein des projets. Le déséquilibre de genre quant à lui se retrouve également hors ligne au niveau des activités bénévoles de types formel et informel[15].
Apparaît ensuite un biais de neutralité, créé par une participation géographiquement et donc culturellement inégale au sein des projets (animation n°4). Ces écarts de participations sont certainement dus d’une part aux possibilités d’accès à Internet dans les différentes régions du globe d’une part et du taux d’alphabétisme d’autre part. Il en résulte que les projets Wikipédia contiennent des informations majoritairement en provenance de contributeurs occidentaux sur des sujets majoritairement occidentaux (illustration n°5). De cette dérive découle selon certains auteurs « un magnétisme informationnel qui est coulé par des noyaux économiques du monde, les cycles vertueux et vicieux qui rendent difficile de reconfigurer les réseaux et les hiérarchies de production du savoir »[16].
Plus récemment enfin, l’apparition de sociétés modifiant le contenu de l’encyclopédie contre rétributions financières[17], mit en évidence un problème qui pourtant existait depuis les débuts de l’encyclopédie, se résumant par le fait que certaines personnes ou certains groupes de personnes ont un intérêt particulier à ce que le contenu de certains articles soit modifiés en leur faveur. Pour illustrer ce phénomène, il est toujours amusant de pointer les interventions faites par Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, sur sa propre biographie dans le courant de l’année 2005[18]. Mais le problème est à prendre très au sérieux lorsqu’en 2014 une employée de la fondation Wikimedia contributrice active et respectée sur Wikipédia se fait licencier pour avoir vendu ses services à des personnes voulant influencer le contenu de l’encyclopédie[19].
Depuis toujours donc, il a été possible d’influencer le contenu d’un article en faveur d’un intérêt ou d’une opinion personnelle. Cela peut se faire de façon franche en utilisant sa propre identité, ce qui est plutôt rare au sein des projets ou de façon anonyme sans créer de compte utilisateur ou en se connectant à un compte anonyme usuel ou nouvellement créé. Dans tous ces cas de figure, les changements apportés pourront toujours être relus et supprimés par un autre utilisateur. Si la suppression est rétablie et supprimée plus de trois fois, commence alors ce qui est appelé au sein des projets, une guerre d’édition. Dans le meilleur des cas, le conflit est pris en charge par une médiation gérée par le comité d’arbitrage, ou à défaut, par les administrateurs.
En raison de l’anonymat et de l’absence d’expression du visage et de la voix durant les communications, il apparaît difficile d’établir des liens de confiance et une bonne foi entre les éditeurs. Dès lors, de la concentration des pouvoirs peut naître des abus, intentionnels ou pas, et des sentiments d’abus, justifiés ou pas, au niveau des relations entre administrateurs et non-administrateurs[20]. Parfois accusés, à tort ou à raison, de harcèlement envers les contributeurs, les administrateurs dont la fonction première est d’assurer la maintenance du projet, peuvent aussi parfois apparaître comme partie prenante dans des événements qui provoqueront le départ de contributeurs bienveillants. Cette problématique fait l’objet d’une attention particulière au sein des acteurs de la sphère hors ligne du mouvement[21] pour des raisons que nous allons aborder à l’instant.
Analyse éthique de la sphère hors ligne
modifierPuisque du travail des éditeurs bénévoles dépend le contenu des projets, puisque du contenu des projets dépend la fréquentation des projets, puisque de la fréquentation des projets dépend le succès des bannières de récoltes de fonds et puisque de la récolte de fonds dépend le salaire des personnes employées dans les instances hors ligne du mouvement Wikimédia, le salaire des employés dépend donc du travail des éditeurs bénévoles[22]. De ce fait, la bonne marche des projets en ligne suscite donc un intérêt financier particulier parmi les employés du mouvement alors qu'il est par définition inexistant au sein de la communauté bénévole. Cet intérêt particulier représente donc une garantie en termes de bienveillance de la part des salariés envers les bénévoles. Cependant, apparaît au sein du mouvement une différence telle, entre le développement des activités salariales par rapport aux activités bénévoles, qu'elle soulève un questionnement éthique.
Alors que l’arrivée de nouveaux contributeurs au sein des projets en ligne est en légère diminution[24] (illustration n°6), l’arrivée de nouveaux employés au sein des institutions hors ligne ne cesse d’augmenter (illustration n°7) et ce au même titre que les récoltes augmentent chaque année (illustration n°8). Un problème éthique apparaît dès lors que cet argent récolté par la fondation, constituant un retour financier des lecteurs en gratitude du travail fourni par les éditeurs bénévoles, ne se transforme en bénéfice pour les communautés bénévoles que dans une très faible mesure.
L’absence de but lucratif juridiquement garanti au sein des instances hors ligne du mouvement, combinée à l’application d’une licence libre sur l’ensemble des projets, exclut toute idée d’exploitation au sens marxiste du terme au sein du mouvement[25]. Mais la situation n’est pas restée moins interpellante. Si l’on se réfère au plan financier des activités 2015–2016 par exemple, on peut constater que les subventions (grants) destinées aux contributeurs bénévoles ne représentent que 10 % du budget total alors que l’argent investi pour les campagnes de récoltes de fonds s’élève déjà à 8 %[26]. On peut aussi constater que durant les cinq dernières années, le personnel engagé dans le service responsable des subventions au sein des contributeurs bénévoles et dans le service de développement du programme s’est vu diminué de deux personnes alors que le nombre d’employés aux services produits, ingénierie et autres ont pratiquement quintuplé (illustration n°7).
Il est vrai que l’environnement de travail des bénévoles s’est considérablement amélioré avec l’arrivée de l’éditeur visuel et des nouveaux systèmes de notifications. Il est vrai aussi que l’expérience de l’utilisateur des projets, elle aussi, a été améliorée suite à l’arrivée du nouveau lecteur multimédia. Mais comment expliquer une telle disparité dans la redistribution des fonds si ce n’est par un prosélytisme au sein de la fondation ? Pourquoi aussi avoir voulu accompagner l’arrivée de ce lecteur avec des super-pouvoirs octroyés aux employés de la fondation ? Et pourquoi, enfin, apporter une importance plus grande au développement technologique par rapport aux problèmes éthiques rencontrés au sein du projet en ligne ? Sans réponses à ces questions, apparaît déjà l’idée d’une perte au niveau d’un engagement pourtant clairement exposé sur la page « questions-réponses » du site de la fondation : « Par-dessus tout, la Fondation Wikimédia existe pour soutenir et accroître le vaste réseau de bénévoles qui écrivent et modifient Wikipédia et ses projets frères. »[27]
Dans sa section « représenter les meilleurs intérêts de la fondation », la page du site de la Fondation Wikimédia, dédiée au code de conduite, stipule que les personnes agissant au nom de la fondation devraient promouvoir les intérêts légitimes de la fondation, et ne devraient jamais faire quelque chose qui pourrait discréditer celle-ci[28]. Ce message contradictoire à celui exposé précédemment, peut se justifier parfaitement du point de vue de la fondation. Mais plus du tout si l’on considère le mouvement dans son ensemble. Entre le contrat social cher aux éditeurs bénévoles du projet et les « nécessités » du marché auxquelles la fondation se voit confrontée, se crée donc une tension au sein du mouvement. En début d’année 2016, cette confrontation entre fin et moyens, fut d’ailleurs à l’origine d’une crise sans précédent au sein du mouvement.
En 2010 apparaît une stagnation des accès au site de la fondation suivie d’une baisse à partir de 2012 qui peut s’observer au sein d’analyses statistiques[24] publiées en ligne. Cette diminution sera sans doute perçue par la fondation de façon plus dramatique que la diminution de nouveaux contributeurs au sein des projets. Les lecteurs sont en effet la cible privilégiée des campagnes de financement. Une réduction du lectorat suppose donc une réduction potentielle de ce financement. Un autre argument fut aussi avancé dans une communication publique de la cheffe de direction Lila Tretikov fin février 2016 :
« De nombreuses entreprises copient nos connaissances dans leurs propres bases de données et les présentent à l’intérieur de leurs interfaces. Bien que cela soutienne une diffusion plus large, il sépare également nos lecteurs de notre communauté. Wikipédia est plus que du contenu brut, réorienté par quiconque comme il aime. Il est une plate-forme pour la connaissance et l’apprentissage, si nous ne répondons pas aux besoins des utilisateurs, nous allons les perdre et finalement échouer dans notre mission. »[29]
Sans doute dans le but de réagir à ce problème, la fondation entreprend de mettre sur pied un nouveau moteur de recherche plus éthique et tout aussi rapide que les moteurs de recherche commerciaux. Une belle initiative sans aucun doute, qui apportera une nouvelle dimension éthique au contrat social que constitue le libre partage de la connaissance humaine. Malheureusement, et sans doute à cause d’une relative inertie au changement souvent perçu au sein de la communauté bénévole, ce projet fut élaboré dans un manque de transparence inacceptable en vue des valeurs affichées par la fondation[30]. Probablement lié à ce projet, la cooptation au sein du conseil d’administration de la fondation d’un ancien directeur des ressources humaines de Google estimé peu recommandable par la communauté de contributeurs fut un deuxième événement marquant de cette crise[31]. Suite à ces événements et à une perte de confiance envers le conseil d’administration de la fondation, se succèdent ensuite bon nombre de démissions au sein des institutions hors ligne[32].
La couleur avait été annoncée à l’époque par la cheffe de direction dans son communiqué[29] stipulant clairement l’idée de transformer l’organisation Wikimédia en une high-tech des ONG, axée sur les besoins des rédacteurs et lecteurs dans le but de mettre à jour la technologie âgée. Et le moteur de recherche était une bonne résolution en soi. Mais lancer son développement ne pouvait se faire sans l’aval et l’assimilation de la communauté bénévole, ni apparaître comme prioritaire aux besoins de celles-ci.
De cette crise, la fondation tirera certainement des leçons dont la cause numéro un est bien connue dans le secteur de la bienfaisance et provient souvent de la recherche de financements[33]. Même si l’argent est nécessaire pour le bon déroulement des activités, il ne faut donc pas en faire un facteur déterminant dans les planifications stratégiques du mouvement.
Conclusion – recommandations
modifierÀ l’issue de cette analyse éthique, il est tentant de formuler quelques recommandations dans le but d’apporter des pistes de réflexions vers la résolution des problèmes soulevés par l’analyse éthique du mouvement tel qu’elle vient d’être faite. Ces recommandations représentent aussi l’occasion de manifester mon soutien au mouvement. Pour peu qu’elles puissent être entendues, évaluées et critiquées par ses acteurs, elles pourraient je l’espère aider le mouvement à se positionner et à se diriger sur les chemins de l’éthique.
Pour une gestion plus démocratique des projets en ligne
modifierDans le but d’obtenir une distribution plus démocratique des pouvoirs au sein des projets en ligne, voici deux actions possibles :
- La mise en place d’un système de notification sur mesure permettant à tous les éditeurs d’être tenus au courant selon leur envie de toute nouvelle prise de décision naissante au sein du projet. Ce type de système est déjà mis en place au sein de la Wikiversité francophone[34].
- La mise en place d’un système, d’une part pour contester l’usage d’outils spéciaux attribué à des groupes restreints d’utilisateurs, mais aussi d’autre part pour contester tout autre contributeur dans le non-respect des règles démocratiquement établies par la communauté. Au départ d’un seuil établi dans le nombre de contestations, un vote de la communauté peut alors être déclenché pour déterminer le maintien de l’accès aux outils spéciaux (administrateur, bureaucrate, etc.) ou pour déterminer une sanction à l’encontre des éditeurs ne respectant pas les règles en vigueur au sein des projets. Le système de contestation du statut d’administrateur existe déjà au sein du projet Wikipédia francophone[35]. Des améliorations techniques et une extension du système à tout contributeur dans le cadre du respect des règles pourrait donc être envisagé.
Pour une mise à disposition d’employés Wikimédia au sein de communautés linguistiques
modifierCe n’est pas parce que la fondation se voit juridiquement limitée par son statut d’hébergeur qu’elle ne peut engager des salariés pour aider les communautés en ligne à développer une gestion plus éthique au sein de leurs projets. Aider la mise en place de mécanismes de modération au sein de ces communautés peut très bien se faire sans prendre part au processus éditorial ou décisionnel mis en œuvre au sein des projets. Et cela permettrait d’autre part de soulager les contributeurs les plus actifs d’une tâche ingrate, chronophage et pourvoyeuse de frustration que constitue par exemple le maintient d’un comité d’arbitrage dont les candidatures d’arbitres se font parfois manquantes[13].
Il existe déjà au sein de l’organigramme de la fondation près d’une dizaine d’employés assumant le rôle de community liaisons, mais leurs rôles se limitent jusqu’à présent à informer mutuellement les employés et les communautés d’utilisateurs sur leurs activités réciproques[36] et aucune tâche liée au soutien organisationnel des projets n’apparaît dans les offres d’emploi[37]. Pourtant, Il existe comme on vient de le voir dans la section précédente, des systèmes d’auto-régularisation pouvant s’adapter aux spécificités de chaque projet linguistique dans le respect des systèmes de prise de décision respectifs. Pour leur mise en place, une aide tout à fait neutre du point de vue décisionnel pourrait être apportée par des employés de la fondation.
Pour une implication des contributeurs en tant que membres actifs au sein de la Fondation Wikimédia
modifierLes statuts (Bylaws) actuels de la fondation Wikimédia ne prévoient pas l’existence de membres[38]. Pourtant il serait possible tout en respectant les cadres juridiques d’offrir un statut de membre aux contributeurs bénévoles les plus actifs voire des lecteurs soutenant financièrement le mouvement. Un tel changement apporterait un regain de confiance en provenance de la communauté d’éditeurs et de lecteurs tout en instituant au sein de la fondation un devoir de transparence et de consultation qui remplacerait les mesures facultatives aujourd’hui présentes. Wikimania, en plus d’être un lieu de conférence, pourrait alors devenir un rendez-vous annuel où se tiendrait l’assemblée générale du mouvement. Des élections avec participation en ligne et hors ligne pourraient y avoir lieu dans le but d’élire le conseil d’administration de la fondation voire d’autres comités si nécessaire de façon transparente et dans le respect des principes démocratiques.
À l’image de Mondragon, le plus grand groupe coopératif au monde, le mouvement Wikimédia pourrait ainsi devenir un témoignage en alternative aux sociétés commerciales capitalistes qui ont pris possession du net[39]. La cotisation de membre adhérent effectif ou sympathisant ou la part de coopérateurs, selon la formule choisie, pourra d’autre part garantir la pérennité et la sérénité financière du mouvement tout en apportant, si le membre est d’accord, la possibilité de garantir la réelle identité des acteurs.
Pour une décentralisation économique au sein du mouvement
modifierPuisqu’il est possible de savoir de quel pays du monde proviennent les fonds versés à la fondation (par la version linguistique du projet qui a redirigé vers la page de financement), il serait juste d’utiliser ces informations dans le but de répartir les fonds reçus plus équitablement au sein des projets en ligne et des associations hors ligne. Il serait aussi possible de décentraliser la gestion des campagnes de récolte de fonds en les remettant aux mains de communautés linguistiques actives au sein des projets. Le fait que ces campagnes soient pensées par des personnes de la même culture que le public cible ne pourra qu’en améliorer leur efficacité. Aujourd’hui déjà, les chapitres suisse et allemand ont la responsabilité des campagnes de financement et de la gestion des fonds récoltés au niveau de leur pays[40]. Ce qui fonctionne déjà à ce niveau pourrait donc être généralisé à l’ensemble du mouvement.
Notes et références
modifier- ↑ </ref Page d’accueil fr.wikipédia. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Creative Commons – Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 non transposées – CC BY-SA 3.0. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Accueil du site de la Fondation Wikimédia. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Press room Wikimedia Foudation. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Page d’accueil Meta-Wilimédia. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Texte juridique de référence pour l’Europe : EUR-Lex – 32000L0031 – FR, Journal officiel n° L 178 du 17/07/2000 p. 0001 – 0016;. Consulté le 2016-06-07
- ↑ Quelques informations minoritaires nécessitent toutefois des droits privilégiés.
- ↑ (Foucault 1975)
- ↑ Cardon et Levrel 2009
- ↑ Wikipédia:Wikipédia est une encyclopédie – Wikipédia. Consulté le 2016-06-12
- ↑ Voir aussi à ce sujet un travail plus approfondit intitulé Questions de démocratie et de responsabilité sociale au sein du mouvement Wikimedia (Scheepmans 2015)
- ↑ Montesquieu 1748
- ↑ 13,0 et 13,1 Wikipédia:Le Bistro/17 février 2016, 2016-05-04. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Voir aussi à ce sujet un travail plus approfondit intitulé Recherche:Wikipédia, média de colonisation culturelle occidentale ([[#|]])
- ↑ Prouteau 1998
- ↑ Graham, Straumann et Hogan 2015
- ↑ Pour améliorer Wikipédia, faites confiance à des Wikipédiens, Racosch*. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Wikipédia: le fondateur change sa propre bio, La Presse. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Les Inrocks – Une employée de Wikipédia débarquée pour avoir monnayé ses articles, Les Inrocks, 2014-01-16. Consulté le 2016-06-19
- ↑ Morgane Tual, « Rencontre avec les petites mains anonymes qui font Wikipédia », Le Monde.fr, 2016-01-15 [texte intégral (page consultée le 2016-06-12)]
- ↑ Harassment_Survey_2015_-_Results_Report.pdf. Consulté le 2016-06-12
- ↑ Recherche:Pour une économie plus juste au sein du mouvement Wikimédia — Wikiversité. Consulté le 2016-06-12
- ↑ 23,0 et 23,1 Voir aussi à ce sujet un autre travail plus approfondit intitulé Pour une économie plus juste au sein du mouvement Wikimédia ([[#|]])
- ↑ 24,0 et 24,1 Limn. Consulté le 2016-06-11
- ↑ Recherche:Pour une économie plus juste au sein du mouvement wikimedia – Wikiversité. Consulté le 2016-06-12
- ↑ 2015-2016 Annual Plan – Wikimedia Foundation. Consulté le 2016-06-12
- ↑ Questions fréquentes – Wikimedia Foundation. Consulté le 2016-06-06
- ↑ Code of conduct policy – Wikimedia Foundation. Consulté le 2016-05-29
- ↑ 29,0 et 29,1 Lila Tretikov's statement on Why we've changed – Meta. Consulté le 2016-06-12 texte original de la première citation : « Many companies copy our knowledge into their own databases and present it inside their interfaces. While this supports wider dissemination, it also separates our readers from our community. While this supports wider dissemination, it also separates our readers from our community. Wikipedia is more than the raw content, repurposed by anyone as they like. It is a platform for knowledge and learning, but if we don't meet the needs of users, we will lose them and ultimately fail in our mission »
- ↑ Morgane Tual, « Un projet de moteur de recherche sème la discorde chez Wikipedia », Le Monde.fr, 2016-02-16 [texte intégral (page consultée le 2016-06-12)]
- ↑ « Wikimedia : la controverse sur un projet de moteur de recherche provoque une nouvelle démission », Le Monde.fr, 2016-02-26 [texte intégral (page consultée le 2016-06-12)]
- ↑ A timeline of recent events surrounding the Wikimedia projects. Consulté le 2016-06-10
- ↑ Dérive de la mission : comment éviter la pente glissante. Consulté le 2016-06-12
- ↑ Wikiversité:Notification de prises de décisions – Wikiversité. Consulté le 2016-06-19
- ↑ Wikipédia:Contestation du statut d’administrateur, 2016-06-17. Consulté le 2016-06-19
- ↑ Liaison avec la communauté – Meta. Consulté le 2016-11-10
- ↑ Job openings/Community Liaison – Wikimedia Foundation. Consulté le 2016-11-10
- ↑ Bylaws – Wikimedia Foundation. Consulté le 2016-06-12
- ↑ Fuchs 2014
- ↑ Fundraising/Chapters – Meta. Consulté le 2016-06-19
Bibliographie
modifier- Canfora (1988) Luciano Canfora, Jean-Paul Manganaro et Danielle Dubroca, La Véritable Histoire de la Bibliothèque d'Alexandrie, Paris, Desjonquères, 1988-03-01 (ISBN 978-2-904227-24-0)
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