Recherche:L'ambiguité misanthrope : essai de réflexion sur Héraclite et l'amour

L'ambiguité misanthrope : essai de réflexion sur Héraclite et l'amour

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« J’écrirai ici mes pensée sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. »
BLAISE PASCAL

« Vous figurez-vous donc avoir forcément affaire à un œuvre fragmentaire parce qu’on vous la présente en fragments ? »
FRIEDRICH NIETZSCHE

Comme certaines expressions d’une langue, Héraclite, sujet avec le temps à des glissements sémantiques, est entré dans une ambigüité misanthrope. Mais sa pensée, à bien regarder, est autant une philosophie qu’une philanthropie. Malgré cela, le présocratique fut la victime de ce que Spinoza pressentit plus tard dans son Ethique : il est du ressort de la volonté que de favoriser les affections de joie plutôt que les affections de tristesse, qui sont contraires à notre propre complexion. Il en fut la victime passionnée. Une période de la vie d’Héraclite a du faire basculer son amour des hommes dans l’affection de tristesse, jusqu’au point où, comme le précise Spinoza, cet affection de tristesse prend la plus grande part complexive. Pourrait-on imaginer Héraclite comme un premier Alceste ? Ce dernier, qui a l’amour si dur pour les hommes, celui à l’inclination épistémologique si grande pour l’exactitude et la vérité, qu’il préfère mortifier sa société plutôt que de trahir cet amour. Lorsque commence Le Misanthrope, comme Epicure ou Diogène en leurs temps l’avaient fait, il ne sollicite plus d’être, de soutien, de société autre que lui-même. La condition du courtisan hypocrite si bien cernée par Molière est une abjecte condition ; c’est une vie de puanteur. Elle ferme la porte aux vrais amours et aux vraies connaissances. Toute une vie de bêtise ; une mort dans les ombres, c’est-à-dire dans l’ignorance. La condition de cette humanité est une corde, qui court de siècle en siècle, d’époque en époque. Les pleurs d’Héraclite sur la vacuité des hommes sont ce que nous avons comme première occurrence de la cruauté de noblesse ; pour Alceste comme pour Héraclite, l’amour et l’exigence sont trop forts pour le vice qu’ils rencontrent en route. Ainsi, l’amour pour Héraclite est-il une souffrance. Ou plutôt, la rigueur qu’il tient à un si haut degré est ce qui permet à la douleur à gagner la plus grande part complexive. La tristesse, la rigueur, l’exigence et la souffrance d’Alceste pour l’amour de sa bien-aimée nous laisse assez de pistes pour idéer, pour nous représenter une Célimène fictive pour Héraclite. L’entreprise que nous envisageons n’est pas uniquement une expérimentation littéraire, non. Nous devrons en passer par les personnages. Mais un « personnage » littéraire n’est pas une simple vue de l’esprit. Ce n’est qu’une Idée au sens que Platon donne à ce mot ; qui si elle existait, serait la chose la plus pure du monde, et ne serait rien d’autre que ce qu’elle serait. Une mère, par exemple n’est pas uniquement ce qu’elle est, elle est nécessairement, par exemple femme, ou fille de. Par la multiplication de ses aspects, elle peut être au monde, s’exprimer au nom de son être-femme, de son être-enfant. Concevoir ou simplement imaginer une mère qui ne serait ni femme ni enfant de, ni rien, mais juste mère, c’est cela que l’on peut appeler la Mère, ou l’Idée de mère. Cela est très clair avec le théâtre : Pirandello, avec Six personnages en quête d’auteur, se fait l’écho de cette conception, et l’applique à l’art dramatique. En quête d’auteur et non pas d’un auteur, sans article, en quête d’une matière pour poser ce qui est en tant que pur. Il n’y a pas pour Hamlet d’être-personnage et d’être-homme : il n’y a qu’Hamlet. C’est la raison pour laquelle nous tenons à formuler l’énoncé avec les deux appareils de la négation grammaticale : le personnage n’est qu’une Idée au sens de Platon. Du reste, après ce qui vient d’être dit, on pourrait voir comme paradoxal d’affubler d’une forme de négation un concept de chose en tant que pure. Au contraire, nous voulons le faire, afin de montrer que l’intérêt de parler par cet exemple, c’est que par le fait que les acteurs sont hommes, et donc que comme la mère ils peuvent s’exprimer dans leur être-homme, leur être-acteur, leur être-enfant, les acteurs ne peuvent accueillir, à cause de la fugacité qui les constitue, dans leur corps, dans leur voix, dans leur peau, cette chose que nous voulons absolument réaliser et que nous appelons personnage. Nous refusons, contre Proust, de songer à l’essai où au roman, de scinder notre être-écriture, et de le porter indépendamment vers l’idée ou vers l’action. L’entreprise qui est la nôtre vise donc à une sorte de genèse restitutive d’un philosophe (Héraclite), ou plutôt du discours d’un philosophe héraclitéen, afin d’explorer les différents problèmes posés par la pensée de l’éternel pleureur, par le prisme de la mise-en-littérature de sa philosophie.

Comment faire écho en littérature à la philosophie ? La question se pose pour tous les auteurs de romans à thèse (Sartre, Beauvoir, Nizan, etc.) ou de dialogues à thèse (Fontenelle, Diderot, Goethe, Schiller, etc.) Comment faire écho en littérature à la philosophie d’Héraclite ? Camus dit : « Si tu veux être philosophe, écris des romans ». Si bien que l’on pourrait imaginer que la poétique camusienne est un reflet des cycles philosophiques de l’auteur du Mythe de Sisyphe. Par exemple, dans L’Etranger, la longueur-courtesse des phrases, l’alanguissement de la syntaxe, l’impossibilité pour l’action à rompre son rythme, serait comme un « doublement » du fond philosophique sur l’Absurde, comme une illustration littéraire, sans redondance car cette illustration ne se développe pas sur le même plan : différenciation philosophie/littérature. Pour Héraclite, le problème se pose différemment : il n’écrivit pas de romans. Le format sous lequel sa pensée se déplie est incertain. Seuls des fragments nous sont parvenus, dont l’immense majorité, d’ailleurs, par les citations et les interprétations des commentateurs postérieurs. L’économie de son œuvre principale, son Sur la nature, du moins les traces que nous en gardons, indique une composition versifiée selon les règles de textes argumentatifs grecs. Aucune certitude. Seule une centaine de vers ont survécu aux outrages du temps. Bien que lacunaire, le fragment s’est finalement imposé, et, comme chez Pascal, s’est normalisé malgré une intention originelle divergente. Le fragment sera donc partie de notre entreprise. Le roman aussi, grâce à Camus et sa clairvoyance sur l’intérêt du prisme littéraire pour la philosophie. Ainsi, envisageons-nous d’entreprendre la rédaction de ce qui suit entre Arve et Rhône, ou pour être plus simple, un essai-schéma, ou plutôt un roman-schéma, qui au mot, consistera à la mise en fragment du discours d’un philosophe par le littéraire. Héraclite est ici une figure, une Idée, c’est-à-dire la chose en tant que pure, marquée au cœur par la pensée du philosophe, mais, éternelle par sa pureté, utilise, critique, reforme les manifestations postérieures de la pensée humaine : ainsi Héraclite pourra-t-il commenter Deleuze, ou Stendhal, sans se couper de cette tristesse si caractéristique à son behavior, et qui constitue le noyau indestructible, le cœur d’Héraclite.


La pensée grecque ancienne, au-delà du tournant de l’« avant » et de l’« après Socrate », s’inscrit dans une perspective propre à la philosophie méditerranéenne. On pourrait parler d’une littérature du soleil, qui cours de la Babylonie ou de l’Égypte des théogonies premières, jusqu’au théâtre de Kateb Yacine, en passant par les grecs archaïques et hellénistiques (Homère, Sophocle, Euripide, Platon…) les latins (Sénèque, Plaute, Marc-Aurèle…) les modernes (Camus, Chraïbi, Giono, Roblès, Yacine…) en passant par la métaphysique d’Augustin d’Hippone, l’illuminatisme avicennien, ou les commentaires d’Averroès. Mais depuis les invectives actuelles des milieux parisiens que nous avons pu lire sur Anaximandre, Anaxagore, ou sur les à-peu-près d’Aristote vis-à-vis du regard contemporain, et, surtout, ces invectives provoquant pour nous de plus en plus de méfiance, nous avons fait un pari contre nous-mêmes. « Je veux te sauver, Antigone », fait dire Anouilh à son Créon. Oui, belle pensée ensoleillée : nous voulons te sauver. Nous voudrions t’exhumer. On lit par exemple les monologues de la prophétesse d’Eschyle : cela, sans mentir, est brillant. L’on tombe raide devant Cassandre, diaphane, le regard large et le teint sensuel, noblesse au front. Adaptations contemporaines oblige, la pièce tourne parfois vinaigre. Des insultes…, des horreurs dans la bouche de figures immortelles ? Ah ! L’admirable dessein ! Voilà la belle âme ! Le Syndrome-Jean-Vilar, lutte intempestive contre l’incommunicabilité de la culture, aurait-elle fait des émules ? Mais nous voilà plaisantant à tort : l’affaire est trop grave ici, elle nous touche au cœur. C’est sacrilège, c’est du viol, et pas pour faire de beaux enfants, comme avec Dumas. Certaines mise-en-scènes de textes anciens, certain commentaires de ceux-ci, sont gorgés d’idées brillantes, de traits de lumière sur le texte. Pourquoi les assassiner ? Ce qui est fascinant dans le théâtre et la littérature grecs, c’est justement qu’ils sont le berceau de tout le reste. Plus que fascination, cela est beau. Réaliser, en lisant L’Œdipe à Colone de Sophocle que tant de chose ont été, si tôt dans l’histoire humaine, découverte avec tant de lucidité et de grâce… Comprendre qu’Anouilh eût beau transformer Créon en bonhomme, la force et l’instinct du tyran restent latents, comme pour les enfants la fascination pour le feu : l’on ne peut se retenir, et l’on se brule aux chairs à posséder de la gloire. Nous aimons l’Antiquité, cela est vrai. Mais nous avons raison de l’aimer. Quelle pouliche ! Ce que l’on trouve dans L’Iliade, quand le Roi Priam vient supplier Achille de lui rendre le corps de son fils…, une si déchirante plainte, une telle fragilité dans sa bouche, lui, l’homme le plus fier et le plus puissant de l’Orient proche… Qu’ajouter ? Nous aimons l’Antiquité, car elle est la Mer ; car elle est la pierre et la Couleur, car elle est le Soleil ; nous l’aimons comme nous aimons Catalogne, Provence et Italie ; comme l’on aime le fado d’Amalia ; comme l’on aime Camus, Giono, Kateb Yacine, Mauriac, Camões, et tous les autres que la mémoire des hommes et son ingratitude réduisent à la nuit. Car lorsque nous lisons L’Iliade – surtout lorsque c’est Mario Meunier qui traduit –, cela est comme assister à la naissance du Soleil. Car lorsque nous entendons la Canção do mar, nous pensons entendre la chanson qui court sur l’horizon des mers. Le chant de la terre. Au-delà de la littérature proprement méditerranéenne, des œuvres plus continentales, plus septentrionales, s’y posent : un grand nombre d’œuvres de Shakespeare se déroule dans l’Europe méridionale et sur les côtes de la Mare nostrum : Rome (César et CléopâtreTitus Andronicus), Vérone (Roméo et Juliette), Milan (Les Deux gentilshommes de Vérone), Padoue, Pise (La mégère apprivoisée), et des îles inspirées de la Grèce, de la Sicile et des Baléares. De plus, la plus célèbre de ses comédies, Le songe d’une nuit d’été, popularisée par Mendelssohn, se passe chez le duc d’Athènes (Thésée), et Hermia a pour père celui qui donné son nom à la mer grecque : Egée. Il se place ainsi, non pas sous l’égide de Zeus, mais dans la trace de la littérature antique, et prend cette dernière comme sujet, ou du moins, la prend comme un vieil écho à la sienne. Comme on prendrait un vieillard a témoin, venu assister, dans son théâtre, à la résurrection de vieux pantins fantômes. Shakespeare a bien un lien avec cette Europe-là, cette Europe-là de la lenteur et d’une mer sans marée. Celle de Machiavel, de la maison de Médicis, des farces italiennes, errant de foires en foires, ces foires londoniennes du XVIIe siècle bellement évoquées dans L’homme qui rit d’Hugo, dont il se rapproche un peu avec Les deux Gentilshommes et La Comédie des erreurs. Rien plus loin. Aurait-on, comme le dit Kateb dans Nedjma, perdu le sommeil à cause de la fantasmatique présence de Shakespeare au dessus de nous ? Rien d’extérieur n’a pas sa place dans Euripide, dans Corneille et son Andromède ; et les modernités, que nous apprécions par ailleurs, ne doivent pas espérer apporter quoi que ce soit aux Phéniciennes de Sénèque, quelque penseur qu’en fût le metteur en scène. Ulysse est une figure aux actes et aux discours autonomes ; cette figure n’a pas besoin qu’on l’on crût devoir mette ses paroles en lumière crue pour tracer un chemin plus clair pour la pensée : Ulysse a son propre langage, et sa musique est comme une langue dans la langue, qui fait que l’écouter, c’est se dire : « Voici Ulysse, fils de Laërte, souverain d’Ithaque. Il a trouvé le secret de la joie. Et il est grand. » Il ne nous reste plus qu’à espérer prétentieusement de tenter de gagner notre pari, croire au soleil chez Héraclite parfois contre lui-même, et que nous pussions ajouter la composante du soleil à notre entreprise, et qu’en face de Shakespeare, prince des dramaturges comme Socrate est prince de philosophes, l’on fera preuve de bienveillance et de compréhension.

Nous ne savons pas si, partant de l’idée d’une réflexion sur Héraclite, il reste bien sage de mentionner Deleuze de si nombreuses fois. C’est du moins ce que d’aucuns mentionnent ou pourraient mentionner. Il semble prudent de rappeler, avant de commencer quelque mise-en-littérature que ce soit, que nous ne tenterons pas de parler ou de légiférer sur Héraclite, mais de restituer par une genèse littéraire l’origine de l’ambigüité dans laquelle Héraclite se trouve, c’est-à-dire l’ambigüité misanthrope. Nous avons mis en exergue un certain nombre de condition à cette restitution, notamment la composante littéraire, la composante antique, et la composante méditerranéenne. Mais il nous reste à parler d’une dernière composante, qui doublera la mise-en-littérature, celle de la mise-en-espace. Et c’est la raison pour laquelle nous parlerons très brièvement de Deleuze et d’Heidegger dans une démarche de montre de la communauté d’idée. En effet, le principe d’un territoire pour la pensée ou le principe d’une territorialisation de l’esprit est présent chez les deux philosophes. C’est au moins autant une commune constatation qu’un désir. A la croisée des mondes efficient et idéel, les sujets, les objets et les démonstrations qui les coordonnent ont besoin d’une lande pour accueillir le développement de leurs relations. Si l’on considère la composante littéraire de notre entreprise, ce besoin se fait encore plus pressant : le roman est toujours territorialisé ; pas nécessairement l’intrigue, mais le livre comme livre-objet est de fait un territoire, et cela intrinsèquement. Afin d’exposer de manière littéraire notre projet, nous proposons le dialogue suivant, imaginant une rencontre in situ entre l’objet d’un concept, le sujet d’un concept et leur démonstration corollaire, au sein de l’esprit envisagé comme territoire.