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Lectures comparées: Les naufragés et Les lances du crépuscule

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De Lionel Scheepmans

Magasins de livres Bibliotheque Mazarine Paris

Lors d'un inter-cours, j’ai discuté avec une étudiante de troisième année d'anthropologie au sujet de la lecture du livre Les naufragés (Declerck, 2001). Selon elle et contrairement à l'ouvrage Les lances du crépuscule de Philippe Descola (Descola, 1993), l'ouvrage de Patrick Declerck n’est pas un ouvrage scientifique. Je ne fus pas d'accord avec elle concernant l'ouvrage de Patrick Declerck, mais mon opinion tenait plus à une sorte d'intuition qu'a une analyse profonde et structurée. Aussi, comme je n’avais pas encore lu Les lances du crépuscule, je ne pouvais comme elle le faisait, comparer les deux ouvrages pour étayer mes arguments. C'est alors que j’ai pensé qu’il serait intéressant que j'axe ce travail sur cette question: Est-ce que Les lances du crépuscule de Philippe Descola est un ouvrage plus « scientifique » que le livre Les naufragés de Patrick Declerck ?

Comme cela se pratique en sociologie, cette question de départ aura pour but de me guider tout au long de ce travail. Je vous propose donc pour escales à ce petit voyage «ethno-épistémoloco-méthodique... », une réflexion épistémologique autour de sciences sociales et de l’anthropologie sociale et culturelle, la présentation comparée des deux auteurs, une présentation comparée des deux ouvrages dans leurs styles et leurs contenus, une comparaison comparée des méthodes de collectes d'informations utilisées par chacun des auteurs, et enfin une conclusion qui tentera d'apporter quelques objets de réponses à cette question de départ.

Réflexion épistémologique autour des sciences sociales et l'anthropologie sociale et culturelle modifier

Avant de se poser la question de savoir si parmi deux ouvrages anthropologiques, l'un est plus scientifique que l'autre, il serait utile de définir ce qu'est une science, et par la suite se poser la question de savoir si l'anthropologie est une science. Définir ce qu'est une science est un exercice qui je pense dépasse l’objet de ce travail. Pour simplifier les choses, je choisirai donc de poser la question non pas en termes de statut mais en termes de rôle. La question serait donc: Que peut-t-on attendre d'un ouvrage scientifique?

Après avoir étudié le cours intitulé: Éléments d'épistémologie des sciences sociales de Pierre Lannoy ( Lannoy, 2007), voici ce qui me semble majoritairement reconnues par les épistémologues voir les scientifiques eux-mêmes: Un ouvrage scientifique doit nous dire la vérité. Cette attente a pour condition de base de la recherche empirique. On ne peut être sûr de dire la vérité qu'en se limitant aux faits. Autrement dit, un ouvrage scientifique doit nous éclairer sur la réalité des choses. Les faits doivent être réels et non imaginaires, ceci exclus tout ouvrage de fiction.

Enfin, les informations contenues dans un ouvrage scientifique doivent être vérifiables afin de garantir un contrôle par rapport aux deux attentes précédentes. Cette dernière attente ouvre un débat sujet à certaines polémiques concernant la reconnaissance des sciences sociales en tant que science. Afin de ne pas rendre la question de départ de ce travail caduque, je propose d'adhérer à ce stade de notre investigation, à la position de Jean-Claude Passeron qui reconnait les sciences sociales en tant que sciences mais qui leur attribue un statut spécifique de sciences historiques. Il faut traduire par là, que si les sciences sociales répondent aux deux premières conditions de scientificité, à savoir la méthode empirique et la réalité des faits, elles ne peuvent fournir que des observations inhérentes et tributaires d'un contexte historique. Une situation sociale ne peut jamais se reproduire dans des conditions exactement semblables. C'est dans ce contexte que les sciences sociales tel que l'anthropologie sociale et culturel, ne peuvent prétendre à la formulation de lois ou de prévisions tel que les sciences dites dures sont capables de produire.

On comprendra pourquoi les sciences sociales comme la sociologie apporte beaucoup d'importance à la citation des sources d'informations ainsi qu'au choix et la description des méthodes de collectes d'informations. C'est notamment grâce à la critique de ces méthodes de collecte que l’on pourra déterminer la fiabilité des informations recueillies dans une situation et un contexte qui ne pourront se reproduire. Mais curieusement, l'anthropologie sociale et culturel semble échapper à cette règle, car si l’on se réfère à ce que Philippe Descola (Descola, 1993, p.480) écrit dans le post-scriptum de son ouvrage: « seuls les ethnologues se sentent libérés d'expliquer comment ils ont su tirer d'une expérience unique un ensemble de connaissances dont ils demandent à tous d'accepter la validité. » Ce privilège de l'ethnologue tient sans doute au fait que selon François Laplantine, « la description ethnographique est à la fois directe dans son expression, et médiatisée par tout ce qui permet d'y accéder » (Laplantine, 1996, p.48) . De ce fait il faut donc s'attendre à ce que les explications sur l'origine des informations soient présentes dans le corps du texte. L'ethnologue est donc, comme l'écrit Philippe Descola dans son post-scriptum, contraint à « un mode d'expression dont il s'imprègne très tôt dans sa carrière grâce à la lecture de ses ainés et qui finit par lui apparaitre comme naturel ». Dans le domaine de l'ethnologie, le style d'écriture semble donc avoir une grande importance et est sans doute signe de scientificité au sein de la discipline.

Notons enfin que pour certaines personnes, un ouvrage ne peut se prétendre scientifique que s'il a été rédigé par un scientifique. Ce sujet pourrait entamer un autre débat sur l'aspect corporatif et parfois sectaire du milieu scientifique, mais limiterons-nous ici à présenter de façon comparée les deux auteurs dans leurs formations et carrière scientifique.

Présentation comparée des deux auteurs modifier

Patrick Declerck et Philippe Descola sont deux auteurs contemporains d'expression française qui ont à peu près le même âge, le premier est né à Bruxelles en 1953, le second à Paris en 1949 . Ils ont tous deux une formation de départ en philosophie et on choisit l'un comme l'autre de s'orienter vers l'anthropologie sociale et culturel via un cursus scolaire à l'École des hautes études en Sciences Sociales de Paris.

Dès 1982, Patrick Declerck se spécialisera dans une approche psychanalytique et ethnologique de la désocialisation, pour devenir Docteur en anthropologie à l'École des hautes études en Sciences Sociales (Declerck, 2001, p.1). Philippe Descola se spécialisera aussi en ethnologie américaine sous la direction de Claude Lévi-Strauss pour devenir Directeur d'étude à l'École des hautes études en Sciences Sociales et professeur d'anthropologie sociale au collège de France (Descola, 1993, p.1 ).

On remarquera que le parcours scolaire des deux auteurs est très similaire. Aussi si l’on veut différencier les deux auteurs, il est nécessaire de s'intéresser à leur parcours professionnel. Dans une interview faite par le journal contestataire et antifasciste No pasaran, Patrick Declerck nous informe de ce qui suit, « de 1982 à 1984, j’ai travaillé à la Maison des Sciences de l’Homme. J’étais assistant de recherche en ethnologie et dans le cadre des programmes, en bon ethnologue qui va partager la vie d’un peuple avec qui il travaille, non seulement pour l’observer mais aussi pour vivre leur vie »[1]. Peu de temps après ce travail d'observation, il se lance une démarche plus active en tant que psychanalyste et consultant. Dans la même interview il décrit son parcourt comme ceci: « je suis également cofondateur de la mission France de Médecins du Monde où j’ai ouvert en 1986, la première consultation d’écoute spécifiquement orienté vers cette population. J’ai ensuite été consulté à l’hôpital de la Maison de Nanterre, haut lieu de la clochardisation puisque c’est le lieu où sont amenés les sans-abris par des équipes de la police et de la RATP » et ce jusque 1997. Après cette expérience et si l’on en croit l'interview faite pas par le site de critique littéraire « Critique libre »[2] Patrick Declerck se serait principalement consacré à l'écriture de son livre. Dans cette interview il nous confie ceci: « J’ai mis 8 ans à écrire ce livre, j’ai mis 3 ans simplement pour trouver le ton car je voulais éviter les souvenirs du bon docteur ou le Traité de Sociologie, je voulais aussi éviter le piège de l’esthétique, du voyeurisme ».

Contrairement à Patrick Declerck, Philippe Descola est resté dans le milieu académique durant toute sa carrière. Sa présentation sur le site de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales nous informe que « Après plusieurs années d'enquêtes ethnographiques en Amazonie, il a été nommé à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, d’abord en qualité de maître de conférences puis de directeur d'études. Il a été nommé professeur au Collège de France en juin 2000. »[3]. Ces faits sont confirmés et complété sur le site du Collège de France ou l’on y retrouve sa bibliographie complète[4].

En constatant que Philippe Descola a un parcours professionnel plus proche du milieu académique que Patrick Declerck, il serait tentant de croire que Philippe Descola a rédigé son ouvrage dans un langage plus scientifique que Patrick Declerck. Mais est ce bien le cas?

Présentation comparées du style d'écriture des deux auteurs modifier

Il est intéressant de relever, en réponse à notre dernière question, que les deux auteurs font part d'une intention commune de ne pas rendre leurs écrits trop « scientifiques ». Patrick Declerck nous l'explique en ces termes dans l’introduction de son livre, : « D'abord j’ai songé à faire académique, ethnographique. (...) J'aurais pu cependant aborder les choses objectivement ». Finalement il opte pour un style qu’il décrit comme suit « Ce récit est celui du cheminement de la conscience » ( Declerck, 2001, p.14-15 ). Parallèlement, dans l'essai bibliographique situé à la fin des lances du crépuscule, Philippe Descola nous dit de son livre: « J’ai destiné ce livre à des lecteurs très divers [...] J’ai notamment omis [...] tout l'appareil savant qui souvent intimide et rebute le profane » (Descola, 1993, p.459).

Ce choix commun est sans doute lié au fait que les deux ouvrages ont été publiés par la même maison d'édition (Plon) et dans la même collection (Terre humaine). Comme en témoigne Florence Groshens sur le site des chroniques de la Bibliothèque nationale de France en écrivant: « Fortement marquée par la personnalité de Jean Malaurie, cette collection donne aux témoignages ethnographiques, une forme littéraire »[5]. Il est donc très probable que les deux auteurs ont dû choisir un style d'écriture en rapport à la collection pour laquelle leurs ouvrages étaient destinés. De par cette contrainte si elle en fut une, on pourrait conclure hâtivement et en réponse à notre question de départ, qu'aucun des deux ouvrages a une prétention scientifique en tout cas dans sa rédaction. À ce propos, Yves Mamou du journal Le Monde en ligne[6], décrit l'ouvrage de Patrick Declerck comme « un OLNI (objet littéraire non identifié). » . Il précise ensuite que « L'ouvrage a toutes les apparences de la monographie scientifique sur les sans-abri, mais on ne saurait l'y réduire. Il y a certes dû savoir là-dedans, mais guère formaté selon les canons du genre. ».

Il nous reste enfin la possibilité de comparer l'écriture des deux auteurs à d'autres styles littéraires. Personnellement, j'aurais tendance comparer le style de Patrick Declerck à celui de Daniel Pennac dans son roman La fée carabine (Pennac, 1987). Les choses sont abordées de façon directe et sans tabou et sont souvent accompagnées de considérations personnelles, comme en témoigne cet extrait: « L'inconscience hilare de cette femme-vache m'insupporte. Il me vient un moment la tentation des coups de pied au ventre. Je suis dépassé. » Dans un passage où il décrit sa nuit d'observation participante au centre de soins hospitaliers de de Nanterre il n'hésite pas à décrire la situation avec franchise et humour: « Un type est penché sur moi, le visage à vingt centimètres du mien. La main en train de farfouiller rageusement dans sa braguette. Il halète. Mon poing dans la gueule l'envoie se branler ailleurs. Il n'en a même pas lâché son sexe. Acrobate virtuose. » ( Declerck, 2001, p.57 ) . Cet extrait me fait plutôt penser au style de Charles Bukowski dans son ouvrage Contes de la folie ordinaire (Bukowski 1981).

Toujours d'un point de vue personnel, je pense que le style de Philippe Descola serait plutôt à comparer à celui de Marcel Proust dans son souci du détail dans sa description des lieux, personnes et situations. Philippe Descola n'hésite pas à utiliser les trois quarts d'une page pour décrire les liens de parentés des personnages en interaction lors d'une situation de rencontre: « ... Wajar a aussi épousé une sœur de Tseremp; ce dernier, ainsi que ses deux frères Tarir et Pinchu, est allie collectivement à Wajari, Titiar et Naanch. En outre Tseremp est le mari d'une fille de Tsukanka ... » (Descola, 1993, p.70). Aussi, question confort de lecture c’est à celle de Frison-Roche que je comparerais l'écriture de Philippe Descola. Pareillement à Patrick Declerck, Philippe Descola n'hésite pas à apporter des détails que l’on pourrait considérer impudiques, comme nous pouvons le voir dans cet extrait où il décrit des soins portés à un enfant, « Tandis qu'Entza lui lave la tête avec de l'eau chaude, Wajari le fait sauter sur ses genoux pour tenter d'apaiser ses pleurs, puis il le lève à bout de bras et lui suce brièvement le pénis. » (Descola, 1993, p.63). Aussi lorsqu’il se trouve face à une situation qui le déconcerte, par exemple lorsque les hommes font preuve de violences conjugales en traitant leurs femmes à coup de machette sur la tête, Philippe Descola fait preuve de plus de retenue que Patrick Declerck et vas jusqu'à « interpréter la violence conjugale comme une manière de socialiser les femmes par le coup » selon ses propres termes (Descola, 1993, p.217).

Nous pouvons donc dire à ce stade que Philippe Descola utilise dans son ouvrage un style descriptif qui semble plus proche de l'écriture scientifique et ethnographique. Le ton plus sérieux, la précision voir le côté exhaustif des descriptions donne à l’ensemble un plus grand sentiment d'objectivité, sentiment qui ne pourra être valable qu'après l'analyse du contenu, car bien que celui-ci soit souvent lié au style, il pourrait être considéré plus scientifique dans un ouvrage que dans l'autre.

Présentation comparées du contenu des deux ouvrages modifier

L'ouvrage de Patrick Declerck est composé d'une petite introduction où il nous explique les difficultés d’aborder le sujet de la désocialisation et les motivations qui l’ont poussé à sa rédaction de son ouvrage. Vient ensuite une première parie intitulée « Routes », qui raconte le monde des clochards en dessinant différents itinéraires observés lors des consultations ou dans le cadre de son travail de psychanalyste-consultant. Dans cette partie il nous fait aussi part de ses observations participantes tel qu’il a déjà été question précédemment aussi de nombreuses transcription d'entretiens effectuer lors de son travail de psychanalyste. Dans certains passages, il nous fait aussi part de ces déboires intimes durant sa vie d'étudiant ou de certains souvenirs d'enfance et des personnages qui l'habitait. La deuxième partie, intitulée « Cartes », tente de penser le monde des clochards avec des concepts empruntés à l’ethnologie, à la psychiatrie et à la psychanalyse, le tout solidement étayé par la culture politique et philosophique de l'auteur. Cette partie analyse également les échecs de toutes les tentatives de prises en charge institutionnelles. Elle se termine par un épilogue à la foi anecdotique et profondément philosophique comme en témoigne cette dernière phrase, « Y a-t-il une vie avant la mort » (Declerck, 2001, p.382). On trouve ensuite les annexes dont la première nous apporte des détails sur le centre de soins hospitaliers de Nanterre, la deuxième est un ensemble de données statistiques sur la population et la pauvreté et la troisième et dernière est une série d'informations et de réflexions sur l’épistémologie médicale et psychiatrique propre aux sans-abris. Cette dernière annexe illustre par des chiffres et pourcentage la difficulté d’établir lors des études de terrain des échantillons comparables entre eux. Aux annexes succèdent une lettre ouverte de Jean Malaurie à Patrick Declerck et sa réponse. Dans sa lettre Jean Malaurie fait part de son expérience d'éditeur et de son soutient. Il reçoit en réponse des remerciements mélangées de considérations plutôt philosophiques dans l’idée d’établir un autoportrait. L'ouvrage proprement dit se clôture par deux index et une table des matières.

Après la présentation de deux cartes situant la région ou se déroule son expérience ethnographique, Philippe Descola introduit son ouvrage, par un prologue dans laquelle il nous fait part des pérégrinations qui ont précédé à son arrivée chez Wajari l'aborigène qui va l'héberger le temps de son étude. Viennent ensuite vingt-quatre chapitres où Philippe Descola décrit la vie des Achuars, peuple du pays Jivaros vivant dans la forêt d'Amazonie près de la frontière Équateur-Pérou. Chaque chapitre s'efforce de nous présenter la culture de ce peuple à travers des évènements divers et parfois anecdotiques. À ces chapitres succèdent, une note sur l’orthographe de la transcription du jivaro, un glossaire pour le vocabulaire régional ou scientifique, un essai bibliographique avec une introduction dont on a déjà fait allusion précédemment, un post-scriptum sur les écritures de l'ethnologie, une table des illustrations, une table des cartes et enfin la table des matières.

Au vu du contenu il semble moins évident de juger un ouvrage plus scientifique que l'autre. Si le style d'écriture de Philippe Descola a tendance à être plus complet quant à l'information qu’il nous donne, Patrick Declerck par contre complète sa narration par trois annexes très détaillées. En outre, les deux ouvrages comprennent chacun les éléments indispensables à tous les ouvrages scientifiques, à savoir une table des matières et les références bibliographies. Les références bibliographiques sont particulièrement soignées chez Philippe Descola. À travers un essai bibliographique qui apporte en même temps au lecteur un supplément d'informations plus générale sur le peuple jivaro. L'ouvrage de Patrick Declerck semblerait plus complet par contre d'un point de vue macroscopique notamment dans la deuxième partie.

Quant à la nature et à la pertinence des informations fournies par les deux auteurs, il est difficile d’en juger sans connaitre parfaitement le sujet et le domaine dont traite chaque ouvrage. Sans être expert on peut malgré tout se pencher sur la méthode utilisée par chaque auteur pour la production du savoir utilisé dans leur ouvrage respectif.

Présentation comparée des méthodes de production de savoir des deux auteurs modifier

Tout d’abord, il faut remarquer que les deux ouvrages ont été rédigés plusieurs années après les observations de terrains. Mais ceci semble être un fait courant selon François Laplantine, car les exigences de la « mise en texte » fait que «ce travail de textualisation, et cela aussi bien dans le cas de l'anthropologue que du romancier, ne se réalise pratiquement jamais « sur place » et encore moins en « direct » ... » (Laplantine, 1996, p.48).

Autre point similaire, la récolte des informations mobilisées par les deux ouvrages sont issues principalement d'observations participantes et d'entretiens. Les entretiens ont certainement été enregistrés dans un cas comme dans l'autre. Philippe Descola y fait allusion à la page 54 de son ouvrage et Patrick Declerck nous fait part de certaines de ses transcriptions trop précises pour être de simples prise de notes.

Si les méthodes de récoltes d'informations sont semblables, des questions de comparaisons se posent sur l'observation participante et les entretiens en termes de quantité et de qualité et donc en termes de scientificité.

Dans la première partie de son ouvrage, Patrick Declerck raconte qu'a deux reprises, il s'est fait passer pour un clochard afin de passer la nuit de façon anonyme dans un centre d'hébergement. Comparée au trois ans de terrain de Philippe Descola, cette expérience parait dérisoire quant à la durée, mais qu’en est-il de la qualité? Patrick Declerck a eu l’occasion d’être un moment assimilé à un clochard, alors que Philippe Descola n'aura jamais pu, au cours de son expérience de terrain, être assimilé à un achuar. Les informations recueillies sont-elles alors de même qualité ? Aussi, la plus grande part des informations fournies par Patrick Declerck sont tirées de plus de dix ans d'activités professionnelles en centre d'accueil des sans-abris, peut-on encore parler d'observation participante dans ses conditions ? Si oui, le temps d'observation participante dépasse largement celui de Philippe Descola. Enfin, il est fort à parier qu'une bonne partie des informations récoltées par Philippe Descola sont issues d'entretiens, bien qu’il n'en parle pas de façon explicite. Ces entretiens peuvent-ils être comparés de façon qualitative avec ceux que Patrick Declerck a pu effectuer lors de ses consultations psychanalytiques ou durant d'autres consultations d'ordre médicale? Nous voici donc de nouveau face à des questions qui portent à débat. Faute de pouvoir effectuer un réel débat et dans le souci d'éclaircir les choses, le temps est venu de situer les deux ouvrages dans le champ de l'anthropologie.

Dans son cours d'anthropologie sociale et culturelle, Pierre Maret distingue plusieurs branches de l'anthropologie dont deux nous intéressent et plusieurs disciplines parmi lesquelles deux sont liées aux ouvrages que nous sommes en train de comparer. Parmi les deux branches choisies, il faut distinguer l'anthropologie sociale qui « s'intéresse à l'organisation sociale, à l'homme en tant que membre de la société et aux rapports entre les hommes » et l'anthropologie culturelle « qui étudie les aspects du comportement humain qui font partie de l'héritage culturel ». Quant aux deux disciplines retenues, nous différencierons, l'ethnographie dont « Actuellement toute la recherche est basée sur un travail de terrain au cours duquel le chercheur observe et décrit » (lorsque ce travail tend à l'exhaustivité on parle alors de monographie), et l'ethnologie « qui marque un premier pas vers la synthèse. En tant que science, l'ethnologie dépasse l'observation et vise à fournir des explications d'ordre général » (Maret, 2006).

Il est important aussi de signaler que ces deux branches et ces deux disciplines peuvent se côtoyer et sont souvent complémentaires à tel point qu’il est difficile parfois de les distinguer ou d’en fixer les frontières. Pour illustrer ce qui vient d’être dit et pour avancer dans notre comparaison, je me risquerais à dire que l'ouvrage de Patrick Declerck, se rattacherait plutôt à l'anthropologie sociale comme en témoigne ce court extrait : « J'entends par désocialisation un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou – a minima – un apaisement, dans un aménagement du pire. La désocialisation constitue, en ce sens, le versant psychopathologique de l'exclusion sociale. » (Declerck, 2001).

Quant à la discipline, la première partie de l'ouvrage « routes » se rapprocherait plus de l'ethnographie avec une écriture plutôt descriptive et la seconde partie « cartes » serait plutôt de type ethnologique en portant une réflexion sur le rôle des institutions.

Concernant l'ouvrage de Philippe Descola, je dirais que celui-ci aurait plutôt été construit sur base d'une monographie effectuée dans le cadre d'une recherche en anthropologie culturelle, comme en témoigne la précision des descriptions de certains passages et l’intérêt particulier porté à la culture jivaro plutôt que, par exemple, à leur rapport avec la société qui les entoure.

En ayant placé les deux ouvrages dans un contexte disciplinaire, nous pouvons à présent mieux nous situer. Car il va de soi que l'orientation disciplinaire d'une recherche influence la pertinence des méthodes de travail. Dans le cadre d'une recherche axée sur le social et menée dans sa propre culture, un travail monographique serait moins intéressant pour le lecteur et certainement plus difficile à réaliser pour le chercher, tout comme il serait difficile de tirer bénéfice d'un entretien psychanalytique issu d'une culture dont on ne connait rien ou presque.

Quant aux questions concernant l'observation participante, il est toujours permis de prendre la position d'Yves Winkin qui considère dans son ouvrage sur l'anthropologie de la communication que « La position d'observateur participant peut engendrer de sérieuses difficultés personnelles et interpersonnelles, mais elle n'invalide pas le statut scientifique de l'anthropologue » et l’on pourrait ajouter à cela, quel que soit son rôle et son statut de participant. On pourrait aussi prendre la position contraire puisqu’il précise également que pour certains la participation « vice irrémédiablement les données ; l'analyse s'arrête. » (Winkin, 1996)

Aussi quelles que soient les méthodes de collectes d’informations, l'auteur d'un ouvrage doit garder à l'esprit ce que nous enseigne François Lapatine en écrivant qu' « il ne saurait y avoir de description pure » ( Laplantine, 1996, p.106 ) et ce par le simple fait de l’utilisation d'un langage. Mais à ce stade de réflexion, on peut remettre en cause la scientificité de tout discours en langage naturel. Et nous ne seront donc pas étonnés de lire dans l'essai de Kilani Mondher sur le discours anthropologique intitulé L'invention de l'autre (Kilani, 1994) qu’il existe une crise de représentation en anthropologie qui « se traduit par une perte de confiance dans le discours scientifique et par une remise en question de l’ensemble des systèmes de vérité sur lesquels a reposé jusqu'ici le savoir anthropologique ».

Conclusion modifier

Alors, que répondre à cette question de départ? Différentes possibilités s'offrent à nous. Nous pourrions reprendre point par point toutes les comparaisons abordées lors de ce travail pour les mettre dans une balance et voir en faveur de quel auteur elle penche. Nous pourrions aussi simplifier les choses en considérant qu'aucun des deux ouvrages n'a de valeur scientifique voire que l'anthropologie n’est pas une science. Plus intéressant encore, nous pourrions considérer que de ce qui existe pour l'homme ne peut répondre à une prétention scientifique, puisque les conditions d'objectivité et de transmission d'un savoir intacte dépasse les capacités de l'être humain.

Mais ne serait-il pas non plus intéressant de se poser d'autres questions? En rapport par exemple avec cette idée de Jean Servier qui considère que « La première qualité de l'ethnologue est d’avoir l'esprit libre, débarrassé de tout à-priori, de tout préjugé d'école. » (Servier,1986, p. 11) Ou ne serait-il pas encore plus intéressant de réfléchir comme le fait Vinciane Desperet dans son livre Quand le loup habitera avec l'agneau (Despret, 2002) à quelles seraient les bonnes questions à poser à ce que l’on observe. L'originalité de ce livre est qu’à travers une réflexion épistémologique, Vinciane Desperet se pose des questions sur les biais propres à la nature de l'observateur, mais aussi de l'utilité de certaines recherches. Car finalement, n'est-ce pas à un souci d'utilité que devrait se mesurer la recherche plutôt qu'a un souci de scientificité. Combien de travaux d'élèves, d’articles scientifiques voir de thèses sont tombés dans les oubliettes après n’avoir été lues que par quelques personnes et par obligation de surcroit ?

Pour en finir avec ces questions de scientificité et l'épistémologie nous pourrions aussi inverser notre question de départ et au lieu de se poser la question de savoir si un ouvrage anthropologique est digne d’être scientifique se poser la question de savoir si la science est digne d’être au service de l'anthropologique. Cela dit, personnellement, de l'ouvrage de Patrick Declerck et celui de Philippe Descola peut m'importe de savoir lequel est plus ou moins scientifique, puisqu’ils possèdent chacun trois grandes utilités, premièrement ils apportent plaisir et instruction à de nombreux lecteurs, ensuite, ils sont des témoignages historiques de grandes précisions, et enfin, ils sont des outils à la réflexion politique.

Références modifier

  1. Voir: http://nopasaran.samizdat.net/article.php3?id_article=20
  2. Voir: http://www.critiqueslibres.com/i.php/vinterview/53
  3. Voir: http://las.ehess.fr/document.php?id=119
  4. Voir: http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/anthrop/p998923426782.htm
  5. Voir: http://chroniques.bnf.fr/archives/decembre2004/numéro_courant/expositions/terre_humaine.htm
  6. Voir: http://www.france-mail-forum.de/fmf24/bib/24Mamou.html

Biographie modifier

  • Charles Bukowski, Les contes de la folie ordinaire, Édition Grasset et Fasquelle, 1981.
  • Patrick Declerck, Les Naufragés, Édition Plon, Collection Terre Humaine Poche , Paris, 2001.
  • Philippe Descola , Les lances du crépuscule, Édition Plon, Terre Humaine Poche, Paris, 1993.
  • Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l'agneau, Édition le seuil, Collection les empêcheurs de pensér en rond, Paris, 2002.
  • Mondher Kilani, L’Invention de l’autre, Nouvelle édition, Édition Payot, Lausanne, 2000.
  • Pierre Lannoy, Éléments d'épistémologie des sciences sociales, Presse universitaires de Bruxelles, 2007
  • François Laplantine, La description ethnographique, Édition Nathan Université, Paris, 1996.
  • Yves Mamou, Voyage aux limites de la raison sociale, Le Monde, édition du 26.10.01
  • Pierre Maret, Anthropologie sociale et culturelle I, Presse universitaires de Bruxelles, 8e edition 2006.
  • Daniel Pennac, La fée carabine, Édition Gallimard, 1987.
  • Jean Servier, Méthode de l'anthropologie, Presse universitaire de France, collection Que sais-je?.2e édition,1986.
  • Yves Winkin, Anthropologie de la communication, Édition De Boeck S.A.,Éditions du Seuil, 2001.