Une manifestation du blâme de la victime est, par exemple, de dire à une femme victime d'agression : mais comment tu étais habillée ?, avec l'idée que la victime est responsable de son sort. Le blâme de la victime est psychologiquement lié à la croyance en un monde juste. Ce biais, théorisé par Melvin J. Lerner, veut que l'on mérite ce qui nous arrive, et qu'une noble action conduira à une fin heureuse et une mauvaise action, à une fin malheureuse[1]. Il ne s'agit pas ici de donner son avis sur ce biais, qui peut, dans le cadre scolaire par exemple, permettre à des enfants de ne pas harceler, et qui pour les victimes peut être lié à la notion de contrôle.

Bien que nous soyons ici en psychologie sociale, ce biais a des conséquences politiques, et c'est politiquement que j’aimerais l'analyser. J'aimerais montrer qu'il existe une forme de blâme de la victime à gauche, mais que ce dernier obéit à des mécanismes propres. Déjà, la victime n’est pas une personne, mais un groupe de personne, pensé collectivement. Chaque texte choisi se réfère à un groupe différent. La Boétie, humaniste, pense tous les hommes comme des frères et son livre traite des sujets politiques, de tous ceux qui ne dirigent pas. Lafargue, gendre de Marx, écrit sur le prolétariat en tant que classe et blâme des luttes sociales pro-travail. Pelletier fait elle-même le parallèle entre les sujets, le prolétariat et les femmes, et le féminisme marxiste traite les femmes comme une classe sociale dominée. La division genrée du travail, notamment domestique, le mariage et la femme (et les enfants) comme propriété bourgeoise, justifient le traitement des femmes comme une classe sociale. La notion de responsabilité collective de la victime justifie le rapprochement.

Ces textes s'adressent aux victimes. Il ne s'agit pas de s'abaisser à supplier le tyran, à quémander au patron quelques heures de travail en moins, ou à demander aux hommes d'être moins oppresseurs. Pelletier s'adresse avant tout aux mères qui se disent féministes, mais dont les actes ne sont pas cohérents par rapport aux idées, afin de les aider à appliquer leurs principes. En fait, des notions comme l'internalisation (comme la misogynie internalisée chez Pelletier) peuvent aider à comprendre pourquoi les victimes agissent comme telles. A l'inverse, si l'on comprend la domination comme un mécanisme de classe, il ne sert à rien de s'adresser à l'oppresseur, de le convaincre : ce n’est pas une question morale. A noter qu'une telle démarche ne va pas de soi : il est courant de réclamer, par exemple, une meilleure éducation pour apprendre aux oppresseurs à ne plus en être, ou à être "déconstruits". Ces démarches considèrent les oppresseurs comme des agents moraux capables du meilleur pourvu qu'on les guide, ce qui revêt un intérêt sur le plan moral et personnel. Pourtant, d'un point de vue structurel, il ne s'agira pas de dire que le cœur du problème est que certains hommes soient déconstruits - caricaturé dans le féminisme par "not all men" - réponse au féminisme qui consiste à dire que seuls certains hommes posent problème. Or, le féminisme considère le patriarcat de manière systémique et structurel : s'il y a des variations individuelles, la classe des hommes est oppressive. L'adresse aux victimes (ex. par les opprimés, pour les opprimés) est un autre point commun entre ces textes.

On a donc affaire à trois textes qui non seulement expliquent que les victimes ont une responsabilité collective, mais encore qui le leur disent. S'arrêter au sens des textes, à ce que les textes disent, c’est oublier ce que les textes font. Ce serait oublier qu'un texte de nature politique s'oppose classiquement à un texte scientifique ou descriptif qui aurait pour but de décrire le monde, là où un texte politique veut le transformer (ce qui rappelle l'opposition marxiste). Une autre question sera donc de savoir si ce n’est pas que stratégique, si ce n’est pas, à la manière de la mouche du coche : "pourquoi vous ne vous révoltez pas ?" de manière à titiller, à provoquer et ainsi à susciter la révolte. Cette révolte n’est pas forcément une lutte armée ou organisée : chez la Boétie, il s'agit simplement de désobéissance.

Enfin, je me demanderai en quoi sortir de la posture de victime peut aider à s'émanciper socialement. Il ne s'agit pas de nier ce que ressentent les victimes, mais bien de montrer que supérieures en nombre, fortes, les victimes peuvent agir dignement et en s'unissant. Car c’est probablement là aussi la différence avec un blâme de la victime plus classique : il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes, certaines qui tenteraient dignement de s'en sortir et d'autres qui sombreraient dans la délinquance, par exemple. Il s'agit en fait de renverser toute une structure sociale.

Un point de vocabulaire s'impose : j’éviterai le terme peuple, dans la mesure où il est ambigu. Il désigne à la fois une nation et les "gens ordinaires", ceux qui ne dirigent pas voire appartiennent au Tiers-Etat/au prolétariat. Pour évoquer la Boétie, je parlerai plutôt des sujets, une réalité historique.

En revanche, je parlerai de droite et de gauche, termes parfois décriés, mais qui dans les faits renvoient à des réalités politiques, bien qu'il existe du confusionnisme. Droite et gauche sont définies entre autres par Noberto Bobbio, philosophe italien, concernant notamment le rapport à l'égalité[2]. Dans les trois textes que je considère de gauche, il y a ainsi la notion d'égalité souhaitée entre tous, qui contredit l'ordre établi. A l'inverse, la croyance en un monde juste me semble de droite dans la mesure où elle justifie un statu quo souvent inégalitaire.