Recherche:Psychothérapie éclectique/Origines

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Origines
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Chapitre no 2
Recherche : Psychothérapie éclectique
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Psychothérapie éclectique/Origines
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Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits, Édouard Debat-Ponsan, 1898, Hôtel de ville d’Amboise

"Personne ne voudra- t-il donc soulever mon voile et regarder mon si beau visage ? Car j'habiterai dans celui qui aura écarté mon voile, je lui donnerai la paix, de beaux enfants de science et de justes oeuvres. Mais une voix cria : Quoique tous ceux qui te cherchent te désirent, n'oublie pas que tu es vierge et que tu le resteras jusqu'à la fin des temps. Aucun homme, né ou à naître de la femme, ne pourra soulever ton voile et vivre ! Car ce n'est que par la Mort que sera levé ton voile, ô Vérité ! Alors la Vérité étendit ses bras et pleura parce que ceux qui la cherchaient ne pouvaient ni la trouver, ni la regarder en face. "[1]

Un choix méthodologique subjectif

L'éclectisme en psychothérapie, compris comme un choix méthodologique accordé au sujet, est un courant reposant sur des traditions médicales et philosophiques anciennes, holistiques, apparues ponctuellement à différentes périodes historiques en marge des théories dominantes et du pouvoir médical. Cependant, dans le domaine psychothérapique, cette marginalité a conduit les cliniciens iconoclastes à éviter de reprendre le terme d'éclectisme, afin de se distancier des débats philosophiques ou spirituels qu'il a suscités à travers les âges. Le rapport humain au savoir, à l'autorité médicale et scientifique, structuré par l'organisation patriarchale de la société et la position de maîtrise ou d'expertise, explique que ces cliniciens créatifs aient souhaité proposer leurs propres méthodes originales ou synthétiques. L'éclectisme s'oppose aux visions du monde dogmatiques et se distingue des systèmes théorico-pratiques, dans le sens où il ne tente pas d'appliquer et de mettre en œuvre des théories psychologiques issues de recherches scientifiques, mais bien plutôt de produire des modèles hypothétiques à partir de pratiques thérapeutiques singulières.

Il convient toutefois de préciser que le sens moderne de la notion d'éclectisme s'inscrit dans un contexte social et politique particulier, différent de celui dans lequel la philosophie éclectique ou la médecine éclectique sont apparues. La psychothérapie éclectique a accompagné les évolutions sociales et culturelles, subjectives et objectives, en France avec l'exception culturelle, mais aussi dans de nombreux pays, bien que cette dénomination n'ait pas toujours été revendiquée par les cliniciens dont nous qualifions aujourd'hui les pratiques et les conceptions d'éclectiques, à posteriori. Cette requalification vise une compréhension historique du rapport des psychothérapeutes aux différentes méthodes qu'ils ont conçues ou dont ils se sont inspirés, mais plus généralement, porte sur la fonction de la médiation technique entre les hommes et le monde.

Cette médiation efficace est difficile, car l'ordre technique et l'ordre des besoins ne sont pas toujours en relation d'adéquation. Au contraire, que ce soit au stade de la production artisanale, avec l'ère industrielle, l'avènement de la société de consommation ou la Révolution de l'Information, la technique et les besoins humains se contredisent dans une disjonction.

À cet égard, le statut des objets dans les discours et les conduites éclaire particulièrement les représentations et les perceptions qui ont circulé dans les cultures et les époques au sujet des psychothérapeutes.

Le rapport objectal au thérapeute désigne l'ensemble des traits qui permettent à un sujet de l'identifier en tant que tel; comme personne susceptible de liaison relationnelle subjective, de rencontre, mais aussi comme entité professionnelle dont la fonction est médiatisée par des outils, des méthodes et des modèles. Le rapport social aux objets techniques dans une culture et à un moment donnés influence donc la manière dont un sujet entre en relation avec un psychothérapeute, la manière dont ils vont se rencontrer et le mode d'expression de la demande de soin adressée (ou non).

Dans la disjonction des besoins fondamentaux et des technologies, s'interpose un système d'objets comme facilité, solution imaginaire aux conflits entre l'homme et ses productions scientifiques ou culturelles[2].

La quintessence de l'objectalité moderne, l'automatisme, est incarnée dans l'objet robot, fonctionnalité anthropomorphique absolue dans sa blancheur et sa neutralité pulsionnelle, où s'efface le symbolisme gestuel qui structurait le rapport manuel à l'objet artisanal. Cette machine se met d'elle-même en mouvement et s'éteint par ses propres moyens, microcosme symbolique où l'humain et sa technique fusionnent en se séparant du monde vivant pour s'y substituer, sans plus de médiation du corps humain possible. Inévitablement, la voie est tracée pour le progrès objectal d'évoluer de la fonctionnalité vers l'automatisation, la reproduction générative spontanée et la mythologie fantasmique afférente, la science-fiction. Comble de l'autonomie, discours tautologique, le robot réalise une régression infantile magique jusqu'au stade de la scissiparité, celui de la réduplication automatique, sans plus aucune différence entre le créateur et la créature, qui deviennent des doubles totalitaires[3]. L'appareil électro-ménager apparaît comme le précurseur mécanique d'une fonctionnalité sans limites, continuelle et visible, qui rend apparente la substitution de l'humain par sa propre création. Face à la cohérence et à l'efficience de l'objet fonctionnel, l'humain devient dysfonctionnel, irrationnel, subjectivement vide.

Robotisme psychique

 
Frustration, Antonio Giovanni Artista, sculpture, 2014
  Article détaillé : Psychanalyse & Robotique

"Ces délires sont une forme de l’indifférence affective poussée à la dernière limite : des gens indifférents qui n’inspirent ni le moindre sentiment d’amour, ni le moindre sentiment d’affection, ni le moindre sentiment d’intérêt, sont des automates, des mannequins. Et, si par la loi de l’objectivation des sentiments, nos malades considèrent que les autres n’éprouvent non plus pour eux aucune espèce de sentiment, ils les regardent comme des gens sans cœur, des gens qui n’ont pas de vie comme les autres hommes : ils croient que ce sont des morts." (Pierre Janet, L’AMOUR ET LA HAINE, 1924-1925, XIII, L'indifférence affective)

Le robot affiche dans un premier temps ses caractéristiques de prothèse mécanique, son corps métallique, ses gestes saccadés discontinus, pour fasciner en préservant une sécurité face à l'angoisse provoquée par le désir encore inconscient d'être remplacé par ce double dans une mimèsis. Symbole d'un monde entièrement fonctionnalisé et personnalisé, sécurisant, puissant, progressivement le robot gagne en souplesse gestuelle jusqu'à être identifié à l'humain en objet idéal et vice-versa, comme l'illustre l'histoire de l'illusionniste-automate :

Au 18ème siècle, un illusionniste horloger conçoit un automate dont les mouvements sont si souples, naturels et parfaits, que les spectateurs ne pouvaient distinguer le créateur de la créature lorsqu'ils apparaissaient sur scène côte à côte. L'illusionniste, afin de préserver l'attrait de son spectacle, se voit contraint de mécaniser ses propres gestes, de détraquer sa propre apparence, de manière à se faire lui-même passer pour l'automate et d'éviter que son public ne soit horrifié par leur stricte ressemblance. Il rétablit ainsi la jouissance narcissique des spectateurs avec leur sentiment de supériorité sur la machine. L'automate devient alors un ordonnateur efficace de la réalité humaine, une réalité subjective vécue sur le mode de la simulation comportementale, imposée par l'abstraction des qualités proprement humaines projetées sur la machine, qui par effet de retour, deviennent normatives dans l'abstraction de formes idéales, performatives. Ce moment d'imitation de l'automate par l'homme est en propre psychotique, dans la mesure où l'image du corps se désarticule à la manière des militaires novices qui apprennent à marcher au pas et qui "psychotent", terme à l'origine de celui de psychose et qui décrit comment l'attention donnée à la coordination des membres vient perturber les anciens réflexes appris avant de les remplacer par des mouvements ordonnés et conditionnés par le rythme collectif.

 
Automate acrobate équilibriste "L'homme serpent", Decamps A., Musée des Arts et Métiers de Paris, 1934

Simulacre de l'efficience fonctionnelle humaine, le robot esclave acquiert même des qualités sexuelles, témoigne d'une polyfonctionnalité hyperphallique, devient dans le registre militaire un outil d'emprise et de domination du monde, et par là, écrase la fragilité humaine et ses défaillances, exprimant une destructivité cynique sans remord, sans angoisse, contrôlée, régie, maîtrisée jusque dans le domaine sexuel à présent domestiqué.

Le robot phallique demeure l'esclave de la puissance algorithmique qui le programme, du code, mais par l'effet de l'identification du maître à l'esclave, finalement les humains aux commandes fonctionnent comme des robots, revendiquent consciemment le mode du calcul protocolaire et séquentiel, tandis que les masses dominées acquièrent par apprentissage le caractère d'une fonctionnalité objectale obéissante et orgueilleuse, où la menace de révolte se trouve conjurée dans la toute puissance. La révolte n'est plus prolétaire mais devient robotique, le robot révolutionne le travail à la chaîne en libérant les foules de leur soumission au contremaître par projection fantasmique auto-destructrice, suicidaire quant aux besoins humains fondamentaux. Les valeurs humaines antérieures du travail, de l'art ou de l’œuvre se trouvent annihilées, dévastées dans le déni de la précarité, de la fragilité et de l'imperfection de l'existence psychique humaine. Le robot se fige dans sa ressemblance à l'homme, sans évolution possible, comme une forme morale achevée, idéale, dont la désagrégation ou la désintégration représente la mort de l'organisme biologique, en la rendant acceptable par son déplacement subjectif sur l'objet jetable que devient le robot désactivé une fois sa fonction accomplie.

La fin d'un robot, son usure et son obsolescence programmée, rendent acceptable la mort par figuration rituelle de l'anéantissement objectal, où la production sérielle et l'amélioration des modèles servent d'alibi au déni de la nécessité du deuil. L'abstraction fonctionnelle se réduit de plus en plus, jusqu'à ce que l'automatisme devienne la condition quotidienne indispensable de toute activité sexuelle génitale active, y compris la procréation humaine, depuis la recherche d'un partenaire amoureux via les applications des réseaux de rencontre jusqu'aux procédures médicales de la procréation assistée, en passant par le conditionnement comportemental de la sexologie.

 
Robot Toyota, Trumpet-Playing Partner "Harry", 2005, Aichi Expo, Japon

La sexualité projetée sur le robot et médiatisée par l'automatisme se trouve neutralisée, asservie via le désamorçage de l'angoisse qui se gèle sous l'effet d'un narcissisme objectalisé par l'abstraction virtuelle même du double, en vase clos, doublement double jusqu'à la dissolution psychique d'un morcellement érotisé sans angoisse. Ce morcellement de l'image du corps, médiatisé par des objets technologiques, se retrouve par exemple en chirurgie esthétique sous la forme des implants en latex, sur le mode d'un surinvestissement narcissique des attributs d'une séduction féminine active dont la performance repose sur la passivation opératoire de ces attributs objectivés. Ou encore, chez les transhumanistes qui s'insèrent des puces électroniques sous la peau dans le but de perfectionner le corps humain en le connectant aux réseaux numériques et en l'équipant de modules de puissance de calcul séquentiel, les facultés biologiques fonctionnelles actives sont désinvesties au profit d'une cognition passive et automatique.

 
Sandy, Poupée sexuelle, silicone, Doll Sweet, Dalian, Chine, 2013

Le refus de la mortalité et des limites du corps humain vient justifier et légitimer des actes pratiqués en marge de la médecine, parfois en dehors de tout cadre clinique et éthique, comme les injections de botox pratiquées lors de réunions privées entre consommatrices du produit, financées par des laboratoires pharmaceutiques. À l'occasion de grands rassemblements pour la présentation publicitaire d'innovations technologiques, des stands commerciaux proposent aux participants de se faire découper le bras pour recevoir un implant électronique, et même dans certaines boîtes de nuit les clients ont la possibilité de se faire implanter ou tatouer gratuitement une puce de radio-identification (RFID) afin de payer automatiquement leurs consommations. Ces opérations de modification sont facultatives dans leurs versions promotionnelles qui s'adressent encore à un public frileux, mais progressivement, au nom de l'économie administrative et de son efficience automatique, les lois étatiques dictées par les lobbys industriels les imposent à tous comme des mesures hygiénistes préventives de sécurité et de santé publiques.

Autre exemple marquant de la socialisation des représentations morcelées du corps humain et de la banalisation de la mort, celui de l'exposition organisée depuis 1995 par la société Encore Events dans une vingtaine de pays, qui a attiré plus de 30 millions de visiteurs, qui met en scène 17 cadavres humains de prisonniers politiques condamnés à mort, achetés à la Chine ou au Kirghizistan, "plastinés", ouverts et disséqués, sous prétexte de pédagogie scientifique[4]. La technique de plastination consiste à retirer l'eau et la graisse des tissus et à les remplacer par du silicone ou de la résine époxy. En France, la Cour de cassation, plus haute juridiction judiciaire, avait interdit en septembre 2010 l'exposition de corps «plastinés», en estimant que «l'exposition de cadavres à des fins commerciales» ne traitait pas avec «respect, dignité et décence» les restes des personnes décédées. En février 2015, les tribunaux régionaux allemands ont donné tort aux autorités du district du centre de Berlin, en autorisant malgré les lois sur l'inhumation l'installation d'un "musée de l'homme" situé sur Alexanderplatz. Gunther von Hagens obtient ainsi l'autorisation de mettre en scène 20 cadavres humains comme des objets d'art, installés dans différentes postures permettant d'observer les tissus, les muscles et les nerfs : un skater en mouvement, une danseuse classique, un gymnaste en équerre ou même deux couples en copulation[5].

L'effraction des limites du corps, des membranes qui protègent l'intérieur organique, vise à rendre visible la fonctionnalité des organes et des tissus biologiques, à en faire un objet du regard scientifique et médical, dans l'optique de dénier la mortalité humaine en la banalisant. Ce mouvement de désacralisation de la mort et des cadavres s'inscrit dans une évolution continue des mentalités, comme un aboutissement culturel de l'empirisme expérimental et de la médecine fondée sur les données probantes. Le rapport du maître à l'esclave, du possesseur à l'objet, de l'usager à l'utilisé, se systématise dans la culture et les conduites sociales, via les innovations technologiques, non seulement à toutes les relations humaines, aux conquêtes amoureuses comme aux rapports hiérarchiques de subordination au travail, mais également à la relation de l'individu à lui-même, à ses organes et à la manière dont il se les représente. Face à l'objectalisation de la mort, les traditions tribales reposant sur le culte des ancêtres et le respect dû aux sépultures parviennent parfois à s'imposer aux institutions et aux scientifiques en utilisant les armes juridiques de l'empowerment. Ainsi, dans l’État de Washington aux États-Unis, un squelette vieux de 8 400 ans a été réclamé aux anthropologues du musée Burke d’histoire naturelle de Seattle, par cinq nations amérindiennes (Umatilla, Yakama, Nez Percé, Colville et Wanapum). Les représentants de l’US Army Corps of Engineers, du Département d’Archéologie et d’Histoire, ont été contraints de restituer le squelette après vingt ans de batailles juridiques. Le séquençage du génome de l’homme de Kennewick en 2015 a permis d'écarter toutes les caractéristiques caucasiennes qui lui étaient prêtées jusqu’alors, et d’établir des liens de parenté avec les actuelles populations autochtones. Ces résultats ont été obtenus par une équipe internationale dirigée par Eske Willerslev, paléogénéticien au Centre GeoGenetics du Musée d’Histoire Naturelle du Danemark, et publiés dans la revue Nature. Un décret signé par le Président Barack Obama le 19 décembre 2016 a ensuite autorisé la restitution de la dépouille à la coalition de tribus qui la réclamait. Une loi votée en 1990, le Native American Graves Protection and Rapatriation Act (Nagpra) protège les sépultures amérindiennes en imposant aux chercheurs de restituer aux populations autochtones tous les témoignages qu’ils rencontrent liés à leur histoire, à condition que l’inhumation ait plus de 500 ans et qu’un lien culturel direct soit avéré avec le demandeur. L'"Homme de Kennewick" a été réenterré selon des rites sacrés, dans un endroit tenu secret, proche de la rivière Columbia où il avait été découvert accidentellement par deux jeunes promeneurs en 1996[6].

La représentation morcelée du corps humain se diffuse, entre la fin du 20ème siècle et le premier quart du 21ème siècle, dans les usages, les moeurs, mais aussi dans la formation médicale et les pratiques thérapeutiques, qui s'éloignent de plus en plus de la méthode clinique globale pour n'en plus conserver que l'étiquette.

La sélection des étudiants en médecine sur le critère mathématique, ainsi que la spécialisation des médecins en fonction des pathologies et des techniques thérapeutiques, aboutissent in fine à une spécialisation reposant sur la différenciation anatomique des organes. En médecine somatique, les diagnostics et les traitements prescrits deviennent spécifiques à chaque partie du corps et les médecins spécialistes se cantonnent à une évaluation empirique de l'état de fonctionnement de tel ou tel organe.

Imaginons par exemple que dans les services d'urgence, faute de temps, de moyens et de formation clinique, le médecin se contente de diagnostiquer le fonctionnement de l'organe spécifique qui lui a été signalé par l'évidence ou la plainte du patient comme défaillant. Ni son évaluation, ni le traitement qu'il prescrit ne prendront en compte les autres organes ou les causes globales, et encore moins les facteurs psychologiques de la maladie.

Si une infirmière s'aperçoit d'un symptôme localisé à un autre endroit du corps, il faudra que le médecin pose un second acte médical, qui sera considéré par l'administration publique et les assurances privées comme une seconde maladie. Le patient devra prendre rendez-vous avec un autre médecin spécialiste, voire être conduit en ambulance dans un autre service spécialisé, délocalisé dans un autre hôpital, parfois même dans une autre ville.

Le morcellement corporel induit par la forme spécialisée de la médecine se répercute ainsi sur l'organisation des institutions de santé, via les représentations organicistes des maladies, dont le nombre se démultiplie grâce aux classifications internationales des maladies, positivées juridiquement par les processus de politique de la santé reposant sur le consensus des médecins spécialistes.

Les incohérences cliniques et scientifiques de ce système objectal sont traitées par les classifications médicales au chapitre des co-morbidités, qui pérennisent un clivage profond entre la réalité clinique de la souffrance des patients et les recherches empiriques spécialisées par organe, qui ne portent non plus sur des maladies affectant un sujet humain, mais sur des populations de cas objectivés par le morcellement du corps, par l'abstraction idéalisée de maladies partielles sans répercussions globale sur le fonctionnement social, culturel et affectif. Le résultat consiste en une détérioration de la qualité clinique des diagnostics et des traitements médicaux. Exemple, une étude publiée dans le Journal of the American Medical Association début 2017 par le Dr. Shawn Aaron, pneumologue à l’hôpital d’Ottawa au Canada, montre que plus d'un tiers des personnes à qui on a diagnostiqué une maladie asthmatique étaient en fait de faux positifs[7] :

"Trop souvent, plusieurs patients sont déclarés asthmatiques sur la seule base des symptômes qu’ils présentent, déplorent les chercheurs. « Si l'on se fie juste aux symptômes et que l’on ne confirme pas par d'autres tests, on va se tromper souvent », s’insurge le Dr Shawn Aaron qui insiste sur « l’éducation des médecins et du public pour obtenir un bon diagnostic »."[8]

Bien loin d'en tirer des leçons et de remettre en question la formation clinique des médecins, qui aurait pu permettre de repérer les cas relevant de causes environnementales ou de troubles de la personnalité, et d'éviter des traitements inutiles dans un cas sur trois, les médecins spécialistes règlent le problème par une innovation technologique, un test diagnostic, qui viendrait pallier l'incompétence médicale et l'insuffisance de la formation psychologique en médecine, sans se demander ce qu'il en est pour les cas d'étayage fonctionnel des symptômes organiques de l’asthme sur une affection psychologique hystérique.

Les conséquences psychiques traumatiques de la spécialisation médicale sont particulièrement lourdes pour les personnes qui consultent dans des spécialités comme la gynécologie et l'obstétrique ou la psychiatrie. Un rapport réalisé par le professeur Jean-Pierre Vinel, président de la Conférence des doyens de faculté de médecine, montre que le phénomène des touchers intimes pratiqués sans consentement est récurrent durant la formation des gynécologues[9]. Certains étudiants en médecine pratiquent des examens vaginaux, pelviens, rectaux, du pelvis ou des orifices herniaires au bloc opératoire, sur des personnes sous anesthésie générale, sans leur accord. Ce rapport a amené le gouvernement français et la ministre de la Santé Marisol Touraine à annoncer une série de mesures : une mission d’inspection des conditions de réalisation des stages des étudiants, une instruction envoyée aux directeurs des établissements de santé «pour leur rappeler leurs obligations légales» en matière de droits des patients, ainsi que le développement de l’apprentissage par simulation en équipant les Centres hospitaliers universitaires (CHU) d'outils de simulation comme des mannequins. Ces mesures administratives et techniques concernant l'apprentissage des spécialistes sont tout à fait cosmétiques et superficielles, car elles éludent la question de la formation éthique et psychologique des médecins spécialistes, alors que les lois sur le recueil du consentement et le choix des soignants ne sont pas appliquées par tous les médecins formateurs. L'utilisation de poupées en plastique, si elle peut aider l'apprentissage technique de gestes médicaux, ne peut en aucun cas palier l'absence ni l'insuffisance de la formation éthique et clinique des médecins, parce que les patientes et les patients ne sont pas comparables à des jouets, à des objets ou des outils de formation, du fait de leur sensibilité psychologique. L'ampleur du phénomène est telle que les Université Paris Descartes et Grenoble Alpes ont créé des Diplômes d'Université Interuniversitaires spécifiques sur la prise en charge des maltraitances rencontrées en gynécologie obstétrique à destination des médecins généralistes, gynécologues-obstétriciens et gynécologues médicaux, sages-femmes, kinésithérapeutes, anesthésistes, échographistes et autres soignants au contact intime des femmes. L'objectif de sensibiliser le personnel médical à la maltraitance liée aux soins risque toutefois de demeurer un vœu pieu, car l'éthique médicale ne dépend pas des théories ni des lois, mais du recul possible des professionnels sur leur propre implication subjective dans les actes qu'ils délivrent. La violence médicale n'est pas le fait de comportements individuels pervers, mais la conséquence logique de la formation spécialisée par organes et de la systématisation procédurale des interventions médicales, qui ne permettent pas aux médecins de prendre en compte les répercussions psychologiques de leurs actes sur les personnes concernées ainsi que sur l'entourage familial ou aidant. En d'autres termes, si les abus commis individuellement par des médecins ont toujours existé, la médecine moderne organise le traitement objectal des corps humains de manière systémique et structurelle à partir des sanctions administratives reposant sur les critères d'évaluation de l'efficacité des actes médicaux considérés non plus selon l'angle qualitatif du soin clinique, mais selon le seul abord quantitatif expérimental répondant aux exigences budgétaires des institutions de soin, des compagnies d'assurance et des établissements médicaux privés.

L'odontologie et l'orthodontie, spécialités dentaires, ont également un fort impact psycho-traumatique, comme la dermatologie, parce que les maladies des dents ou de la peau affectent l'ensemble de l'identité humaine et de l'image de soi, spécifiquement lorsque qu'elles touchent le visage ou les organes impliqués dans la relation aux autres et la vie sociale. Les organes génitaux et le cerveau impliquent une grande sensibilité subjective de l'ensemble de la personne humaine, prise dans des histoires personnelles individuelles en rapport avec la souffrance psychique subjective universelle dans ses liens avec les modes culturels de l'existence humaine.

C'est à dire que la nature subjective de l'être humain se trouve brisée lorsque le corps humain et la personnalité particulière des personnes sont traitées comme des objets ou de simples tissus d'organes, de manière systématique et machinale, sans que la méthode clinique relationnelle, dont se réclame l'éclectisme psychothérapique, ne vienne former un rempart éthique et déontologique, un garde-fou. La différenciation anatomique des maladies donne lieu au morcellement de la représentation sociale du corps humain, médiatisée par les procédures technico-administratives qui traitent la réalité corporelle comme un registre spécialisé de symptômes organiques sans lien les uns avec les autres, comme un système d'objets.

Les maladies psychiques, du fait de ce réductionnisme médical organiciste, ne sont plus considérées que comme des affections du cerveau, des mutations génétiques ou des lésions cellulaires, sans considérer les causes culturelles, sociales et interpersonnelles des symptômes organiques.

Le système des objets psychothérapiques (Là où l'objet était, le sujet devrait se rétablir...)

  Article détaillé : Témoignage, Médias & Parole

Le système des objets, au travers des demandes qu'il suscite, vient court-circuiter le rapport entre les moyens disponibles et la souffrance psychique qu'ils pourraient soigner. Le psychothérapeute du 21ème siècle participe du système social des objets, du fait de sa proposition d'un service de soin psychique monnayable reposant sur son savoir-faire, mais également sur ses qualités personnelles et son savoir-être.

Ce système objectal, au sein duquel il interagit au travers de la relation à ses patients avec l'ensemble de l'organisation sociale, dépend de la structuration anthropologique des sociétés et de son évolution technologique actuelle.

Au stade de l'artisanat, la production des objets correspond en miroir à la contingence des besoins singuliers auxquels ils répondent strictement, mais de façon peu cohérente, dans une adaptation relative à des besoins mouvants et fortuits, sans progrès technique objectif, mais avec des tentatives de bricolage. En psychothérapie, ce stade évoque les pratiques traditionnelles des rebouteux, ou les pionniers du magnétisme animal.

À partir de l'ère industrielle, la fabrication des objets épouse la cohérence de l'ordre technique et des structures économiques, en participant au modelage des civilisations (Simondon), mais l'organisation des besoins en devient moins stable, du fait des réponses stéréotypées et absurdes du système imaginaire objectal. La machine remplace la "série illimitée des variables" des objets sur-mesure de l'artisanat par des constantes en nombre limité[10]. L'ordre technique industriel pétrit le rapport symbolique au social du haut vers le bas, à partir des découvertes prototypiques jusqu'aux productions d'objets en série. C'est l'essor de l'hypnose ou de la cure-type psychanalytique, en tant que méthodes constituées par un nombre restreint de techniques systématiquement employées.

"Si l'objet artisanal est au niveau de la parole, la technologie industrielle institue une langue. Mais langue n'est pas langage."[11]

La structuration interne du système des objets, sa simplification via une limitation introduisant une discontinuité entre les besoins et les techniques, induisent la constitution de technèmes et leur convergence.

La structure concrète interne des psychothérapies demeure relativement variable, mais leur forme, leur couleur, leurs lignes et leurs accessoires sont recherchés comme un certain standing, réservé aux élites, et dont les critères idiomatiques reposent sur des différences calculées. Les techniques spécialisées défendues par différentes écoles associatives deviennent des objets de promotion publicitaire, de purs signifiants fétichisés, ne renvoyant qu'à eux-mêmes, sans signifié. Ce ne sont plus les particularités méthodologiques d'une approche qui la distinguent des autres, ni même la spécificité technique des outils employés, mais seulement l'étiquette idiomatique sous laquelle elle se présente. Le patronyme des maîtres des écoles de psychothérapie devient suffisants pour représenter la complexité dialectique de leurs pensées particulières. Les intitulés techniques et les modèles théoriques sont lus, discutés, interprétés à vide, consommés comme signes. Cette insignifiance mobilise un collectif imaginaire, indique un registre de croyances partagées dans l'espace social médiatique sur le mode de la pensée magique et de la toute-puissance publicitaire. Une illusion se diffuse, dans laquelle le seul intitulé technique, le titre de psychothérapeute ou le diplôme d'expertise viendraient garantir la spécificité clinique des pratiques, comme un produit efficace, fini et abouti. Le consentement des clients est obtenu malgré les résistances individuelles inconscientes, grâce à la croyance culturelle en vogue qui leur a été inoculée via les effets de mode médiatique. En effet, l'acte contractuel, tacite ou explicite, qui donne lieu à un achat de service psychothérapeutique, repose sur une opération de contrainte du consentement du client dans laquelle deux systèmes entrent en conflit. D'une part le système des besoins du client, ses contradictions internes, sa négativité inconsciente viennent altérer ses facultés de jugement, et par là sa capacité à consentir au service qui lui est proposé, du fait même de la fragilité psychologique induite par sa souffrance psychique et les troubles pathologiques afférents. D'autre part, le système objectal psychothérapeutique qui lui est vendu comme un dispositif technique efficace dans le registre du bien-être, de l'expérience de soi, si ce n'est de la guérison, prend avec la positivité d'un produit monnayable une valeur objective mensongère répondant aux codes, aux classes et à la cohérence de l'ensemble du système des produits de consommation. Les psychothérapies, en se positionnant sur le marché économique au même niveau que les autres biens et services objectaux, perdent du même coup l'efficacité à laquelle elles prétendent parfois, en raison de l'intégration forcée du système des besoins au système des produits. Ce forçage systémique opère souvent via des théorisations idéologiques de l'ordre symbolique social biaisées par l'implication subjective des vendeurs de services, qui s'empresseront sous couvert d'a-théorisme de revendiquer une vérité scientifique abstraite de la complexité psychique, et bien plus grave, d'utiliser cette légitimité auto-référencée dans l'espace public afin d'aliéner le consentement des clients et de prendre l'emprise sur leurs ressources financières.

Ces interactions conflictuelles jusqu'à l'aliénation constituent un ensemble de significations visant une double satisfaction perverse, c'est-à-dire une jouissance pathologique partagée sur le mode du couple sado-masochiste. Le sens de cette relation commerciale s'organise de la même manière que les objets de consommation de masse, c'est-à-dire comme un répertoire limité par son défaut de syntaxe, sa discontinuité entre des systèmes en conflit.

L'objectalité psychothérapeutique prend l'aspect d'une production de service en série dont les variantes combinatoires découpent des significations typiques en instaurant un répertoire lexical de formes et de fonctions acquises, des protocoles, des manuels, des classifications, une clef des songes ou des phénomènes psychiques, un lexique de figures et de motifs où les modalités récurrentes de la parole sont susceptibles de s'inscrire. Cette objectalité systémique industrielle des psychothérapies présente un défaut d'articulation syntaxique, dans la mesure où elle n'atteint pas la cohérence rigoureuse d'une construction technologique, ni la souplesse adaptative rendue nécessaire par les besoins psychologiques.

Au travers d'un signe arbitraire systématisé, la société de masse se reconnaît, se trouve mobilisée dans sa sensibilité consciente, se reconstituant dans ce mouvement processuel en collectif, répétitivement et sans variance possible, dans le maintien d'un ordre immanent et durable. Chaque praticien se trouve plébiscité par le collectif du seul fait de sa participation à un système totémique de signes arbitraires, à une "marque déposée".

La concurrence entre les écoles de psychothérapie forme alors un système de conditionnement reposant sur un choix illusoire. L'acharnement des rivalités concourt vers le même point de convergence systémique de stricte équivalence entre les objets psychothérapeutiques. La production sérielle des objets psychothérapeutiques, conditionnée par la concurrence entre techniques, élude au travers des différences marginales et de la diffraction formelle des emballages de la spécialisation, la féroce compétition entre les écoles associatives (personnes morales), entre les techniciens spécialistes, entre les psychothérapeutes. La contrainte rituelle de différenciation formelle amène les spécialités à évoluer d'un même mouvement impulsé par les mêmes normes, le même statut, la même exigence d'efficacité empirique. Cette indifférenciation personnelle entre soignants, où l'un vaut pour l'autre, s'étend avec l'émergence de la société de consommation aux rôles respectifs du soignant et du soigné. L'acte de soigner devient en lui-même une formation endogène et un soin (narcissique) pour le soignant, tandis que le soigné acquiert via le soin reçu une éducation thérapeutique, un statut de pair aidant ou de patient expert reposant sur son expérience de la maladie. C'est à dire que la personne concernée par le soin passe d'un rôle passif de patient à un rôle actif d'usager, de consommateur, du fait de la systématisation technique, qui rend superfétatoire la qualité relationnelle des interactions transférentielles au motif d'une efficacité technologique objectale ; où l'objet et l'humain sont considérés comme équivalents fonctionnels avant que la comparaison de fiabilité opératoire ne penche en défaveur des experts humains.

La dernière liberté "offerte" par ce système compétitif n'est plus que "celle de choisir au hasard les objets qui vous distingueront des autres"[12]. C'est à dire que la commercialisation des produits industriels visant la satisfaction des besoins est, contrairement à leur fabrication industrielle, incohérente et astructurelle. Le système objet/publicité est déstructuré par l’irrationalité des besoins auxquels il tente de répondre sans pouvoir instituer une structure culturelle d'échange collectif. La désarticulation conflictuelle qui en résulte instaure une communication à sens unique, dans laquelle l'émission et la réception simultanée des informations est impossible à cause de la possession et de la consommation des objets échangés. Dans la communication des informations et le langage, les signes ne sont jamais ni possédés ni consommés.

Si la consommation des services de psychothérapie autorise encore une expression personnelle, ce n'est qu'un effet de résistance et de retard de la systématisation sélective des produits psychologiques conformes, planifiée selon des critères économiques et administratifs. Le stade industriel concurrentiel, qui repose sur des identifications idéales de toute-puissance surmoïque, héroïques, conditionne le choix et l'usage des produits psychothérapeutiques. Peu à peu, les thérapies brèves et les protocoles de soin à durée fixe s'imposent sur le marché, avec une succession rapide, systématique et cyclique de "nouveaux" produits techniques dont la légitimité d'efficacité s'efface et se renouvelle cycliquement avec les modes saisonnières médiatiques. Cette systématisation cyclique vient remplacer dans sa permanence les traditions rituelles devenues inefficaces et inutiles ; les habits de cérémonie (la blouse blanche), les gestes incantatoires stéréotypés (tendre la main pour demander un paiement, s'allonger sur le divan), disparaissent au profit d'un répertoire systématique de modèles dont la nouveauté technique, l'innovation, est le critère le plus persuasif et le plus significatif de valorisation sociale, avec celui de la consensualité scientiste, uniformisante et normative. La concurrence publicitaire propre au système industriel incarne donc le moteur de la consommation, sur un registre imaginaire, orienté en sens inverse de la diversité individuelle et culturelle, dans le sens de la monotonie et de la reproduction systématique. L'individualisation systématique sert alors de prétexte à une fausse originalité, imposée depuis l'espace social, grâce à la modélisation théorico-pratique protocolaire des schèmes collectifs et mythologiques de projection robotique ; en se référant au même archétype fonctionnel organiciste imaginaire de l'homme-machine ou de l'homme cognitif.

"La fin dernière d'une société de consommation (...) est la fonctionnalisation du consommateur lui-même (...)[13].

Du fait du jeu structurel de la concurrence, le système objectal de consommation tend à rendre homogènes les représentations médiatiques des objets et des services de consommation, tout comme les conduites de consommation elles-mêmes jusqu'à la propre perception par le consommateur de ses actes et de ses décisions de consommation. Cette uniformisation des représentations et des comportements implique leur éloignement des besoins primaires et secondaires ressentis subjectivement par les personnes, dont les actes se trouvent conditionnés et déterminés par l'organisation centrale des moyens de production. Les slogans politiques ou publicitaires diffusent même des modèles préformatés de ces représentations de la consommation, où la logique phallique de la concurrence économique avec son corrélât implicite d'exigence d'efficience y co-existe avec la quête plus féminine de l'accomplissement personnel. Dans les deux cas, rien n'est moins personnel que les moyens employés pour obtenir la satisfaction des individus. Les consommateurs sont en effet structurellement représentés par la société de consommation comme un principe abstrait d'utilité fonctionnelle ; comme un acteur économique dont les comportements sont mesurés et évalués comme des objets automatisés et non pas considérés comme émanant de personnes humaines susceptibles de doutes, d'hésitations, de négativité, de conflits et de décisions irrationnelles. Le caractère imprévisible des choix humains est contrecarré par les opérateurs du système de production objectale qui détermine l'offre : vous n'aurez jamais le choix entre deux objets équivalents, l'un gratuit ou à prix modique, l'autre payant. En choisissant l'objet le plus onéreux, vous vous offrez non seulement ses qualités intrinsèques, mais également un positionnement dans l'échelle sociale qui sera reconnu grâce aux critères publicitaires de sa marque, sa signature, son design, son logo. Ces signes cosmétiques symbolisent à eux seuls la valeur de l'objet, indépendamment de ses qualités propres. Dans l'industrie du luxe, le prix est parfois le seul critère esthétique d'un objet. La concurrence quant à la possession des biens se surajoute à la rivalité dans la poursuite du bonheur ou plutôt de la réussite sociale. Ces deux motifs forment une injonction paradoxale en double lien, dans la mesure où la concurrence sélective des individus efficients au travail et en bonne santé psychique les amène d'une part à perdre le contact avec la réalité de leurs besoins matériels et psychiques subjectivement ressentis, d'autre part à ne plus percevoir la double compétition sociale entre les individus en termes de productivité et dans la quête du développement personnel. C'est à dire que le consommateur cherche à satisfaire des pulsions immédiates qui ne sont pas ou plus les siennes, qu'il identifie comme des besoins sous l'effet d'un conditionnement social. Il convient ici de souligner le glissement sémantique qui s'opère insidieusement : les conduites infantiles régressives de consommation hédoniste sont tout à fait rationnelles du point de vue des agents de production, car leur modèle de représentation des pratiques de consommation s'appuie sur des indicateurs numériques de bénéfice. En revanche il serait déraisonnable de ne pas consommer en suivant ses impulsions ou de s'en sentir coupable. À contre-courant de la conception religieuse morale chrétienne qui condamnait le plaisir et la prospérité comme une perversion démoniaque, l'industrie de la consommation situe la déraison sur le versant de la désinsertion sociale, de l'hétérogène et du particulier. Les instances psychiques du tabou, de la culpabilité et du surmoi sont désinvesties collectivement et institutionnellement, si bien que les pulsions hédonistes se cristallisent sur des objets techniques concrets en désactivant le caractère explosif des réactions aux frustrations et en court-circuitant les processus d'élaboration du deuil et des renoncements propres à permettre l'individuation des personnes humaines[14]. L'objet de consommation vient matérialiser discrètement la fonction répressive de l'ordre social par la médiation de la liberté de posséder et du droit de propriété. Là où la morale traditionnelle imposait à l'individu des actes conformes à ceux du groupe de référence, le système des objets de consommation le contraint à résoudre ses propres conflits intrapsychiques. L'angoisse, les névroses et les psychoses deviennent illicites, anormales selon des préjugés sociaux médiatiques qui ne tiennent plus compte de la continuité entre le normal et le pathologique établie par la science clinique, psychiatrique et psychopathologique.

La régression sécurisante dans la consommation des objets, systématique et répétitive, se substitue aux relations humaines, vivantes et conflictuelles. L'individualisation des objets techniques s'inscrit dans un "processus d'achat" comme une interaction entre la personnalité singulière du consommateur et les caractéristiques concrètes d'un produit donné. Multiplication et différenciation des produits, biens et services de consommation, les assimile à la complexité humaine. La relation d'achat devient équivalente aux liens affectifs entre individus et à leurs échanges symboliques structurants. Avec la société de l'Information, ce mouvement de fonctionnalisation des relations humaines trouve un aboutissement dans l'équivalence opérationnelle entre l'information séquentielle quantitative et la faculté de conscience, qui permet aux neurosciences de considérer que les objets techniques et donc les robots sont doués de conscience et de sensibilité. Cette dynamique de progrès traduit une profonde régression au stade de la pensée magique, analogue à l'anthropomorphisme des cultures traditionnelles qui prêtaient aux objets artisanaux une vie propre ; à la différence notable que les productions artisanales prenaient vie sous l'effet de l'adéquation entre les besoins et les objets, entre le corps humain et les extensions techniques, quand l'ordre industriel ne produit plus que des solutions morcelées et stéréotypées sans rapport avec les demandes singulières. Le stade de la consommation favorise les pratiques d'individualisation de l'acte d'achat comme le marchandage, l'achat d'occasion, le shopping, où interviennent la chance, la patience et le jeu sur un mode archaïque dans lequel le produit est d'abord passif et l'acheteur actif, avant que toute initiative d'individualisation objectale ne soit dévolue aux produits publicitaires eux-mêmes, à l'information médiatique sans plus aucune intervention du consommateur.

Les tensions psychiques provoquées par la frustration des besoins humains essentiels sont résolues par des mécanismes de projection des désirs sur les objets de consommation, qui permettent à des produits stéréotypés de répondre aux aspirations majoritaires du groupe social en réduisant les actes symboliques de contestation du système politique et entrepreneurial.

L'injonction vers l'abondance, la richesse et le bonheur induit les actes de consommation et les justifie après-coup, dans une rationalisation dépersonnalisée qui ne dépend pas des aspirations de chacun mais de sa capacité à se conformer aux attentes d'une machine sociale. Si le système fonctionne sans tâche d'huile, il apportera la libération, la satisfaction temporaire de faux besoins pour tous, individualisée selon des critères normés, prévus à l'avance, calculés au prorata de modèles prototypiques objectaux. Plus qu'un approvisionnement en biens et services, le système de consommation apporte la promesse jamais tenue d'une participation à une culture collective, de l'épanouissement et de l'expression personnels.

En s'infiltrant dans les discours culturels majoritaires, les discours publicitaires prennent la responsabilité morale du corps social avec l'affaiblissement des morales religieuses, des idéologies politiques et de l'élitisme scientifique. La direction motivationnelle donnée par les professionnels de la communication consiste à permettre au consommateur moyen de jouir de ses actes d'achat sans se sentir coupable ni immoral, en justifiant ces actes par le plaisir ressenti et en lui donnant le droit et la permission de recommencer. Or, la qualité des produits proposés ou leur efficacité à satisfaire des besoins concrets personnels n'est pas l'objectif principal des publicitaires. Leur premier objectif est de réaliser des ventes en s'appuyant sur des représentations médiatiques qui font la promotion d'un droit et d'un besoin de plaisir. Cette morale hédoniste assimile le bonheur au plaisir, le plaisir à la consommation et la consommation à la satisfaction des besoins. Le bonheur est en fin de compte réduit à la satisfaction de besoins illusoires. Cette réduction, idéologique, détermine le consommateur non pas comme un acteur humain, mais comme un objet mécanique moyen, stéréotypé, uniforme, libre de s'adapter sans honte à l'ordre social de la production industrielle des biens et des services ; mais seulement en tant que consommateur, dans une émancipation formelle.

Dans le paradigme industriel de l'objet psychothérapie, une syntaxe fait défaut, à distance de la rigueur clinique ou métapsychologique, sans plus tenir compte de l'organisation lâche du registre des besoins, ici celui des formations psychopathologiques. Les besoins inhérents à la vie psychique ; les afférences symptomatiques de la carence psychologique et de la déprivation passent au second plan des préoccupations cliniques. Un répertoire extensif du type classification flotte entre des théories implicites sous-jacentes et les réalités cliniques, jusqu'à s'épuiser à force de répétition en une grille combinatoire démesurée de types et de modèles où les besoins se ventilent dans leur incohérence, sans structuration réciproque avec le système des objets; sans invention structurelle. Les produits vendus sont suffisamment stables pour pousser les besoins à refluer sur les dispositifs techniques, à se morceler, à se discontinuer pour s'insérer difficilement et arbitrairement dans l'offre de soin psychique.

L'aller-retour méthodologique entre le terrain clinique et les théories de référence n'est plus qu'un aller-simple. L'objet psychothérapie découpe, classe, répertorie les besoins symptomatiques afin de les maîtriser, sans prendre en compte l'instabilité chronique des symptômes psychiques, leurs déplacements constants, ni leur éventuelle transformation sous l'effet même de l'intervention du thérapeute.

La consommation se définit[15] comme une modalité active de relation aux objets, à la collectivité et au monde spécifique des sociétés industrielles. Cette relation de consommation est conditionnée par des pratiques systématiques de réponse globale aux besoins fondamentaux, sans nécessairement que ces derniers ne soient satisfaits. Les biens et les services échangés ne deviennent des objets de consommation que sous l'effet d'une organisation sociale des discours et des usages qui ciblent la satisfaction des besoins.

C'est à dire que les conduites d'achat, de dépense et de jouissance ne relèvent pas en elles-mêmes du système de la consommation. Les traditions artisanales, l'administration féodale des terres agricoles ou le luxe bourgeois du 19ème siècle sont autant de manières différentes de régenter la propriété des choses et de répondre aux besoins humains sans que le système de la consommation n'ait encore adopté sa forme pleine.

Le critère quantitatif n'est pas non plus déterminant, le volume des échanges et l'abondance disponible ne sont que des conditions d'émergence des habitudes sociales d'absorption des images et des messages qui conditionnent la consommation objectale. Les biens et les services de consommation ne sont désignés comme tels qu'à partir de la cohérence discursive des différents éléments du système entre eux, qui donne un sens à chaque acte isolé à partir de ses effets sur l'ensemble des autres pratiques de consommation auxquelles il renvoie systématiquement en tant que signe métonymique.

"De gré ou de force, la liberté de choisir nous contraint à entrer dans un système culturel."[16]

Avec la société de consommation et l'émergence d'une civilisation mondialisée de l'objet, le choix risque d'être spécieux selon le degré de liberté avec lequel il est ressenti. Moins la contrainte devient sensible, plus la société globale s'impose à l'individu, c'est-à-dire la conception méthodologique et technique majoritaire.

Choisir entre une psychanalyse et une thérapie cognitivo-comportementale individualise le rapport à l'objet psychothérapie, mais surtout assigne le sujet à l'ensemble de l'ordre économique et politique dominant, qui prévoit d'avance les choix acceptables. La pratique éclectique de la psychothérapie consiste à laisser le choix des techniques employées en suspens le temps de la première ou des premières séances, de manière à mettre la rencontre intersubjective entre patient et thérapeute au cœur des interactions inaugurales d'un suivi psychothérapique. En effet, le choix de celui qui se soigne est limité par l'éventail d'outils présenté par le thérapeute, par les contingences matérielles comme par les troubles psychiques eux-mêmes. C'est à dire que suivant le diagnostic partagé (ou non) entre patient et thérapeute, certaines techniques seront indiquées et d'autres seront à proscrire, indépendamment des souhaits exprimés par la personne concernée, dont les demandes seront écoutées et discutées par le soignant. Le choix technique et méthodologique demeure donc relatif en psychothérapie éclectique, parce que c'est un choix secondaire par rapport au choix porté sur la personne du psychothérapeute.

Les techniques employées dépendront d'une contractualisation explicite, actée oralement ou même à l'écrit, tenant compte de l'adéquation des moyens employés avec la réalité des troubles et de la souffrance psychique comme de la demande exprimée.

Cette individualisation n'interviendra que dans un second temps de la rencontre clinique, afin de moduler l'application technique suivant la singularité du sujet, mais aussi suivant les ajustements nécessaires en cours de suivi. Le premier temps du choix, celui de la personnalisation initiale, ne dépend pas des techniques, mais de la personne rencontrée et des possibilités transférentielles qu'elle propose au patient. Le choix transférentiel vient fonder la relation clinique non pas sur un modèle théorique et pratique, ni sur les techniques employées, mais sur l'implication relationnelle des partenaires engagés dans la co-construction du travail de soin psychique[17]. Le soin psychique en tant que tel repose ainsi sur la maturité personnelle du thérapeute, son cadre psychique éthique, ses capacités d'analyse de son contre-transfert, sa formation réflexive, mais aussi sur la spontanéité de l'éventuelle rencontre clinique avec chaque personne en demande de soin.


Notes & références

  1. Rider Haggard, Elle-Qui-Doit-Être-Obéie
  2. Baudrillard J. — Le système des objets, Gallimard, 1968, p. 156
  3. Ibid. p. 144
  4. http://www.lepoint.fr/societe/exposition-our-body-l-exhibition-de-cadavres-illegale-en-france-16-09-2010-1237318_23.php
  5. Eloi Rouyer, Le docteur de la mort installe un musée des cadavres à Berlin, Agence France-Presse Berlin, février 2015 (lire en ligne)
  6. L'Homme de Kennewick a été réenterré, Bernadette Arnaud, février 2017, Sciences & Avenir (lire en ligne)
  7. http://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/2598265
  8. http://www.sciencesetavenir.fr/sante/asthme-un-tiers-des-patients-diagnostiques-n-a-pas-la-maladie_109902
  9. Aude Lorriaux, L'ampleur des touchers vaginaux enfin dévoilée, Slate, oct. 2010 (lire en ligne)
  10. Mumford, Technique et civilisation, p. 246, cité par Baudrillard J.
  11. Ibid., p. 222
  12. Baudrillard, Ibid., p. 215
  13. J. Baudrillard, Ibid. p. 217
  14. J. Baudrillard, p. 220
  15. Ibid., p. 232
  16. Ibid., p. 168
  17. (en) Lester Luborsky, Barton Singer, Lisa Luborsky, « Comparative studies of psychotherapies: Is it true that „everyone has won and all must have prizes“? », Archives of General Psychiatry, no 32(8),‎ 1975, p. [[1]] Aller ↑