« Recherche:La femme sans terre » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
m JackPotte a déplacé la page La femme sans terre vers Recherche:La femme sans terre sans laisser de redirection |
Aucun résumé des modifications |
||
Ligne 1 :
= Avant-propos =
« "La femme sans terre". Proposition(s) de lecture du ''Louise Michel'' de Kateb Yacine : territoire, lutte, théâtralité. » est un article extrait de l'ouvrage ''Géographie de la littérature'', publié à la suite d'un travail de recherche
== Introduction ==
▲Nous nous étions proposés, parmi le corpus des textes théâtraux de Kateb Yacine, d’en choisir un, et d’en parler à travers le prisme de la vision de la femme. Aussi proposerai-je de faire un voyage. Certes, le roman Nedjma est en soi voyage : un voyage physique d’un point à un autre ; un voyage spirituel ; un voyage charnel ; et même en un certain sens, un voyage sémantique. Mais nous voulons parler d’un plus grand voyage encore. Comme Homère dans son Iliade, œuvre qui force l’admiration, nous commencerons donc, modeste sous son égide, par prier la Muse. Nous la prions de bien vouloir nous laisser traverser le temps sur deux-cents ans, et d’assister à la lutte historique d’une femme contre l’infâme, une lutte pour le bien du peuple, pour la fraternité. Nous continuerons de prier la grande Muse de nous laisser voyager jusque l’autre côté de la terre, en Océanie, sur l’île de Nouvelle-Calédonie, où injustement, cette femme sera mise aux fers durant de nombreuses années : nous voulons parler de Louise Michel et la Nouvelle-Calédonie, une pièce de Kateb Yacine publiée dans un recueil de trois pièces, intitulé « Parce que c’est une femme », en 1972. Pour parler d’elle premièrement, nous ne voulons même inventer de titre, pour ne point l’écorcher : comme Ulysse Tirésias, nous exhumons d’entre les morts le roi d’Angleterre Jean Ier, frère de Richard Cœur de Lion, surnommé « sanz tere » pour son absence de désir de conquête ; et nous voulions citer l’excellent article de Thomas Kamilindi paru en 1998 traitant de l’inaccessibilité des femmes à l’héritage dans le Code fiscal et le Code de la propriété du Rwanda ; ne pouvant accéder à la propriété, elles de fait sont des femmes sans terre. Mais avant de parler du traitement que Kateb Yacine accorde à Louise Michel par le prisme de la vision de la femme, il est nécessaire de revenir un instant sur son histoire.
== Le fait historique ==
{{Citation bloc|Ce que je réclame de vous, messieurs, de vous, vous qui vous donnez comme mes juges, c’est le champ de Satory où sont tombés nos frères […].||}}
Lorsque Victor Hugo apprend que Louise Michel risque la mort, il mobilise toute la presse anti-versaillaise, Jules Vallès en tête, aux côtés de Pétrus Borel, toujours révolté, tous les plus célèbres créateurs littéraires, comme Emile Zola, Guy de Maupassant ou Paul Verlaine ; même certains partisans du Parnasse, comme Banville, le vieux Théophile Gautier, et le jeune Arthur Rimbaud, se réveillent de leur neutralité, et tous d’une seule voix, appellent à sauver Louise Michel. Pendant les délibérations, en 1873, la salle est pleine, et comme aux premières heures du siècle, certains des anciens Gilets Rouges de la bataille d’Hernani entrent les uns derrière les autres dans le tribunal, Victor Hugo en proue. Les journalistes forcent l’entrée. Dehors, contre les grilles du Palais-Royal, la foule est massée, et réclame la relaxe. Elle échappe à la mort ; mais elle est condamnée à la déportation. Non pas parce que les charges eussent été abandonnées, mais uniquement parce que c’est une femme.▼
▲Lorsque Victor Hugo apprend que Louise Michel risque la mort, il mobilise toute la presse anti-versaillaise, Jules Vallès en tête, aux côtés de Pétrus Borel, toujours révolté, tous les plus célèbres créateurs littéraires, comme Emile Zola, Guy de Maupassant ou Paul Verlaine ; même certains partisans du Parnasse, comme Banville, le vieux Théophile Gautier, et le jeune Arthur Rimbaud, se réveillent de leur neutralité, et tous d’une seule voix, appellent à sauver la tête de Louise Michel. Pendant les délibérations, en 1873, la salle est pleine, et comme aux premières heures du siècle, certains des anciens Gilets Rouges de la bataille d’Hernani entrent les uns derrière les autres dans le tribunal, Victor Hugo en proue. Les journalistes forcent l’entrée. Dehors, contre les grilles du Palais-Royal, la foule est massée, et réclame la relaxe. Elle échappe à la mort ; mais elle est condamnée à la déportation. Non pas parce que les charges eussent été abandonnées, mais uniquement parce que c’est une femme.
Louise Michel arrive sur l’île après quatre mois de voyage, où elle entame sa captivité : elle durera presque dix ans. Embarquée à bord du Virginie, elle fait la connaissance d’Henri, marquis de Rochefort, comte de Luçay, fils d’un aristocrate désargenté et vaudevilliste raté, sympathisant anarchiste et proche de Jules Vallès. Sur l’île, les indigènes de Nouvelle-Calédonie, les Kanaks, sont réduits en esclavage. Elle cherche à faire leur éducation. Contrairement à de nombreux anciens communards, elle assure leur défense après leur tentative de rébellion. Après sa libération, elle se rend à Nouméa, et reprend son métier d’enseignante.
Quand en 1880, elle rentre à Paris, elle est accueillie en triomphe. Elle reprend son infatigable activité de militante, donne de nombreuses conférences.
Elle est remise aux fers par quatre fois : une première fois, pour avoir soutenu une manifestation au nom des chômeurs. Six ans de prison, dix ans de mise à l’épreuve, réduits à quelques mois grâce à l’intervention du président de la république Jules Grévy, parce que c’est une femme. Elle est de nouveau emprisonnée deux fois en raison de discours engagés, dont une fois où l’on voulu la faire passer pour folle et l’interner pour la réduire au silence de façon définitive. Elle rompt son assignation de demeurer en France pour assister à Londres au 7e Congrès de l’Internationale socialiste : on tente de l’emprisonner à sa descente du train, manu militari, alors qu’elle a presque 70 ans. Mais elle est finalement relâchée encore parce que c’est une femme.
Contre l’avis de son parti et de ses étudiants, elle se prononce contre la peine de mort, en réaction à l’exécution d’un de ses amis. On tente de l’assassiner pour cela, de deux coups de pistolet, à la sortie du Théâtre de la Gaîté. On la soigne, mais la balle restera logée dans son crâne jusqu'à sa mort. Elle meurt en janvier 1905 à Marseille des complications d’une pneumonie. Quelques mois encore avant sa mort, elle donnait une série de conférences, notamment en Algérie.
Le troisième pan du superobjectif. Il ne peut être tout à fait fortuit de répéter comme nous l’avons fait si nettement « parce que c’est une femme », et ce à plusieurs reprises : nous avons tenté de le faire sonner ainsi qu’une espèce de leitmotiv. Pourquoi ? Car, d’abord, c’est le titre général de l’ouvrage dans lequel Kateb Yacine pose sa pièce sur Louise Michel. Titre d’un ensemble de trois œuvres, toutes trois ayant des femmes pour protagoniste, et qui, nous semble-t-il, fait prendre une nouvelle lumière à son questionnement ; une pensée sur les femmes, qui se développe dans la même direction : c’est-à-dire une espèce de dessein suprême, de « superobjectif » , manifesté par une formule tendant à résumer en quelques mots, quintessenciés, le vouloir de tout un ensemble. Mais il est quelque chose de singulier avec cette pièce-là, dans la production théâtrale de Kateb Yacine ; elle a également quelque chose de particulier dans l’économie du recueil. Avec elle, il approfondit plus encore une réflexion d’ores et déjà engagée avec les deux premiers versants, Dihya et Saout Ennissa. Mais on peut sentir un tournant de la pensée. On peut entr’apercevoir, on peut sentir, comme le sang qui coule sous l’échine, que ce qui court juste sous la peau du texte est quelque chose de tout à fait neuf, tout à fait singulier. Quelle est cette spécificité dont on a le pressentiment ? Comment articuler cette singularité avec l’unité et la cohérence d’un ensemble plus grand (un recueil d’œuvres théâtrales) ? Les problèmes à explorer qui se dégagent de ce constat sont complexes.▼
Pour ce qui est de la spécificité de la pièce en question, il semble que ce soit des deux sujets le plus net. Plus net en raison du sujet historique. Dans les deux première pièces, l’argument du schéma actanciel est fictif pour Saout Ennissa, et légendaire – ou bien mythologique – pour Dihya. Faire cette distinction, c’est déjà former, dessiner un cercle d’isolation. Deleuze, dont nous avons cité quelques lignes en introduction, affirme dans Critique et clinique , que comme le peintre, l’auteur, dans la jeunesse de sa pensée, peine et s’effraie à traiter la couleur, et n’ose pas l’aborder tout de suite. La « couleur » de ce recueil de théâtre, la couleur secrète, désirée et seulement effleurée d’abord, c’est la notion de femme, et plus encore la femme sous le prisme de l’historicité. Dihya et Saout Ennissa sont la jeunesse de cette pensée. Kateb se garde d’en parler dans ce premier temps : il n’aborde vraiment de façon concrète le sujet historique qu’avec la troisième pièce. C’est une importante forme de singularité. Et toute la spécificité à-venir semble découler de ce premier traitement.▼
== Le troisième pan du ''superobjectif'' ==
▲
▲Pour ce qui est de la spécificité de la pièce en question, il semble que ce soit des deux sujets le plus net. Plus net en raison du sujet historique. Dans les deux première pièces, l’argument du schéma actanciel est fictif pour ''Saout Ennissa'', et légendaire – ou bien mythologique – pour ''Dihya''. Faire cette distinction, c’est déjà former, dessiner un cercle d’isolation. Deleuze, dont nous avons cité quelques lignes en introduction, affirme dans ''Critique et clinique''<ref>''Critique et clinique'', Editions de Minuit (coll. « paradoxe »), Paris, 1993.</ref>, que comme le peintre, l’auteur, dans la jeunesse de sa pensée, peine et s’effraie à traiter la couleur, et n’ose pas l’aborder tout de suite. La « couleur » de ce recueil de théâtre, la couleur secrète, désirée et seulement effleurée d’abord, c’est la notion de femme, et plus encore la femme sous le prisme de l’historicité. Dihya et Saout Ennissa sont la jeunesse de cette pensée. Kateb se garde d’en parler dans ce premier temps : il n’aborde vraiment de façon concrète le sujet historique qu’avec la troisième pièce. C’est une importante forme de singularité. Et toute la spécificité à-venir semble découler de ce premier traitement.
== La sécession de l’historique ==
Il semble alors que Kateb Yacine utilise la langue comme un Cheval de Troie, afin de faire pénétrer de manière subtile et discrète l’historique dans la théâtralité, pour l’inscrire dans une entreprise littéraire, tout en conservant un fondement plus croyable ; ce fondement est alors à considérer comme une partie prenante d’une tentative d’accréditation ou de justification du traitement administré au fait historique.
Cette piste, simple hypothèse, peut assez aisément être corroborée, et se vérifie car l’auteur recommence : il récidive. Désormais que le langage a percé les murailles troyennes de la théâtralité, on peut se permettre de modifier l’histoire à sa guise. Et c’est ce que Kateb va faire. Dans la pièce, Louise prétend s’être habillée en homme, précisément en uniforme de soldat de la Garde nationale, afin de se protéger des combats. En réalité, selon le rapport de Duplan, elle a revêtu un habit de Garde national pour pouvoir faire feu sur l’Hôtel-de-Ville sans être vue, et tuer plus d’ennemis. Enfin, le troisième détail qui interroge cette montée du littéraire dans l’historique est la présence incongrue du personnage d’Henri Rochefort au procès. Cela, aussi, est inventé. Leurs procès furent distincts l’un de l’autre<ref>Joël Dauphiné, ''Henri Rochefort : déportation et évasion d’un polémiste'', éd. L’Harmattan, Paris, 2004.</ref> . C’est aussi une invention que Rochefort et Louise se reconnaissent sur le bateau et qu’ils se tombent dans les bras comme des amis qui se retrouvent. Ils ont en réalité fait connaissance sur le bateau. Ces divergences entre le fait historique et le fait poétique ne sont pas une fioriture, ou le fruit d’un caprice : ce n’est pas une « confusion sans dessein », comme le dit Pascal<ref>''Pensées'', V, 1, éd. Lahure, 1860.</ref> . Forger une amitié antérieure entre ces deux personnages, c’est donner un liant, donner un ciment au traitement littéraire que Kateb Yacine impulse. Faisant cela, il entre définitivement dans la théâtralité. Et le premier grand acte complètement théâtral, complètement autonome, autarcique par rapport à la condition historique, c’est l’apparition des stances rimées psalmodiées par les personnages :
{{Citation bloc|Là, dans le vaste oubli, le farouche silence
<br />
De ce monde enfoui, continent de croissance,
<br />
On écoute les éléments.
<br />
Et puis tout disparaît, les mornes franges d’ombre
<br />
S’estompent doucement, et l’Île Nou plus sombre
<br />
Baigne son ombre dans les flots.}}<ref>''LMNC'', p.124, l. 10, réédition de 2004.</ref>
On retrouve ici des rimes suffisantes, en apposition finale et
== Le territoire et la lutte ==
Deleuze dit une chose intéressante à ce sujet : dans ''L’Anti-Œdipe'', il montre que l’homme – tout comme le personnage littéraire -, manifeste un changement de comportement quand il est tenu dans un étau de déterritorialisation et de reterritorialisation. Des deux néologismes que nous devons à Deleuze sont, par leur nature, difficiles à prononcer en dehors de toute prosodie à l’espagnole, c’est-à-dire sans accent tonique. De fait, la difficulté de lecture obscurcit la compréhension du concept : un nom plus simple sur le plan grammatical a été forgé un siècle plus tôt par Herman Melville : « outlandish », littéralement « le déterritorialisé ». Dans ''La Kahina'', on peut lire : « Nous pouvons tout perdre, il nous reste la terre », déclare la protagoniste aux paysans. La caractéristique des personnages de cette pièce par rapport aux deux autres, c’est qu’ils sont en déterritorialisation/reterritorialisation : en étant exilés de Paris, ils perdent leur territoire. C’est ce que dit Louise : « Nous sommes loin de la Commune ! » Le mystère est maintenant de savoir ce qui advient à des personnages de théâtre lorsqu’ils sont déterritorialisés. Au fond, le fait que ces personnages soient ''outlandish'' n’est pas une caractéristique spécifiquement littéraire. Les personnages historiques, aussi, étaient déterritorialisés. la vraie question, est Donc de savoir ce que Kateb va faire de ce changement d’agencement. On pourrait dire de cette question, c’est que Kateb va profiter de ce changement d’agencement, pour faire coller la reterritorialisation avec un basculement du caractère des personnages. Dans la science moderne, on appelle ce phénomène un « renversement du paradigme ». Comment Kateb amène-t-il ce renversement ? En parlant des hommes, et en développant les personnages masculins. Le protagoniste masculin, c’est Henri Rochefort. Il est marquis, il a écrit dans le Figaro, et donc, il bénéficie d’un statut quelque peu particulier dans la Commune. Le même que Mirabeau pendant la Révolution Française, c’est-à-dire celui d’un aristocrate de gauche : celui qui semble agir pour le bien du plus grand nombre contre sa propre nature. Les articles polémiques qu’il écrit sont très populaires, mais il tourne sa veste à plusieurs reprises dans sa carrière pour créer ses propres journaux, notamment La Lanterne et La Marseillaise. Dans le procès, il a un statut fictif, puisqu’il y apparait seulement dans la pièce. On y apprend qu’à côté du portrait de Garibaldi, le héros de l’indépendance italienne, il garde une dizaine de portraits de lui dans sa chambre : la pièce semble faire de lui une figure toute en égo. Il ment pendant son procès sous couvert d’un sens de l’humour douteux. Contrairement à Louise, il se pourvoit en appel de son procès. Quand il arrive sur l’île, il exige d’être traité en aristocrate ; il veut faire écraser la révolte des kanaks. Il n’est pas innocent, de faire de Rochefort un aristocrate qui s’accroche à ses privilèges. Cette image trahit l’idéal pour lequel les communards se battirent. Il y a une majorité d’hommes sur l’île, et ces hommes se sont majoritairement transformés avec la fréquentation de leur nouveau territoire. La reterritorialisation des hommes dans l’île a fait changer leur statut, leurs comportements, et même leurs discours, leurs pensées. Louise en parle avec mélancolie :▼
{{Citation bloc|Les Canaques se révoltent et je suis avec eux contre mes propres compatriotes. Ah, nous sommes loin de la Commune ! Aujourd’hui encore, nous avons bien failli nous battre entre anciens Communards : sur trente déportés, nous sommes seulement deux à soutenir l’insurrection.}}<ref>''LMNC'', p.132, l. 5, réédition de 2004.</ref>▼
▲Le territoire et la lutte. Si la sécession par rapport à l’histoire, est la première caractéristique. La seconde, c’est la question du territoire, ou même de l’agencement, et elle est directement liée, il me semble avec le lien avec les autres pièces.
▲Deleuze dit une chose intéressante à ce sujet : dans L’Anti-Œdipe, il montre que l’homme – tout comme le personnage littéraire, manifeste un changement de comportement quand il est tenu dans un étau de déterritorialisation et de reterritorialisation. Des deux néologismes que nous devons à Deleuze sont, par leur nature, difficiles à prononcer en dehors de toute prosodie à l’espagnole, c’est-à-dire sans accent tonique. De fait, la difficulté de lecture obscurcit la compréhension du concept : un nom plus simple sur le plan grammatical a été forgé un siècle plus tôt par Herman Melville : « outlandish », littéralement « le déterritorialisé ». Dans La Kahina, on peut lire : « Nous pouvons tout perdre, il nous reste la terre », déclare la protagoniste aux paysans. La caractéristique des personnages de cette pièce par rapport aux deux autres, c’est qu’ils sont en déterritorialisation/reterritorialisation : en étant exilés de Paris, ils perdent leur territoire. C’est ce que dit Louise : « Nous sommes loin de la Commune ! » Le mystère est maintenant de savoir ce qui advient à des personnages de théâtre lorsqu’ils sont déterritorialisés. Au fond, le fait que ces personnages soient outlandish n’est pas une caractéristique spécifiquement littéraire. Les personnages historiques, aussi, étaient déterritorialisés. la vraie question, est Donc de savoir ce que Kateb va faire de ce changement d’agencement. On pourrait dire de cette question, c’est que Kateb va profiter de ce changement d’agencement, pour faire coller la reterritorialisation avec un basculement du caractère des personnages. Dans la science moderne, on appelle ce phénomène un « renversement du paradigme ». Comment Kateb amène-t-il ce renversement ? En parlant des hommes, et en développant les personnages masculins. Le protagoniste masculin, c’est Henri Rochefort. Il est marquis, il a écrit dans le Figaro, et donc, il bénéficie d’un statut quelque peu particulier dans la Commune. Le même que Mirabeau pendant la Révolution Française, c’est-à-dire celui d’un aristocrate de gauche : celui qui semble agir pour le bien du plus grand nombre contre sa propre nature. Les articles polémiques qu’il écrit sont très populaires, mais il tourne sa veste à plusieurs reprises dans sa carrière pour créer ses propres journaux, notamment La Lanterne et La Marseillaise. Dans le procès, il a un statut fictif, puisqu’il y apparait seulement dans la pièce. On y apprend qu’à côté du portrait de Garibaldi, le héros de l’indépendance italienne, il garde une dizaine de portraits de lui dans sa chambre : la pièce semble faire de lui une figure toute en égo. Il ment pendant son procès sous couvert d’un sens de l’humour douteux. Contrairement à Louise, il se pourvoit en appel de son procès. Quand il arrive sur l’île, il exige d’être traité en aristocrate ; il veut faire écraser la révolte des kanaks. Il n’est pas innocent, de faire de Rochefort un aristocrate qui s’accroche à ses privilèges. Cette image trahit l’idéal pour lequel les communards se battirent. Il y a une majorité d’hommes sur l’île, et ces hommes se sont majoritairement transformés avec la fréquentation de leur nouveau territoire. La reterritorialisation des hommes dans l’île a fait changer leur statut, leurs comportements, et même leurs discours, leurs pensées. Louise en parle avec mélancolie :
▲Les Canaques se révoltent et je suis avec eux contre mes propres compatriotes. Ah, nous sommes loin de la Commune ! Aujourd’hui encore, nous avons bien failli nous battre entre anciens Communards : sur trente déportés, nous sommes seulement deux à soutenir l’insurrection.
Kateb oppose clairement le caractère des hommes à celui de la Femme. Il va distinguer le comportement des hommes, tout-venant, à celui de la Femme, l’Idée de femme, comme chez Platon : quelque chose de clair, quelque chose de pur et de constant ; quelque chose qui, en contexte, lutte si fort pour le bien du plus grand nombre qu’il ne peut être que ce qu’il est : la chose en tant que pure.
== Sortie de piste ==
On aurait pu penser, de prime abord, que prenant Louise Michel comme sujet, Kateb Yacine aurait comme dessein, comme le dit Albert Memmi, de faire « le portrait du colonisateur ». Mais Kateb Yacine pose une réflexion qui dépasse largement en profondeur ces bornes et ce clivage. Certes, il parle du rapport colon-colonisé, il parle de l’Algérie : Louise Michel côtoya des kabyles dans son camp calédonien. Apprenant de leurs bouches le sort terrible qu’avait subi leur peuple, elle promit de leur rendre visite et de s’associer à leur combat. Des années après son retour en France, elle honora sa promesse et se rendit à Alger, puis partout dans le pays. Elle dénonçait déjà le militarisme, l’oppression et l’exploitation coloniale, et appelait à la révolution. Elle parla des abus de l'armée, de la misère de la population, de l’intolérable comportement de la colonisation française en Algérie. Certes, les deux autres personnages des deux autres pièces sont des Kahéna ; mais seulement des guerrières, et elles ne résolvent pas la question de la déterritorialisation : quand elles n’ont plus la terre, leur combat est fini. Et comme les figure diaphanes à la désespérance tragiques, il ne leur reste plus qu’à mourir. Mais ce qu’il dit sur la femme avec Louise Michel dépasse le seul territoire et la seule Algérie. Le ton du personnage de l’Algérien sur la révolution manquée, est très proche de celui du Kanak, ou des Communards racontant leurs injustes accusations. En se détachant de l’historique, en passant l’histoire par le prisme du traitement littéraire, il forge une Idée de la Femme, prophétique, une ''firmitas animi'', aux actes forts et courageux, surpassant les problèmes de territoires, en les résolvant même, et nous reprenons encore la formule d’Houellebecq, en étendant les domaines de sa lutte aux opprimés et aux injustices du monde entier.▼
▲Sortie de piste. En prenant des distances avec l’historicité, Kateb ne parle plus vraiment d’hommes ni de femmes, il ne traite que de figures théâtrales. Seulement les unes créent du vide (les hommes), et les autres (la Femme), de la pureté. L’on pourrait sans abus penser que la femme est toujours une prométhée, avec toute la consistance littéraire, la teneur que cet épithète lui confère, et que les hommes, parleur leur fugacité de comportement, sont un peu des espèces d’épiméthée, ceux qui voient tout après, après et trop tard. Cette pureté, cet absolu, c’est cela qui plane au dessus du caractère de Louise Michel : elle est une Kahéna, au même titre que la Kahéna elle-même dans toutes les femmes engagées : Chez Kateb Yacine, la femme, c’est ce qui résiste. Ce qui résiste aux trahisons des territoires, aux salissures des déterritorialisations/reterritorialisations. La femme, c’est ce qui est capable de constance. Michel Houellebecq a un mot assez juste pour exprimer cela : c’est « extension du domaine de la lutte ». Chez Kateb Yacine, la femme, c’est ce qui ne cesse jamais d’étendre le domaine de ses luttes. C’est ce qui soutient l’unité des trois pièces, qui semblent au première abord, jetées ensembles sans pensée. L’unité de ces pièces, c’est une situation où une femme, prise en tant que pure, quoi qu’il advienne, qui ne cessera jamais, jamais, d’être une éternelle extension du domaine de la lutte.
=== Références ===
▲On aurait pu penser, de prime abord, que prenant Louise Michel comme sujet, Kateb Yacine aurait comme dessein, comme le dit Albert Memmi, de faire « le portrait du colonisateur ». Mais Kateb Yacine pose une réflexion qui dépasse largement en profondeur ces bornes et ce clivage. Certes, il parle du rapport colon-colonisé, il parle de l’Algérie : Louise Michel côtoya des kabyles dans son camp calédonien. Apprenant de leurs bouches le sort terrible qu’avait subi leur peuple, elle promit de leur rendre visite et de s’associer à leur combat. Des années après son retour en France, elle honora sa promesse et se rendit à Alger, puis partout dans le pays. Elle dénonçait déjà le militarisme, l’oppression et l’exploitation coloniale, et appelait à la révolution. Elle parla des abus de l'armée, de la misère de la population, de l’intolérable comportement de la colonisation française en Algérie. Certes, les deux autres personnages des deux autres pièces sont des Kahéna ; mais seulement des guerrières, et elles ne résolvent pas la question de la déterritorialisation : quand elles n’ont plus la terre, leur combat est fini. Et comme les figure diaphanes à la désespérance tragiques, il ne leur reste plus qu’à mourir. Mais ce qu’il dit sur la femme avec Louise Michel dépasse le seul territoire et la seule Algérie. Le ton du personnage de l’Algérien sur la révolution manquée, est très proche de celui du Kanak, ou des Communards racontant leurs injustes accusations. En se détachant de l’historique, en passant l’histoire par le prisme du traitement littéraire, il forge une Idée de la Femme, prophétique, une firmitas animi, aux actes forts et courageux, surpassant les problèmes de territoires, en les résolvant même, et nous reprenons encore la formule d’Houellebecq, en étendant les domaines de sa lutte aux opprimés et aux injustices du monde entier.
|