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== La sécession de l’historique ==
Si l’on pousse plus avant, que l’on regarde le texte de plus près, on voit que Kateb Yacine commence à « pousser » le fait historique vers la littérature. Et la conséquence de ce phénomène, c’est la prise de liberté avec l’historicité de l’événement. Il est des moments entiers de la pièce qui sont littéralement des mensonges historiques. Un exemple : la scène du procès, scène qui raconte le procès qu’on a fait à Louise Michel en raison de ses activités pendant la Commune. Cette scène est relativement fidèle : elle reprend même des expressions in texto qui sont entrées dans la légende : « Ce que je réclame de vous, messieurs, de vous, vous qui vous donnez comme mes juges, c’est le champ de Satory où sont tombés nos frères… ». Ceci est recopié, retranscrit brut, sans épuration. Mais le seul cas faisant vraiment allusion à des actes d’accusations fidèles à l’histoire, n’est pas passé sous le prisme d’un traitement littéraire. L’on pourrait d’abord parler du pourtour de la scène : Sartre parle d’un « théâtre de situations ». On pourrait vérifier cette hypothèse en parlant de la situation de la scène. Un contexte judiciaire, un tribunal, le « conseil de guerre », composé à moitié de militaires, dont le Capitaine Dailly, commissaire de la République, et à moitié de magistrats, les fameux juges dont parle Louise Michel dans sa réplique. On trouve dans ces échanges stichomythiques des choses étonnantes. Des phrases prononcées par des magistrats comme : « Y parait que vous portiez des costumes ? »<ref>Cette formulation a été supprimée à l’occasion de la dernière réédition de 2004.</ref> avec cette élision très familière « Y parait ». Ce personnage du magistrat supprime l’inversion verbe-sujet du tour interrogatif au fur et à mesure qu’il interroge Louise. Ce qui, à l’époque, est très incorrect. Ceci est très étonnant de la part d’un haut fonctionnaire. Pascal Créhange<ref>Professeur à l’École d’Avocat de Strasbourg, ancien membre du Conseil de l’Ordre, auteur de ''Introduction à l’art de la plaidoirie'', collection « Guide pratique », éd. Lextenso et La Gazette du Palais, Paris, 2012.</ref> prétend que, contrairement au XXIème siècle, où il est beaucoup plus relâché, l’art de plaider au XIXème siècle était extrêmement codé, subordonné à des formes attendues, et que des écarts envers cette forme pouvaient entraîner des sanctions administratives, – et c’est là que cela nous arrête –, notamment en matière d’écarts ou des abus de langue, en particulier au Conseil d’État, et dans les cessions des tribunaux extraordinaires. Or, il se trouve que le Conseil de guerre est un tribunal extraordinaire. Il est donc très étonnant qu’un magistrat, ayant de telles responsabilités, se permît un tel relâchement dans la langue dans un tel contexte. Ce qui, plus encore, est sujet d’étonnement, c’est de lire le rapport de greffe : selon les écritures établies pendant le procès de Louise Michel par monsieur Duplan, premier greffier de la cour, toutes les déclarations sont parfaitement conformes aux règles évoquées par Créhange. Qu’est-ce alors que ce hiatus ?
Il semble alors que Kateb Yacine utilise la langue comme un Cheval de Troie, afin de faire pénétrer de manière subtile et discrète l’historique dans la théâtralité, pour l’inscrire dans une entreprise littéraire, tout en conservant un fondement plus croyable ; ce fondement est alors à considérer comme une partie prenante d’une tentative d’accréditation ou de justification du traitement administré au fait historique.
Cette piste, simple hypothèse, peut assez aisément être corroborée, et se vérifie car l’auteur recommence : il récidive. Désormais que le langage a percé les murailles troyennes de la théâtralité, on peut se permettre de modifier l’histoire à sa guise. Et c’est ce que Kateb va faire. Dans la pièce, Louise prétend s’être habillée en homme, précisément en uniforme de soldat de la Garde nationale, afin de se protéger des combats. En réalité, selon le rapport de Duplan, elle a revêtu un habit de Garde national pour pouvoir faire feu sur l’Hôtel-de-Ville sans être vue, et tuer plus d’ennemis. Enfin, le troisième détail qui interroge cette montée du littéraire dans l’historique est la présence incongrue du personnage d’Henri Rochefort au procès. Cela, aussi, est inventé. Leurs procès furent distincts l’un de l’autre<ref>Joël Dauphiné, ''Henri Rochefort : déportation et évasion d’un polémiste'', éd. L’Harmattan, Paris, 2004.</ref> . C’est aussi une invention que Rochefort et Louise se reconnaissent sur le bateau et qu’ils se tombent dans les bras comme des amis qui se retrouvent. Ils ont en réalité fait connaissance sur le bateau. Ces divergences entre le fait historique et le fait poétique ne sont pas une fioriture, ou le fruit d’un caprice : ce n’est pas une « confusion sans dessein », comme le dit Pascal<ref>''Pensées'', V, 1, éd. Lahure, 1860.</ref> . Forger une amitié antérieure entre ces deux personnages, c’est donner un liant, donner un ciment au traitement littéraire que Kateb Yacine impulse. Faisant cela, il entre définitivement dans la théâtralité. Et le premier grand acte complètement théâtral, complètement autonome, autarcique par rapport à la condition historique, c’est l’apparition des stances rimées psalmodiées par les personnages :