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== Introduction ==
 
À chaque carrefour, plusieurs possibilités s’offrent à nous. Où vont ces chemins ? Lequel choisir ; et sur quelle base ? Les enjeux sont quelquefois importants et certaines décisions doivent être prises en commun. Comment trouver un terrain d’entente ? Plus que jamais sans doute nous aurions besoin de voir clair.
 
Les indices dignes de confiance ne manquent pas ; hélas, ils sont généralement dispersés et réservés à un petit nombre de connaisseurs. J’ai tenté ici de les rassembler et de les rendre plus accessibles. Ce recueil ne remplace évidemment pas les études plus approfondies. Dans le domaine qui est le sien, il s’apparente plutôt à un couteau suisse : comme tous les instruments à usages multiples, son registre est limité. Il s’adresse plus particulièrement :
 
* aux personnes qui souhaitent acquérir des connaissances élémentaires sans avoir à effectuer un parcours long et difficile.
* à ceux qui désirent approfondir la question du sens en toute indépendance.
* à tous ceux qui n’ont pas renoncé à leurs rêves d’une vie plus authentique et d’un monde meilleur.
 
En réunissant des approches qui ne sont pas habituellement en présence, j’espère que certains cloisonnements disparaîtront et que des rapprochements fructueux pourront s’opérer. J’ai essayé de trouver un itinéraire qui respecterait au mieux la liberté de chacun. Toute réflexion est donc généralement précédée des faits ou des théories qui l’on suscitée. Grâce à ces indications, le lecteur dispose d’éléments lui permettant de prendre une toute autre position que celle que j’ai cru bon de défendre. Bien qu’il y ait une progression, chaque thème est traité de manière indépendante. Chacun peut donc suivre son propre cheminement en laissant de côté ce qui le rebute – quitte à y revenir ensuite s’il en ressent la nécessité.
 
[[File:La naissance de Vénus.jpg||right|frameless]]
 
La première partie donne un aperçu des informations que la science met actuellement à notre disposition. Elle explore l’immensité de l’univers mais aussi la structure intime de la matière ainsi que les chemins suivis par l’évolution. L’atmosphère des grandes civilisations y est également évoquée, de même que les événements qui permettent de mieux comprendre ce que l’humanité a édifié depuis son apparition. Le début de l’ouvrage peut être considéré comme un album que l’on feuillette pour retrouver des souvenirs effacés et, le cas échéant, pour découvrir des rivages encore inconnus ou des perspectives inhabituelles.
 
La réalité n’est cependant pas un puzzle que l’on peut reconstituer en assemblant des éléments puisés ici et là. Si vaste que soit un tour d’horizon, une partie reste toujours hors de notre atteinte. J’espère que ce tableau offre tout de même une vision panoramique de l’univers où nous vivons. Ce n’est bien sûr qu’un point de vue parmi d’autres et il porte inévitablement l’empreinte déformante de mes a priori. Le sentiment d’incomplétude donnera sans doute envie d’aller plus loin et par d’autres voies. Et je m’en réjouis, car mon ambition première n’était pas de transmettre un savoir : je tenais surtout à montrer que le monde n’a pas les limites étroites que lui attribue le sens commun.
 
À force de descendre le cours de l’Histoire, nous arrivons à l’époque contemporaine. Nous cessons alors d’être de simples spectateurs : à un degré ou à un autre, chacun de nous apporte sa touche personnelle. Par-delà les inquiétudes qu’ils suscitent, les enjeux actuels ont l’immense mérite de mettre à nu des questions essentielles. Malgré les tentatives de restauration, l’habillage coutumier et idéologique qui les voilait s’effiloche chaque jour un peu plus. Pour jouer pleinement notre rôle, nous devons les appréhender dans toute leur profondeur. Avant tout, peut-être, il serait souhaitable de savoir qui nous voulons être et sur quoi nous pouvons nous appuyer.
 
[[File:Le Sphinx de Gizeh.jpg|right|frameless]]
 
La deuxième partie nous entraîne sur des pistes qui laissent entrevoir des solutions. La modernité nous offre quelques éléments de réponse ; notamment à cause de son goût pour la transparence et la liberté. Dans une certaine mesure, tout au moins, ses outils nous donnent la possibilité de démonter et de reconstruire au gré de nos besoins et de nos fantaisies. Mais, par-delà l’ivresse que procure le pouvoir et le désenchantement qui lui succède parfois, il nous reste à découvrir le sens du jeu et un équilibre satisfaisant:
 
La troisième partie est consacrée à la dimension sociale. L’existence toute entière mérite d’être regardée comme une œuvre d’art en perpétuelle transformation. Il y a mille façons d’y être sensible et d’apporter sa contribution. Le monde est actuellement le théâtre de nombreux affrontements. Si nous le voulions vraiment, il pourrait offrir un tout autre spectacle. Nous nous retrouverions alors au sein d’une rencontre amicale où chacun aurait la possibilité de faire entendre sa voix et où tous joueraient cependant de concert.
 
L’ouvrage se termine par une plongée dans un domaine très controversé: celui de la spiritualité. Je suis parti de l’aspiration à la liberté en soulignant ce que cela implique si l’on en tire toutes les conséquences logiques. Dans cet essai, j’ai choisi de prendre une attitude expérimentale. Je me suis surtout basé sur ce qui semble commun à toutes les Traditions. Cette concordance n’est pas une garantie contre l’erreur : elle signifie seulement que c’est sur cette base que nous avons le plus de chances de toucher à l’essentiel. Malgré leurs désaccords, la sensibilité, l’intelligence et la volonté ont une source commune. Si nous parvenions à la découvrir, ces instruments de l’âme pourraient enfin jouer à l’unisson. Un inconnu accueillant s’ouvrirait alors devant nous et bien des espoirs abandonnés seraient à nouveau permis ... Voici, dans les grandes lignes, l’aventure à laquelle vous êtes cordialement conviés.
 
== Aurore ==
L’énigme des origines est loin d’être résolue, mais la science est désormais en mesure de nous parler d’un passé très lointain. Même si les calculs et les observations concordent,les scientifiques demeurent prudents. Les conclusions auxquelles ils sont parvenus ne doivent pas être accueillies comme s’il s’agissait de vérités définitives. Chaque théorie n’est qu’un modèle provisoire, une construction qui a été retenue car elle permettait de relier un grand nombre de phénomènes. Le récit qui va suivre n’a donc qu’une valeur indicative. Nous pouvons tout au plus le considérer comme le scénario le plus vraisemblable actuellement.[[Fichier:Aurore.JPG|right|frameless]]
 
[[w:univers|L'univers]] n’a pas toujours eu l’apparence que nous lui connaissons. Il y a même eu un temps où il était minuscule,se réduisant pour ainsi dire à un point. Sa densité et sa température étaient alors considérables ; si élevées qu’elles ne signifient rien pour nous, tant elles dépassaient les conditions actuelles, même les plus extrêmes. La matière n’existait pas encore, ni les lois fondamentales qui la gouverneront par la suite. C’était il y a bien longtemps. Les estimations se situent généralement entre dix et quinze milliards d’années.<ref>Actuellement, l’âge présumé de l’univers est de 13,6 milliards d’années.</ref> Cette libération d’énergie a reçu, par dérision, le nom de [[w:big bang|big bang]] (le grand boum) Le terme est inapproprié car il ne s’agit pas d’une déflagration. Bien que chaque point s’éloigne des autres, il n’y a pas déploiement à partir d’un centre. Nous ne devons pas non plus imaginer le big bang comme un événement se produisant à l’intérieur d’une immensité préexistante. L’[[w:espace-temps|espace-temps]] n’est pas un contenant neutre où tout se déroule: c’est une entité dynamique. Les [[w:galaxie|galaxies]] s’éloignent les unes des autres car elles sont entraînées par l’[[w:expansion de l’univers|expansion de l’univers]]. La plupart des physiciens pensent que le temps et l’espace sont nés avec le big bang. Il n’est cependant pas impossible que l’un et l’autre soient infinis et qu’il s’agisse seulement d’une de leurs apparitions cycliques. Parmi les hypothèses en présence, il est quelquefois difficile de trancher.
 
La science actuelle se heurte d’ailleurs à une limite au-delà de laquelle plus rien ne peut être décrit avec précision. À cette échelle, tous les paramètres sont fluctuants. Ce seuil est appelé : le « mur » de [[w:Max Planck|Max Planck]]. Il sépare l'[[w:ère de Planck|ère de Planck]] des autres ères successives que connaîtra l'univers et se situe une infime fraction de seconde après le début de l’expansion cosmique. Un milliardième de seconde après le big bang, l’univers avait à peu près la taille d’une orange. Une seconde plus tard dans son à la [[w:vitesse de la lumière|vitesse de la lumière]], il mesurait 300 000 km. Nous sommes évidemment tentés de considérer le big bang comme le commencement de toute chose : une sorte de création du monde. En réalité, rien ne nous permet d’affirmer qu’il s’agit des tout premiers instants. Il y a même peut-être eu d’autres [[w:cosmos|cosmos]] avant le nôtre. Et par-delà celui que nous habitons, il se pourrait qu’il en existe une multitude d’autres. Le big bang n’est pas issu de rien. Pouvons-nous remonter plus loin encore par l’intermédiaire du seul savoir scientifique ? Pour les physiciens cet état de référence est le [[w:vide|vide]]. Le terme peut prêter à confusion car il ne s’agit pas d’une absence de tout mais d’un « presque rien ». Il ne s’y trouve ni particule réelle ni rayonnement mais il est doté de propriétés géométriques. Tout y est encore virtuel. On appelle vide quantique l’état fondamental d’un champ. Ce n’est pas une substance mais une notation mathématique indiquant l’état le plus proche du repos. Et ce serait une fluctuation de ce vide qui aurait été à l’origine de l’inflation.
 
[[File:Timeline of the Universe.jpg|right|frameless]]
 
Nous pourrions pousser plus loin encore le questionnement, mais cela nous entraînerait hors du domaine de la science <ref>Sans donner véritablement de réponse, les mathématiques offrent tout de même quelques perspectives. Elles constitueraient l’équivalent du [[w:code génétique|code génétique]] mais à un niveau plus fondamental. [[w:Zéro|Zéro]] provient d’un mot arabe qui signifie à la fois rien et l’[[w:infini|infini]]. Le zéro était tout d’abord noté par un [[w:point|point]] : une figure géométrique sans dimension. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, zéro à la puissance zéro ne donne pas zéro mais : un. Cet exemple semble indiquer que, de lui-même, le zéro peut engendrer le un, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir aucune autre valeur. À partir de là, les [[w:nombres|nombres]] peuvent se succéder à l’infini. C’est peut-être une propriété de cet ordre qui provoque le changement initial d’état ou de nature. Ce qui se passe peut être comparé à ce qui advient lors la mise en route d’un enregistrement. Lorsque ce basculement de coordonnées se produit, le contenu passe du [[w:virtuel|virtuel]] au [[w:réel|réel]]. L’information entre alors en jeu sous forme d’énergie et le scenario cosmique commence à se dérouler.</ref>. Au fur et à mesure de son expansion, l’univers se refroidit. L’[[w:énergie|énergie]] peut alors se transformer en [[w:matière|matière]]. Les premières particules sont apparues au bout de quelques fractions de seconde. En même temps que la matière, il y a création d’une forme complémentaire : l’[[w:antimatière|antimatière]]. – La seule différence entre les deux est leur charge électrique : positive chez l’une, négative chez l’autre. Lorsqu’une particule et son antiparticule entrent en collision, elles s’annihilent. L’une et l’autre cessent d’exister en tant que telles mais leur masse se retransforme en énergie (sous forme de lumière). En dessous d’une certaine température, il n’y a plus création de constituants matériels. Tout aurait donc dû disparaître. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? En fait, matière et antimatière ne se comportent pas tout à fait de la même manière : la seconde forme se désintègre plus rapidement. Après annihilation, il aurait donc subsisté les particules de matière en surnombre. S’il n’y avait pas eu cette dissymétrie, nous ne serions pas là pour en parler. Ceci n’explique cependant pas tout et la question reste ouverte. On ne peut d’ailleurs exclure totalement la possibilité qu’il existe des univers composés uniquement d’antimatière et qui n’ont pas encore été détectés.<ref>L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence.</ref> Avec les temps, les particules vont donner naissance à des structures de plus en plus complexes. Les premiers [[w:noyaux atomiques|noyaux atomiques]] se formeront au bout de quelques secondes mais il faudra attendre des centaines de milliers d’années pour que les [[w:atome|atomes]] puissent se constituer.
 
<references />
 
== La matière ==
Nous appelons [[w:matière|matière]]<ref>La notion de matière concerne les gaz autant que les liquides et les solides, ainsi que les états particuliers comme les plasmas ou les superfluides – ces derniers ayant la faculté de remonter le long des parois.</ref> ce qui est commun à tous les phénomènes dont nous prenons conscience par l’intermédiaire des sens. Mais qu’est-ce que la matière ? En l’étudiant en profondeur, que découvrons-nous ?
 
Le plus petit fragment d’un corps simple est appelé atome. C’est une entité si petite qu’une tête d’épingle en contient des milliards de milliards. Même à l’aide d’un microscope très puissant, il n’est pas possible de voir l’[[w:atome|atome]] tel qu’il est en réalité : la [[w:longueur d’onde|longueur d’onde]] de la lumière est trop grande. Si nous comparons celle-ci à un filet et les atomes à des poissons, nous pouvons dire que les mailles du filet sont trop larges pour attraper des poissons aussi petits. Nous enregistrons seulement des signes de leur présence. Les images obtenues varient selon les dispositifs utilisés ; aucune n’étant plus vraie que l’autre. La physique moderne permet cependant d’avoir une bonne connaissance des propriétés de cet ensemble que nous appelons atome. Et notre technologie actuelle repose sur leur maîtrise, pour le meilleur et pour le pire.
 
[[Fichier:Bucky1.gif|right|frameless]]
 
Commençons par une approche élémentaire. Au cœur de l’atome se trouve une partie dense. Ce noyau a un diamètre cent mille fois plus petit que celui de l’atome dans son ensemble. Il est constitué de protons et de neutrons. Les [[w:protons|protons]] sont dotés d’une charge positive et, comme leur nom l’indique, les [[w:neutrons|neutrons]] sont électriquement neutres. Les [[w:électrons|électrons]] occupent l’espace situé autour du noyau. Leur nombre est presque toujours égal à celui des protons. D’un point de vue électrique, l’atome est globalement neutre, les charges négatives des électrons équilibrant les positives des protons. Les constituants de l’atome sont les mêmes quels que soient les corps. Seul leur nombre varie. C’est lui qui détermine la nature particulière de chacun. Il est ainsi possible de transformer du plomb en or en délogeant trois protons. L’opération a déjà été effectuée avec succès. Malheureusement ou par chance, elle est trop coûteuse.
 
Si l’atome pris dans son ensemble était aussi grand qu’un terrain de football, le noyau occuperait un volume à peu près équivalent à celui d’un grain de blé. Au sein de la matière, la proportion de « [[w:vide|vide]] » est considérable. Malgré cela, les objets ne se mélangent pas : mon stylo ne s’enfonce pas dans la table pendant que j’écris. Ceci est dû à la [[w:force électromagnétique|force électromagnétique]]. Les particules de charge opposées s’attirent, tandis que celles dont la charge est identique se repoussent. À cause de la répulsion entre les électrons des deux corps, il se produit en surface une tension qui empêche les deux objets de se mélanger.
 
La véritable nature de l’électron nous échappe. Ce n’est pas, comme on l’avait cru tout d’abord, une bille minuscule gravitant autour d’un noyau. Il nous offre désormais un double visage : il peut être défini par une [[w:onde de probabilité|onde de probabilité]] ; mais, lorsqu’une mesure est effectuée, il présente toutes les caractéristiques d’un [[w:corpuscule|corpuscule]]. L’[[w:onde|onde]]<ref>Le terme onde peut prêter à confusion : il n’a pas ici un caractère réaliste. Il ne s’agit pas ici d’une ondulation ou d’une sorte de vague mais d’une représentation mathématique du phénomène considéré. Élevée au carré, cette onde décrirait la probabilité qu’un objet (ou un événement) discret soit détecté par un appareil.</ref> se caractérise par une certaine diffusion dans l’espace. Le corpuscule, lui, occupe une seule position à un instant donné. Cette dualité déconcertante concerne toutes les particules, y compris les [[w:photons|photons]]. Mais alors, quand nous parlons de constituant matériel, à quel genre de réalité faisons-nous allusion ? Utilisons une comparaison. Si un objet apparaît comme un carré selon un certain point de vue, et comme un disque selon un autre, cela signifie qu’il n’est ni l’un ni l’autre mais un cylindre : cette forme permettant de rendre compte des deux aspects. Il en va de même pour « l’[[w:objet quantique|objet quantique]] ». Cette entité n’est finalement ni grain ni onde mais un autre genre d’objet. [[w:Quanton|Quanton]] est le nom qui lui a été récemment attribué. Pour le définir, l’expression " [[w:nuage de probabilités|nuage de probabilités]] " est parfois employée. Ce que l’on observe au niveau microscopique ne coïncide pas avec la notion habituelle d’un monde composé d’éléments nettement séparés. Lorsque deux particules ont été en interaction à un moment donné, si l’on fait apparaître une propriété chez l’une, elle apparaîtra instantanément chez l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. – Et ceci ne se produit pas par l’intermédiaire d’un signal, car cette propriété apparaît plus rapidement que si elle était transmise à la vitesse de la lumière. Tout se passe comme si les deux particules formaient désormais un tout indissociable. Toutes ces découvertes bouleversent complètement notre façon d’aborder la matière. Celle-ci se révèle infiniment plus complexe et insaisissable que ce que nous pouvions imaginer. Ce qu’elle est véritablement n’a peut-être que peu de rapport avec les conceptions qui ont été établies sur la base de notre expérience quotidienne.
 
En physique, il est nécessaire d’effectuer des mesures. Mais le simple fait d’éclairer une particule modifie l’état dans lequel elle se trouve. Il n’est donc pas possible de connaître les caractéristiques d’une particule d’une manière à la fois précise et complète. Il y a toujours une incertitude, soit sur la vitesse soit sur la position. À leur sujet, nous devons nous contenter de prédictions [[w:statistiques|statistiques]]. – En réalité, le problème ne se pose pas véritablement en ces termes. L’objet quantique est d’une complexité telle que les notions de vitesse et de position ne s’appliquent pas à lui. Ainsi, l’électron n’a pas de trajectoire à proprement parler mais des [[w:amplitudes|amplitudes]]. Heureusement, si le comportement individuel des particules semble aléatoire, leur comportement collectif, lui, obéit aux [[w:lois de la probabilité|lois de la probabilité]] : les prédictions de la physique quantique sont d’une très grande précision et elles n’ont jamais été démenties par les faits. Cette influence de l’observateur sur ce qu’il observe est lourde de conséquences :
en interrogeant la nature, nous modifions son comportement. Il devient difficile d’espérer que la science nous permettra de connaître la réalité telle qu’elle est. Du moins à cette échelle, car les effets quantiques s’effacent, ou en tous cas deviennent de moins en moins perceptibles, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’immensément petit.<ref>Le cas du pendule de Foucault incite quant à lui à penser que des relations existent à grande échelle. En effet, son balancement ne varie ni selon son environnement ni en s’alignant sur le mouvement de la terre. Tout semble se passer comme s’il était déterminé par celui de l’univers dans son ensemble. Sur le chemin de la connaissance intégrale, la science actuelle n’est peut-être qu’une étape au même titre que celles qui l’on précédée. Il est vraisemblable qu’un jour viendra où elle ne sera plus qu’un élément parmi d’autres, au sein d’un mode d’explication plus vaste dont elle n’était qu’une des voies d’approche.</ref>
[[File:Quarks.gif|right|frameless]]
La famille des particules offre une grande diversité. Certains de ses membres se montrent particulièrement discrets. Celui qu’on appelle [[w:neutrino|neutrino]] passe même au travers de la matière à toute allure, sans qu’aucun contact n’ait lieu. Ce comportement étrange n’a rien de mystérieux : comme les neutrinos sont extrêmement petits et électriquement neutres, ils n’entrent pour ainsi dire jamais en interaction avec d’autres particules. Le premier constituant de la matière qui soit apparu est le [[w:quark|quark]]. Si cela à un sens de parler de brique fondamentale, il est celui qui mérite cette appellation. Le proton et le neutron ne sont pas des particules véritablement élémentaires : chacun d’eux est constitué de trois quarks. L’identité des quarks n’est apparemment pas très affirmée. Ils n'existent pas à l’état libre : ils sont toujours associés à deux autres. Si l’expérimentateur tente de les séparer, il en crée de nouveaux. Le phénomène est comparable à celui qui se produit dans le cas d’un aimant. En effet, quelle que soit la méthode utilisée, quand on coupe un aimant en deux, on n’obtient pas un pôle Nord et un pôle Sud, mais deux aimants comportant chacun deux pôles.
 
L’observation des phénomènes a permis de mettre en évidence quatre forces fondamentales. Elles sont responsables de l’attraction et de la répulsion ; elles ont une action constructive ou destructive à grande échelle ou au niveau microscopique. On distingue deux [[w:forces nucléaires|forces nucléaires]] (l’une étant dite, forte, l’autre, faible), la [[w:force électromagnétique|force électromagnétique]] et enfin la plus connue : la [[w:gravité|gravité]]. La diversité des phénomènes est due à l’action combinée de ces quatre interactions. Les physiciens recherchent leur origine commune : la force unique dont elles découlent toutes les quatre et qui aurait régné seule au tout début de l’univers. Il existe une théorie qui unifie ces quatre forces. Les constituants de la matière n’y sont plus considérés comme des ondes, des sortes de points ou des grains, mais comme des cordes minuscules dotées d’un mouvement interne. Comme celles d’un instrument de musique, ces cordes vibrent selon des harmoniques, des multiples entiers de la fréquence fondamentale. Il n’existe qu’une seule sorte de corde : c’est la fréquence de la vibration qui déterminera s’il s’agit d’un électron, d’un photon ou de tout autre constituant. Dans le système classique,la physique quantique et la relativité ne sont pas compatibles. La [[w:théorie des cordes|théorie des cordes]] présente l’immense avantage de les réunir toutes les deux en un ensemble cohérent. Toutefois, bien qu’elle existe depuis des décennies, elle n’a pas, à ce jour, reçu de confirmation expérimentale. Une [[w:force|force]] est une cause capable de modifier le mouvement. L’[[w:énergie|énergie]] est la capacité de mouvement en elle-même. Dans notre tentative de compréhension de la matière, nous ne devons pas oublier que la [[w:masse|masse]] et l’énergie sont la même chose sous deux formes différentes. La masse est la quantité de matière d’un corps, sa résistance au mouvement. Dans certaines conditions, la matière peut se convertir en énergie : c’est notamment le cas au cœur des étoiles qui brillent. Et réciproquement : l’énergie peut se matérialiser sous forme de masse, comme ce fut le cas au moment du big bang.
 
<references />
 
== La lumière ==
 
Les phénomènes lumineux ont pour origine immédiate les [[w:oscillations|oscillations]] extrêmement rapides d’un [[w:champ électromagnétique|champ électromagnétique]] <ref>La [[w:lumière|lumière]] n’occupe qu’une infime partie du [[w:spectre électromagnétique|spectre électromagnétique]]. Le domaine de ses longueurs d’onde se situe approximativement entre 0,01 [[w:microns|microns]] et 1mm.</ref>. Les différentes longueurs d’onde de la lumière produisent chez certains animaux des sensations que nous appelons [[w:couleurs|couleurs]]. Celles que l’œil humain peut voir occupent une petite bande dont la longueur d’onde est située entre 0,4 et 0,8 [[w:microns|microns]]. Elles vont du rouge au violet en passant par toutes les autres couleurs de l’arc-en-ciel. En dessous se trouvent notamment les [[w:ultraviolets|ultraviolets]] et les [[w:rayons cosmiques|rayons cosmiques]] ; au dessus : les [[w:infrarouges|infrarouges]] et les [[w:ondes radio|ondes radio]].
 
[[File:Színszóródás prizmán1.jpg|frameless|droite]]
 
Lorsqu’un corps absorbe toutes les [[w:longueurs d’onde|longueurs d’onde]] du rayonnement lumineux, sa surface reste sombre : pour nous, il est noir. S’il les diffuse toutes de la même manière, nous disons qu’il est blanc. Si certaines radiations sont absorbées tandis que d’autres sont réfléchies, l’objet est coloré. Si, par exemple, c’est la longueur d’onde correspondant au rouge qui n’est pas absorbée mais réfléchie, nous dirons que cet objet est rouge. Les corps transparents sont ceux qui possèdent très peu d’[[w:Modèle de l'électron libre|électrons libres]]. Les [[w:photons|photons]] peuvent donc les traverser facilement sans être interceptés ou interagir. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la lumière combinée à de la lumière peut engendrer de l’obscurité. Ceci est dû au fait que, parfois, dans les zones d’interférence, la crête d’une onde de lumière coïncide avec le creux de l’autre. Dans ce cas, ces ondes s’annulent et, à la place, des bandes sombres sont alors observées. Des phénomènes tels que les [[w:mirages|mirages]] peuvent désormais être expliqués à la lueur du savoir scientifique. Dans les déserts par exemple, les couches d’air chaud emprisonnées à proximité du sol constituent une surface ayant des propriétés analogues à celles d’un miroir. Des éléments du paysage peuvent ainsi être réfléchis à un ou plusieurs exemplaires. Parfois déformées, ces images apparaissent à des endroit inattendus et produisent facilement des illusions.
 
La lumière se déplace presque un million de fois plus vite que le son. Dans le vide, sa vitesse est constante : trois cent mille kilomètres à la seconde ; soit sept fois le tour de la terre, en moins de temps qu’il en faut pour détourner la tête. Pour nous parvenir de la lune, la lumière met environ une seconde. Depuis la surface du soleil, huit minutes sont nécessaires. De [[w:Proxima du Centaure|Proxima du Centaure]], l’étoile la plus proche, il lui faut quatre ans et demi. Nous ne pouvons pas assister « en temps réel » aux événements qui se situent loin de nous : à cause du temps mis par la lumière pour parcourir la distance qui nous sépare d’eux, nous n’observons que le passé. Quand nous voyons exploser une étoile lointaine, celle-ci n’existe déjà plus depuis longtemps.
 
Nous pouvons considérer la lumière de deux manières : d’une part comme une onde électromagnétique, d’autre part comme étant constituée de petits « grains ». En effet, la quantité d’énergie rayonnée ne peut descendre en dessous d’un certain seuil. Et la lumière varie toujours selon des multiples entiers de cette quantité minimale. Celle-ci constitue une entité distincte : ce « grain » de lumière que nous appelons [[w:photon|photon]]. Pour un marcheur, cela correspondrait à la plus petite enjambée possible. La découverte de cette quantité minimale ou [[w:quantum|quantum]] est à l’origine de la [[w:physique quantique|physique quantique]]. La théorie, nous l’avons vu, s’applique aussi à toutes les particules communément qualifiées de matérielles. Dans notre univers, celles-ci sont un milliard de fois moins nombreuses que les photons. Ces derniers sont électriquement neutres. Le photon est donc sa propre [[w:antiparticule|antiparticule]]. Il n’a pas de masse. Souvent considéré comme une particule matérielle, il est plus précisément le messager de l’interaction électromagnétique. La lumière est de l’énergie sous forme de rayonnement. Juste après le big bang, il y avait transformation d’énergie en matière et vice-versa : deux photons donnant naissance à une paire [[w:quark|quark]]+[[w:antiquark|antiquark]] qui, en s’annihilant, engendraient deux photons.
 
[[File:Spacetime curvature.png|right|frameless]]
 
En physique, depuis [[w:Einstein|Einstein]], on ne peut plus rien affirmer de manière absolue : on doit toujours préciser par rapport à quoi. La [[w:théorie de la relativité|théorie de la relativité]] découle du fait que la [[w:vitesse de la lumière|vitesse de la lumière]] est finie et demeure constante. Elle est toujours la même quelle que soit la vitesse à laquelle la source d’où elle provient se déplace. À cause de cette invariabilité, chaque observateur verra le temps s’écouler en fonction de la vitesse à laquelle il se déplace. Ainsi, plus on va vite et plus le temps s’écoule lentement <ref> En réalité, on ne mesure pas le temps mais la durée.</ref>. Cette conclusion est parfois illustrée par le « [[w:paradoxe des jumeaux|paradoxe des jumeaux]] ». L’un part à bord d’une fusée qui voyage à 99,5 % de la vitesse de la lumière tandis que l’autre reste à terre. Si le premier revient au bout d’un an de voyage : pour son frère resté sédentaire, dix ans se sont écoulés. De ce fait, bien que tous deux soient encore en vie, on peut considérer que ces jumeaux ont vécu un nombre différent d’années. Souvent, les physiciens parviennent à des conclusions qui mettent le sens commun à rude épreuve. Pour montrer que la théorie n’est pas une simple vue de l’esprit, une vérification a été effectuée. Deux horloges ont été utilisées à cet effet : l’une étant embarquée à bord d’un avion supersonique, l’autre restant au sol. À l’arrivée, les expérimentateurs ont effectivement enregistré des écarts qui confirment la théorie. De même qu’une règle apparaît plus ou moins longue selon la perspective sous laquelle on la regarde, l’évaluation du temps varie elle aussi en fonction de l’observateur <ref>Le temps fluctue aussi avec la gravité. Il s’écoule plus lentement au fond des vallées qu’au sommet des montagnes. Ceci est dû au fait que, le rayon de la Terre y étant moins grand, l’attraction est plus forte.</ref>. Il n’y a pas de temps véritablement universel. Le présent de l’un peut être le passé d’un autre et le futur d’un troisième. La relativité concerne également l’espace. Avec l’augmentation de la vitesse, les longueurs se contractent. Et c’est tout à fait arbitrairement que nous affirmons que tel point est fixe et l’autre mobile : tout dépend de la référence que nous prenons. L’espace et le temps forment un tout. Les physiciens parlent d’[[w:espace-temps|espace-temps]]. Pour donner un rendez-vous à quelqu’un, il est nécessaire de préciser quatre dimensions (trois d’espace et une de temps)
 
[[File:Light Painting 1 - Booyeembara Park.jpg|right|frameless]]
 
D’après la théorie de la relativité générale, la matière courbe l’espace. Pour nous aider à comprendre cette notion de courbure, les physiciens comparent l’espace à un tissu déformable. Si nous posons une balle sur une membrane élastique, elle va s’enfoncer et provoquer une courbure du support où elle est placée. Et si des billes sont lancées dans ce cratère, leurs trajectoires vont en épouser la courbure et se trouver attirées par la balle. Telle serait l’explication du phénomène que nous appelons gravitation – du moins, une de ses versions. Cet espace courbe peut être comparé à la surface d’une sphère mais avec une dimension de plus ; ou, dans le cas d’une courbure négative, à une selle de cheval – avec ici aussi une dimension supplémentaire. Le terme courbure ne donne qu’une vision très approximative du phénomène. Il s’agit en fait d’une déformation interne de la structure de l’espace-temps. Visualiser de telles conceptions n’est apparemment pas à notre portée. Le langage de la physique est avant tout mathématique : il n’est pas toujours possible de le traduire en images et en mots sans le trahir ou le dénaturer. En science, les noms qui sont donnés ne doivent, eux non plus, pas être pris au pied de la lettre. Ainsi, on parle de la saveur des quarks pour désigner des caractéristiques qui n’ont rien à voir avec leur goût. Quand aux trous noirs, ils sont en fait de la matière extrêmement condensée : ce ne sont pas des trous et ils ne sont pas noirs.
 
La connaissance des propriétés de la lumière donne lieu à une foule de réalisations techniques du plus haut intérêt. Parmi elles, les [[w:hologrammes|hologrammes]]. Ces images ne donnent pas seulement l’illusion complète du relief ; elles possèdent une propreté remarquable : à partir de n’importe quel fragment, il est possible de reconstituer une image complète de l’ensemble. Le hologramme a pour principe la division d’un [[w:rayon laser|rayon laser]] en deux faisceaux. L’un éclaire un objet, tandis que l’autre sert de référence. Quand ils se rejoignent à nouveau,ils forment des franges d’interférence qui permettent de reconstituer l’image de l’objet. Le laser est déjà en lui-même une source de profonde réflexion. Grâce à la présence d’une cavité résonante, les photons émis sont dans une large mesure en phase, ils vont dans la même direction et ont une longueur d’onde identique. C’est la raison pour laquelle l’énergie émise est très concentrée ; d’où une puissance et une précision  très utiles en de nombreux domaines.
 
<references />
 
== L'univers connu ==
 
Au début de son existence, notre univers était composé d’un [[w:plasma|plasma]] opaque. Quelques centaines de milliers d’années après le [[w:big bang|big bang]], sa température devint suffisamment basse pour que les électrons se combinent avec les noyaux pour former des atomes. Désormais, les photons ne furent plus interceptés par les électrons libres. Ils se diffusèrent dans l’espace. Le plasma formé par les photons et les électrons se dissipa. L’univers devint transparent. À cette époque, la température était de 3000°. Depuis, l’énergie de ce rayonnement a beaucoup diminué <ref>L’énergie de ce rayonnement a diminué d’un facteur 1100, à cause de l’augmentation correspondante du rayon de courbure de l’univers.</ref>. Il subsiste de cet événement une trace observable : c’est ce qu’on appelle le [[w:rayonnement cosmologique|rayonnement cosmologique]]. Il est sensiblement égal dans toutes les directions et sa température est actuellement de 2,7° K. De légères fluctuations sont tout de même observées. Ce sont elles qui permettent de déduire la structure générale de l’univers.
 
Les [[w:galaxies|galaxies]] sont réparties très inégalement dans l’espace, un peu comme si elles étaient situées sur des rivières ou sur les parois de gigantesques bulles de vide de plusieurs centaines de milliers d’[[w:années-lumière|années-lumière]] de diamètre. Selon quelques chercheurs, très minoritaires, cette structure serait due à la présence d’antimatière au centre des « bulles ». On estime généralement que l’univers a environ quinze milliards d’années-lumière de diamètre. Mais si, comme certains le pensent, l’espace a une structure chiffonnée, il pourrait être nettement plus petit. Les facettes provoqueraient une multiplication des images d’objets célestes qui seraient en fait moins nombreux que nous le pensons.
 
[[File:Pismis 24.jpg|droite|frameless]]
 
Notre galaxie compte sans doute une centaine de milliards d’[[w:étoiles|étoiles]]. Et le nombre des galaxies semble du même ordre. Les fluctuations de densité du milieu stellaire sont à l’origine de la formation des galaxies. Et il en va de même pour les étoiles. Ceci se passe de la manière suivante. Des nuages de matière se forment et deviennent de plus en plus gros. Sous l’effet de la [[w:gravitation|gravité]], une contraction se produit, entraînant un réchauffement suivi d’un effondrement. La concentration très dense de matière qui en résulte produit une élévation de température considérable. Lorsque l’hydrogène est converti en hélium, des photons sont émis. L’astre se met à briller : c’est la naissance de l’étoile. La température est alors de dix millions de degrés.
 
Les étoiles elles-mêmes ne sont pas immortelles. Leur destin va se jouer entre deux facteurs déterminants : la chaleur qui provoque leur dilatation et la gravité qui les amène à se contracter. Plus elles sont massives et moins elles vivront longtemps : la durée de vie des plus grosses ne dépassant pas quelques millions d’années, et celle des plus petites pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliards d’années.
 
Les étoiles moyennes finiront par exploser avec une luminosité supérieure à celle d’une galaxie. On appelle cette phase une [[w:supernova|supernova]]. L’astre projettera alors dans l’espace les éléments qu’il avait fabriqués. Ceux-ci pourront être incorporés aux nouvelles générations d’étoiles et aux planètes à en cours de formation. Il ne subsistera plus qu’une petite sphère appelée [[w:étoile à neutrons|étoile à neutrons]]. Les particules y sont si proches les unes des autres que ces astres atteignent des densités considérables. Une masse équivalente à celle d’une montagne pourrait ainsi être contenue dans un dé à coudre.Les étoiles ayant une masse égale à au moins cinq fois celle du soleil connaîtront un destin encore plus étonnant. Après avoir atteint le stade d’étoile à neutrons, elles vont continuer à s’effondrer et devenir si denses que la matière environnante se trouvera happée. La lumière elle-même restera emprisonnée car, pour vaincre l’attraction, il faudrait une vitesse d’échappement supérieure à ses 300 000 km/s. Comme ces astres ne diffusent aucune lumière, on les appelle des [[w:trous noirs|trous noirs]]. Ceux d’une masse égale à celle de la Terre, seraient plus petits qu’une cerise. Il y aurait tout de même une légère « évaporation » due à des effets quantiques. Les trous noirs étant invisibles, ils ne peuvent être détectés directement. Leur présence peut cependant être déduite à partir des effets qu’ils produisent dans leur voisinage. Les astronomes pensent qu’il s’en trouve un au centre des galaxies. Et les trous noirs pourraient bien être à l’origine des [[w:quasars|quasars]] : des phénomènes lumineux qui proviennent d’une région dont les dimensions sont analogues à celles du système solaire et dont la luminosité équivaut à celle de mille galaxies. Aux abords d’un trou noir, le temps s’écoule plus lentement à cause de l’importante courbure de l’espace-temps que cette masse énorme provoque. Ce qui se passe à l’intérieur est inaccessible à tout regard, mais des théories sont quelquefois élaborées pour tenter d’y voir plus clair. Selon l’une d’entre elles, la courbure extrême du tissu spatial pourrait constituer un passage vers un ailleurs, avec possibilité de voyager plus vite que la lumière et remonter le temps. L’instabilité de ces « trous de vers » conduisant à une « fontaine blanche » semble trop grande pour que cela soit possible. Toutefois, à l’échelle des trous noirs microscopiques, l’hypothèse ne peut être écartée totalement.
 
[[file:Comet-Hale-Bopp-29-03-1997_hires_adj.jpg|droite|frameless]]
 
Certains phénomènes qui paraissent évidents au commun des mortels, sont considérés comme de véritables énigmes par les chercheurs de haut niveau. La noirceur de la nuit est un de ces problèmes qui occupa longtemps les esprits avant de recevoir des solutions satisfaisantes. Les étoiles sont si nombreuses qu’elles devraient illuminer en permanence tout l’espace. Pourtant, dès que le soleil disparaît, l’obscurité règne. Pourquoi ? Ceci est en partie dû au fait que les étoiles n’ont pas toujours existé. Même les plus anciennes sont apparues il y a seulement quelques milliards d’années. Comme la plupart d’entre elles sont très éloignées, leur lumière n’a pas eu le temps de nous parvenir. Une autre raison peut être invoquée : à cause de l’expansion de l’espace universel, la lumière émise par les étoiles est de plus en plus diluée.
 
Les questions importantes ne trouvent pas facilement des réponses. Malgré des études approfondies, l’avenir de l’univers demeure incertain <ref>De toutes manières, un certain nombre de points invitent à une remise en question du modèle standard, notamment à cause de l’incompatibilité entre la relativité et la théorie quantique.</ref>. Les galaxies s’éloignent les unes des autres mais elles subissent aussi l’effet de la gravitation,ce qui ralentit leur mouvement. Le destin de l’univers dépend de la quantité de matière qu’il contient. Si sa densité est inférieure à la densité critique, l’expansion de l’univers se poursuivra à l’infini. La température moyenne diminuera de plus en plus. Si par contre elle est supérieure, après une certaine expansion, l’univers se recontractera et finira par se trouver comprimé en un très faible volume, comme à l’époque du big bang. Il pourrait alors connaître une nouvelle expansion. Pour l’instant, il n’est pas possible de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces hypothèses <ref>Des observations du satellite WMAP datant de 2003 semblent indiquer que notre univers aurait une légère courbure positive et qu’il ne cesserait donc jamais de s’étendre.</ref>.
 
Pour expliquer ce qu’ils observent, les cosmologistes théorisent l’existence d’une importante quantité de matière non détectée. D’après les estimations, la matière connue représenterait moins de 5% de la masse totale de l’univers. Ainsi nommée car elle n’émet pas de photons, cette matière sombre servirait de liant pour les galaxies. Elle proviendrait d’une énergie sombre, non pas attractive mais répulsive, qui serait à l’origine de l’inflation, donc de l’espace. Pour compléter ce tour d’horizon, ajoutons que notre univers n’est peut-être qu’une bulle parmi beaucoup d’autres, au sein du « Grand Tout ».
 
<references />
 
== Le système solaire ==
 
Le [[w:soleil|soleil]] est l’une des innombrables étoiles de la [[w:Voie Lactée|Voie Lactée]]. Il est né il y a moins de cinq milliards d’années. Bien que son diamètre soit plus de cent fois supérieur à celui de la Terre, il est considéré comme une étoile plutôt petite.
 
Au centre du soleil, la température atteint environ seize milliards de degrés. En surface, elle n’est plus que de quelques milliers de degrés. Sous l’effet des réactions thermonucléaires, une partie de sa masse est convertie en énergie lumineuse. Chaque seconde, il perd ainsi quatre millions de tonnes. En interaction constante avec la matière, les photons mettent plus d’un million d’années pour atteindre la surface. Une fois là, ils pourront se déplacer à leur vitesse habituelle. Quelques minutes leur suffiront pour parcourir les 150 millions de kilomètres qui séparent le soleil et la Terre. L’astre solaire émet aussi un flux important de [[w:neutrinos|neutrinos]]. À chaque instant, des milliards d’entre eux nous traversent de part en part. Ils ressortiront presque aussitôt de l’autre côté de notre planète pour s’élancer à nouveau dans l’espace.
 
[[File:Polarlicht 2.jpg|droite|frameless]]
 
En même temps qu’il tourne sur lui-même, le soleil est entraîné par la rotation de la galaxie à 250 km/s. Il lui faudra plus de deux cents millions d’années pour effectuer une révolution complète. Pendant ce temps, ses [[w:planètes|planètes]] gravitent autour de lui : [[w:Mercure (planète)|Mercure]], la plus proche, en 88 jours et [[w:Pluton (planète naine)|Pluton]], que l’on considère actuellement comme la plus lointaine, en 249 ans. Le système solaire est également peuplé de centaines de milliers d’[[w:astéroïdes|astéroïdes]]. La plus grande de ces petites planètes atteignant mille kilomètres de diamètre. Les [[w:comètes|comètes]] ont été surnommées les vagabondes du ciel ou les astres errants. Elles apparaissent en fait à intervalles réguliers. Composées en grande partie de glaces et de poussières, leur taille est comparable à celle d’une montagne. C’est sans doute un morceau de l’une d’entre elles qui, en 1908, est tombé dans la [[w:Événement de la Toungouska|Toungouska]], en [[w:Sibérie|Sibérie]] centrale, dévastant tout dans une zone de 60 km de diamètre. Chaque année, mille tonnes de [[w:météorites|météorites]] atteignent la Terre. Ce sont des fragments d’astéroides ou de comètes. Ils s’enflamment au contact de l’atmosphère, provoquant l’apparition d’un phénomène connu sous le nom d’étoile filante.
 
Tous les astres du système solaire ont la même origine : ils sont issus du même nuage de gaz et de poussière. La [[w:nébuleuse|nébuleuse]] de départ s’est tout d’abord contractée. À cause de sa rotation, elle a pris une forme aplatie. En son centre, le soleil s’est formé. À la périphérie, des concentrations locales se sont constituées. Elles ont fini par se solidifier. Après bien des collisions, elles ont donné peu à peu naissance aux planètes actuelles ainsi qu’à une multitude d’astéroïdes et de comètes.
 
Il semblerait qu’au début de son Histoire, la Terre ait été heurtée par un astéroïde de très grande taille – non pas de plein fouet mais de manière oblique. La matière arrachée à notre globe et les débris de l’astéroïde se seraient peu à peu agglomérés pour former la [[w:Lune|Lune]]. Grâce à son satellite, la Terre subit moins fortement l’influence des autres planètes. En l’empêchant de basculer sur son axe, la Lune contribue à la stabilité des climats. Les mouvements des astres ne sont pas immuables. Ainsi, du fait des [[w:Marée|marées]], la Lune s’éloigne de nous de trois à quatre centimètres par an. Et, comme la Terre tourne de plus en plus lentement, les jours s’allongent. Quant au système solaire, à cause de l’expansion de l’univers, il s’agrandit d’un mètre chaque année.
 
[[File:Päiksetõus rabas.jpg|droite|frameless]]
 
Dans cinq milliards d’années, le soleil entrera dans une phase de grande dilatation. Sur Terre, il commencera à faire très chaud. Les calottes glacières fondront, la végétation deviendra luxuriante. Plus tard les océans vont s’évaporer et les roches fondront. Notre étoile détruira la vie qui est née en grande partie grâce à elle. Puis, notre Terre cessera elle aussi d’exister : en se dilatant, le soleil finira par l’englober.
 
Le moment venu, nos descendants devront partir pour nomadiser dans l’espace ou s’établir sur une autre planète ; à moins qu’ils ne parviennent à prolonger la vie du soleil. Une des solutions consisterait à lui envoyer des [[w:bombes atomiques|bombes atomiques]] pour le réactiver. Une telle perspective illustre bien le caractère paradoxal de certaines activités : ce qui menace l’humanité peut devenir un jour une planche de salut. À l’intérieur du système solaire, la Terre est apparemment la seule planète où la vie soit possible actuellement. Mais l’immensité du cosmos est telle qu’il existe sans doute d’autres lieux propices à son émergence. Un certain nombre d’observations incitent à le penser. Des composés organiques nécessaires à l’apparition de la vie sont présents sur certains météorites. De plus, de nombreux [[w:systèmes planétaires|systèmes planétaires]] ont été détectés récemment. À tout hasard, les [[w:astronomes|astronomes]] tentent de capter des signaux venus de l’espace. Parallèlement, des messages concernant l’humanité sont parfois envoyés à l’intention d’éventuelles civilisations extraterrestres.
 
== La Terre ==
 
Notre planète s’est formée en même temps que le reste du système solaire, il y a 4,6 milliards d’années. Au début, de nombreux corps célestes heurtaient la Terre. Sous l’effet des chocs, la pierre s’est liquéfiée. Toute la surface s’est alors trouvée recouverte de lave en fusion. Les météorites et les comètes contiennent de la glace. À cause de la température, celle-ci a fondu. De grandes quantités d’eau se sont alors trouvé emprisonnées à l’intérieur du Globe. Les chutes devenant moins nombreuses, la température a baissé. Peu à peu les pierres se sont se solidifiées. Les gaz qu’elles contenaient ont alors été libérés. L’[[w:atmosphère|atmosphère]] primitive a ainsi pu se constituer. Lorsque la température a eu suffisamment diminué, la vapeur d’eau en suspension s’est transformée en gouttelettes qui, très vite, se sont évaporées à nouveau jusqu’à ce que la Terre soit assez refroidie pour qu’elles puissent atteindre le sol. Des petits plans d’eau sont ensuite apparus. En se rejoignant, les mares ont formé des lacs qui à leur tour se sont parfois réunis pour constituer des mers puis l’océan.
[[Fichier:NASA, ESA, M. Kornmesser - Blue planet HD 189733b around its host star (artist’s impression) (by).ogv|right|frameless]]
La lumière traverse l’atmosphère et réchauffe le sol. Les [[w:infrarouges|infrarouges]] renvoient une partie de cette chaleur en direction de l’espace. Cependant, comme, en altitude, l’atmosphère contient des gaz qui l’empêchent de s’échapper, une certaine quantité de chaleur est retenue prisonnière. Ce phénomène appelé « [[w:effet de serre|effet de serre]] » a permis à la vie de se développer. Sans lui, de nos jours, la température de surface serait d’environ – 20°C. L’élévation de la température a été très progressive durant trois milliards d’années mais depuis quelques décennies, on observe une augmentation rapide. Celle-ci est probablement due à la production supplémentaire de dioxyde de carbone et de méthane générée par l’activité humaine <ref>Pour certains chercheurs, cette augmentation ne serait pas due à l’activité humaine. Il s’agirait d’un phénomène cyclique d’origine solaire.</ref>. Des bouleversements climatiques de grande envergure sont à craindre au cours des prochaines décennies. Le principe de précaution a finalement triomphé mais il a de la peine à se traduire en actes. Cette situation est préoccupante. Une fois rompu, l’équilibre climatique est difficile à retrouver. À cause des effets retard, le [[w:réchauffement climatique|réchauffement climatique]] actuel est considéré comme étant le résultat de l’activité humaine des années 60.
 
L’atmosphère primitive ne comportait pas d’oxygène. Actuellement, elle en contient plus de 20%. La présence de cet élément indispensable à la vie est surtout due à l’activité des êtres vivants, et tout particulièrement à la [[w:photosynthèse|photosynthèse]] mise en œuvre par les plantes. Lorsque l’oxygène atteint la haute atmosphère, il rencontre les [[w:ultraviolets|ultraviolets]]. Il en résulte l’apparition d’un composé appelé [[w:ozone|ozone]]. Depuis environ un milliard d’années, ce gaz forme une couche qui protège la vie contre les effets nocifs du rayonnement solaire. Parmi les produits que nous rejetons dans l’atmosphère, certains attaquent la couche d’ozone. Les êtres vivants deviennent ainsi plus vulnérables à l’action délétère des ultraviolets. Le [[w:champ magnétique terrestre|champ magnétique terrestre]] nous protège lui aussi du soleil. C’est une sorte de bouclier contre le vent solaire : ce flux de particules extrêmement dangereuses pour la vie. De temps à autre, ce champ magnétique change de sens. C’est peut-être une de ces inversions qui, il y a 65 millions d’années, a provoqué de gigantesques éruptions volcaniques auxquelles certains scientifiques attribuent la responsabilité de la disparition des 2/3 des espèces vivantes.
[[File:Earth-crust-cutaway-french.svg|right|frameless]]
L’épaisseur moyenne de la [[w:croûte terrestre|croûte terrestre]] est actuellement de 30 km sous les continents et de 6 km sous les océans. En dessous se trouve le manteau, une couche encore relativement solide ; puis, à une profondeur de 3000 km, un noyau de fer fondu atteignant une température de près de 6000° ; et enfin, au centre, – selon toute vraisemblance – une graine de « fer » solide.
Aujourd’hui encore, la surface de notre planète n’est pas stable. La croûte terrestre est formée de [[w:Collision continentale|plaques continentales|]] et océaniques qui glissent les unes sur les autres, se brisent et se ressoudent. Le mouvement de ces plaques est dû au fait que la matière chaude monte, tandis que celle qui est plus froide descend. Les [[w:tremblements de terre|tremblements de terre]] surviennent en bordure des plaques : c’est là que se trouvent les soulèvements montagneux provoqués par leurs mouvements. Lorsque les plaques bougent et se chevauchent, les roches qui coulent provoquent un jaillissement de lave et de gaz. C’est ainsi qu’apparaissent les [[w:volcans|volcans]]. Ceux-ci peuvent également avoir pour origine des craquelures dues à une très grande pression du [[w:Magma (géologie)|Magma]]. Dans ce cas, ils sont situés parfois très loin du bord des plaques. Lorsqu’il s’agit de volcans ponctuels, des explosions peuvent avoir lieu. Des blocs solides sont alors projetés hors du cratère.
 
Il y a 225 millions d’années, la majeure partie des terres immergées se trouvait une fois de plus rassemblée et formait un bloc continental unique : La [[w:Pangée|Pangée]]. Cet immense étendue se morcela ensuite en deux super-continents : au Nord, la [[w:Laurasie|Laurasie]], au Sud, le [[w:Gondwana|Gondwana]]. La configuration actuelle est le résultat des brisures et des recombinaisons qui ont eu lieu depuis. Le cas de l’Inde illustre bien l’ampleur des mouvements qui se produisent quelquefois. Au départ, cette contrée faisait partie du Gondwana qui incluait l’[[w:Amérique du Sud|Amérique du Sud]], l’[[w:Afrique|Afrique]], l’[[w:Australie|Australie]] et l’[[w:Antarctique|Antarctique]]. En se détachant, le morceau qui constitua l’Inde devint une île. Il quitta ensuite l’hémisphère Sud pour s’encastrer finalement dans l’[[w:Eurasie|Eurasie]], provoquant ainsi ce gigantesque soulèvement qu’est l’[[w:Himalaya|Himalaya]]. Tous ces bouleversements ont exercé une influence profonde sur le développement des espèces. Certaines se sont trouvé soudain en présence ; ce qui a parfois renversé les équilibres existants. Les variations du climat ont elles aussi été importantes et elles ont eu des conséquences déterminantes sur l’évolution.
 
[[File:Firehole river at Upper Geyser Basin-2008-june.jpg|droite|frameless]]
 
La rotation de la Terre entraîne l’atmosphère, mais diversement selon les endroits. La vitesse est plus grande à l’[[w:équateur|équateur]]. C’est là aussi que l’évaporation est la plus forte. À cause du déséquilibre des pressions, il se crée un échange de masses d’air et de [[w:courants marins|courants marins]] entre les [[w:pôles|pôles]] et l’équateur. Leur circulation est gênée par les [[w:montagnes|montagnes]]. Un brassage a donc lieu dans tous les sens. Les phénomènes climatiques ainsi produits sont d’une grande complexité et sensibles à de petites variations locales. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de faire des prévisions [[w:météorologiques|météorologiques]] au delà de quelques jours.
 
Pour [[w:James Lovelock|James Lovelock]], auteur de l’hypothèse « [[w:Gaïa|Gaïa]] », la Terre serait assimilable à un organisme complexe doté de facultés d’équilibrage et de coordination. D’après ses observations, l’activité des êtres vivants serait modulée de façon à réguler de nombreux facteurs tels que la température de surface, la salinité des [[w:océans|océans]] ou la composition de l’atmosphère. Cela expliquerait pourquoi, depuis trois milliards d’années, ces facteurs sont restés à peu près constants. Malheureusement, les changements introduits par les sociétés industrielles sont apparemment trop rapides pour pouvoir être totalement compensés. Une contribution humaine inspirée par la recherche d’un équilibre planétaire serait évidemment la bienvenue. Pour une partie de ceux qui adoptent le point de vue de Lovelock, la Terre peut être considérée comme un être vivant, avec tout le profond respect que cela implique. Quel que soit le crédit que nous accordons à cette thèse, une chose est certaine : comme celui des autres espèces, notre avenir dépend de la façon dont nous traitons notre planète et les multiples formes de vie qu’elle abrite.
 
<references />
 
== Aux origines de la vie (De l’atome à la cellule)==
 
Sur notre planète, les premiers [[w:êtres vivants|êtres vivants]] sont sans doute nés il y a 3,5 milliards d’années. Des [[w:bactéries|bactéries]] [[w:fossile|fossilisées]] de plus de trois milliards d’années ont été découvertes en Afrique et en Australie. Pour l’instant, nous ignorons si la vie est d’abord apparue dans les étangs, au fond des mers, à proximité des sources chaudes ou dans un tout autre genre d’endroit complètement inattendu. Chaque fois que nous abordons une origine lointaine, nous nous aventurons sur un terrain où aucune observation directe ne peut être effectuée : nous devons donc nous contenter des hypothèses qui semblent les plus plausibles.
 
Un milliard d’années après la naissance de la Terre, les [[w:molécules|molécules]] avaient déjà atteint un haut degré de complexité. À cette époque, grâce à l’ensoleillement, aux [[w:orages|orages]] et aux [[w:éruptions volcaniques|éruptions volcaniques]], l’énergie était abondante, ce qui favorisait les réactions chimiques. En se liant au niveau de leurs électrons, les atomes vont peu à peu donner naissance à des molécules, parfois géantes, possédant toutes sortes de propriétés.
Le [[w:carbone|carbone]], l’[[w:oxygène|oxygène]], l’[[w:hydrogène|hydrogène]] et l’[[w:azote|azote]] sont les constituants essentiels de la [[w:matière organique|matière organique]] : celle dont sont composés les organismes vivants. En se combinant, ils vont former les [[w:acides aminés|acides aminés]] : ces petites molécules qui sont à l’origine de la vie <ref>Il est possible que l’apparition de la vie ait été facilitée par un apport de matière organique en provenance de l’espace (4% des météorites contiennent des acides aminés).</ref>. Certaines donneront naissance aux [[w:protéines|protéines]], d’autres à l’[[w:ARN|ARN]] et à L’[[w:ADN|ADN]] <ref>L’ARN est capable de fabriquer des protéines : il est donc sans doute apparu avant l’ADN.</ref>. Ces deux derniers ont pour base l’[[w:acide nucléique|acide nucléique]]. Une fois déroulée, cette molécule a la forme d’un escalier en colimaçon ou, pour être plus précis, d’une échelle de corde torsadée.
 
[[File:DNA methylation.jpg|droite|frameless]]
 
Cet acide nucléique possède une propriété remarquable : il peut se dédoubler en donnant naissance à une réplique exacte de lui-même. La molécule va commencer par se scinder dans le sens de la longueur. De chaque côté, il restera ce qui correspond à une demi-échelle : une corde torsadée avec la moitié de chaque barreau. Les éléments complémentaires présents dans le milieu viendront alors se fixer sur chaque demi-brin. Il en résultera deux échelles : deux molécules rigoureusement identiques à celle de départ. Grâce à cette faculté de reproduction, des structures stables vont pouvoir se perpétuer dans le temps.
 
Les cellules que nous connaissons proviennent de la réunion d’ADN et de protéines à l’intérieur d’une membrane qui les protège de la dislocation et permet à l’ensemble d’avoir une certaine autonomie. Les activités nécessaires au maintien de la cellule sont assurées grâce aux protéines. La reproduction et les plans relèvent de l’ADN. Les protéines sont des molécules qui possèdent des propriétés infiniment précieuses. On les compare souvent à des briques. Il s’agit en fait d’éléments assez élaborés à partir desquels l’être vivant se construit. En reconstituant en laboratoire les conditions supposées régner sur Terre au moment de l’apparition de la vie, un certain nombre d’acides aminés ont été obtenus dès 1950, par le professeur [[w:Stanley Miller|Stanley Miller]]. Ceci montre que les constituants nécessaires à la vie peuvent s’élaborer par des voies naturelles. Plus récemment, des expériences complémentaires ont été tentées. Les résultats enregistrés sont stupéfiants. Lorsque des graisses et certaines autres molécules sont fournies, une sorte de membrane peut se former spontanément autour de l’ADN et des protéines. Plus surprenant encore : si on l’aide un peu, la quasi-cellule ainsi constituée se divisera en deux nouvelles. Mais s’agit-il déjà de vie ? où se situe la frontière entre inerte et vivant, si tant est qu’il y en ait une ? Pour certains chercheurs, un ensemble de molécules peut être considéré comme vivant lorsqu’il fabrique lui-même la membrane qui le délimite et l’isole de l’extérieur.
 
<references />
 
== L'être vivant ==
 
Qu’est-ce que la vie ? En quoi diffère-t-elle de tout ce qui la précède ?
 
:L’être vivant est doté de caractéristiques qui le distinguent de la matière d’où il émerge :
 
* il a le pouvoir d’édifier et de maintenir sa structure par sa propre activité,
 
* il est capable d’assurer la coordination de ses mouvements et la régulation des phénomènes qui ont lieu en lui,
 
* il peut se reproduire lui-même.
 
[[File:Megakaryocyt.gif|droite|frameless]]
 
Chaque être vivant dispose d’une relative autonomie. La membrane permet l’existence d’un milieu interne où les conditions demeurent à peu près constantes, même lorsque le milieu extérieur connaît des fluctuations importantes. Cette stabilité n’empêche cependant pas l’évolution. Les êtres vivants ne subissent pas passivement leur environnement ; ils s’adaptent, le transforment et assimilent de manière sélective les éléments utiles à leur survie et à leur croissance. À des degrés divers, le comportement de chacun est déterminé par le contenu de son [[w:programme génétique|programme génétique]]. Celui-ci se traduit en action en fonction de deux types d’informations : celles qui proviennent du milieu extérieur et celles qui le renseignent sur son état interne. Les cellules d’un organisme se renouvellent périodiquement. Ce qui caractérise la vie, ce n’est pas la nature des constituants mais le genre de relations qui s’établit entre eux. Chez l’être vivant tout particulièrement, le tout est plus que la somme des parties qui le composent : son existence est orientée. Lorsque les relations entre les différents organes ne sont plus suffisamment assurées, l’organisme cesse d’être un ensemble unitaire. La mort survient. Peu à peu, ses constituants se séparent.
 
La [[w:cellule (biologie)|cellule]] est l’unité de base de tous les êtres vivants que nous connaissons. Généralement, elle ne mesure que quelques [[w:microns|microns]], mais elle peut être beaucoup plus grosse : l’œuf d’[[w:autruche|autruche]] atteint une dizaine de centimètres de diamètre. Elle peut revêtir les formes les plus diverses. Sa structure est cependant presque toujours la même. On peut la comparer à un domaine protégé par une enceinte et à l’intérieur duquel de déroulent toutes sortes d’activités. Au centre, se trouve l’organe de direction où les plans sont conservés. Les premières cellules à noyau sont apparues il y a 1,4 milliard d’années (les bactéries, elles, en sont dépourvues.). Le noyau contient les [[w:chromosomes|chromosomes]] : des filaments d’ADN qui permettent la transmission des caractères [[w:Hérédité|héréditaires]]. Les chromosomes ne quittent jamais le noyau. Ils commandent la fabrication des protéines grâce à une copie d’eux-mêmes : l’[[w:ARN messager|ARN messager]]. Le noyau occupe le centre d’un milieu transparent appelé [[w:cytoplasme|cytoplasme]] au sein duquel se trouvent un certain nombre d’organites : des structures assurant les fonctions nécessaires à la vie de la cellule. Une membrane protectrice enveloppe l’ensemble. Celle-ci n’est cependant pas étanche. Et elle ne se contente pas de filtrer : elle participe aussi activement aux échanges entre l’intérieur et l’extérieur. Juste après la conception, notre corps se limitait à une seule cellule, comme c’est le cas pour les organismes primitifs. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Cette unité de base a donné naissance à deux cellules qui à leur tour se sont divisées. Cette opération s’est ensuite répétée un grand nombre de fois. Une diversité est apparue. En se spécialisant, les cellules vont former les organes et assumer les fonctions les plus variées. Chez un être humain adulte, soixante mille milliards de cellules coexistent. Pour se construire, chacune utilise seulement la partie du « programme » qui correspond à sa fonction. Celle-ci lui est assignée en fonction du contexte, de sa situation dans l’organisme et des « indications » émanant d’autres cellules. Si l’on implante une cellule indifférenciée dans un organe, elle adoptera la forme et les fonctions de son lieu d’accueil.
 
[[File:Modelkomórki.jpg|droite|frameless]]
 
Nos cellules communiquent entre elles au moyen de « signaux » chimiques, les [[w:hormones|hormones]]. Il s’agit en fait d’une émission de molécules provoquant dans la cellule hôte des réactions spécifiques, parfois en cascade. Les cellules agissent de concert, mais chacune est autonome, produisant son énergie, se réparant elle-même, se répliquant par division. Chaque minute, dans notre corps, deux cent millions de cellules meurent, sont recyclées et remplacées. Elles ne se recopient pas toujours parfaitement. Certaines parties sont tout particulièrement concernées. Avec le temps, les molécules d’ADN se trouvent raccourcies à chaque extrémité. Ces parties externes (les [[w:télomères|télomères]]) jouent un rôle important, notamment dans le maintien de la cohésion. Quand ces molécules deviennent trop courtes, les cellules ne parviennent plus à se reproduire. Les tissus se trouvent alors appauvris et ils perdent la capacité d’assumer toutes leurs fonctions. C’est ce qu’on appelle le vieillissement.
 
Chaque cellule comporte un programme qui a pour fonction de provoquer sa mort, et un autre qui bloque ce dispositif. Les processus entraînant la mort resteront inhibés ou seront mis en œuvre en fonction des apports et des stimuli, ou des signaux échangés avec les autres cellules. On dit parfois que la mort sculpte la vie. C’est particulièrement le cas chez l’[[w:embryon|embryon]]. Si nos mains ne sont pas palmées comme les pattes des canards, c’est parce que les cellules qui reliaient les doigts sont mortes à un moment donné. Il existe trois possibilités pour une cellule : se différencier, mourir ou se diviser à l’infini. Dans le cas du [[w:cancer|cancer]], le « programme de mort » n’a pas pu entrer en action ainsi qu’il l’aurait dû. Certaines cellules se mettent alors à proliférer de façon anarchique. Leur incapacité à mourir entraînera parfois la mort de l’organisme.
 
== L'hérédité ==
 
Chez tous les êtres vivants que nous connaissons, les caractères héréditaires sont transmis par l’intermédiaire de la molécule d’acide désoxyribonucléique ([[w:ADN|ADN]]). La quantité d’informations contenue dans le « programme » dépend de la longueur du filament d’ADN <ref>Chez l’être humain, une fois déroulé, ce filament mesure plus d’un mètre et comprend près de vingt mille gènes.</ref>. À partir d’un certain degré d’évolution, le brin d’ADN s’est trouvé réparti en fragments: les [[w:chromosomes|chromosomes]]. Les gènes sont les unités de base de l’[[w:hérédité|hérédité]]. Ils sont portés par les chromosomes. Une précision s’impose. Tout comme les [[w:atomes|atomes]], les gènes sont des objets théoriques dont on a seulement des preuves indirectes. Pour l’instant, on ne les voit pas : on observe seulement les différentes caractéristiques que chacun d’eux génère.
 
[[File:HD.17.106 (11966776963).jpg|droite|frameless]]
 
De prime abord, il semble surprenant que de simples molécules parviennent à déterminer notre aspect physique et un certain nombre de nos comportements. La science a cependant déjà mis en lumière une partie des processus mis en œuvre. Bien qu’il ne soit pas le seul, chaque gène est impliqué dans la fabrication d’une [[w:protéine|protéine]]. La forme et la nature de celle-ci, lui permettront de jouer un certain rôle au sein de l’organisme. Par son intermédiaire, chaque gène détermine donc la formation d’un caractère héréditaire – la couleur des yeux par exemple. Mais pour chaque caractère, plusieurs gènes sont impliqués. Et le même gène peut intervenir dans la formation de plusieurs caractères.
 
L’ADN est constitué à partir de quatre bases (A,C,G,T) <ref>[[w:Acétonine|Acétonine]], [[w:Cytosine|Cytosine]], [[w:Guanine|Guanine]], [[w:Thyanine|Thyanine]].</ref>, qui se trouvent associées trois par trois le long des filaments. À chacun de ces triplets correspond un des [[w:acides aminés|acides aminés]] à partir desquels chaque protéine est construite. C’est l’ordre dans lequel les bases s’enchaînent qui déterminera quelle protéine va être réalisée. Le niveau chimique se trouve ainsi traduit en caractéristiques physiologiques. Des différences mêmes minimes produiront parfois d’importants changements : certains pouvant même entraîner le passage à une autre espèce. Cette correspondance entre les deux est ce qu’on appelle le [[w:code génétique|code génétique]], c’est-à-dire le système par l’intermédiaire duquel l’information est transmise.
 
Les cellules humaines possèdent 46 chromosomes disposés en 23 paires. Les chromosomes de chaque paire sont identiques, et chacun possède les gènes aux mêmes endroits. Les cellules sexuelles, appelées [[w:gamètes|gamètes]] ou cellules germinales, proviennent de la division de la [[w:cellule souche|cellule souche]]. À la différence des autres, elles contiennent seulement la moitié des chromosomes : un de chaque paire. Au moment de la [[w:fécondation|fécondation]], les 23 chromosomes du [[w:spermatozoïde|spermatozoïde]] se combinent avec les 23 de l’[[w:ovule|ovule]] – chacun avec son homologue. Une fois fécondée, l’ovule aura ainsi 46 chromosomes. Dans chaque nouvelle paire, un élément provient de la mère et l’autre du père. Grâce à l’apport des deux partenaires, un programme complet se trouvera reconstitué. Chaque caractère dépendra des deux à la fois.
 
Au sein d’une population, il existe des variantes du même gène : les [[w:allèles|allèles]]. Dans le cas le plus simple, un caractère serait le résultat de l’action combinée de deux allèles qui agissent de concert. Mais l’un pourra être dominant. Avant de se séparer, les chromosomes de chaque paire échangent des petites portions d’ADN, des allèles d’un même gène. En raison de ce brassage, les enfants reçoivent des chromosomes légèrement différents de ceux de
54 leurs parents. Pour un caractère tel que la forme du nez, par exemple, plusieurs gènes sont impliqués. Les possibilités de combinaisons sont donc nombreuses : ce qui explique la très grande diversité des individus, y compris à l’intérieur d’une même famille.
 
[[File:Autorecessive-fr.svg|droite|frameless]]
 
La transmission des caractères héréditaires ne doit cependant pas être considérée comme un pur mécanisme, avec tout ce que cela comporte de rigide et d’automatique. Nous sommes dans le monde du vivant : à l’intérieur d’un système ouvert qui est doté d’une grande [[wikt:plasticité|plasticité]]. Les gènes sont seulement le support de l’hérédité, la trame sur laquelle tout va se jouer. Ils représentent un potentiel qui va s’exprimer diversement en fonction du milieu – et parfois même pas du tout. De nombreux facteurs sont à prendre en considération ; chacun contribuant à l’orchestration de la partition de départ. Grâce à un certain nombre d’acteurs moléculaires, un dialogue déterminant s’établit entre les cellules des profondeurs et celles qui se trouvent en surface. L’interaction avec le [[w:cytoplasme|cytoplasme]] de l’ovule joue un rôle non négligeable dans le développement. Notons au passage que la chromatine présente dans l’ovule comporte une part d’acquis qui intervient dans l’hérédité. À ceci il convient d’ajouter que la nourriture absorbée par la mère influence la composition du [[w:placenta|placenta]]. Les activités auxquelles elle se livre et les états psychiques qu’elle traverse ont eux aussi des conséquences, en particulier à cause des hormones secrétées : celles-ci pouvant activer ou inhiber l’expression de certains gènes en agissant au niveau des récepteurs cellulaires.
 
Pour des causes internes ou des facteurs externes, une anomalie peut survenir au cours du recopiage. Il existe des dispositifs de réparation mais leurs capacités sont limitées. S’ils échouent, l’organisme de la mère pourra détecter l’anomalie et réagir en rejetant naturellement l’embryon. Cette protection n’est cependant pas absolue. Heureusement d’ailleurs, car les mutations sont quelquefois génératrices d’évolution. De plus, comme les gènes interviennent dans la formation de plusieurs caractères, certaines mutations peuvent s’avérer défavorables dans un domaine et favorables dans un autre. Les conséquences varieront également en fonction du contexte. Ainsi, la tendance à stocker les calories favorise l’obésité mais augmente les chances de survie en cas de famine. Les effets des gènes impliqués ne seront pas les mêmes s’ils sont présents chez un seul parent ou chez les deux. Un gène pourra protéger du [[w:paludisme|paludisme]] lorsqu’il est apporté par un seul partenaire, causant seulement une gêne respiratoire. Par contre, si un exemplaire est amené par chacun des parents, l’enfant souffrira d’une [[w:anémie|anémie]] très grave.
 
Les gènes n’opèrent pas tous au même niveau. L’immense majorité est affectée à la réalisation d’un détail de la construction : ce sont les gènes réalisateurs. D’autres déterminent la nature et la position des différents éléments de l’organisme. Ces gènes architectes sont responsables des grandes orientations. Le long des chromosomes, ils se succèdent dans le même ordre que celui des parties du corps qui dépendent d’eux. Leurs [[w:mutations|mutations]] sont responsables de la transformation d’un organe en un autre. C’est ainsi qu’à la place d’une antenne, une aile pourra apparaître. Une manipulation au niveau de ces gènes maîtres (ou [[wikt:homéotiques|homéotiques]]) peut engendrer des êtres surprenants : des mouches avec des yeux au bout des pattes ont été obtenues en laboratoire. Chaque gène architecte contrôle l’expression de nombreux gènes réalisateurs ; mais lui-même dépend d’un troisième niveau : celui des gènes (ou des systèmes) régulateurs. Ceux-ci s’apparentent à des horloges : ils commandent l’expression des autres dans le temps, déterminant à quel moment leur programme va se mettre en route. Ceci est important car le contexte varie et l’espace disponible ne permet pas toujours le même degré de développement d’un organe ou d’une faculté. La plasticité du système est réellement prodigieuse : si on transfert un gène maître d’œil de mouche dans une ovule de souris, on obtient une souris avec un œil normal, pleinement intégré au sein de l’organisme.
 
[[File:Redhead twins.jpg|droite|frameless]]
 
Avant de clore ce chapitre, nous allons faire quelques pas dans un immense territoire encore largement inconnu. La majeure partie de l’ADN ne participe pas à la synthèse des protéines et, de prime abord, ne paraît donc pas impliquée dans les processus d’hérédité. Il s’agit de séquences répétées comparées parfois à un bégaiement. Elles ont tout d’abord été qualifiées « d’[[w:ADN poubelle|ADN poubelle]]. » Des recherches plus attentives ont eu lieu depuis. Elles semblent indiquer que, pour une partie d’entre elles, il pourrait s’agir d’un réservoir de mutations possibles. Y figurerait ce qui a été mis de côté au cours de l’évolution mais pourrait être réutilisé en cas de besoin. Cet ADN assurerait également la protection contre les éléments étrangers qui s’introduisent dans le génome, en particulier, les [[w:bactéries|bactéries]] et les [[w:virus|virus]]. – Notre corps abrite une grande variété de micro-organismes. Utiles ou nuisibles selon le cas, ces hôtes sont plus nombreux que nos cellules. Cet ADN satellite commande aussi l’accès aux gènes. Selon sa position « ouverte » ou « fermée », ceux-ci peuvent entrer en action ou s’en trouver empêchés. Tout comme les [[w:empreintes digitales|empreintes digitales]], cette partie de l’ADN varie d’un individu à l’autre. C’est grâce à ces particularités que certains criminels peuvent être identifiés.
 
[[w:Etienne Guillé|Etienne Guillé]] va plus loin. Pour lui, il s’agit d’un possible espace de liberté : une page où chacun pourrait écrire une partition qui serait interprétée ensuite en lui. Parallèlement, comme elles sont situées à la périphérie du noyau, ces séquences de chromatine sont les premières à recevoir les stimulations de l’environnement. Leur structure se modifie lors de certains événements comme la floraison des plantes, les maladies, les crises ou les phases de renouvellement. Dans ces moments de transition, les séquences s’animent, se répartissent en structures géométriques et effectuent une sorte de ballet qui n’est peut-être pas dépourvu d’influences. Cette partie de l’ADN maintiendrait l’intégrité de l’être vivant. En outre, par un phénomène de « [[w:résonance vibratoire|résonance vibratoire]] », elle serait sensible aux événements qui se déroulent à une toute autre échelle Nous retrouverions ici la présence de relations étroites entre l’activité microscopique et les mouvements d’ensemble du cosmos.
 
<references />
 
== L'être unicellulaire ==
 
Véritable défi à nos classifications, le [[w:virus|virus]] apparaît comme une forme intermédiaire entre la simple matière et l’être vivant complet. Le virus n’a pas la faculté de se reproduire par lui-même. Par contre, il y parvient très bien en utilisant les capacités reproductrices des cellules qu’il parasite. L’un de ces virus, la « [[w:mosaïque du tabac|mosaïque du tabac]] », peut, une fois desséché, être conservé sous forme de cristaux pendant des années. Il ne présente alors aucun caractère permettant de le considérer comme un être vivant. Cet état n’est cependant pas définitif. Si on le réhydrate et qu’on le place sur un plan de tabac, il va se mettre à proliférer et retrouver un comportement de microbe.
 
Les [[w:bactéries|bactéries]] sont la forme de vie la plus rudimentaire. Leurs chromosomes ne se trouvent pas dans un noyau : à l’intérieur de la cellule, tout est encore mélangé. Elles ne peuvent être classées ni parmi les végétaux ni parmi les animaux. Responsables de nombreuses maladies, elles s’avèrent également très utiles – en purifiant les eaux usées, par exemple. Si le lait peut se conserver sous forme de fromage, c’est aussi grâce à elles. Et comme elles transforment les déchets organiques en humus, elles aident les plantes à se nourrir. Elles ont des capacités d’adaptation prodigieuses. On a ainsi pu ramener à la vie des bactéries qui étaient restées en dormance durant un temps extrêmement long. Elles avaient été découvertes dans le système digestif d’abeilles qui se trouvaient fossilisées dans un morceau d’[[w:ambre|ambre]] depuis 50 millions d’années.
 
[[File:Paramecium sp.jpg|droite|frameless]]
 
Les plus anciennes traces de vie sont celles d’un être unicellulaire qui vivait il y a près de trois milliards d’années. C’est un proche parent de la bactérie, mais il possédait de la chlorophylle. D’autres êtres vivants ont sans doute dû le précéder car on constate des traces d’activité bactériennes vieilles de 3,6 milliards d’années. Pendant trois milliards d’années, la vie sur notre planète fut représentée uniquement par des êtres ne possédant qu’une seule cellule. La [[w:paramécie|paramécie]] est l’un d’eux.
 
La simplicité de son organisme ne l’empêche pas d’assurer les mêmes fonctions fondamentales que les êtres vivants évolués. Elle se déplace, capture et digère des proies. Elle dispose aussi d’un réseau de molécules-relais qui, à son niveau, a un rôle comparable à celui du système nerveux. Les paramécies semblent même posséder une sorte de mémoire. Si, chaque fois qu’un expérimentateur les éclaire, elles sont soumises à une chaleur anormalement importante, pendant plusieurs heures elles continueront à fuir la lumière, même si celle-ci n’est plus associée à une température élevée.
 
Les êtres vivants puisent dans leur environnement, le transforment et s’adaptent ensuite aux changements qu’ils ont provoqués. Au départ, ils trouvaient leur nourriture sous une forme directement assimilable. Les ressources venant à manquer, ils durent procéder à la dégradation du sucre. Quand il y eut pénurie de sucre, un autre procédé, la photosynthèse, fut désormais utilisé à grande échelle. Grâce à lui, certaines bactéries, les [[w:algues|algues]] et les plantes terrestres peuvent utiliser directement l’énergie provenant du soleil pour fabriquer leur propre substance. Le [[w:glucose|glucose]] fut donc obtenu à partir de l’eau et du [[w:gaz carbonique|gaz carbonique]]. L’oxygène rejeté par les végétaux modifia peu à peu la composition de l’océan et celle de l’atmosphère : ce qui permit l’émergence de la respiration. Comme ce processus produit beaucoup d’énergie, les possibilités des êtres vivants se trouvèrent considérablement accrues.
 
[[File:Stromatolithe Paléoarchéen - MNHT.PAL.2009.10.1.jpg|right|frameless]]
 
La [[w:sexualité|sexualité]] est elle aussi un facteur d’évolution. L’observation de l’[[w:héliozoaire|héliozoaire]] nous permet d’imaginer qu’il y eut des débuts hésitants en circuit fermé. En effet, ce [[w:Protiste|Protiste]] <ref>Le terme protiste désigne les êtres unicellulaires possédant un véritable noyau.
</ref> se divise en deux êtres distincts qui, après quelque temps passé côte à côte, vont se réunir et former de nouveau un seul être. Le stade suivant est représenté par les paramécies. Celles-ci s’unissent, échangent des bouts de chromosomes et se séparent. Le rapprochement se traduira par un enrichissement mutuel mais aucune procréation n’en résultera. Puis viendra la sexualité proprement dite qui, elle, n’apporte aucun avantage génétique à ceux qui s’y adonnent. Les bénéfices sont réservés à leur descendance. Ceux-ci peuvent être d’ailleurs être très importants, à la fois pour eux et pour l’évolution des espèces. Le rôle constructif de la mort doit lui aussi être souligné. C’est, en dépit des apparences, un phénomène qui contribue à la richesse des manifestations de la vie. En effet, si les bactéries ne mouraient pas, elles n’auraient pas tardé à former une couche épaisse recouvrant toute la Terre, et aucune espèce plus élaborée n’aurait pu apparaître.
 
Il est parfois difficile d’affronter seul les difficultés de l’existence. Les êtres unicellulaires vont donc parfois se grouper en colonies. Lorsque les conditions sont défavorables, certaines amibes (les [[w:Dictyostelium discoideum|Dictyostelium discoideum]]), se réunissent en une forme allongée se déplaçant avec des mouvements coordonnés – un peu comme s’il s’agissait d’un seul être ressemblant à une limace. Le rassemblement s’opère grâce à l’émission d’une molécule-message au pouvoir attractif. Si les conditions deviennent encore plus critiques, il se formera une sorte de tige. Une partie de la colonie jouera alors le rôle de [[w:spores|spores]] qui seront tôt ou tard dispersés par le vent. Quelques individus auront ainsi une chance d’être emportés vers des milieux plus favorables. Après cet épisode, chacun reprendra une existence plus autonome au sein des feuilles et de l’humus.
 
[[File:Two Euglena.jpg|right|frameless]]
 
Chez les êtres primitifs, la distinction entre végétaux et animaux est quelquefois difficile à établir. Les premiers se contentent de puiser les molécules présentes dans leur environnement. Ils les transforment et les assimilent avec l’aide de l’énergie solaire. Les animaux, eux, se nourrissent principalement de formes de vie déjà existantes. La ligne de démarcation est cependant fluctuante. En cas de nécessité, certains [[w:micro-organismes|micro-organismes]] ont la faculté de changer de mode d’alimentation. C’est notamment le cas de l’[[w:Euglène|Euglène]]. Dans un endroit bien éclairé, cet être unicellulaire se comporte comme un végétal ; mais, lorsqu’il se trouve plongé dans l’obscurité, il abandonne la photosynthèse et se nourrit comme un animal. Au niveau des échanges gazeux, la respiration fonctionne à l’inverse de la photosynthèse:
 
Pour fabriquer des sucres, les végétaux utilisent le gaz carbonique et dégagent de l’oxygène.
 
Pour "brûler" leurs aliments, les animaux ont besoin de l’oxygène. Ils rejettent du CO2.
 
L’[[w:hémoglobine|hémoglobine]] et la [[w:chlorophylle|chlorophylle]] diffèrent seulement par le métal qu’elles contiennent. Le [[w:fer|fer]] est présent dans la première et le [[w:magnésium|magnésium]] dans la seconde. On retrouve la complémentarité jusque dans la couleur : rouge pour l’une, et verte pour l’autre.
 
Les [[w:champignons|champignons]] n’appartiennent ni à un règne ni à l’autre. Ils ne possèdent pas de chlorophylle. Citons l’exemple de l’un d’entre eux, la moisissure visqueuse ([[w:
Labyrinthulomycetes|]]), qui présente une particularité étonnante. Cet humble champignon est capable de trouver du premier coup le chemin le plus court dans un labyrinthe au bout duquel se trouve de la nourriture.
 
<references />
 
== L'essor du règne animal ==
 
Les associations de [[w:micro-organismes|micro-organismes]] sont tout d’abord temporaires, chacun conservant son autonomie. Elles deviendront ensuite permanentes, donnant naissance à un nouveau degré de complexité : l’être pluricellulaire. Les premiers représentants sont apparus il y a six ou sept cents millions d’années. C’étaient des créatures plates au corps mou. Les [[w:Éponges|Éponges]] feront leur apparition environ deux cents millions d’années plus tard. Ces animaux ont un point commun avec les [[w:hologrammes|hologrammes]] : chaque fragment peut reconstituer l’ensemble. Et si l’on déchire une Éponge en morceaux, elle va se reconstituer d’elle-même. Au départ, les cellules de l’Éponge sont toutes semblables. Des différences apparaitront par la suite. Elles seront produites par les échanges avec l’environnement et dépendront de leur situation. Les cellules de la périphérie étant particulièrement exposées, elles se trouveront facilement transformées.
 
[[File:Pseudoasaphus praecurrens MHNT.PAL.2003.439.jpg|right|frameless]]
 
Chez les espèces plus évoluées, les cellules sont spécialisées dès le début. Chacune possède les caractéristiques qui conviennent à sa fonction. Les cellules perdent leur autonomie mais participent à un organisme qui d’une façon générale pourra mieux s’affranchir des contraintes du milieu. Grâce à cette organisation communautaire, de nouvelles capacités émergeront et les formes de vie pourront être plus diversifiées. L’évolution se poursuivant, on assistera à l’apparition d’animaux tels que l’[[w:anémone de mer|anémone de mer]] puis de la [[w:méduse|méduse]] qui, elle, va se détacher du fond marin et se laisser porter par les flots. La présence d’une cavité permettra l’existence d’un milieu protégé. Cette innovation augmentera considérablement les possibilités de déplacement et d’échange. Les organes vont pouvoir prendre position autour de cette poche qui se divisera ensuite en plusieurs segments. D’abord semblables, comme les anneaux du [[w:ver de terre|ver de terre]], ces éléments se différencieront progressivement pour former les parties du corps. En plus de la famille qui porte encore leur nom, ces [[w:annélides vont donner naissance aux [[w:mollusques|mollusques]], aux [[w:crustacés|crustacés]], aux [[w:insectes|insectes]] et aux [[w:araignées|araignées]]. Certains ne tarderont pas à s’aventurer hors du milieu aquatique. Les plus anciens fossiles d’animaux terrestres sont ceux d’un être encore [[w:invertébré|invertébré]] : une sorte de petit vers à huit pattes.
 
Les déchets tels que le [[w:calcium|calcium]] s’accumulent parfois dans les tissus ou au niveau de certains organes. Telle pourrait être l’origine du [[w:squelette|squelette]] ; externe pour les [[w:coquillages|coquillages]], ou interne, comme chez les [[w:vertébrés|vertébrés]]. – Cette acquisition étant survenue presque simultanément chez de nombreuses espèces, elle est quelquefois attribuée à l’action d’un virus : celui-ci aurait apporté les éléments nécessaires à la précipitation du [[w:phosphate de calcium|phosphate de calcium]]. Chez certains vertébrés, des fentes appelée [[w:Ouïe (anatomie des poissons)|Ouïe]] vont se constituer. A l'intérieur de celles-ci se trouveront des [[w:branchies|branchies]] qui permet au poisson de filtrer l'eau pour faire passer l’[[w:oxygène|oxygène]] dans son sang. D’autres modifications surviendront encore, entraînant la formation de la [[w:mâchoire|mâchoire]] et des nageoires.
 
[[File:Australian coral sealife.jpg|droite|frameless]]
 
Le règne des [[w:poissons|poissons]] débutera il y a 430 millions d’années. Parmi eux, certains possédaient en plus de leurs branchies, des [[w:poumons|poumons]] rudimentaires. Ils disposaient également de [[w:nageoires|nageoires]] leur permettant de se déplacer sur les fonds marins. D’autres espèces étaient présentes, parfois plus rapides et fécondes <ref>Entre les différentes espèces, toutes sortes de rapports peuvent s’établir. Il peut s’agir de relations de complémentarité, comme dans le cas de la crevette et du poisson gobie : une version sous-marine de l’aveugle et du paralytique. L’une ayant des difficultés à voir, l’autre à se déplacer. Ils peuvent aussi se présenter sous la forme d’une instrumentalisation à géométrie variable. C’est ainsi que le [[w:Bernard-Lhermite|Bernard-Lhermite]] utilise l’anémone de mer comme abri mais aussi comme aliment lorsqu’il a faim ou comme une arme dissuasive dont les piquants le protègent.</ref>.
 
Les situations d’infériorité incitent à prendre des risques. Ceux qui avaient des talents de marcheur se mirent à tenter de timides sorties hors du milieu aquatique. Après avoir subi quelques transformations, ils réussirent même à s’installer à l’air libre. Ce fut le début d’une grande lignée dont les Hommes eux-mêmes sont issus. Tous les représentants de ce groupe ne suivirent pas ce chemin. Une partie resta dans l’eau et subsista dans des lieux difficilement accessibles. L’un d’eux, le [[w:coelacanthe|coelacanthe]], vit encore dans le [[w:canal du Mozambique|canal du Mozambique]]. Il effectue en nageant des mouvements qui s’apparentent beaucoup à ceux d’un [[w:lézard|lézard]] se déplaçant sur la terre ferme.
 
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== Les plantes ==
 
Les premières [[w:algues|algues]] vertes sont nées il y a plus de deux milliards d’années, mais elles ont commencé à vivre hors de l’eau il y a environ 430 millions d’années. À cette époque, la couche d’ozone était déjà suffisante pour les protéger des ultraviolets. Une fois sur terre, les plantes vont se doter d’une tige et d’un système de canalisations. Puis les feuilles apparaîtront, augmentant considérablement la surface pouvant capter l’énergie solaire. Au stade suivant, les plantes développeront des racines qui leur permettront d’avoir un bon ancrage au sol et un accès permanent aux ressources qui s’y trouvent. Les premières [[w:graines|graines]] se constitueront chez les conifères, il y a 350 millions d’années. Les [[w:ovules|ovules]] fécondées seront désormais bien à l’abri. Plus tard, une protection supplémentaire sera assurée grâce à l’[[w:ovaire|ovaire]] : une enveloppe qui se transforme en fruit après la [[w:fécondation|fécondation]]. Cette partie nutritive constituera une réserve qui favorisera la germination puis la croissance des jeunes plants. Elle permettra aussi la dissémination des graines par l’intermédiaire des animaux qui la mangeront.
 
[[File:Nelumbo nucifera1.jpg|right|frameless]]
 
Le règne des plantes à [[w:fleurs|fleurs]] débutera il y a plus de cent millions d’années <ref>Des découvertes très récentes incitent à penser que les plantes à fleurs seraient en fait apparues il y a environ deux cent mille ans.</ref>. Solitaires au début, les fleurs vont souvent se réunir sur la même tige. Parfois, des centaines d’entre elles se serrent les unes contre les autres et partagent la même couronne de pétales. – C’est notamment le cas pour la [[w:marguerite|marguerite]]. Depuis l’apparition des organes floraux, la reproduction ne se fait plus seulement par la plante ou au gré des vents. Le plus souvent, ce sont les insectes qui se chargent de la fécondation en répandant à leur insu le [[w:pollen|pollen]] qui s’est accroché à eux. En contrepartie, ils peuvent puiser un peu de nourriture dans la [[w:corolle|corolle]]. S’il était possible d’attribuer des intentions à la plante, nous dirions qu’elle va tout mettre en œuvre pour être plus attrayante. Généralement, sa couleur, sa forme et son parfum sont adaptés aux goûts et aux possibilités de son hôte habituel. Mais elle n’a pas toujours recours à des moyens aussi honnêtes : parfois, pour le forcer à coopérer, elle le retient dans des pièges de sa composition. De leur côté les insectes ont fait – si l’on peut dire – un effort d’adaptation. Leurs organes broyeurs se sont complètement modifiés pour accueillir le nectar. Il existe de nombreux cas de coévolution. Les exemples qui vont suivre laissent rêveur.
 
[[File:Picea mariana cones.jpg|right|frameless]]
 
Le [[w:yucca|yucca]] semble n’avoir que peu de chances de se reproduire. En effet : non seulement il ne peut pas se féconder lui-même mais il n’attire pas non plus les abeilles. Heureusement, un papillon va lui venir en aide : le [[w:Fiancée|Pronuba]] L’insecte forme tout d’abord une boule de pollen puis il la dépose soigneusement sur le [[w:stigmate|stigmate]] d’une autre fleur. Il ne se contente pas de placer sa précieuse collecte sur le [[w:pistil|pistil]], il assure aussi sa descendance en pondant ses œufs dans l’ovaire. Une fois sa mission accomplie, il meurt. La vie de la plante ne sera pas mise en danger car les larves du Pronuba ne mangent en général qu’une moitié des graines.
 
Il existe une [[w:orchidée|orchidée]] qui, elle aussi, a des étamines trop éloignées du pistil. Dans son voisinage vit une espèce de [[w:guêpe|guêpe]]. Les mâles de ce groupe naissent bien avant les femelles, de sorte que, lorsqu’ils cherchent à s’accoupler, ils ne trouvent pas de partenaire. Par chance, la fleur de cette orchidée possède des caractères qui la font ressembler à la femelle tant désirée. Comme de plus elle dégage la même odeur, les infortunés soupirants vont se précipiter et se comporter comme s’ils se trouvaient en présence de vraies guêpes. Ils se rendront vite compte de leur méprise mais, durant ce court instant d’illusion, ils auront suffisamment gesticulé pour que la fleur soit fécondée.
 
Une autre histoire – celle-ci très émouvante au yeux d'un être humain – mérite d’être contée. Chez les guêpes [[w:thyanidées|thyanidées]], la femelle vit sous terre et ne peut pas voler. Dès qu’arrive la saison des amours, elle va se mettre bien en évidence afin d’être aperçue par le mâle. Celui-ci pourra ainsi venir l’enlever. Ils s’accoupleront alors longuement dans les airs, se promenant de fleur en fleur pour que la femelle puisse se nourrir de nectar. Au bout de quelques heures, son chevalier-servant la déposera dans un endroit propice. Elle retournera ensuite définitivement à la vie souterraine.
 
[[File:PhalaenopsisOphrysPaphiopedilumMaxillaria.jpg|right|frameless]]
 
Dans un autre cas de figure, le labelle de l’[[w:orchidée marteau|orchidée marteau]] ressemblant à s’y méprendre à la petite guêpe, le mâle tentera de l’emmener dans les airs. Il sera sûrement très surpris de sa résistance, mais il n’insistera pas. Et comme il repart avec les quelques grains de pollen qui se sont accrochés à lui, la plante, elle, verra sa descendance assurée. Les insectes ne sont pas les seuls à succomber au charme des fleurs. Au XVIe siècle, un Hollandais est même allé jusqu’à donner le prix d’une maison pour acquérir un [[w:bulbe|bulbe]] de [w:tulipe|]]. Mais, ô ironie du sort ! cet oignon n’a jamais pu germer car, si l’on en croit les témoignages, il aurait fini dans le ventre du marin affamé qui l’avait dérobé.
 
Les insectes ne se contentent pas toujours de ce que les fleurs offrent : ils sont également friands de la plante elle-même. Celle-ci va donc se défendre de toutes sortes de manières, tirant parfois profit des rivalités entre les espèces. Grâce au poison qu’elle secrète, la [[w:passiflore|passiflore]] tue les insectes qui tentent de se nourrir à ses dépens. Seul un papillon résiste. Providentiellement, les pousses sont couvertes de taches jaunes imitant les œufs de ce papillon qui passe sans s’arrêter, croyant la place occupée. Bien entendu, comme deux précautions valent mieux qu’une, les feuilles de la passiflore sont hérissées de piques dissuasifs. Aucune sécurité n’est complète sans une protection rapprochée : comme la plante produit un délicieux nectar, elle attire des fourmis qui exterminent les chenilles qui osent s’aventurer sur la forteresse. Les arbres résistent eux aussi aux agressions. Si un animal commence à brouter les feuilles de certains d’entre eux, – les chênes ou les érables par exemple – ils se mettent à produire des substances qui les rendent indigestes. Et il émettent également de l’[[w:éthylène|éthylène]] qui agira comme un signal sur les arbres voisins. Ceux-ci deviendront alors temporairement toxiques. Mais les herbivores ont trouvé une parade : ils mangent en se déplaçant.
 
[[File:FishIslandSalarUyuni.jpg|right|frameless]]
 
Dans ce jeu d’attaque et d’esquive, la nature semble n’être jamais à court d’imagination. Pour éviter l’intoxication, la [[w:coccinelle du Mexique|coccinelle du Mexique]] commence par brouter la feuille de [[w:courge|courge]] en décrivant un cercle. Puis elle s’installe au centre de la zone ainsi isolée. Comme elle ne laisse que quelques points d’attache, la circulation de l’information se fait difficilement. La coccinelle pourra ainsi manger tranquillement avant que cette partie de la feuille devienne toxique. Entre les plantes elles-mêmes, la compétition est parfois impitoyable. Certaines se font aider par des [[w:fourmis|fourmis]] qu’elles attirent. Retenues par les qualités nutritives de leur nectar et des graisses qu’elles secrètent, celles-ci vont s’installer et dévorer les jeunes plants qui poussent un peu trop près.
 
La lutte pour la survie doit être menée sur tous les fronts. Les végétaux ne sont pas seulement menacés par les êtres vivants, ils doivent également subir les aléas du climat. Les arbres transpirent par les feuilles. Lorsqu’il fait très froid, le sol est gelé et ils ne peuvent donc plus y puiser de l’eau. Les arbres qui ont survécu dans les régions froides sont ceux qui échappent à la déshydratation en perdant leurs feuilles en [[w:automne|automne]]. Dans les pays chauds, les arbres n’ont pas besoin de se dénuder complètement une fois l’an. Sous ces latitudes, tout se passe discrètement : les feuilles tombent et se renouvellent au fur et à mesure, tout au long de l’année. Le cas des [[w:conifères|conifères]] est particulier. Leurs feuilles sont très petites et couvertes de cire. Et comme, de plus, durant la saison froide, ils entrent en hibernation, les échanges sont réduits au minimum.
 
[[Fichier:Great banyan tree kol.jpg|right|frameless]]
 
Les arbres sont les êtres vivants qui ont la plus grande longévité. Le [[w:pin de Californie|pin de Californie]] peut atteindre 5000 ans. Il existe même en Australie un [[w:houx royal|houx royal]] de 43 000 ans. Le [[w:figuier banian|figuier banian]] est un cas particulier : il est pratiquement immortel. Il possède des racines aériennes qui descendent jusqu’au sol et y pénètrent. En s’agglutinant, ces racines forment de nouveaux troncs qui pourront remplacer le tronc initial lorsque celui-ci disparaîtra. Et ainsi de suite, tant que les conditions le permettent. Si une catastrophe mettait en danger la vie sur notre planète, les plantes parviendraient sans doute à survivre. Cela surviendrait peut-être après un long sommeil : récemment, on a vu germer des graines de [[w:lupin|lupin]] qui étaient restées dix mille ans dans le sol gelé de l’[[w:Alaska|Alaska]].
 
De nombreux aspects du monde végétal restent à explorer. Malgré leur absence de [[w:cerveau|cerveau]], les plantes possèdent des facultés qui s’apparentent à des phénomènes de conscience. Ainsi, par exemple, les mélodies et les rythmes ne les laissent pas de marbre. Il y a des musiques qui les aident à s’épanouir alors que d’autres leur font détourner la corolle. Et tout semble indiquer qu’elles possèdent une sorte de mémoire. Lorsqu’un expérimentateur leur inflige régulièrement des mauvais traitements, dès qu’il s’approche d’elles, on observe un « mouvement de recul ». Et le phénomène se produit même après plusieurs mois d’absence.
 
<references />
 
== Les insectes ==
 
D’une taille intermédiaire entre les micro-organismes et les vertébrés, les insectes <ref>Le chapitre est consacré aux insectes et à des petits arthropodes très voisins, souvent assimilés à eux : les araignées.</ref> se sont adaptés à tous les milieux. Certaines espèces ont même pris l’habitude de s’installer au cœur de nos habitations. C’est notamment le cas des [[w:termites|termites]]. Ces ouvriers consciencieux peuvent dévorer toute une charpente, sans éveiller les soupçons et en progressant de telle manière que le toit ne s’écroule qu’à la fin. Il faut dire que ces charmants insectes n’ignorent rien aux lois de la construction : les termitières de terre battue s’élèvent parfois à plus de cinq mètres, et la distribution des chambres témoigne d’un haut degré d’organisation. Mais toute médaille a son revers : dans cette société, l’individu n’a pour ainsi dire aucune autonomie. Les besoins de la collectivité commandent même les caractéristiques du corps de chacun. Qui sait si un jour il n’en sera pas de même pour nous. Avec les perspectives ouvertes par les nouvelles technologies, « le meilleur des mondes » n’est plus tout à fait du domaine de l’impossible. Tout du moins à titre temporaire car, dans une société où l’initiative individuelle est réduite au minimum, il suffit d’un grain de sable pour que tout l’édifice se trouve paralysé et s’effondre en un clin d’œil.
[[File:Angkor Termites (6725964255).jpg|right|frameless]]
Les termites ont des ennemis redoutables : les [[w:fourmis|fourmis]]. A première vue, ce ne sont que des petites bêtes insignifiantes ; mais, en les observant de plus près, on découvre une grande ingéniosité et une tendance affirmée à utiliser à leur avantage toutes les ressources de leur environnement. Les fourmis ont inventé l’[[w:agriculture|agriculture]] un million d’années avant nous. Pour améliorer l’ordinaire, elles cultivent des [[w:champignons|champignons]]. Les techniques utilisées sont assez voisines des nôtres. A l’aide de feuilles qu’elles découpent en morceaux, elles confectionnent une couche à l’intérieur de la fourmilière. Elles secrètent même des accélérateurs de croissance ainsi que des [[w:antibiotiques|antibiotiques]] pour lutter contre les [[w:moisissures|moisissures]]. Leurs exploitations peuvent atteindre deux cents mètres carré. Il y a parfois beaucoup de bouches à nourrir : on rencontre des [[w:fourmilières|fourmilières]] qui abritent un million d’individus.
[[File:Fourmis geante perou2.jpg|right|frameless]]
Les fourmis ne s’adonnent pas seulement au [[w:jardinage|jardinage]], il leur arrive aussi de pratiquer l’[[w:élevage|élevage]]. Pour recueillir plus facilement le [[w:miellat|miellat]], ce liquide sucré que les pucerons rejettent, elles se livrent à une activité voisine de la traite. Le geste est presque le même : la précieuse goutte étant obtenue en leur tapotant l’abdomen. En cas de besoin, elles déplacent le troupeau de pucerons et le protègent contre les insectes qui peuvent venir l’attaquer. Tout comme les Hommes – mais cette fois-ci, hélas ! certaines fourmis entreprennent des expéditions guerrières pour se procurer des esclaves. D’autres ont les mêmes faiblesses que nous et tombent parfois sous l’emprise de la drogue. En l’occurrence, il s’agit d’une substance secrétée par la [[w:loméchuse|loméchuse]] : un [[w:coléoptère|coléoptère]] qui s’introduit parfois dans la fourmilière. Une fois que les fourmis sont intoxiquées, lécher cette sécrétion devient leur principale préoccupation. Elles en arrivent ainsi à tout négliger, même leur progéniture.
[[File:Abeilles 08.jpg|right|frameless]]
Les [[w:abeilles|abeilles]] sont les insectes sociaux qui attirent le plus notre sympathie. La douceur de leur miel y est sans doute pour quelque chose ; mais, plus profondément, peut-être est-ce à cause du caractère rassurant de leur existence ? Avec elles, nous avons l’impression de côtoyer un monde régi par la raison et un certain sens de l’[[w:harmonie|harmonie]]. L’organisation de la [[w:ruche|ruche]] semble ne rien laisser au hasard, mais la vie de ses membres ne paraît pas pour autant dépourvue de saveur. Les abeilles utilisent des moyens de communication parfois très élaborés. Quand une ouvrière veut indiquer à une autre l’emplacement d’une fleur à butiner, elle le fait au moyen d’une danse. La cadence indique l’éloignement et la trajectoire donne la direction. Pour un kilomètre, la précision est de 2% et les erreurs d’orientation ne dépassent pas quelques degrés. Les abeilles semblent avoir un certain sens de la déduction. En déplaçant une source de nourriture d’une façon régulière – toujours dans la même direction et en conservant des intervalles constants – [[w:James L. Gould|James L. Gould]] a observé un jour un fait surprenant : au bout de plusieurs manœuvres, les abeilles l’attendaient à l’endroit logiquement prévisible, avant même qu’il y parvienne. Et tout ceci, avec un cerveau cent mille fois moins grand que le nôtre.
 
[[File:Eastern Tiger Swallowtail Papilio glaucus Female 2838px.jpg|thumb|195x195px]]
 
Tous les insectes ne possèdent pas un haut degré de sociabilité. Chez les [[w:tipules|tipules]] par exemple, la femelle ne pratique pas l’amour gratuit. Pour qu’elle accepte de s’accoupler, le mâle doit lui apporter de la nourriture qu’elle consomme pendant qu’il la féconde. Mais, dès qu’il a obtenu ce qu’il désirait, le mâle peu reconnaissant essaie de reprendre son cadeau. L’[[w:idylle|idylle]] se transforme alors en dispute. Les araignées nous inquiètent mais elles ont de toutes autres manières. – Notons au passage qu’elles ne font pas partie des insectes mais constituent une classe à part qui comprend aussi les [[w:scorpions (musique)|scorpions]]. Chez les [[w:Veuve noire|Veuves Noires]], pas de mesquinerie : le mâle est bien trop intimidé par la femelle qui est nettement plus grosse que lui. Il ne recule par contre devant aucun raffinement, lui offrant même un insecte enveloppé dans le cocon de soie qu’il a tissé. Deux précautions valent mieux qu’une. Parfois, pour éviter de se faire dévorer, il enroule un fil autour des pattes de sa partenaire. Comme tous les funambules, les araignées prennent rarement des risques inutiles. Lorsque deux d’entre elles convoitent la même proie, elles n’emploient pas immédiatement les grands moyens. Dans bon nombre de cas, elles évaluent d’abord leurs forces. Les deux rivales secouent la toile à tour de rôle. Si l’une d’entre elles la fait vibrer nettement moins fort, elle s’éloigne aussitôt sans livrer bataille. Parmi tous les insectes, les plus inoffensifs et les plus merveilleux sont sans doute ceux qu’un poète indien appelle « les fleurs de l’air. » Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, leurs amours ne sont pas toujours placées sous le signe de la légèreté. Le moins permissif est sans doute le [[w:bombyx|bombyx]] : le papillon du [[w:ver à soie|ver à soie]]. Après l’accouplement, le mâle secrète un liquide qui va durcir, et obturer l’orifice vaginal. Il augmente ainsi ses chances d’avoir une descendance car la femelle ne pourra plus s’accoupler avec des concurrents. À l’état de [[w:chenille (lépidoptère)|chenille]], les papillons peuvent vivre longtemps ; mais une fois dotés d’ailes, leur vie est quelquefois si brève que certaines espèces ne sont même pas pourvues de bouche ou d’une trompe leur permettant de se nourrir.
 
[[File:Phyllium giganteum, adult femal from dorsal.JPG|thumb|231x231px|Insecte imitant parfaitement une feuille.]]
 
Quand un être vivant ressemble à quelque chose d’immangeable ou paraît appartenir à une espèce non comestible, il a de fortes chances d’être épargné par ses prédateurs. Chez les insectes les similitudes sont parfois si remarquables qu’on a de la peine à croire qu’elles ne découlent d’aucune intention mimétique. Ainsi, le [[w:Kallima|Kallima]] ressemble à s’y méprendre à une feuille morte. La couleur et les nervures sont parfaitement “imitées”. Rien ne manque, pas même les taches noires rappelant un champignon microscopique, ni les contours dentelés suggérant que la feuille a été grignotée. Quand au [[w:phasme|phasme]], ce chef-d’œuvre d’illusion, il faut être bien averti pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un rameau sec. La ressemblance est parfois si prononcée que ses œufs font penser à des graines : même au microscope, leur surface a un aspect plus végétal qu’animal. La vue et l’odorat ne sont pas les seuls sens mis à contribution pour induire en erreur ou brouiller les pistes. Parfois, ce sont les sons qui prêtent à confusion. Certains [[w:papillons|papillons]] ont la faculté d’imiter le sonar des chauves-souris pour échapper à leurs prédateurs.
 
Plus l’on observe les insectes et plus l’on découvre chez eux des capacités que l’on était loin de soupçonner. Mais plus encore que leurs talents, ce qui nous émerveille, ce sont les [[w:métamorphoses (biologie)|métamorphoses]] par lesquelles ils passent : comme s’ils possédaient plusieurs vies en une. À certains moments, nous aimerions comme eux pouvoir nous transformer, sortir de notre [[w:gangue|gangue]] ou rejeter une fois pour toutes, cette [[w:carapace|carapace]] qui nous empêche de prendre notre envol.
 
<references />
 
== Des poissons aux oiseaux ==
 
Certains poissons possédaient des nageoires leur permettant de se déplacer en s’appuyant sur le sol des fonds marins. Leur adaptation sur la terre ferme se trouva facilitée par les conditions climatiques. L’alternance des périodes sèches et humides avait alors une grande amplitude.
 
[[File:Latimeria Chalumnae - Coelacanth - NHMW.jpg|right|frameless]]
 
Il y a 330 millionsd’années, chez l’[[w:Ichtyostega|Ichtyostega]], les nageoires s’étaient déjà transformées en [[w:paulino vierapattes|paulino vierapattes]] et les branchies avaient fait place aux poumons. Comme leurs œufs étaient dotés d’une protection encore insuffisante, ces [[w:amphibiens|amphibiens]] vont continuer de pondre dans l’eau. Ce mode de vie mixte a permis de passage d’un milieu à l’autre. Il perdure toujours : la [[w:grenouille|grenouille]] est leur représentant actuel le plus connu. Issus de ces amphibiens, les [[w:reptiliens|reptiliens]] sont apparus il y a 300 millions millions d’années. Comme ils n’ont plus besoin de l’eau pour la reproduction, ils vont pouvoir s’établir à l’intérieur des terres, d’autant qu’à cette époque la couverture végétale est déjà très épaisse. C’est parmi eux que sont nés les dinosauriens. Cette grande famille va régner pendant cent cinquante millions d’années, avant de disparaître, en quelques millénaires à peine. Pour expliquer cette soudaine extinction survenue il y a 65 millions d’années, plusieurs thèses sont avancées. La chute d’un gigantesque météorite est la plus populaire actuellement. Mais il existe d’autres hypothèses également convaincantes. On pense notamment à des mouvements des plaques continentales ou aux importantes éruptions volcaniques qui se sont produites à cette époque. Leurs effets ont d’ailleurs pu se conjuguer.
 
[[File:Archaeopteryx bavarica Detail.jpg|right|frameless]]
 
Les [[w:dinosaures|dinosaures]] sont généralement classés parmi les reptiles, mais certains traits les rapprochent des [[w:mammifères|mammifères]] et des [[w:oiseaux|oiseaux]]. À la fin de l’ère primaire, quelques uns feront leurs premières tentatives de vol plané. Des fossiles d’espèces intermédiaires ont été retrouvés. L’[[w:archéoptérix|archéoptérix]] est un de ces curieux animaux qui vivaient il y a environ 150 millions d’années. Mi-reptile mi-oiseau, il avait le corps recouvert de plumes, des griffes au bout des ailes et un bec pourvu de dents. Les oiseaux vont évoluer très vite et se spécialiser. La maîtrise de l’espace aérien sera quelquefois abandonnée. Certaines espèces comme les [[w:autruches|autruches]] se fixeront à terre où elles parviendront à se déplacer rapidement. Les [[w:manchots|manchots]], eux, retourneront vivre en milieu aquatique : leurs ailes se transformeront en nageoires et les plumes se mettront à ressembler à des écailles.
 
Les poissons et les reptiles ont des liens sociaux encore informels. Chez les oiseaux, la vie sociale va s’organiser et jouer un rôle de tout premier plan. La mise en place d’une structure hiérarchique diminue les risques de conflit à l’intérieur du groupe. Les combats dépassent rarement l’intimidation. Dès que l’un prend le dessus, l’autre se soumet et les hostilités cessent aussitôt. Chez les animaux, les rapports de dominance comportent une certaine souplesse et peuvent à tout moment être remis en question. La répartition en territoires est un autre facteur d’équilibre : elle évite le surpeuplement et, dans une certaine mesure, la transmission des maladies contagieuses. La [[w:parade amoureuse|parade amoureuse]] est une pratique que l’on rencontre chez beaucoup d’oiseaux. Elle constitue un code qui évite le mélange d’espèces très voisines mais elle a également d’autres fonctions. À cette occasion, chacun exhibe toute l’étendue de ses aptitudes. Il a par ailleurs été établi que ces parades facilitaient l’ovulation. La mise en scène est parfois grandiose. Le [[w:ptylonorynque|ptylonorynque]] a même recours à des accessoires. Il écrase les baies violettes et s’en barbouille la poitrine à l’aide d’une sorte de pinceau qu’il confectionne en donnant des coups de bec sur une racine. Il met aussi de la couleur sur les parois internes de sa hutte. Et lorsque tout est prêt, il commence à danser.
 
[[File:Stork nest on power mast.jpg|right|frameless]]
 
Chez certains oiseaux, l’accouplement est quelquefois précédé d’une offrande. Selon le cas, ce peut être une brindille, une branche fleurie ou un poisson. La fonction de ce geste est simplement symbolique car, même lorsqu’il s’agit de nourriture, le présent n’est pas destiné à être mangé. Chez certaines espèces, il y a formation de couples stables. Généralement, les deux parents couvent à tour de rôle, mais il arrive qu’un voisin s’en charge à leur place.
Les comportements parentaux varient beaucoup d’une espèce à l’autre. Parmi eux, celui du [[w:coucou|coucou]] est sans doute le moins recommandable. Cet oiseau n’a pas seulement un chant caractéristique, il a aussi des mœurs très spéciales. Il s’introduit dans le nid d’une autre espèce en l’absence des parents. Il y pond un œuf en tous points semblable à ceux qui s’y trouvent déjà (chacune des espèces a une victime attitrée.) Avant de s’enfuir, il n’oublie pas d’en subtiliser un, afin que les occupants ne se doutent de rien. Quand le jeune coucou naîtra, il poussera les autres oisillons hors du nid. Il pourra ainsi être le seul à bénéficier des soins de ses parents adoptifs. Au début, tout au moins, ils ne se douteront de rien. Nos frères ailés nous offrent de nombreux sujets d’étonnement. Au cours de leurs longues [[w:migrations|migrations]], certaines espèces se guident en partie grâce au soleil, à l’étoile polaire et aux constellations. Elles se réorientent même à mesure que les astres changent de position. Ceci a pu être vérifié au moyen de simulations effectuées à l’aide d’un planétarium. Mais, à ce jour, nul ne sait comment ils en sont venus à faire appel aux phénomènes célestes pour se diriger. Chez eux aussi tout évolue…
 
Actuellement, quelques uns trouvent plus facile de se déplacer en survolant les routes tracées par les Hommes. Les oiseaux ont parfois recours à la ruse. Il leur arrive de faire peur à d’autres pour qu’ils lâchent leur proie sous l’effet de la surprise. Il ne leur reste alors plus qu’à s’en emparer et à s’enfuir avec. Pêcheurs redoutables, les [[w:hérons|hérons]] utilisent une technique apparentée à celle que pratiquent certains d’entre nous. Ils attrapent une mouche et la jettent devant eux pour appâter le poisson. Pour parvenir à leurs fins les oiseaux utilisent quelquefois même des objets. Le plus souvent, il s’agit de pierres grâce auxquelles ils brisent des coquilles ou des œufs. La confection de leurs nids fait intervenir des techniques très élaborées telles que la maçonnerie, la vannerie et la couture.
 
[[File:Frog lifecycle.jpg|right|frameless]]
 
Pour chacune de ces activités, « l’[[w:inné|inné]] » et « l’[[w:acquis|acquis]]» se conjuguent. D’une manière générale, il n’existe d’ailleurs pas de distinction nette entre ces deux notions. Et surtout pas chez le [[w:perroquet|perroquet]], lui qui joue en virtuose sur tous les tableaux. Cet oiseau n’est pas seulement doué pour reproduire nos paroles, il sait également manier les chiffres. Il peut, après un apprentissage prolongé, répondre à des questions telles que : « Combien y a-t-il de cubes de telle couleur ? » – à condition, bien sûr que leur nombre ne dépasse pas quelques unités. Les pigeons et les corbeaux sont eux aussi capables de réaliser des performances de ce type. Tout semble donc indiquer que les oiseaux ont une capacité d’abstraction assez développée.
 
== Les mammifères ==
 
Les reptiliens ne donneront pas seulement naissance aux oiseaux, ils seront aussi à l’origine des [[w:mammifères|mammifères]]. Les [[w:mutations|mutations]] vont s’accumuler. Peu à peu, le corps s’élèvera du sol et la marche s’améliorera. Les capacités du [[w:cerveau|cerveau]] augmenteront elles aussi, et avec une ampleur sans précédent. L’apparition des premiers mammifères se situe il y a plus de 2OO millions d’années. Au stade initial, ceux-ci pondront encore des œufs mais allaiteront déjà leurs petits. Dès lors, entre la mère et l’enfant, des liens plus étroits pourront se créer et la vie sociale s’en trouvera enrichie.
 
[[File:Kangaroo_and_joey03.jpg||right|frameless]]
 
De ces mammifères primitifs, il ne subsiste que quelques rares survivants, tel l’[[w:ornitorynque|ornitorynque]] : une espèce vivant en Australie et reconnaissable à son bec de canard. À l’étape suivante, il n’y aura plus de ponte. À titre de compensation, le petit terminera son développement dans une poche – ce qui aujourd’hui encore est le cas chez les [[w:kangourous|kangourous]]. À un stade plus avancé de l’évolution, la maturation pourra avoir lieu dans le [[w:placenta|placenta]], à l’intérieur du corps de la mère. Ainsi, en venant au monde, les petits disposeront déjà d’une réelle autonomie de mouvement. Ce pas important a été accompli il y a près de 100 millions d’années.
 
Quand les reptiliens de grande taille disparaîtront, les mammifères vont pouvoir se développer et se disséminer librement dans toutes les niches écologiques. Certaines espèces parviendront à voler : les [[w:chauves-souris|chauves-souris]]. D’autres retourneront dans les océans. Il y a 60 millions d’années, l’animal qui allait devenir le [[w:dauphin|dauphin]] avait le corps recouvert de poils. Il devait avoir une aspect intermédiaire entre le [[w:chien|chien]] et le [[w:cochon|cochon]]. Devenu mammifère marin, il possède actuellement un cerveau qui comporte plus de circonvolutions que le nôtre – ce qui bien sûr est seulement un indice car, ce qui compte le plus, ce sont les connections entre les neurones. Le dauphin recherche volontiers la compagnie de l’Homme <ref>Le mot Homme est écrit avec une majuscule car il s’agit ici du terme générique qui concerne également les deux genres : le féminin autant que le masculin.</ref> et se laisse facilement apprivoiser. Hélas ! on abuse parfois de lui. Comme sa présence n’est pas détectée par les [[w:sonars|sonars]], il a parfois été dressé pour transporter des mines, devenant malgré lui l’acteur d’une opération meurtrière et suicidaire. Quelle fin paradoxale pour un animal qui, à l’occasion, porte spontanément secours à des baigneurs en train de se noyer ! Heureusement, le dauphin est joueur et ne remplit pas exactement les missions qu’on lui impose : ce qui décourage un peu les autorités militaires. Parmi les autres mammifères marins, le plus populaire est la [[w:baleine|baleine]]. D’une taille gigantesque, celle-ci peut peser plus de cent tonnes. Et ses qualités de musicienne sont tout aussi remarquables. Chaque année, les baleines à bosse élaborent un chant nouveau qui peut couvrir cinq octaves et durer cinq minutes. Création de l’une d’entre elle, il sera repris par l’ensemble du groupe pour toute la durée de la saison.
 
[[File:Tursiops_truncatus_01.jpg||right|frameless]]
 
Mises à part quelques exceptions, les mammifères terrestres sont les seuls animaux dont le corps est recouvert de poils. Comme, de plus, ils possèdent des glandes leur permettant de transpirer, la température de leur corps peut demeurer constante. Chez les mammifères, on rencontre à peu près tous les régimes alimentaires, chacun favorisant le développement d’un certain genre de qualités. Le plus souvent, les prédateurs éliminent les animaux faibles ou malades, ceux qui risquent de contaminer les autres ou de transmettre des caractères génétiques défavorables. La survie des prédateurs est liée à celle de leurs proies, souvent spécifiques. Il s’établit donc un équilibre entre les deux populations. En moyenne, sur un territoire donné, la masse des consommateurs de végétaux est cent fois plus importante que celle des [[w:carnivores|carnivores]]. Le cas de l’être humain est très particulier : ses moyens techniques lui permettent de détruire des grandes quantités d’individus en parfaite santé, parfois simplement pour le plaisir. Il lui arrive même d’exterminer complètement l’espèce qu’il chasse – et ceci, apparemment depuis la préhistoire.
 
Jusqu’à un passé récent, la plupart des Hommes pensaient que l’intelligence était une faculté spécifiquement humaine. Pour expliquer le comportement des animaux, un mot passe-partout était sans cesse mis en avant : l’[[w:instinct|instinct]]. Mais la réalité est plus nuancée. On peut pour simplifier distinguer trois types de comportements.
 
- L’[[w:action réflexe|action réflexe]] est plutôt de l’ordre des phénomènes. Elle est inévitable, automatique.
 
- Les [[w:instincts|instincts]] sont communs à l’ensemble des membres d’une espèce. Ils peuvent être affinés par l’apprentissage mais, une fois déclenchés, les programmes se déroulent en tenant très peu compte de informations en provenance de l’[[w:environnement|environnement]] ou de l’organisme lui-même.
 
[[File:Mirounga_leonina.jpg||right|frameless]]
 
– Il existe une troisième catégorie où la [[w:mémoire|mémoire]], l’[[w:affectivité|affectivité]] et l’[[w:anticipation|anticipation]] deviennent des facteurs déterminants. Les particularités de chaque individu y jouent également
un rôle.
 
Ici, nous ne sommes plus dans le domaine de l’instinct mais dans celui de l’[[w:intelligence|intelligence]] animale, avec des développements divers selon les espèces. De nombreuses observations en témoignent. Lorsqu’un [[w:rat|rat]] a été empoisonné, ses compagnons s’abstiennent de consommer l’aliment qui en est responsable. Dans certains cas, ils empêchent également leurs congénères d’y goûter. Et, même lorsqu’il s’agit d’un empoisonnement lent, pendant plusieurs générations ils éviteront de passer par l’endroit où l’intoxication a eu lieu. Le castor, lui, adapte son environnement à ses besoins. Comme il se déplace dans l’eau avec beaucoup d’aisance, il construit des barrages. En l’absence de bois, il utilise des pierres. Parfois, il répare les murs des vieux moulins. Il colmate les fuites même lorsqu’elles sont habilement dissimulées par les expérimentateurs qui imaginent pourtant toutes sortes de dispositifs pour brouiller les pistes entre la cause et l’effet produit. Malgré ces complications, le castor finit par faire le rapprochement et il agit en conséquence. Les [[w:éléphants|éléphants]] ont eux aussi des comportements qui révèlent la présence d’un [[w:psychisme|psychisme]] évolué. Leur attitude face à la mort est assez troublante. Ils restent auprès de celui qui vient de mourir et déposent des branches sur lui. Ils reviennent l’année suivante et, surtout lorsqu’il s’agit d’un proche, ils remuent les ossements. Parfois même, ils entourent les os du crâne avec leur trompe – un geste qu’ils ne font apparemment qu’à cette occasion. Entre les explications réductionnistes de ces usages et l’assimilation hâtive à des rituels préfigurant les nôtres, il existe peut-être une voie médiane capable de rendre compte de ces observations.
 
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Les réponses sont parfois très éloignées de ce que nous avions tout d’abord imaginé. Voici, pour terminer, une histoire qui défraya la chronique au début du vingtième siècle. Un homme prétendait que ses chevaux étaient capables d’extraire les racines carrées. Il inscrivait un nombre au tableau et les animaux donnaient la réponse en frappant le sol – sabot droit pour les unités, gauche pour les dizaines. Le phénomène se produisait même en l’absence de celui qui les avait dressés. L’énigme des [[w:chevaux d'Elberfeld|chevaux d’Elberfeld]] finit tout de même par être résolue. Le calcul n’était pas là où il était sensé être. Le cheval était attentif à la respiration des spectateurs. Dès qu’il atteignait le chiffre fatidique, tout le monde retenait son souffle... Le cheval avait appris que c’était là le moment où il devait s’arrêter de frapper le sol.
 
<references />
 
== Le comportement des grands singes ==
 
En observant les mains d’un [[w:primate|primate]] où l’expression de son visage, nous ressentons un lien de parenté troublant <ref>Les primates les plus proches de l’Homme sont les [[w:chimpanzé|chimpanzés]], les [[w:gorille|gorilles]] et les [[w:orang-outang|orang-outangs]].</ref>. Les [[w:chimpanzés|chimpanzés]] ont un [[w:patrimoine génétique|patrimoine génétique]] très voisin du nôtre. Comme nous, il leur arrive de se serrer la main, de se tenir par le cou et même parfois de rire. Et tout semble indiquer qu’ils sont quelquefois affectés par la mort d’un des leurs. Certains aiment se parer et collectionnent les objets qui leur plaisent. Et si on leur apprend à dessiner, ils peuvent y prendre goût.
 
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Chez les primates, le chef n’est pas toujours celui qui est le plus fort : il peut même être chétif ou infirme. Certains traits communs ont été mis en évidence. Les [[w:hormones|hormones]] qui régissent l’activité sexuelle et celles qui permettent de résister aux tensions sont présentes à des taux élevés chez les dominants. Les [[w:facteurs héréditaires|facteurs héréditaires]] exercent également une influence à plus d’un titre. Ainsi, les petits dont la mère est dominée s’effacent devant les enfants de celle qui occupe un rang élevé. Les femelles ont un rôle important en de nombreux domaines tels que les déplacements où le choix de la nourriture. C’est à travers elles que les jeunes acquièrent des connaissances. Ce ne sont pas les privilèges qui caractérisent l’état de chef, mais plutôt le fait que c’est lui qui prend les décisions concernant le groupe. Il existe un relatif partage des pouvoirs. L’autorité du chef n’est pas reconnue dans toutes les situations. Parfois, même sexuellement, il se contente d’un rôle insignifiant. Cependant, dans la plupart des cas les autres mâles l’imiteront jusque dans les moindres détails de son comportement. D’une troupe à l’autre, les habitudes seront donc très différentes. Malheur aux femelles qui naîtront dans une horde où le dominant est brutal, car tous agiront avec elles de la même manière. Si, au contraire le chef est relativement doux et généreux, elles seront traitées avec un minimum d’égards.
 
[[File:Grooming_monkeys.jpg||right|frameless]]
 
Les problèmes de société ne sont pas propres à l’espèce humaine. Les animaux qui se trouvent en bas de l’échelle ont un sort peu enviable. De nombreux singes vont donc chercher à s’élever dans la hiérarchie. Pour y parvenir, ils emploient la ruse et essaient de s’attirer les bonnes grâces de ceux qui sont haut placés. À l’occasion, ils simulent des sentiments, ce qui semble indiquer qu’ils ont accès à des notions [[w:psychologiques|psychologiques]] assez fines. L’[[w:épisode|épisode]] suivant n’est pas sans rappeler les comédies de boulevard. En l’absence du chef, une femelle avait « cédé » aux avances d’un jeune de la troupe. Son consentement ne faisait aucun doute mais, lorsque le mâle dominant réapparut de manière inopinée, elle fit comme si elle avait été victime d’une agression. Elle aida même le « jaloux » à corriger son partenaire. Les chimpanzés peuvent avoir des comportements extrêmement violents. Ils se mettent parfois à plusieurs pour attaquer une femelle et sa progéniture. Dans un état de grande excitation, y compris sexuelle, ils tuent la mère et le petit. Bien qu’en d’autres occasions cela puisse arriver, dans ce cas particulier, la femelle n’est pas violée. Les agresseurs retournent achever leurs victimes s’ils se rendent compte qu’elles ne sont pas tout à fait mortes. Il n’est cependant pas du tout certain que ce soit par compassion.
 
Chez les singes, l’amitié existe, même entre un mâle et une femelle. Dans certains cas, bien qu’ils aient des relations sexuelles avec d’autres partenaires, ces amis ne s’accouplent jamais entre eux. Une autre découverte, de même nature, invite à la réflexion : l’évitement de l’[[w:inceste|inceste]] est fréquent. En milieu naturel, moins de 1% des [[w:bonobos|bonobos]] ont des relations sexuelles avec leur mère – apparemment à cause de l’émotion. Mais, une fois en captivité, tous les repères sont brouillés et ils peuvent même les violer. À l’aise en station debout, les bonobos ont par ailleurs une sexualité qui s’apparente à la nôtre. Ces [[w:chimpanzés nains|chimpanzés nains]] s’accouplent de face. Chez eux, l’activité sexuelle n’est pas seulement un moyen de procréation, elle semble, en plus, être vécue comme un jeu. Elle sert également à éviter les tensions sociales et permet de relier les membres d’un groupe après un incident.
 
[[File:BonoboFishing01.jpeg||right|frameless]]
 
Les outils non plus ne sont pas le propre de l’Homme. Les chimpanzés utilisent des pierres pour casser des noix. Celle qui se trouve au sol sera quelquefois choisie avec une entaille pour caler le fruit. Comme l’apprentissage dure plusieurs années, les mères donnent parfois des morceaux à leurs petits pour les encourager. On a même vu un singe casser des noix pour sa mère : celle-ci ne parvenait pas à le faire elle-même, car elle ne l’avait pas appris dans son jeune âge, pendant qu’il était encore temps. Il n’est pas toujours facile d’identifier les utilisateurs d’outils rudimentaires. Des pierres ayant servi de marteau ont été découvertes en [[w:Nouvelle Guinée|Nouvelle Guinée]]. Elles furent tout d’abord attribuées à de [[w:hominidés|hominidés]] primitifs. Plus tard, il est apparu qu’il s’agissait d’ustensiles ayant appartenu à des chimpanzés. Ces animaux n’utilisent d’ailleurs pas seulement des pierres, ils ont également recours à des brindilles pour attraper les fourmis ou se faire éternuer lorsqu’ils sont enrhumés. Au besoin, ils façonnent eux-mêmes ces ustensiles. La tige est alors obtenue en déchirant une feuille de façon à isoler la nervure centrale. Plusieurs dizaines d’outils de primates ont déjà été recensées.
 
Les coutumes varient d’un endroit à l’autre, même lorsque les environnements sont semblables. On peut, à leur sujet, commencer à parler de culture <ref>Comme nous sommes très intrigués par nos cousins, des équipes de chercheurs passent leur temps à les observer. Ils peuvent ainsi assister aux découvertes que les singes eux-mêmes sont en train de faire. L’une d’elle, eut lieu sur l’[[w:Koshima|île de Koshima]]. C’est là qu’Imo, une femelle [[w:macaque|macaque]], eut un jour une idée : elle se mit à laver les patates douces pour les débarrasser de tout ce qui rendait leur consommation moins agréable. Peu à peu, les autres se mirent à l’imiter. Cette pratique se diffusa d’abord lentement ; mais, lorsqu’un certain seuil fut atteint, elle se généralisa rapidement à tout l’archipel. Seuls quelques vieux mâles restèrent à l’écart de cette évolution. Il n’y avait pourtant eu apparemment aucun contact entre les macaques des différentes îles. Ici comme dans beaucoup d’autres cas, une question mérite d’être soulevée : l’observateur n’a-t-il pas une influence sur ce qu’il observe ? Cet épisode a donné lieu à toutes sortes d’extrapolations difficiles à évaluer. Une chose est néanmoins certaine : il illustre bien l’enchaînement de processus tels que l’inventivité, la transmission du savoir et la généralisation des techniques au sein du monde animal </ref> Les chimpanzés ont parfois des techniques de chasse très élaborées. Par exemple, l’un d’eux tire sur une branche au moment où un petit singe d’une autre espèce va sauter dessus. Le malheureux se retrouve ainsi sur le sol où les autres chasseurs l’attendent. Cette répartition des tâches ne concerne pas uniquement la chasse. On l’observe en d’autres circonstances. Par exemple, les uns feront le guet pendant que d’autres creuseront le sol pour chercher de la nourriture. Un tour de rôle pourra même s’instaurer. Chez les jeunes primates, le développement mental suit le même ordre que pour l’espèce humaine mais un plafond est rapidement atteint. Chez l’Homme, les progrès sont théoriquement possibles tout au long de la vie. Les performances des chimpanzés sont cependant tout à fait honorables. Une jeune [[w:guenon|guenon]] a ainsi pu apprendre le langage des sourds et muets. [[w:Washoe|Washoe]] en était même venue à injurier au lieu de mordre. Elle avait acquis la maîtrise de plusieurs centaines de signes, assemblant en plusieurs occasions deux d’entre eux pour leur donner un sens particulier : banc sale, pour désigner une « chaise percée » ou oiseau-eau, pour attirer l’attention en direction d’un cygne. Mais était-ce une généralisation ou une simple description ? Plus surprenant peut-être, Washoe avait pris l’initiative d’enseigner à un jeune singe quelques-uns de ces signes. Depuis, les expérimentateurs ont appris ce langage à d’autres chimpanzés. Certains de ces animaux en utilisent quelques bribes pour communiquer entre eux. Les singes n’ont malheureusement pas une morphologie adaptée à la parole. En tous cas pas pour l’instant car, nous-mêmes, lorsque nous nous grattons la tête en disant : « euh… », ne retournons-nous pas à un stade où nous disposions d’une seule syllabe comme les primates ?
 
[[Fichier:Bonobos_adoring_baby_%284531338876%29.jpg|thumb|Bonobos s'occupant d'un petit.]]
 
De nombreux penseurs se demandent dans quelle mesure la conscience de soi est présente chez les grands singes. Pour tenter de répondre à cette question, une expérience très astucieuse a été imaginée. Pendant qu’un singe dort, quelqu’un fait une marque de peinture sur son visage. À son réveil, on présente un miroir à l’animal. Si celui-ci a déjà l’habitude de cet objet, il tente d’enlever la tache ; ce qui donne à penser que le singe a une image stable de lui-même <ref>Les orques et les pigeons peuvent eux aussi avoir la même réaction au test du miroir.</ref>. Comme il est capable de distanciation, de vision réflexive, il peut se mettre « dans la peau de l’autre », pour le tromper mais aussi pour essayer de comprendre ce qu’il éprouve. Cette aptitude contient en germe la possibilité d’une certaine intimité et l’émergence d’un sentiment de [[w:fraternité|fraternité]].
 
Les animaux ont quelquefois des comportements édifiants. Les [[w:époux Hayes|époux Hayes]] ont pu en faire l’expérience. Vers le début du XX<sup>ème</sup> siècle, ce couple de chercheurs élevait un jeune chimpanzé en même temps que leur fils. Un jour, les deux époux se querellèrent. Sur le moment, la guenon eut peur. Mais, dès qu’ils furent un peu calmés, l’animal alla vers le mari, prit sa main et vint la mettre dans celle de sa femme. Les deux êtres humains furent profondément touchés par ce geste et ils se réconcilièrent aussitôt.
 
<references />
 
== Le cerveau humain ==
 
L’être humain cherche à tout comprendre, y compris cette part de lui-même qui lui permet de penser. Pour certains d’entre nous, la conscience n’est qu’une propriété du [[w:cerveau|cerveau]] ; pour d’autres, le cerveau n’est que le support de la conscience <ref>Pour les partisans de cette thèse, la pensée ne serait qu’un des moyens d’expression de la [[w:conscience|conscience]]. Le cerveau pourrait être comparé à un [[w:téléviseur|téléviseur]] où les images ne sont pas produites à l’intérieur du poste mais seulement captées et transmises. Les anomalies ou les détériorations des composants provoquent des perturbations au niveau des images ou du son. Lorsque la panne est trop importante, les émissions ne sont plus captées. Mais l’émetteur lui-même, la conscience, continue d’exister. Ceux qui adoptent le point de vue [[w:matérialiste|matérialiste]] voient les choses plus simplement. Pour eux, il n’y a plus de conscience car il n’y a plus d’activité observable. Dans cette confrontation, le dernier mot est loin d’être dit : tout comme il est difficile de faire la distinction entre un récipient transparent et l’eau pure qu’il contient, il n’est pas facile d’opérer une distinction entre l’activité mentale et la pure conscience, telle qu’elle est en elle-même. L’avenir nous réserve sans doute quelques surprises. Les [[w:neurologie|neurologues]] estiment qu’aujourd’hui ils peuvent expliquer moins de 1% de l’activité du cerveau. Ils ne savent pas non plus comment les phénomènes observés se transforment en conscience, ni ce qu’est un être conscient.</ref>. Avant de nous prononcer en faveur de l’une ou l’autre de ces thèses, commençons par explorer l’organe en question.
 
[[File:1604_Types_of_Cortical_Areas-02.jpg||right|frameless]]
 
Dès que l’action découle de la perception, un premier pas est fait en direction de l’[[w:intelligence|intelligence]]. Le système nerveux apparaît avec des animaux tels que les [[w:hydres|hydres]], les [[w:coraux|coraux]] et les [[w:méduses|méduses]]. Chez les [[w:vers plats|vers plats]], une ébauche de cerveau existe déjà. Le milieu cérébral est bien protégé et relativement indépendant. Les conditions qui y règnent demeurent constantes même quand, par exemple, le reste du corps subit d’importantes variations de [[w:température|température]] ou de [[w:salinité|salinité]]. Le cerveau humain comporte trois niveaux.
 
* Le plus primitif est dit [[w:reptilien|reptilien]]. Il régit tout ce qui concerne la survie et les comportements caractéristiques de l’espèce. Les réponses qu’il donne sont [[w:stéréotypées|stéréotypées]]. Le déroulement des programmes est très peu influencé par les événements qui peuvent survenir en cours d’exécution.
 
* La position intermédiaire est en majeure partie constituée par le [[w:système limbique|système limbique]]. Ce domaine est surtout celui des [[w:émotions|émotions]], des [[w:humeurs|humeurs]] et des [[w:affects|affects]] ; avec leurs [[w:polarités|polarités]] : désir et peur, plaisir et douleur… Les expériences passées exercent ici une influence déterminante.
 
* Au sommet se trouve l’écorce cérébrale : le [[w:néo cortex|néo cortex]].
 
Grâce à cette structure, nous disposons d’un organisme capable d’anticiper, de prendre une distance par rapport aux situations : pour mieux les maîtriser ou nous y adapter plus finement. C’est le développement de ce [[w:cortex|cortex]], qui permet à l’être humain de parvenir à un degré d’[[w:abstraction|abstraction]] assez élevé et une relative liberté de choix.
 
Chaque hémisphère incarne plus particulièrement une certaine approche de la réalité.
 
* Le gauche est principalement de nature [[w:logique|logique]]. Il semble procéder surtout par analyse. Son rôle est primordial pour tout ce qui concerne le calcul, l’écriture ou la parole.
 
* Le droit permet d’appréhender le monde d’une manière plus globale, au moyen d’images. Il effectue des synthèses. Il incite à s’exprimer par l’intermédiaire de la musique et de la poésie. Grâce à lui, nous pouvons reconnaître une personne d’après les traits de son visage. La faculté de retrouver son nom relève au contraire de la partie gauche.
 
Ces deux hémisphères communiquent par l’intermédiaire de millions de fibres. Ils coopèrent étroitement, chacun commandant à la partie du corps qui lui est opposée. Des localisations cérébrales ont pu être établies. À chaque zone, correspondent une ou plusieurs fonctions définies. Le terme localisation ne doit pas être pris au sens strict : il s’agit seulement du siège principal. Chaque fonction met en jeu l’ensemble du cerveau. Tout un réseau est impliqué. Il existe aussi des aires associatives. Leur rôle est de mettre en relation des éléments de diverses provenances. Plus une espèce est évoluée, et plus elles occupent une place importante.
 
[[File:Complete_neuron_cell_diagram_en.svg||right|frameless]]
 
L’information circule par l’intermédiaire d’une cellule spécifique appelée [[w:neurone|neurone]]. D’après les estimations les plus récentes, le cerveau humain en possède 10 à 30 milliards. Il dispose également de cellules dites [[w:gliales|gliales]] qui assurent le soutien, la nutrition et la protection immunitaire des neurones.
 
Le cerveau n’est que le [[w:système nerveux central|système nerveux central]]. À travers la [[w:mœlle|mœlle]] et les [[w:nerfs|nerfs]], le réseau de neurones s’étend à l’ensemble du corps. À l’intérieur du cerveau, règne une activité intense. Chaque neurone comprend un corps central d’où partent de très nombreux filaments. Nous pouvons le comparer à un arbre. Grâce à ses milliers de branches, (les [[w:axones|axones]]), chacun est relié à une multitude d’autres par l’intermédiaire de ses bourgeons (les [[w:synapses|synapses]]). L’information peut ainsi circuler dans toutes les directions. Le passage d’une cellule à l’autre se fait sous une forme chimique qui provoque l’apparition d’un courant dans la cellule suivante. L’énergie est fournie par la respiration cellulaire. Le signal arrive au niveau des synapses sous la forme d’un courant électrique ou potentiel d’action. Il fait éclater des vésicules, libérant ainsi des protéines messagères. Celles-ci vont se fixer comme des clés sur un canal qui communique avec une autre cellule. Elles rendront possible le passage des [[w:ions|ions]] dont les charges vont produire l’apparition d’un courant. Cet influx se propage alors dans l’[[w:axone|axone]] du neurone récepteur. Il circule le long de la membrane et se transmet de cellule en cellule.
 
Pour que la propagation soit plus affinée, plus sélective, le canal de certains synapses ne s’ouvre que si des molécules spécifiques sont libérées. Ces substances sont des [[w:neuromédiateurs|neuromédiateurs]] ([[w:sérotonine|sérotonine]], [[w:dopamine|dopamine]] … ). Chacun d’entre eux a une action qui lui est propre. Ils ont un rôle déterminant à certains carrefours stratégiques. Ils peuvent inhiber ou activer le déroulement des processus. Toutefois, cette influence s’opère différemment selon les domaines. Il n’est donc pas possible d’assigner à chacun d’eux une fonction véritablement déterminée. Au niveau de chaque cellule, une synthèse des différentes stimulations s’opère <ref>Le courant se propage le long de la membrane. Celui qui passe par l’axone, c’est tout ou rien (potentiel d’action). Celui qui se transmet par l’intermédiaire des dendrites est modulé quantitativement.</ref>. Pour que l’influx nerveux se poursuive, il est nécessaire qu’un certain seuil soit atteint. [[w:Neuromédiateurs|Neuromédiateurs]] et [[w:hormones|hormones]] ont des rôles similaires ; mais, comme ces dernières sont libérées dans l’espace entre les neurones, leur action est plus diffuse, moins ciblée. Entre hormones et émotions, la correspondance est étroite. Ce que nous percevons, ressentons et éprouvons stimule la production d’hormones et de neuromédiateurs. Le fonctionnement général de notre cerveau est donc influencé par notre vécu et notre état affectif. Et réciproquement : l’état de santé dans lequel il se trouve a une influence sur la qualité de nos émotions.
 
[[File:Neurons_big1.jpg||right|frameless]]
 
Le système nerveux assure le lien entre la perception, la sensation, la réflexion et l’action. Les stimuli de l’environnement agissent sur les récepteurs des organes des sens. Ils modifient la position d’oscillateurs qui vont déclencher la propagation des ondes jusqu’au cerveau. Là, elles seront analysées, corrigées, comparées, reliées à d’autres. Si une décision en résulte, le potentiel d’action se propagera dans l’autre sens : du cerveau jusqu’au bout des nerfs. Avec l’aide de neuromédiateurs, l’influx électrique permettra alors le passage d’ions spécifiques qui, par exemple, provoqueront la contraction d’un muscle. Les populations de neurones forment des sortes d’assemblées qui se régulent l’une, l’autre et coopèrent pour que les décisions soient prises. Certaines d’entre elles peuvent être comparées à des cartes ou des plans. En stimulant certains points de l’aire du toucher et en notant les endroits du corps où cela produit une sensation, on constate que ces points forment un tracé dont les contours rappellent la forme du corps. Les proportions ne sont pas respectées. Elles varient en fonction du nombre de terminaisons nerveuses : en particulier à cause de l’importance que chacun attribue à tel ou tel organe. – Chez les pianistes, ces [[w:homoncules|homoncules]] ont des mains immenses.
 
Les concepts sont formés à partir de nos perceptions qui, par additions et élagages successifs se trouvent résumées à l’essentiel. Nous pensons à l’aide de ces représentations. Les schémas qui se construisent doivent affronter l’épreuve de la réalité ou d’autres schémas internes. S’ils entrent en dissonance avec le réel ou avec d’autres, ils finissent généralement par disparaître. Si, au contraire, il y a résonance ou adaptation à la réalité, ils seront conservés. En effet, pour survivre, les terminaisons neuronales (axones) ont besoin d’un facteur de croissance qu’elles reçoivent seulement si le potentiel d’action se poursuit dans d’autres cellules. Depuis le stade de l’embryon et tout au long de notre développement, une sélection s’opère. Au départ, les « branches » des neurones poussent dans tous les sens et se couvrent de « bourgeons » . Une partie sera éliminée, l’autre stabilisée. Nos comportements se trouveront ainsi ordonnés et adaptés. Cette régulation s’opère en fonction des expériences et conformément au schémas formés par les différentes assemblées de neurones. La même fonction n’est pas assurée chez tous de la même manière. Les réseaux se construisent, se transforment et se réparent selon le vécu intime et l’histoire de chacun.
 
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La [[w:mémoire|mémoire]] n’est pas localisée en un endroit déterminé. Certaines régions du cerveau ont cependant un rôle déterminant : en particulier l’[[w:amygdale|amygdale]] et l’[[w:hippocampe|hippocampe]]. Lorsque le signal passe d’un neurone à l’autre, il provoque la mobilisation de molécules spécifiques qui vont baliser un chemin. Pendant un certain temps ce trajet pourra être emprunté plus rapidement et avec plus de facilité. Nous avons là un début d’explication du phénomène de mémoire. Cela ne suffit cependant pas pour comprendre comment, après des années, nous pouvons nous souvenir d’un événement avec une netteté si grande que nous avons presque l’impression de revivre la scène. La mémoire dite «de travail» est de courte durée. Elle disparaît après quelques secondes. L’attention a ici un rôle essentiel. La mémoire à long terme se développe par l’apprentissage mais elle dépend aussi de notre état psychologique. Avoir un objectif vers lequel on tend, favorise l’enregistrement des événements. Retrouver le contexte aide aussi à se souvenir. Ainsi, ce qui a été appris sous l’eau ou dans un état de tristesse peut être remémoré plus facilement lorsque les mêmes conditions sont à nouveau présentes. Depuis longtemps déjà, nous savions qu’il est plus facile de se rappeler quelque chose qui est associé à une émotion. Nous sommes désormais capables de comprendre le phénomène grâce à des explications de nature chimique : les hormones qui sont alors produites, favorisent les processus concernés.
 
Désir, plaisir et douleur jouent un rôle important dans l’évolution <ref>L’[[w:hypothalamus|hypothalamus latéral]] peut être considéré comme un « centre du plaisir ». Il est lié à l’approche. Si l’on fournit à un rat un levier relié à des électrodes permettant de stimuler cet endroit, l’animal passera son temps à actionner le dispositif. Dans bien des cas, il préférera cette activité à la nourriture, la boisson ou les relations sexuelles. Pour accéder au levier, il acceptera même de passer au travers d’obstacles douloureux. Mais toute médaille comporte aussi son revers. Il existe dans les structures médianes de l’hypothalamus, une partie communément nommée « centre de la douleur » ; un réseau de neurones s’inscrivant dans le cadre plus vaste de l’aversion et de l’évitement. [[w:José Delgado|José Delgado]] a montré qu’il était possible de contrôler les mouvements d’un taureau en agissant sur les électrodes qu’il avait implantées dans ce centre. Pour sa démonstration, il avait monté un spectacle où il apparaissait vêtu en torero. Armé de son seul stimulateur, il repoussait facilement les charges furieuses de l’animal.</ref>. Si un comportement a procuré du plaisir, il sera recherché à nouveau. Si au contraire il a causé une sensation douloureuse, il sera sans doute évité autant que possible.
 
Le plaisir est la sensation qui accompagne la satisfaction d’une tendance qui statistiquement parlant est favorable à la vie – du moins dans les conditions où l’évolution l’a sélectionnée. La douleur apparaît lorsque quelque chose menace notre survie ou notre intégrité. Comme elle est difficilement supportable, nous sommes instinctivement incités à nous éloigner de ce qui la provoque. De plus, elle a un effet dissuasif et nous pousse à rechercher des solutions ou des remèdes. Lorsque le milieu intérieur est perturbé, l’organisme tentera de rétablir l’équilibre en déclenchant les réactions appropriées pour retrouver un état de stabilité <ref>On appelle [[w:homéostasie|homéostasie]] le processus par lequel les conditions internes nécessaires à la vie sont maintenues constantes.</ref>.
 
[[File:Astrocyte.jpg|right|frameless]]
 
Le désir est la tension vers un objectif destiné à combler un manque réel ou supposé. Il peut également être un élan vers un supplément d’être. Dans tous les cas, ces tendances, ces émotions et ces sensations sont modulées par la sécrétion d’hormones et de neuromédiateurs. Elles-mêmes contribuent d’ailleurs à la production de ces substances. Les phénomènes de conscience étant encore mal connus, certains donnent lieu à toutes sortes d’interprétations. Bien qu’il soit tout particulièrement auréolé de mystère, le rêve fait lui aussi partie de la réalité. Au cours du [[w:sommeil paradoxal|sommeil paradoxal]], la commande des mouvements du corps est bloquée. Les émotions peuvent alors s’exprimer en toute liberté sans se traduire par des gestes. Pour devenir inconscient du monde extérieur, le cerveau a recours à une sorte de brouillage interne. Pendant que nous dormons, il met de l’ordre dans la multitude d’informations que nous devons traiter chaque jour. La mémoire se trouve ainsi consolidée. Les processus qui ont lieu au cours de ce sommeil réparateur sont encore peu étudiés mais on commence à comprendre qu’ils ont une importance considérable. Si nous parvenons à conserver notre identité aux sein d’un monde en perpétuel mouvement, peut-être est-ce en partie grâce à eux ?
 
<references />
 
== Les premiers pas de l'humanité ==
 
Le regard que nous portons sur le passé n’est pas neutre. Il dépend de nos centres d’intérêt, de nos convictions et des problèmes que notre époque doit affronter. Selon le point de vue qui est adopté, le même événement peut être considéré comme une catastrophe ou revêtir un caractère providentiel. De plus, nous n’avons pas directement accès au passé : nous le reconstituons à l’aide de traces et de vestiges que nous interprétons. Les documents disponibles doivent eux aussi être traités avec une certaine prudence. Ils peuvent avoir été rédigés par des personnes mal renseignées ou peu objectives. Quand aux données qui ne peuvent pas s’inscrire dans le cadre des thèses communément admises, elles se trouvent souvent minimisées ou laissées temporairement de côté.
 
[[File:Diorama du Musée de Préhistoire des gorges du Verdon.jpg|right|frameless]]
 
En Histoire comme dans d’autres domaines, le chercheur de vérité doit donc être prêt à remettre en question ce qu’il croit savoir. Dans la recherche de nos plus lointains ancêtres, nous pouvons, de génération en génération, remonter jusqu’à l’origine de la vie. Les premiers êtres vivants à pouvoir être considérés comme des humains sont sans doute apparus il y a 2 ou 3 millions d’années, peut-être même davantage. Notre patrimoine génétique est proche de celui des singes supérieurs. Toutefois, grâce à quelques remaniements <ref>Les gènes régulateurs ont un rôle analogue à celui d’une horloge. Ils peuvent accélérer ou ralentir l’expression de certaines phases de développement. Ceci pourrait expliquer pourquoi l’être humain adulte possède certains caractères que les primates ont seulement à l’état juvénile. Le bébé chimpanzé a comme nous un crâne très développé, sans bourrelet au dessus des yeux. À l’état de fœtus, il a la peau nue. Lorsqu’il est adulte, ces caractères ont complètement disparu. Comme l’Homme nait « inachevé », chez lui le crâne et le cerveau continuent de se développer après la naissance. Le système nerveux va naturellement se construire en fonction de l’hérédité, mais l’expression des gènes se trouvera également influencée par les relations avec le milieu – en particulier la famille et la culture. L’augmentation de la grosseur du cerveau va de pair avec un rétrécissement de la mâchoire. Le [[w:trou occipital|trou occipital]] se trouve donc déplacé vers l’avant, ce qui facilite le redressement du corps. Parallèlement, le bassin se modifie, ce qui rend possible la marche [[w:bipède|bipède]]. De ce fait, Les mains se trouvent libérées, le regard peut se porter au loin et les déplacements demandent moins d’énergie.
 
[[w:Anne Dambricourt|]] a constaté que, depuis 60 millions d’années, le redressement de l’axe de la tête s’opère toujours dans le même sens, de manière régulière et selon les lois des [[w:mathématiques fractales|mathématiques fractales]]. Elle a également remarqué que, depuis les singes primitifs, la période embryonnaire se prolonge de plus en plus. Cette continuité semblant suivre une certaine logique, certains y voient une remise en question du caractère purement accidentel de l’évolution. Dans les milieux scientifiques les thèses Anne Dambricourt ont jusqu’à présent reçu un accueil mitigé.</ref> survenus à ce niveau, nous avons pu accéder à un développement d’une tout autre envergure. Tel est du moins le point de vue actuel de la science. Quel que soit le domaine, celle-ci demeure fidèle à sa méthode qui consiste à progresser à partir de ce qui est connu, sans faire intervenir des considérations d’un autre ordre ou des théories qui ne peuvent ni être ni démontrées ni vérifiées par des observations répétées.
 
[[File:Sépulture_de_Teviec_Global.jpg||right|frameless]]
 
Les premiers outils ont dû être taillés il a près de 2,5 millions d’années. Ils sont probablement l’œuvre d’[[w:australopithèques|australopithèques]] : nos présumés ancêtres. Appartenant comme nous à la famille des [[w:hominiens|hominiens]], ils sont considérés comme des êtres intermédiaires entre le singe et l’Homme. Les frontières sont ici difficiles à établir et dépendent des critères que l’on privilégie. Des ossements de pré-humains ont été retrouvés en Afrique uniquement ; c’est la raison pour laquelle on suppose que l’humanité est née en Afrique et qu’elle a ensuite colonisé l’ensemble de la planète, par vagues successives. Les plus anciennes traces de foyer datent de 500 000 ans. Grâce à la maîtrise du feu, l’Homme sera moins dépendant des conditions naturelles : il fera jaillir la lumière dans l’obscurité et pourra survivre dans les régions froides. Comme le feu effraie les animaux, il se sentira plus en sécurité. Une vie sociale plus étroite va pouvoir s’organiser autour du foyer qui revêtira parfois un caractère sacré.
 
[[File:Lascaux_painting.jpg||right|frameless]]
 
100 000 ans avant notre ère, nos ancêtres offraient déjà des [[w:sépultures|sépultures]] à leurs semblables. La présence occasionnelle de [[w:cristaux|cristaux]] et de [[w:fleurs|fleurs]] témoigne des liens qui unissaient le défunt à ses proches ou à l’ensemble du groupe. Plus tard, les corps seront quelquefois saupoudrés d’[[w:ocre|ocre]] rouge ou enterrés dans la position du [[w:fœtus|fœtus]]. À ce stade, il s’agit indiscutablement de rites funéraires <ref>Pratiqué à cette époque, les pratiques [[w:anthropophages|anthropophage]] comportent deux versants qui se rejoignent. Ce peut être une façon de s’approprier la force de l’ennemi mais aussi un moyen grâce auquel les défunts peuvent continuer à vivre en celui qui consomme leur chair – le corps de ceux qui les aiment ou les respectent étant la meilleure sépulture.</ref>. Nous pouvons difficilement nous faire une idée de l’état d’esprit de ces temps reculés. Nos interprétations des indices sont nécessairement incomplètes : aujourd’hui encore, chez les [[w:Bochimans|Bochimans]], l’arc est à la fois arme et instrument de musique. Il n’est pas non plus possible d’établir une chronologie standard des étapes de développement. Celles-ci se chevauchent et varient beaucoup d’un endroit à l’autre.
 
L’Homme s’adonne à l’art figuratif depuis au moins 30 000 ans. Les premières manifestations incontestables datent de cette époque ; mais elles ont vraisemblablement été précédées par d’autres, effectuées sur des supports périssables. L’art est sans doute né par petites touches à peine perceptibles, et les œuvres les plus anciennes resteront à jamais inconnues de nous. Dans le Sud de la France, l’art des cavernes a pris son essor une vingtaine de millénaires avant notre ère. Il s’agit presque toujours de représentations animales, parfois associées à des signes abstraits. Sur les parois de ces grottes admirablement peintes, l’être humain est très peu représenté. Les rares exceptions le font apparaître de manière discrète et sous des formes à peine esquissées. Situées souvent en des lieux difficilement accessibles, ces œuvres semblent répondre à des préoccupations à caractère [[w:magique|magique]] ou [[w:religieux|religieux]]. L’espoir d’une chasse fructueuse a pu jouer un rôle mais n’est pas seul en cause <ref>À [[w:Grotte de Lascaux|Lascaux]], on se nourrissait surtout de renne, pourtant cet animal n’est pour ainsi dire jamais représenté. Mais peut-être était-ce simplement en raison de son abondance ou parce qu’on pratiquait sa domestication ?</ref>. Pour leurs auteurs, ces représentations raffinées devaient plutôt être des supports permettant aux Hommes d’établir une relation privilégiée avec certains animaux. Grâce à ces liens, ils pensaient pouvoir s’imprégner de leurs caractères essentiels et acquérir ainsi les qualités qui les caractérisent – C’est, en tous cas, ce qu’un parallèle avec le chamanisme laisse supposer. Ces œuvres témoignent d’une observation très fine de la nature, mais les sujets ne sont pas traités de façon [[w:naturaliste|naturaliste]]. L’artiste semble avoir tenté de saisir des [[w:archétypes|archétypes]]: des formes dotées d’une vie propre et d’un pouvoir créateur.
 
[[File:Venus_von_Willendorf_01.jpg||right|frameless]]
 
Ces cavernes sanctuaires étaient sans doute le théâtre d’autres manifestations artistiques et rituelles. Un des plus anciens instruments de musique à nous être parvenu est une flûte taillée dans l’os il y a près de 18 000 ans. En maints endroits, des statuettes féminines datant de cette époque ont été retrouvées. Elles semblent liées au culte de la féminité plus qu’à celui de la fécondité car elles ne sont pas accompagnées de représentations d’enfants en train de naître ou nouveaux-nés. Par la suite, l’art empruntera d’autres voies et se mettra au service d’objectifs plus diversifiés. D’une période à l’autre, les styles varieront parfois beaucoup. Dans de nombreux domaines, le recours à l’abstraction va acquérir une importance croissante créant peu à peu les conditions propices aux bouleversements à venir.
 
Il y a environ dix mille ans, l’évolution de l’humanité entra dans une phase d’accélération. Avec ce qu’on nomme la [[w:révolution néolithique|révolution néolithique]], un tournant décisif fut pris. Cette émergence avait été préparée par de nombreuses expériences mais, à cette époque, un nouveau genre de vie commença à s’imposer dans plusieurs régions du monde. En adoptant un mode de vie sédentaire et des techniques de conservation de aliments, l’être humain fut amené à devenir le maître d’œuvre de son milieu. En domestiquant les plantes et les animaux, il se mit à assumer d’autres fonctions au sein de la nature. Il cessa d’être un simple prédateur pour jouer désormais un rôle actif dans la production de ce qu’il consomme. Il accéda à une autre conscience de l’espace. Le territoire fit place à la propriété. L’évaluation du temps devint nécessaire. Grâce à toutes sortes de progrès techniques, l’Homme jouira d’un plus grand bien-être et son existence portera de plus en plus l’empreinte de sa volonté. En contrepartie, de nouvelles contraintes apparaîtront.
 
Peu à peu, les villages vont s’agrandir. Des échanges commerciaux s’établiront entre les communautés. L’organisation sociale progressera elle aussi et des institutions se mettront en place. Au VII<sup>e</sup> millénaire av. J.-C., la [[w:cité de Jéricho|cité de Jéricho]] était déjà entourée d’une enceinte et comptait plus de 2000 habitants. Dans le même temps, [[w:Çatal Huyuk|Çatal Huyuk]], une importante cité d’[[w:Anatolie|Anatolie]], entrait dans une longue période de prospérité et de paix relative. Malgré ses 12 hectares, la ville ne possédait pas de rues : on entrait dans les maisons par le toit. Les fresques murales attestent de l’existence d’une mythologie déjà complexe et laissent supposer que le [[w:matriarcat|matriarcat]] y a joué un rôle non négligeable. Dès le [[w:néolithique|néolithique]], d’importants conflits devaient sans doute se produire. En Europe, des charniers de plusieurs dizaines de personnes ont été découverts. Ils datent d’environ 5000 ans avant notre ère. Comme il ne s’y trouvait ni enfant ni jeune femme, il s’agissait sans doute de faits de guerre.
 
[[File:Outil_de_pierre_prehistorique.jpg||right|frameless]]
 
Avec la spécialisation des tâches, une partie de la population pourra se consacrer à d’autres travaux que ceux qui sont liés à la simple subsistance. La vie de l’esprit pourra se développer de manière autonome : des civilisations apparaîtront. Une grande diversité va se manifester à travers les époques et les continents. Certaines populations conserveront leur mode de vie tandis que d’autres ne cesseront de se transformer au contact de multiples influences. Par delà les différences d’expression culturelle, de nombreux liens de parenté subsistent. Ainsi, plusieurs dizaines de racines sont communes à toutes les langues parlées aujourd’hui.
 
<references />
 
== La Mésopotamie ==
 
La plaine du [[w:Tigre|Tigre]] et de L’[[w:Euphrate|Euphrate]] est une contrée particulièrement fertile. Très tôt, les Hommes s’y réunirent pour entreprendre des grands travaux d’irrigation. Au IV<sup>e</sup> millénaire avant notre ère, des agglomérations importantes avaient déjà été édifiées dans la partie méridionale. Elles étaient l’œuvre des [[w:Sumériens|Sumériens]] : un peuple de haute culture dont l’origine est incertaine <ref>Les Sumériens venaient sans doute de l’Est. De nombreuses similitudes laissent supposer un lien de parenté avec les civilisations de l’[[w:Indus|Indus]] avec lesquelles ils entretenaient d’importants liens commerciaux.</ref>.
 
[[File:Statue_Gudea_Met_59.2.jpg||right|frameless]]
 
Le Nord était occupé par les Akkadiens. Arrivés plus tardivement, ceux-ci parlaient une langue [[w:sémitique|sémitique]] <ref>Ce mot vient de [[w:Sem|Sem]] : le prénom que portait un fils de Noé. Le terme sémite désigne un groupe de langues. L’arabe et l’hébreu sont les plus connues.</ref> de type oriental. Des cités états se constituèrent peu à peu. Au début, elles étaient gouvernées par des souverains qui exerçaient des fonctions à la fois politiques et religieuses. Les plus prestigieuses de ces principautés avaient pour nom [[w:Lagash|Lagash]], [[w:Our|Our]], [[w:Kish|Kish]] … ou [[w:Mari|Mari]]. Certaines devaient sans doute abriter un grand nombre d’habitants : il y a 5000 ans, une muraille de brique de dix kilomètres de tour entourait la ville d’[[w:Ourouk|Ourouk]]. Les cités entretenaient des liens de coopération, mais les plus puissantes essayaient d’imposer leur domination et les guerres étaient fréquentes.
 
Au terme d’une série de conquêtes, l’Akkadien Sargon 1er fonda, vers 2350 av. J.-C., le premier empire mésopotamien véritablement unifié. Moins de deux siècles plus tard, le pays fut envahi par les [[w:Goutis|Goutis]]. Ces montagnards venus du [[w:Zagros|Zagros]] vénéraient tout particulièrement une [[w:divinité|divinité]] féminine. À propos de ce peuple, un fait rare dans l’Histoire du monde mérite d’être signalé: il arrivait que des femmes commandent des armées. Vers 1830 avant notre ère, [[w:Babylone|Babylone]] devint la capitale d’un empire qui allait se maintenir durant environ trois siècles. La cité elle-même restera influente pendant encore un millénaire. Il y a 2500 ans, elle comptait 500 000 habitants. Plusieurs guerres opposeront des envahisseurs européens aux peuples de la région. À partir du XIII e av. J.-C., la [[w:Mésopotamie|Mésopotamie]] subira de longues périodes de domination [[w:assyrienne|assyrienne]]. Vers – 650, le pouvoir passera aux mains des [[w:Chaldéens|Chaldéens]] jusqu’à l’arrivée des troupes de [[w:Cyrus|Cyrus]], en 539 avant notre ère. La région de Babylone sera alors rattachée à l’Empire [[w:Perse|Perse]]. Aujourd’hui, « le pays entre les deux fleuves » se trouve partagé entre l’[[w:Irak|Irak]], la [[w:Syrie|Syrie]] et l’[[w:Iran|Iran]].
 
[[File:Flickr - Nic's events - British Museum with Cory and Mary, 6 Sep 2007 - 185.jpg||right|frameless]]
 
Les [[w:Sumériens|Sumériens]] et les [[w:Akkadiens|Akkadiens]] avaient atteint un haut niveau de civilisation. Leur culture s’est peu à peu diffusée dans toute la région du [[w:Croissant Fertile|Croissant Fertile]] et elle a influencé de nombreux autres peuples. Les habitants de la Mésopotamie avaient des connaissances sérieuses en [[w:Astronomie|Astronomie]] et en [[w:Mathématique|Mathématique]]. Ils savaient notamment extraire les racines carrées. Leur médecine ne faisait pas seulement appel à des pratiques magiques et religieuses, elle s’appuyait également sur une bonne observation de la nature. Vers 3500 av. J.-C., les Sumériens utilisaient déjà une [[w:écriture|écriture]] : la plus ancienne que nous connaissions <ref>Il faudra cependant attendre le II<sup>e</sup> millénaire avant notre ère pour que les [[w:Phéniciens|Phéniciens]] inventent l’[[w:alphabet|alphabet]]. Eux-mêmes le tenaient peut-être des [[w:Bédouin|Bédouins]] qui l’avaient élaboré à partir de l’écriture égyptienne. Les phéniciens étaient établi sur l’emplacement actuellement occupé par le [[w:Liban|Liban]]. Ce peuple de navigateurs a eu un rayonnement immense, au-delà même du [[w:Bassin Méditerranéen|Bassin Méditerranéen]]. Il a fondé sur la côte africaine, [[w:Carthage|Carthage]] : la grande rivale de [[w:Rome|Rome]].</ref>. Au début, elle était constituée de [[w:pictogrammes|pictogrammes]] : des dessins stylisées représentant ce qui devait être exprimé. Au fil du temps, ces tracés devinrent de plus en plus abstraits. Par la suite, un changement de perspective s’opéra et les signes finirent par être la simple transcription des sons du langage parlé. Parmi les nombreux textes qui nous sont parvenus, le plus célèbre est l’épopée de [[w:Gilgamesh|Gilgamesh]]. Cette histoire nous touche car elle allie une quête d’immortalité avec l’acceptation finale de la condition de mortel. Des tablettes d’argile où figure un récit de [[w:déluge|déluge]] ont été découvertes en Mésopotamie. Cette version recoupe en grande partie celle de la [[w:Bible|Bible]]. Elle est cependant nettement plus ancienne : elle a été rédigée en [[w:caractères cunéiformes|caractères cunéiformes]] en 2500 av. J.-C. Beaucoup d’éléments correspondent : la durée, l’embarquement des animaux à bord d’un bateau… le lâcher de la colombe.
 
[[File:Lilith Periodo de Isin Larsa y Babilonia.JPG||right|frameless]]
 
Le plus ancien texte juridique nous vient de l’empire babylonien. Il est l’œuvre de [[w:Hammourabi|Hammourabi]] qui le fit graver sur une [[w:stèle|stèle]], en 1760 avant notre ère. Le roi s’inspira d’anciennes coutumes et les reformula selon l’esprit de son époque. Le souci de justice était présent mais la défense de l’ordre établi demeurait apparemment la préoccupation majeure. Celui qui avait volé un noble devait lui en rembourser trente fois le montant. S’il s’agissait d’un [[w:roturier|roturier]], dix fois seulement. Pour les esclaves, le dédommagement était encore plus faible. Ces derniers se trouvaient dans une situation peu enviable mais ils n’étaient cependant pas méprisés comme ce fut notamment le cas en [[w:Occident|Occident]], au XVII e siècle. – En Mésopotamie, et d’une façon générale dans l’ensemble du [[w:Monde Antique|Monde Antique]], l’esclavage était surtout considéré comme une malchance. Lorsqu’un litige survenait, le plaignant pouvait en appeler au « jugement du fleuve ». Ceux qui se trouvaient emportés par le courant étaient considérés comme coupables. Ceux qui parvenaient à résister à la puissance des eaux obtenaient au contraire gain de cause.
 
Pour les Sumériens, les phénomènes naturels et les événements étaient l’expression de puissances surnaturelles avec lesquelles il était possible d’entrer en relation. Les êtres humains étaient les serviteurs des dieux et avaient pour mission de faire de la Terre un endroit digne d’eux. Les divinités bénéficiaient des offrandes des Hommes et, en contrepartie, elles offraient leur protection. Ainsi, grâce à cette collaboration, l’[[w:ordre cosmique|ordre cosmique]] se trouvait assuré. La plupart des habitants de [[w:Sumer|Sumer]] ne semblaient cependant pas avoir une vision du monde très optimiste : ils avaient le sentiment que tout allait en se dégradant. Jusqu’au II<sup>e</sup> millénaire avant notre ère, les femmes pouvaient occuper des fonctions religieuses de tout premier plan. Il existait une grande diversité de cultes. Le [[w:symbolisme|symbolisme]] acquit peu à peu une place prépondérante. L’univers était considéré comme un réseau où même les choses les plus éloignées sont en relation. Il en résultait une intense recherche de correspondances entre le [[w:cosmos|cosmos]] et l’Homme conçu comme un [[w:microcosme|microcosme]]. Les [[w:mages|mages]] et les [[w:devins|devins]] servaient d’intermédiaires.
 
[[File:Britishmuseumassyrianrelieftwohorsemennimrud.jpg||right|frameless]]
 
Les temples ont pour ambition d’être des lieux de rencontre entre la Terre et le Ciel. Leur architecture est toujours conçue pour faciliter la mise en relation. À cette époque, les édifices religieux de la région étaient surmontés par une tour à étages. La plus célèbre, la [[w:tour de Babel|tour de Babel]], s’élevait à plus de 90 mètres. Elle fut achevée par [[w:Nabuchodonosor|Nabuchodonosor]]. C’est également à Babylone que se trouvaient les « [[w:jardins suspendus|jardins suspendus]] » : une des sept merveilles du monde. Dans « le pays entre les deux fleuves », de nombreux styles se sont succédés. Les œuvres révèlent généralement la personnalité des peuples qui leur ont donné naissance. C’est ainsi que chez les [[w:Assyriens|Assyriens]], ces guerriers redoutables, ce qui prédomine est l’étalage de la force et l’expression de la vitalité. L’art sumérien des origines se situait sur un tout autre registre. Les exemples les plus caractéristiques sont peut-être les divinités aux grands yeux saisissants et les statues d’orants empreints d’une grande dignité.
 
<references />
 
== L’Iran ==
 
Le [[w:plateau iranien|plateau iranien]] <ref>Le nom Iran vient de [[w:Iran Shah|Iran Shah]] : ce qui signifie : le pays des [[w:aryen|aryens]].</ref> occupe une position intermédiaire entre le sous-continent indien et la partie de l’[[w:Asie|Asie]] qui est proche de l’[[w:Europe|Europe]]<ref>Presque autant que celui de [[w:Proche Orient|Proche Orient]], le terme [[w:Moyen-Orient|Moyen-Orient]] dénote un point de vue très européano-centré.</ref>. La région est plutôt désertique mais riche en profondeur. Au VII<sup>e</sup> millénaire avant notre ère, on y travaillait déjà le [[w:cuivre|cuivre]] naturel. Un important foyer de civilisation se développa très tôt dans le Sud-ouest, surtout à partir du IV<sup>e</sup> millénaire, en particulier autour de [[w:Suse|Suse]]. Une émergence analogue eut lieu à [[w:Auchan|Auchan]], une ville située plus à l’Est. En [[w:Susiane|Susiane]] se réalisait la synthèse entre la [[w:Mésopotamie|Mésopotamie]] dont elle est le prolongement naturel, et la région de [[w:Fars|Fars]], proche de la vallée de l’[[w:Indus|Indus]]. La civilisation de l’[[w:Élam|Élam]] se constitua en un royaume indépendant au milieu du millénaire suivant. Elle s’affranchira ensuite progressivement de l’influence de [[w:Sumer|Sumer]]. Son apogée se situe vers le XIII<sup>e</sup> siècle av. J.-C.
 
[[File:Persepolis_iran.jpg||right|frameless]]
 
Les Indo-européens vont pénétrer dans le pays à partir du II e millénaire avant notre ère. Telle est au moins la théorie la plus communément admise actuellement. [[w:Mèdes|Mèdes]] et [[w:Perses|Perses]] seraient les descendants de ces peuples. L’empire perse achéménide sera fondé par [[w:Cyrus|Cyrus]] II au cours du VI<sup>e</sup> siècle av. J.-C. Mais c’est [[w:Darius Ier|Darius Ier]] qui en sera le véritable organisateur. Ce grand souverain réforma l’administration et instaura une monnaie d’or. Il n’est cependant pas l’inventeur de ce système d’échange. Les [[w:Lydiens|Lydiens]] furent les premiers à en introduire l’usage. Un de leurs rois, [[w:Crésus|Crésus]], est d’ailleurs resté célèbre à cause des richesses phénoménales dont il disposait. Darius fit creuser un canal qui reliait le Nil à la Mer Rouge, ce qui permettait aux bateaux de circuler plus librement entre l’Orient et l’Occident. Il ordonna aussi la construction d’un réseau de routes. La plus importante, la Voie Royale avait une longueur de 2700 kilomètres. Sa qualité était telle qu’un bon cavalier pouvait la parcourir en une dizaine de jours. Darius établit sa capitale à [[w:Persépolis|Persépolis]]. Comme la pratique religieuse ne nécessitait pas de temple, l’art monumental de cette époque était surtout un [[w:Hymne|Hymne]] à la grandeur de l’Empire. Une impression de majesté se dégage de ces édifices mais, à cause de leur caractère officiel, les artistes n’ont pu y insuffler qu’une petite partie de leur sensibilité. La véritable créativité de cette époque semble avoir trouvé refuge dans les petits objets, en particulier en [[w:orfèvrerie|orfèvrerie]]. Là, elle est parvenue à s’exprimer à un très haut niveau.
 
[[File:Naqsh-e-Rostam (Iran) Relief Sassanid Period.JPG||right|frameless]]
 
Peu avant sa mort, Darius régnait sur un territoire qui s’étendait du Nord de la [[w:Grèce|Grèce]] jusqu’aux rives de l’Indus. Les [[w:Perses|Perses]] [[w:achéménides|achéménides]] respectaient généralement les coutumes et les croyances des peuples qu’ils avaient conquis. Grâce à la relative souplesse de leur administration, cette région connut de longues périodes sans guerre. Ce puissant empire était néanmoins fragile ; il va s’effriter et finalement s’effondrer à l’arrivée d’[[w:Alexandre de Macédoine|Alexandre de Macédoine]]. Les populations de Perse orientale reprendront peu à peu leur indépendance. Vers le milieu du II e siècle av. J.-C., les [[w:Parthes|Parthes]] mettront fin à la présence grecque. La culture iranienne pourra alors s’imposer définitivement. À certaines époques, son rayonnement sera immense et s’étendra même jusqu’en Europe.
 
La divinité suprême des anciens Perses avait pour nom [[w:Ahura Mazda|Ahura Mazda]], ce qui signifie : « celui qui a toutes choses présentes à l’esprit. » Le [[w:mazdéisme|mazdéisme]] <ref>Pour certains observateurs, le mazdéisme est une forme de monothéisme qui a inclus ensuite en son sein des développements polythéistes. Mais des réformes furent périodiquement opérées pour restaurer l’état originel. Précisons également que le dualisme est tardif. En Inde, le mot Deva désigne les divinités. Dans le zoroastrisme, il signifie démon. En Iran, le nom du Dieu suprême est « Ahura Mazda ». En Inde les démons sont appelés Asuras : un mot qui ressemble beaucoup à Ahura. Dans les premiers Vedas, cependant, Asura signifie : La Divinité.</ref> provient du même fond indo-européen <ref>Le terme [[w:indo-européen|indo-européen]] ne désigne pas une race mais une communauté de langues. On y côtoie une grande diversité de peuples ayant en commun certaines conceptions du monde. La fameuse organisation [[w:tripartite|tripartite]] de la société (cultivateur, chevalier, prêtre) est une de leurs caractéristiques. Ils semblent avoir été les premiers à se déplacer sur des attelages tirés par des chevaux. Ces peuples qu’on appelle également [[w:aryen|aryens]] provenaient apparemment d’une région située entre l’[[w:Oural|Oural]], la [[w:Mer Noire|Mer Noire]] et le [[w:Caucase|Caucase]]. – peut-être même d’[[w:Anatolie|Anatolie]] : le plateau situé au centre de la [[w:Turquie|Turquie]]. Selon un autre point de vue, le terme Aryen désignerait simplement un certain niveau de civilisation quel que soit le lieu. À partir d'un certain stade de développement, les caractéristiques culturelles auraient spontanément partout un contenu voisin partout et ne seraient pas importées par des conquérants étrangers.</ref> que le [[w:védisme|védisme]]. Mais, alors qu’en Inde le jour et la nuit sont considérés sous l’angle de la complémentarité, ici l’accent est mis sur leur [[w:antagonisme|antagonisme]]. La lumière est ce qui permet de voir. L’obscurité voile au contraire toutes choses et les rend indistinctes. Il peut donc en résulter un agencement incorrect ainsi que des faux-semblants ou des actions trompeuses.
 
[[File:Symbol in Pir-e Sabz.jpg||right|frameless]]
 
Ces considérations finiront par déboucher sur la personnification d’un principe mauvais, hostile au bon ordre du monde. La lutte entre la Lumière et les Ténèbres n’est cependant pas éternelle. Elle se terminera par la victoire du Bien car le Mal est par essence limité : il est subordonné au principe lumineux qui, lui, est infini. Au sein de ce combat, chaque être humain porte cependant une part de responsabilité. Par les choix qu’il fait, il peut participer à l’avènement du Bien ou retarder son triomphe. Comme une tente de nomade, le monde doit sans cesse être agencé de nouveau. Si les rituels sont accomplis avec exactitude, l’être humain renforce la puissance des dieux. Il se produit ainsi un va-et-vient qui permet à l’Homme d’obtenir des forces de vie. Et s’il a aidé les dieux, après sa mort, il bénéficiera de leur hospitalité et connaîtra l’[[w:Aube|Aube]] Éternelle. Si, au contraire, il a enlaidi son « âme du chemin », il rejoindra le monde des ténèbres et de la tromperie.
 
Le plus illustre prophète de cette religion fut sans doute [[w:Zarathoustra|Zarathoustra]]. Ce personnage de haute stature est considéré comme le grand réformateur des antiques croyances. Son action porta notamment sur les cultes orgiaques et des sacrifices qui, à son époque, étaient encore pratiqués. Il aurait vécu entre le VIe et le VII e avant notre ère. Mais peut-être est-ce seulement une figure exemplaire composée à partir de plusieurs personnages ? Il subsiste encore quelques traces du [[w:zoroastrisme|zoroastrisme]] dans l’Iran actuel et en [[w:Inde|Inde]] où les adeptes de ce culte sont connus sous le nom de [[w:Parsis|Parsis]], à cause de leur origine perse. Pour ne souiller ni le feu ni la terre ni l’eau, les fidèles continuent d’exposer leurs morts en des lieux élevés afin qu’ils puissent être dépouillés de leur chair par les vautours. C’est en Perse qu’est né, au troisième siècle, le [[w:manichéisme|manichéisme]]. Cette religion qui inclut les enseignement de [[w:Zoroastre|Zoroastre]], de [[w:Bouddha|Bouddha]] et de [[w:Jésus|Jésus]] a exercé une influence jusqu’à nos jours. Elle a joué un rôle important dans la constitution des mouvements [[w:bogomiles|bogomiles]] et [[w:cathares|cathares]].
 
[[File:Jules Laurens 16.jpg||right|frameless]]
 
Dans le courant du VII<sup>e</sup> siècle, le pays sera conquis par les [[w:Arabes|Arabes]] qui introduiront l’[[w:islam|islam]]. Toutefois, même au sein de cette religion, les identités iraniennes resteront profondément marquées. Il en résultera une organisation séparée et des réalisations culturelles aux caractères nettement distincts. Parmi elles, les plus représentatives sont les miniatures et une riche poésie aux accents sublimes dont [[w:Rumi|Rumi]] constitue un des sommets. Chaque terre d’islam porte bien haut ses valeurs par l’intermédiaire de son architecture. L’Iran y apporte sa contribution : dans toute la région, on découvre avec émerveillement des mosquées et des monuments funéraires aux toits couleur turquoise d’une somptueuse beauté… Mais la créativité religieuse de l’Iran ne s’arrête pas là. C’est au sein de l’islam iranien qu’est né au XIX<sup>e</sup> siècle, le [[w:bahaïsme|bahaïsme]]. Souvent persécutée, cette religion universaliste est basée sur la conception d’un Dieu qui renouvelle son message à chaque époque. Son temple le plus célèbre se trouve en Inde. Apparemment inspiré par le [[w:Taj Mahal|Taj Mahal]], il a la forme d’une fleur de lotus.
 
<references />
 
== L’Inde ==
 
 
La civilisation de l’[[w:Indus|Indus]] a dû émerger vers le IV<sup>e</sup> millénaire avant notre ère. Elle a connu un développement important entre 2400 et 1800 av. J.-C., notamment à [[w:Mohenjo Daro|Mohenjo Daro]] et [[w:Harappa|Harappa]], deux cités d’un urbanisme remarquable. Ces agglomérations devaient abriter près de trente mille habitants.
 
[[File:Shiva_Pashupati.jpg||right|frameless]]
 
Dans ces cités, haque maison possédait un bain, et le système d’évacuation des eaux était très élaboré. Nul palais ni quartier misérable n’ont été retrouvés. Les villes n’étaient pas fortifiées et aucun édifice ressemblant à un temple n’a été mis à jour. Le seul vestige pouvant avoir une fonction religieuse est un grand bassin. Les sceaux découverts sur le site donnent quelques indices permettant de mieux comprendre les traits essentiels de cette culture. Sur l’un d’eux figure un personnage dans une posture de méditation. Des [[w:svastikas|svastikas]] sont également présentes. L’écriture comporte un grand nombre de signes qui à ce jour n’ont toujours pas été déchiffrés. La civilisation de l’Indus entretenait des relations commerciales avec la [[w:Mésopotamie|Mésopotamie]]. Elle semble avoir connu un déclin progressif avant de disparaître vers 1800 av. J.-C. Les changements climatiques ont sans doute été déterminants.
 
D’importantes zones d’ombre subsistent à propos de cette époque. Si l’on en croit la théorie la plus répandue, l’Inde du Nord aurait été conquise par les [[w:Aryas|Aryas]] <ref>il n’est pas impossible que des migrations aient eu lieu dans un autre sens : de l’Inde vers l’Europe. De plus, bien des traits communs ne proviendraient pas d’une origine commune mais du simple fait que certains éléments apparaissent nécessairement lorsqu’une civilisation atteint un degré de développement suffisamment élevé.</ref> vers le milieu du II<sup>e</sup> millénaire avant notre ère. Ces nouveaux venus auraient apporté leur ordre social, leur religion et une langue considérée comme sacrée : le [[w:sanskrit|sanskrit]], à laquelle sont apparentées toutes les [[w:langues indo-européennes|langues indo-européennes]], notamment celles des groupes [[w:latins|latins]] et [[w:germaniques|germaniques]]. Une synthèse se serait peu à peu opérée avec le fond culturel déjà présent. L’[[w:hindouisme|hindouisme]] n’est pas une religion reposant sur des dogmes définitifs applicables à tous. C’est plutôt un creuset d’où jaillissent sans cesse de nouvelles impulsions issues de l’expérience intérieure. Les pratiques les plus diverses coexistent en son sein. L’[[w:éthique|éthique]] est valorisée et les [[w:ascètes|ascètes]] sont nombreux, mais, dans le [[w:tantra|tantra]], le désir est utilisé comme un levier pour parvenir à l’illumination. L’énergie étant ici l’aspect féminin du divin, ses manifestations ne doivent pas être gaspillées mais transmutées. Les poisons qui causent la perte de l’Homme peuvent être convertis en remèdes par l’adepte averti.
 
[[File:Sikh_pilgrim_at_the_Golden_Temple_%28Harmandir_Sahib%29_in_Amritsar,_India.jpg||right|frameless]]
 
Tout et son contraire peut être dit à propos de l’Inde. Toutefois, vivre en accord avec la Loi intérieure de son être est l’idéal commun à la plupart des voies. Pour les hindous, la fonction suprême de la religion est de libérer l’âme. Celle-ci est temporairement prisonnière de l’illusion qui fait partie intégrante du grand jeu cosmique. Une fois libre, elle pourra réaliser l’absolu, s’unir au principe divin et retrouver ainsi sa véritable nature pure et sans limite et vivre en union avec tout ce qui est. Cette [[w:apothéose|apothéose]] n’est pas une récompense obtenue après la mort mais un état intemporel dont chacun se rapproche au cours d’une longue évolution qui se poursuit de vie en vie. Toutes les ressources de l’être peuvent être mises au service de ce but.
 
En [[w:Inde|Inde]], le [[w:sacré|sacré]] et le [[w:profane|profane]] ne sont pas dissociés. Tous les domaines de la vie portent l’empreinte du religieux. La société hindoue traditionnelle est organisée selon quatre grands ordres nettement séparés <ref>Chacun de ces quatre ordres devait manifester plus particulièrement un principe fondamental et les qualités qui en découlent.
* Les [[w:brahmane|brahmanes]] : la connaissance. Ils assuraient les fonctions religieuses, celles de l’art et de l’enseignement
* Les [[w:ksatriya|ksatriyas]] : la force, le pouvoir. C’est généralement parmi eux que se recrutaient les guerriers et les rois.
* Les [[w:vaiçya|vaiçyas]] : l’activité productive. tout ce qui permet de tirer le meilleur parti des ressources disponibles. Ils faisaient du commerce, cultivaient la terre ou prêtaient de l’argent.
* Les [[w:sûdra|sûdras]] : le don de soi. Leur tâche consistait à être au service des autres. Ils ne recevaient pas d’initiation et n’étaient pas considérés comme «deux fois nés.»</ref>. À l’origine, cette répartition n’était pas héréditaire : chacun recevait le genre d’éducation qui correspondait à sa personnalité. La fonction économique n’en découlait pas nécessairement. Peu à peu, les choses ont pris une tournure mécanique. La situation sociale s’est mise à devenir plus importante que les considérations psychologiques. Finalement, le système est devenu héréditaire, rigide et vidé de la majeure partie de sa substance de départ. Il est tout particulièrement choquant à cause du rejet des «[[w:hors-castes|hors-castes]]». En Inde, le souci de pureté s’accompagne de la crainte permanente d’être souillé. Sont considérés comme intouchables les descendants de ceux qui se sont trouvés exclus de leur groupe pour en avoir transgressé les règles, ou tout simplement en raison de leur [[w:origine ethnique|origine ethnique]]. L’importance attachée à la lignée ancestrale crée une [[w:ségrégation|ségrégation]] qui pèse lourdement sur ceux qui en sont victimes. Les [[w:castes|castes]] ne dérivent pas directement des quatre ordres de départ. Apparues plus tardivement, elles correspondent plutôt à des [[w:corporations|corporations]], voire à des [[w:clans|clans]]. Et les différences sont parfois minimes. Il existe une caste de pêcheurs tirant leurs filets de la droite vers la gauche. Eh bien ! aussi étonnant que cela puisse paraître, ils ne se marient jamais avec ceux qui les tirent dans l’autre sens. Et les [[w:parias|parias]] de la société reproduisent les mêmes schémas : Eux aussi se répartissent en castes. Devenir [[w:ascète|ascète]] est la seule possibilité permettant de sortir de ce système : ceux qui renoncent « au monde » échappent à toute distinction d’ordre et de caste. Ce mode d’organisation a été un facteur de stabilité et il a constitué une force et une protection au cours des longues périodes d’occupation étrangère qui auraient pu dissoudre sa culture. Il est cependant devenu une des principaux obstacles au progrès et il menace à présent la cohésion sociale. Dans la société hindoue, les contraintes qui pèsent sur l’individu sont très importantes mais, sur le plan spirituel, chacun dispose d’une grande liberté.
 
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Déjà dans l’Antiquité, de nombreux courants de pensée coexistaient <ref>Il y avait, au IVe av. J.-C., des petites républiques.</ref>. Au VI<sup>e</sup> siècle av. J.-C., l’Inde comptait plusieurs écoles de philosophie [[w:athé|athées]] ou [[w:matérialiste|matérialistes]] <ref>Mais l’athéisme et le matérialisme n’avaient peut-être pas les mêmes implications qu’aujourd’hui, notamment en Occident.</ref>. Le [[w:bouddhisme|bouddhisme]] est apparu dans ce contexte. Partant du constat que tout est [[w:éphémère|éphémère]] et imparfait, son fondateur insiste sur le fait qu’il n’existe rien de permanent, même au plus profond de nous : chaque chose est conditionnée par l’ensemble, et réciproquement. Pour [[w:Gautama|Gautama]] Le [[w:Bouddha|Bouddha]], la cause de toute souffrance est le désir. Par la voie du juste milieu, la [[w:compassion|compassion]] et l’observation attentive, on acquiert une vision pénétrante. Il devient alors possible d’atteindre un point où plus aucune illusion ne subsiste où le désir disparaît. Cet état d’éveil absolu ouvre l’accès au non conditionné, au [[w:nirvana|nirvana]]. Une fois le «non-né» atteint, la nécessité de renaître cesse. Le Bouddha a enseigné une voie de libération, mais il est resté silencieux sur le contenu du nirvana. L’absolu étant de l’ordre de l’indicible, la seule façon de le connaître est de l’atteindre. Le bouddhisme s’est tout d’abord répandu en Inde, exerçant une influence profonde sur l’[[w:hindouisme|hindouisme]], notamment dans le sens du renoncement. Il s’est ensuite diffusé dans les pays voisins. Aujourd’hui, les adeptes de cette religion ne représentent plus qu’un faible pourcentage de la population indienne. Un mouvement assez voisin, le [[w:jaïnisme|jaïnisme]], a pris lui aussi de l'importance au cours du VIe siècle avant notre ère. Comme le bouddhisme, la religion à laquelle il a donné naissance, il ne comporte pas de castes. Les jaïns se distinguent tout particulièrement par leur profond respect du principe de non-violence.
 
L’art indien part de la matière pour exprimer toute la gamme des émotions et des idées. Il ne reste cependant pas prisonnier de ses formes : il les utilise comme un support pour accéder à l’inexprimable. Dans l’art hindou, l’accent est mis sur l’inépuisable dynamisme de l’existence et ses innombrables visages. L’art bouddhiste lui est apparenté mais, en son sein, la recherche de la sérénité est primordiale.
 
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En Inde, la danse a presque toujours un caractère sacré. Les moindres gestes y revêtent un sens, et constituent un langage très élaboré. Quant à la musique, elle semble parfois si intemporelle qu’on a pu dire qu’elle sculptait le silence. Cette prise en considération de la vacuité ne s’est pas limitée à l’art et à la philosophie. La civilisation indienne est supposée avoir inventé le zéro. Sans cet apport, la science moderne n’aurait jamais pu se développer. Malgré les luttes intérieures et les invasions fréquentes depuis l’[[w:Antiquité|Antiquité]], le pays a pu sauvegarder ses valeurs culturelles. Cette continuité est sans doute due à un entrelacement
très fin de la vie sociale et du spirituel.
 
Les premières incursions des soldats de l’islam eurent lieu au VII e siècle ; mais la conquête systématique du pays débuta à la fin du XII e. Une partie de la population devint alors musulmane. Le monument le plus représentatif de cette époque est le [[w:Taj Mahal|Taj Mahal]]. Cet [[w:hymne|hymne]] à l’amour est né d’une heureuse synthèse entre l’art de l’islam et les styles de l’Inde traditionnelle, en particulier ceux de l’hindouisme, La poésie de [[w:Kabîr|Kabîr]] parvint elle aussi à transcender les différences entre ces deux communautés souvent hostiles. Ces tentatives de rapprochement bénéficièrent également d’une contribution de grande envergure : une religion intermédiaire, le [[w:sikhisme|sikhisme]], vit le jour au XVe siècle. Elle est, aujourd’hui encore, très influente. Les hindous vont s’organiser contre la domination musulmane. Ils fonderont un empire dans le Sud, mais ils se heurteront aussitôt à de nouveaux arrivants : les Européens. Ceux-ci établiront d’abord des comptoirs. Dans un premier temps, l’Inde bénéficiera de ces échanges. À la fin du XVIII e siècle, le pays offrait toutes les caractéristiques d’un pays sur le point de s’industrialiser. Cependant, comme l’Inde risquait de concurrencer leurs propres textiles, les Britanniques s’appliqueront à ruiner l’économie locale.
 
En 1947, après plus d’un siècle et demi de colonisation, le pays accédera à l’indépendance. Un état musulman séparé sera créé. Composé de deux parties situées de part et d’autre du sous-continent indien, il aura pour nom : [[w:Pakistan|Pakistan]], « le pays des purs ». Cette partition s’accompagnera de douloureux exodes et de massacres. Par la suite, des conflits armés opposeront les deux nations. En I972, le Pakistan oriental fera sécession et prendra le nom de [[w:Bengladesh|Bengladesh]].
 
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Après l’indépendance, l’Union Indienne a été parmi les chefs de file d’une politique de non-alignement qui a influencé de nombreux états du Tiers Monde et leur a permis d’affirmer leur identité. Dans la plus grande démocratie du monde, le système des castes est officiellement aboli mais il subsiste dans les mentalités. À l’extrême fin du vingtième siècle, l’Union Indienne s’est néanmoins choisi un président qui est né dans une caste de [[w:Dalits|Dalits]], – ceux qu’on appelait autrefois « intouchables ». Tout en essayant de préserver son âme, le pays se modernise de manière spectaculaire et s’efforce de résoudre peu à peu les nombreux problèmes qui subsistent. Malgré les difficultés, tous les espoirs sont permis. l’Inde n’est elle pas « un résumé vivant de toute l’Histoire de l’humanité ? » <ref>[[w:Michel Hulin|Michel Hulin]]</ref>.
 
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== La Chine ==
 
Née dans le bassin du [[w:Fleuve Jaune|Fleuve Jaune]] en des temps immémoriaux, la Chine offre l’exemple d’une civilisation particulièrement stable et originale. Malgré l’étendue du pays, elle est parvenue à traverser plusieurs millénaires sans rien perdre de sa singularité. À l’instar de l’Inde, elle a exercé une influence profonde sur les autres peuples d’Extrême-Orient.
 
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Comme ailleurs, tout commence bien sûr par une époque légendaire. Mais, ici, point de faits d’armes retentissants : les mythes font allusion à des personnages qui se sont distingués par leur contribution à la civilisation – en particulier tout ce qui concerne les techniques de base, les arts ou les institutions. Parmi les plus illustres, se trouve une grande figure féminine : [[w:Nu Wa|Nu Wa]], souvent associée à [[w:Fu Xi|Fu Xi]]. Celui-ci est considéré comme l’inventeur des trigrammes : un support intermédiaire entre le monde et le langage. Les signes qui le constituent se trouvent réunis au sein d’un vaste système appelé [[w:Yi Jing|Yi Jing]] – ce que l’on traduit généralement par : « livre des mutations ». Ce recueil a donné lieu à de nombreuses réflexions et il a souvent été utilisé pour faciliter la prise de décision. Dans la pensée chinoise, l’accent est mis sur les relations ; et notamment sur la complémentarité des contraires. Chaque principe est présent à l’intérieur de son opposé et évolue. Avec le temps, le [[w:yang|yang]] vieillit, puis disparaît en laissant la place au [[w:yin|yin]], et réciproquement. C’est ainsi que tout se transforme.
 
La première dynastie historique fut fondée vers le XVIII<sup>e</sup> siècle av. J.-C. Considéré comme le représentant du souverain d’« en Haut », le roi était chargé de se mettre en accord avec le ciel afin d’en refléter l’ordre dans son royaume. Une place importante était accordée à des pratiques de type [[w:chamanique|chamanique]]. Il pouvait arriver que des centaines de prisonniers soient sacrifiés aux divinités de la nature.
 
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Autour du VIe siècle avant notre ère, le monde connut une intense effervescence intellectuelle. Ce fut une époque particulièrement féconde sur le plan spirituel. C’est durant cette période que sont nés deux philosophes chinois qui auront une influence déterminante sur la culture de leur pays. Le premier, [[w:Lao tseu|Lao tseu]], est étroitement associé à la notion de [[w:tao|tao]]. Ce terme signifie notamment «manière d’être». Il désigne une non-voie qui n’a pas de signe distinctif, la réalité profonde que nul ne peut saisir. Le sage est celui qui l’épouse pour qu’elle agisse spontanément en lui : ce vide créateur devenant ainsi source de plénitude pour l’ensemble de la vie. En dépit de son caractère indicible – sans doute en raison du principe de complémentarité – le [[w:taoïsme|taoïsme]] se prêtera à de nombreuses spéculations et il intégrera des cultes populaires. Il deviendra même religion d’état. De la vie de Lao tseu, nous ne connaissons que des légendes. [[w:Confucius|Confucius]] était au contraire comme un lettré profondément ancré dans l’Histoire de son temps. Ce serviteur de l’état croyait en l’Homme. Il enseignait que chacun peut éveiller la vertu qui est en lui. C’est la prise de conscience de soi qui amène à la reconnaissance de l’autre et, de ce fait, à la bienveillance et au service de l’humanité. Confucius plaçait sa confiance dans l’étude et la discipline. Il invitait au respect sincère des Traditions car, selon lui, en prolongeant l’œuvre de la nature dans l’humanité, elles concourent à l’harmonie du monde. Ceci ne l’empêchait pas d’insister sur la valeur inestimable de la tolérance et du sens de la justice. Son message a d’ailleurs été une source d’inspiration pour l’[[w:Europe des Lumières|Europe des Lumières]]. Aujourd’hui encore, le [[w:confucianisme|confucianisme]] imprègne profondément la pensée chinoise. Au début de notre ère, l’enseignement de Bouddha est venu rejoindre celui de ces deux grands philosophes. Depuis, les trois courants n’ont cessé de se mesurer en se fécondant mutuellement, pour le plus grand bien de la vie spirituelle chinoise.
 
À la fin du III<sup>e</sup> siècle avant notre ère, après une période particulièrement troublée, le pays se trouva unifié sous l’égide de [[w:Tsin Chi Houang Ti|Tsin Chi Houang Ti]]. L’empereur fit relier les tronçons de fortifications qui existaient déjà. C’est ainsi que naquit la [[w:Grande Muraille|Grande Muraille]]. Destiné à servir de protection contre les barbares du Nord, cet ouvrage a nécessité des efforts colossaux. Beaucoup de travailleurs y laissèrent la vie. – C’est, paraît-il, la seule construction humaine ayant pu être aperçue depuis la lune. [[w:Tsin Chi|Tsin Chi]] unifia également l’écriture et les poids et mesures. Cet homme impitoyable était obsédé par la recherche d’une immortalité personnelle. Il se fit enterrer dans un complexe funéraire comparable à celui des grands pharaons. Longtemps considéré comme une légende, le site fut découvert en 1976. Une surprise attendait les archéologues : la sépulture de l’empereur contenait, entre autres, une armée de six mille hommes de terre cuite chargés de veiller sur lui.
 
[[File:Another_confucian_temple_%286240277159%29.jpg||right|frameless]]
 
Depuis ses débuts, l’art chinois est marqué par la recherche d’un accord profond avec la matière. Le travail du [[w:bronze|bronze]], les [[w:œuvres de jade|œuvres de jade]] et la [[w:céramique|céramique]] en portent l’admirable témoignage. L’architecture est rythmique, mariant l’espace et le temps à travers les perspectives en enfilade. Elle protège bien les secrets mais reste toujours aérée. Dans sa forme classique, l’art de la Chine est avant tout la transcription d’une expérience : celle de « l’ici et maintenant » ; celle aussi d’états d’âme très intimes. Parfois tout repose sur le dynamisme du vide. La nature n’est presque jamais traitée comme un décor. L’être humain n’occupe pas une place démesurée dans le paysage ; il y figure en justes proportions à l’unisson de tout ce qui est. En Chine comme au Japon, la [[w:calligraphie|calligraphie]] est l’art par excellence. Dessin et poésie s’y trouvent réunis au sein d’un même geste. Ici encore, la sobriété va de pair avec le souci de perfection. Et la spontanéité elle-même s’appuie sur le respect des traditions. Pour certains artistes, la réalisation d’une œuvre et l’art de vivre forment un tout. Ainsi, ils ne jettent pas les pinceaux usés. En signe de reconnaissance, ils les enterrent.
 
Depuis l’Antiquité, les routes de la soie mettent en contact l’[[w:Orient|Orient]] et l’[[w:Occident|Occident]] pour des échanges de toute nature. Au cours de son Histoire, l’Empire connut le morcellement et la domination et il fut parfois déchiré par d’importants conflits sociaux. Il réussit cependant toujours à retrouver sa cohésion. Ce rétablissement de l’unité était facilité par la présence d’une administration centralisée assistée dans chaque province par de nombreux [[w:mandarins|mandarins]] : des fonctionnaires nommés en raison de leur mérite personnel et recrutés par concours. Aux alentours de l’an mil, bien avant les Occidentaux, les Chinois utilisaient déjà la [[w:boussole|boussole]], les caractères d’[[w:imprimerie|imprimerie]] <ref>Eux-mêmes les tenaient sans doute des [[w:Corée|Coréens]]. Ceux-ci semblent avoir été les premiers inventeurs des caractères d’imprimerie.</ref> et même un précurseur du [[w:billet de banque|billet de banque]]. Au temps de la Renaissance européenne, l’Empire du Milieu était à la pointe du progrès, mais il choisit de se concentrer sur son propre type de développement. L’Occident a ainsi eu le champ libre pour partir seul à la conquête du monde. Cette posture explique également pourquoi la révolution industrielle eut d’abord lieu en Europe.
 
[[File:BeijingNightView2.jpg||right|frameless]]
 
À la fin du XIXe, la Chine était sous la domination [[w:manchoue|manchoue]] depuis plus de deux siècles. N’ayant pu résister à la pénétration des puissances européennes, elle se trouvait répartie en zones d’influence. Le pays connaissait également une grave crise sociale et culturelle. Il était confronté à un formidable défi : adapter les structures traditionnelles aux nécessités du monde moderne et aux espoirs qu’il suscitait. En 1912, la république sera proclamée, mais la Chine continuera d’être le théâtre de toutes sortes d’affrontements. Les communistes arriveront au pouvoir en 1949. Le pays sera libéré de la tutelle étrangère. Le peuple chinois pourra ainsi retrouver sa fierté. Dans un premier temps, les terres seront redistribuées à la grande satisfaction des petits paysans qui jusque là étaient dépossédés de tout. Mais les dirigeants imposeront ensuite des projets trop ambitieux, en décalage complet avec le contexte.
 
La collectivisation totale a mené le pays à la famine – sans doute la plus importante de son Histoire. La révolution culturelle a quant à elle été source de terribles déchirements, même au sein des familles. Personne n’était à l’abri des jugements arbitraires des bandes de jeunes gens intensément fanatisés. Ce fut une période de suspicion et de terreur. Ceux qui n’étaient pas strictement conformes à l’idéal révolutionnaire pouvaient à tout moment être humiliés ou massacrés. L’invasion du [[w:Tibet|Tibet]] ajoute une disqualification supplémentaire : la répression y fut implacable. Durant toute cette époque, comme les slogans puisaient dans les traditions spirituelles, le peuple ne se contentait pas de suivre le mouvement avec plus ou moins d’enthousiasme ou de résignation. Chez beaucoup, l’actualité éveillait des résonances à différents niveaux. Aussi terribles qu’ils puissent être, dans l’esprit de bien des Chinois, les événements étaient l’expression des processus naturels de transformation du monde. Les Hommes au pouvoir ne restaient pas à l’écart de cette imprégnation. Bien qu’officiellement mis au rencart, le passé culturel était pour les dirigeants une source d’inspiration en même temps qu’un instrument au service de leurs ambitions personnelles.
 
Après avoir tiré les enseignements de beaucoup d’échecs, le pays s’avance désormais à pas mesurés sur une voie plus modérée. Tout en maintenant le [[w:socialisme|socialisme]] d’état et un ordre social extrêmement contraignant, il s’ouvre à l’[[w:économie libérale|économie libérale]] et à tout ce qu’elle amène dans son sillage.
 
<references />
 
== L’Amérique précolombienne ==
 
Il y a 30 000 ans, les Hommes avaient déjà commencé à coloniser l’[[w:Amérique|Amérique]]. Les premiers arrivants pénétrèrent par vagues successives à une époque où l’emplacement du [[w:détroit de Béring|détroit de Béring]] n’était pas recouvert par la mer <ref>Le détroit de Béring rendait possible le passage à pied de [[w:Sibérie|Sibérie]] en [[w:Alaska|Alaska]].</ref>. Une incursion [[w:Viking|Viking]] eut lieu dans le courant du Xe siècle au S-E du [[w:Groenland|Groenland]] ; mais elle fut repoussée et resta sans lendemain. À l’arrivée de [[w:Christophe Colomb|Christophe Colomb]], au XVIe, le continent comptait sans doute plus de 50 millions d’habitants.
 
[[File:British_museum68.jpg||right|frameless]]
 
Le Nord était occupé par les populations sédentaires des [[w:pueblos|pueblos]] et par des tribus qui se déplaçaient au rythme des saisons. De nombreux traits culturels attestent leurs origines asiatiques <ref>Près de Columbia, des restes d’Hommes blancs (au sens large) ont été exhumés. Ils ont des caractères [[w:caucasoïdes|caucasoïdes]] et seraient vieux de 9300 ans. Des ossements humains très anciens sont également présents en Amérique du Sud : ils dateraient de 24000 ans. L’hypothèse d’un peuplement par cet hémisphère ne peut être exclue. On pense notamment à des Polynésiens.</ref>. – Les langues présentent des similitudes et les pratiques chamanistes sont quelquefois les mêmes. Les différents peuples étaient groupés en confédérations où chacun conservait son indépendance. La constitution des [[w:États-Unis|États-Unis]] a d’ailleurs dû s’inspirer de ce modèle. On y retrouve le même idéal d’auto-détermination et la prise en compte des différences. Les « [[w:Peaux-rouges|Peaux-rouges]] » avaient un sens profond de la nature. Ils se considéraient comme une espèce parmi d’autres, mettant l’accent sur le caractère sacré de la Terre : la Mère de tous les êtres. Au président des États-Unis qui voulait lui acheter <ref>Entre les civilisations, les malentendus sont quelquefois importants. Selon leurs dires, les Indiens ne savaient pas qu’ils vendaient l’île de Manhattan. Ils croyaient seulement avoir accepté de partager la terre avec leurs frères blancs et ne voyaient pas d’inconvénient à accepter en échange un petit cadeau de 24 couronnes...</ref> le territoire où il vivait, un chef [[w:Seattle|Seattle]] répondit dans une lettre pleine de dignité et de poésie : « Ce n’est pas la Terre qui appartient à l’Homme mais l’Homme qui appartient à la terre. » Les colons étaient empreints d’un tout autre système de valeurs : ils venaient pour exploiter la [[w:faune|faune]], la [[w:flore|flore]] et le sous-sol. La nature était pour eux une ennemie qui devait être dominée. Ils n’éprouvaient pas non plus de respect pour ceux qu’ils pensaient être des sauvages à la limite de l’humain. Malgré une résistance [[w:pathétique|pathétique]], les [[w:Amérindiens|Amérindiens]] durent se soumettre et accepter de vivre dans les réserves qui leur étaient attribuées. Depuis lors, en raison de la profondeur du traumatisme, l’équilibre est difficile à retrouver. Sur cette terre, où ils sont considérés comme des étrangers, l’identité des indiens a de la peine à trouver des voies d’expression. Un espoir intime demeure cependant car, pour les [[w:Navajos|Navajos]] par exemple, l’esprit humain est une partie du Grand Esprit.
 
[[File:William_Notman_studios_-_Sitting_Bull_and_Buffalo_Bill_%281895%29_edit.jpg||right|frameless]]
 
En Amérique centrale, l’Homme doit affronter de multiples dangers. Les civilisations qui y sont apparues ont donc valorisé les qualités qui permettent de survivre dans des conditions difficiles. Comme le [[w:jaguar|jaguar]] est doté de tous les attributs de la puissance, on lui rendait un culte tout particulier. Sans doute pour conjurer le caractère imprévisible de la nature, l’art témoigne d’une intense recherche d’ordre. Il révèle un goût prononcé pour la rigueur et les formes géométriques. Le long des côtes cependant, là où la vie est plus facile, les lignes sont moins anguleuses et le sourire est parfois présent sur le visage des personnages qui ont été sculptés.
 
La plus ancienne civilisation de la région est celle des [[w:Olmèques|Olmèques]]. Elle s’est constituée dans le courant du II<sup>e</sup> millénaire avant notre ère. Les Olmèques possédaient une écriture et ils avaient des connaissances approfondies en [[w:astronomie|astronomie]]. Ils utilisaient le [[w:nombre d’or|nombre d’or]]. Leur sculpture, vivante et bien proportionnée, représente des personnages intermédiaires entre l’animal et l’Homme. On attribue également aux Olmèques des têtes colossales dont la nature est incertaine <ref>Pour certains observateurs, les lèvres pendantes de ces statues sont à rapprocher de celles du jaguar. Pour d’autres, il s’agirait plutôt d’un caractère négroïde. Ceci n’est pas impossible. Des traces de [[w:tabac|tabac]] et de [[w:cocaïne|cocaïne]] ont été retrouvées dans des [[w:momies|momies]] égyptiennes. Or, tout semble indiquer qu’avant d’être cultivées, ces plantes poussaient seulement en Amérique. Il n’est donc pas interdit de penser que, dans l’Antiquité, des contacts pouvaient avoir lieu entre les deux continents.</ref>.
 
[[File:Cabeza_Colosal_n%C2%BA1_del_Museo_Xalapa_-_blank.png||right|frameless]]
 
La civilisation [[w:maya|maya]] a vu le jour au début du premier millénaire avant notre ère. Née dans le [[w:Yucatan|Yucatan]], elle a été influencée par la culture de [[w:Teotihuacan|Teotihuacan]] et, plus encore, par celle des [[w:Olmèques|Olmèques]] dont ils reprirent l’héritage. Il ne s’agissait pas d’un empire unifié mais de cités-états souvent en guerre les unes contre les autres. Certaines coutumes nous font entrevoir la philosophie de ce « peuple du maïs ». Dès son plus jeune âge, les parents disaient à l’enfant en montrant un de ses camarades : « Tu vois, c’est comme si c’était toi, mais avec un autre visage.» On lui expliquait aussi comment poussaient les plantes, en lui faisant comprendre qu’à travers la nourriture, c’est l’univers entier qui vivait en lui. Les Mayas utilisaient un calendrier extrêmement précis et ils connaissaient le [[w:zéro|zéro]]. Bien qu’ils disposent seulement d’outils de pierre, ils furent de très grands bâtisseurs et des sculpteurs talentueux. La fonction exacte de la plupart des édifices demeure inconnue de nous. Après son [[w:apogée|apogée]], au VIII e siècle, la civilisation entra dans une phase de rapide déclin. À partir du X<sup>e</sup>, les cités furent subitement abandonnées. Il y eut ensuite une modeste renaissance sous l’impulsion des [[w:Toltèques|Toltèques]].
 
[[File:Maya_Chac_Mool_by_Luis_Alberto_Melograna.jpg||right|frameless]]
 
L’empire [[w:aztèque|aztèque]] se constitua au XVe siècle. Au début du XVIe, presque tout le [[w:Mexique|Mexique]] central était sous leur domination. Comme leurs prédécesseurs toltèques et mayas, les Aztèques pratiquaient les sacrifices humains. À l’origine, l’offrande de sang était un acte destiné à s’acquitter d’une dette envers les dieux qui se sont eux-mêmes sacrifiés pour donner la vie. Les fidèles faisaient parfois couler leur sang à l’aide d’une pelote d’herbe munie d’épines. Certains se portaient même volontaires pour être immolés. Le conditionnement exercé par le [[w:clergé|clergé]] devait être très puissant et les Aztèques étaient hantés par la perspective de la fin du monde. Leur crainte de voir l’énergie vitale s’épuiser les amenait à sacrifier de plus en plus de victimes pour en alimenter le flux. Il guerroyaient donc sans cesse pour se procurer des prisonniers. L’ensemble de la vie finit par pâtir de cette obsession. À l’arrivée des Espagnols, la vallée de Mexico était très peuplée, mais l’expédition commandée par [[w:Cortès|Cortès]] parvint à s’en rendre maître avec seulement 600 Hommes, 10 canons et 13 arquebuses.
 
[[File:Nazca colibri.jpg||right|frameless]]
 
En [[w:Amérique du Sud|Amérique du Sud]], les civilisations les plus importantes se sont établies le long de la [[w:Cordillère des Andes|Cordillère des Andes]]. Celle du site de [[w:Chavin|Chavin]] a dû émerger au cours du II<sup>e</sup> millénaire avant notre ère. Comme en pays Maya, les statues ont des visages qui évoquent ceux des [[w:félins|félins]]. Ce foyer culturel a beaucoup influencé celui de [[w:Paracas|Paracas]] où une nécropole contenant plusieurs centaines de momies a été découverte. Certaines d’entre elles sont vêtues de somptueux manteaux où figurent parfois des personnages en train de planer dans les airs en utilisant des rubans, selon un principe qui rappelle un peu celui des cerfs-volants. Située un peu plus au Sud, [[w:Nazca|Nazca]] est l’héritière de Paracas. Aujourd’hui encore, il est possible d’y observer un étrange réseau de lignes ainsi que des dessins représentant des animaux. Tracées à même le sol, ces figures s’étendent parfois sur plusieurs centaines de mètres et ne peuvent donc être identifiées que depuis le ciel. Les théories explicatives ne manquent pas, mais aucune ne remporte l’adhésion générale. Durant la période intermédiaire, la culture la plus importante fut celle des [[w:Mohicas|Mohicas]]. D’un dynamisme exceptionnel, elle rayonnera jusqu’au VIII<sup>e</sup> siècle. De toute la région, l’art mohica est le seul où soient représentées des scènes complexes.
 
[[File:Peru_Machu_Picchu_Sunrise_2.jpg||right|frameless]]
 
Apparu au début du XVe, l’Empire [[w:inca|inca]] connaîtra une ascension fulgurante mais il durera moins d’un siècle. À l’arrivée des [[w:Portugais|Portugais]], il était déjà en déclin, profondément fragilisé et divisé. Les Incas avaient institué un système de protection sociale. Le travail était organisé de façon collective sous la conduite autoritaire de l’[[w:aristocratie|aristocratie]]. Comme les Incas ne possédaient pas d’écriture, ils inscrivaient les comptes et notaient les événements en faisant des nœuds sur des cordelettes de couleur. Ces grands amateurs de musique et de poésie vénéraient tout particulièrement [[w:Inti|Inti]], le dieu soleil, dont ils se considéraient les héritiers. Ils vouaient également un culte important à [[w:Pachamamac|Pachamamac]] : la Terre Mère qui donne la vie, avec qui ils dialoguaient et qui leur servait de référence. Les Incas se livraient eux aussi à des sacrifices humains mais uniquement en de rares occasions. Sous une forme ou une autre, la pratique du sacrifice est présente dans chaque religion. Essentiellement, il s’agit d’un acte par lequel on fait entrer dans la sphère du sacré des êtres ou des choses qui n’ont habituellement qu’un caractère profane. Dans l’esprit de ceux qui s’y adonnent, il permet de relier, de favoriser les rapprochements et fait reculer les limites du possible. Lorsque l’adepte offre de la nourriture aux ancêtres ou aux dieux, le don ne réside pas dans l’aspect matériel de l’offrande mais dans l’énergie subtile qu’elle est sensée contenir. Les rituels ont pour fonction de maintenir l’ordre cosmique. La participation à cette régénération est également sensée pouvoir faciliter une insertion dans les meilleures conditions. D’après des études récentes, il semblerait que les rites initiatiques permettent d’accéder à des états psychiques comparables à ceux que produisent les [[w:drogues|drogues]].
 
[[File:Brazilian indians 000.JPG|right|frameless]]
 
Paradis terrestre pour les uns, enfer vert pour les autres, la [[w:forêt amazonienne|forêt amazonienne]] abrite de nombreux peuples de [[w:chasseurs - cueilleurs|chasseurs - cueilleurs]]. Leurs caractères culturels s’apparentent à ceux que l’on rencontre chez les populations qui vivent dans les mêmes conditions sur d’autres continents. Après être restés dans une large mesure à l’abri, c’est à leur tour d’être menacés par les effets pervers du progrès technique. Mais, depuis peu, du Nord au Sud, les populations amérindiennes commencent à pouvoir relever la tête. Elles bénéficient de la sympathie d’une partie de l’opinion publique, désormais sensibilisée aux questions écologiques et en même temps plus consciente de la nécessité du préserver les modes de vie traditionnels.
 
[[File:%C3%8Dndios_da_etnia_Terena2.jpg||right|frameless]]
 
Le désir d’explorer toutes les ressources spirituelles de l’humanité devient lui aussi plus fréquent et contribue à ce soutien. Nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres. Les civilisations évoluées ne sont pas celles qui produisent et consomment beaucoup mais plutôt celles qui accordent à chaque Homme une place digne de lui et qui ont un mode d’existence respectueux des autres formes de vie.
 
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== L’Égypte ancienne ==
 
La [[w:vallée du Nil|vallée du Nil]] est une [[w:oasis|oasis]] de plus de mille kilomètres de long. Quand le [[w:Sahara|Sahara]] commença de devenir un désert, une partie de ses habitants se déplaça vers cette terre d’accueil. La civilisation égyptienne est peut-être née de la rencontre de ces nouveaux venus avec les populations qui y étaient déjà installées <ref>Les Égyptiens situaient le berceau de leur civilisation dans un pays légendaire : le [[w:Pount|]]. Dans la plupart des traditions, on pense qu’il devait se trouver le long des côtes de l‘[[w:Afrique de l’Est|]], à l’emplacement du [[w:Soudan|]]. Il existe effectivement en [[w:Éthiopie|]], une région où l’on observe encore des coutumes présentant de profondes similitudes avec celles qui avaient cours au temps des [[w:pharaons|]]. Peut-être s’agit-il des vestiges de ce lointain passé ?</ref>. D’abord indépendantes, les cités du bord du [[w:Nil|Nil]] se sont peu à peu trouvées réunies au sein d’ensembles de plus en plus vastes.
 
[[File:All_Gizah_Pyramids.jpg||right|frameless]]
 
L’union de la Haute et de la Basse [[w:Égypte|Égypte]] s’acheva vers 3200 av JC. Malgré les crises internes et les occupations étrangères, l’identité culturelle du royaume se maintiendra sans grand changement durant trois millénaires. La société Égyptienne était fondée sur un système de valeurs très différent du nôtre. Toute la vie s’organisait autour de la personne du roi. La Tradition attribuait au monarque une essence divine. Intermédiaire entre le monde des Hommes et celui des dieux, il était considéré comme le conducteur et protecteur du peuple. Toutes les ressources du royaume convergeaient vers le souverain. Lui-même était tenu de s’acquitter d’une foule d’obligations et sa personnalité devait s’effacer derrière ce qu’il symbolisait. Par un processus d’identification, l’immense majorité de ses sujets avait sans doute le sentiment de s’élever en travaillant pour lui. Du moins au début car cet ordonnancement n’allait pas résister à l’épreuve du temps.
 
Dès l’aube du III e millénaire, cette conception unitaire commencera à se fissurer. Peu à peu, les aspirations individuelles demanderont à s’exprimer. Le sentiment d’appartenance cédera du terrain devant la revendication à une destinée personnelle. Le scepticisme se répandra et chacun osera prétendre à un privilège autrefois réservé au roi : celui de pouvoir accéder à l’éternité. Tout au long de son Histoire, le pays connaîtra des révolutions, des moments d’anarchie et des longues périodes de domination étrangère.
 
[[File:Egypte_louvre_066.jpg||right|frameless]]
 
La cohésion sera cependant chaque fois restaurée : en général sur des bases plus adaptées à l’esprit du temps. Le roi était chargé de préserver l’ordre [[w:cosmique|cosmique]] tout en insérant son action dans le mouvement de l’Histoire. Par l’accomplissement des rites, il coopérait avec les dieux afin d’empêcher le retour au chaos. Dans les différentes Traditions égyptiennes, le multiple est issu de l’[[w:Un|Un]] qui lui a donné naissance par son pouvoir créateur. Les divinités symbolisent les principes à l’œuvre derrière les phénomènes. Il ne s’agit pas de simples forces mais de personnes pouvant se manifester sous différentes formes. Elles étaient représentées avec des têtes d’animaux pour évoquer leurs qualités et leurs fonctions, mais aussi pour éviter toute assimilation à l’être humain.
 
Les conceptions ont beaucoup varié selon les lieux et les époques. À [[w:Thèbes|Thèbes]], l’Être total comprenait trois aspects : [[w:Amon|Amon]] l’esprit inconnaissable qui règne sur le monde invisible, [[w:Rê|Rê]], le maître de l’univers visible ; enfin, [[w:Ptah|Ptah]], le principe de création et de transformation.
 
En Égypte, la recherche de l’immortalité était une préoccupation majeure. En raison de son unité avec l’âme, le corps devait être soigneusement préservé et placé dans sa demeure d’éternité. C’est seulement à cette condition que son âme pouvait venir l’habiter. Les offrandes régulières assuraient elles aussi, par un canal subtil, la survie du défunt. Avant d’accéder à l’au-delà, chacun devait affronter l’épreuve de la pesée de son cœur mystique. Ce qui servait de référence était le [[w:Maat|Maat]] <ref>La nature du Maat peut être entrevue à la lueur de ces paroles admirables dont, malheureusement, je ne connais pas l’auteur : « Chacun est porteur d’une vérité qu’il ignore et qu’il trouve à force d’interroger son propre cœur. »</ref> : une entité subtile aux multiples aspects. Incarnation de la justice et de la vérité, fondement de la morale, sagesse de la mère universelle, le Maat était aussi l’équivalent du [[w:nectar|nectar]] et de l’[[w:ambroisie|ambroisie]].
 
[[File:Egypte_louvre_144_hieroglyphes.jpg||right|frameless]]
 
Les souverains égyptiens se faisaient construire des monuments funéraires imposants. Considérées comme des rayons de lumière matérialisés, les pyramides assuraient
tout particulièrement le lien entre le Ciel et la Terre. Aujourd’hui encore, le caractère presque surhumain de ces constructions impressionne. D’une masse totale de deux millions de tonnes, la pyramide de [[w:Kéops|Kéops]] est composée de blocs pesant en moyenne deux tonnes. La majeure partie du travail était assurée par les paysans durant la période où leurs terres étaient inondées. En Égypte, l’[[w:esclavage|esclavage]] ne fut introduit que tardivement. L’organisation sociale n’était pas égalitaire et la majeure partie de la population vivait plutôt dans d’humbles conditions. Les femmes étaient généralement écartées des fonctions importantes mais il semblerait que, pour l’époque, elles aient bénéficié d’une position relativement honorable. Dans la tradition biblique, la solidarité est horizontale, chaque être étant théoriquement l’égal d’un autre. Les Égyptiens avaient au contraire une conception verticale de la solidarité : chacun était au service de celui qui le précédait et en échange il recevait sa protection. C’est ainsi que s’opérait la circulation entre le Ciel et la Terre, pour la prospérité de tous et avec l’espoir de l’immortalité.
 
L’art était animé par la même volonté de triompher de la mort. Les édifices grandioses se dressent comme un défi, un rempart contre le néant, l’oubli et les assauts du temps. Un indicible sentiment d’éternité s’en dégage. Les Égyptiens ont réussi à imprimer dans la pierre, leurs aspirations à un monde d’équilibre et de beauté. Ils y ont inscrit leur espoir de parvenir à s’élever au dessus de la condition humaine. Néanmoins, bien que leur art soit orienté vers l’au-delà, il nous laisse aussi entrevoir un grand amour de la vie et tout l’éventail des raffinements que les Égyptiens lui apportaient pour la mettre en valeur. Les peintures riches en couleurs célèbrent un corps sublimé mais respecté dans toutes ses dimensions. L’écriture elle-même est un art aux lignes très pures. Comme les [[w:hiéroglyphes|hiéroglyphes]] pouvaient être compris à plusieurs niveaux, ils éveillaient des résonances en chacun. Et ceci, quel que soit son degré d’instruction. Des millénaires durant, ils contribuèrent à relier les membres du plus grand état de l’[[w:Antiquité occidentale|Antiquité occidentale]].
 
[[File:HouseAltar-AkhenatenNefertitiAndThreeOfTheirDaughters.png|right|frameless]]
 
Vers le milieu du II e millénaire av. J.-C., l’Égypte fut gouvernée par deux personnalités hors du commun : une femme dotée d’un caractère que l’on qualifie habituellement de viril, et un homme chez qui le côté féminin était particulièrement développé. Durant l’Antiquité, peu de femmes ont dirigé leur pays. La reine [[w:Hatshepsout|Hatshepsout]], elle, a détenu le pouvoir pendant vingt ans. Cette grande reine a laissé un souvenir exemplaire : durant son règne, le pays connut une période de paix et de prospérité. [[w:Akhenaton|Akhenaton]] eut lui aussi un destin exceptionnel pour l’époque. Au XIVe siècle avant notre ère, ce [[w:pharaon|pharaon]] rompit avec les traditions en vigueur. Pour rendre le divin moins inaccessible, il mit au premier plan [[w:Aton|Aton]] : le dieu sans visage, représenté par le disque solaire, celui qui dispense la vie et prend soin de tous. [[w:Akhenaton|Akhenaton]] tenta d’introduire plus d’humanité dans tous les domaines de l’existence. Sous l’impulsion de ce réformateur, l’art se libéra de ses codes habituels. Les portraits furent moins idéalisés. La singularité de chaque être fut davantage mise en lumière. Akhenaton innova aussi en matière de gouvernement, et son épouse, [[w:Néfertiti|Néfertiti]], fut directement associée aux affaires du royaume. Mais les deux souverains se heurtèrent à de très fortes oppositions et les difficultés de toute nature eurent finalement raison de leur union. À leur mort, l’[[w:orthodoxie|orthodoxie]] fut rétablie. Mais les idées qu’ils avaient introduites poursuivirent discrètement leur chemin.
 
Un millénaire plus tard, après une période de domination grecque, [[w:Alexandre de Macédoine|Alexandre de Macédoine]] prendra le pouvoir. Il fondera la ville d’[[w:Alexandrie|Alexandrie]] qui deviendra la capitale de l’[[w:hellénisme|hellénisme]]. C’est là qu’en 304 av JC, [[w:Ptolémée|Ptolémée]] 1er créera le prestigieux musée d’Alexandrie : centre de recherche et bibliothèque où se trouvait rassemblé tout le savoir de l’Antiquité occidentale.
 
La dynastie grecque se terminera trente ans avant notre ère à la mort de [[w:Cléopâtre|Cléopâtre]]. Après avoir été longtemps un brillant empire, la région du Nil deviendra une simple province romaine. Le christianisme s’implantera très tôt. Il coexistera avec les écoles philosophiques issues de Grèce. L’Égypte fera partie de l’[[w:Empire Byzantin|Empire Byzantin]] jusqu’à l’arrivée des [[w:Arabes|Arabes]] qui introduiront l’[[w:Islam|Islam]].
 
<references />
 
==L'Afrique Noire==
 
Le reste de l’Afrique offre une très grande diversité. Son passé est encore trop mal connu pour qu’il soit possible d’apprécier véritablement son caractère spécifique. Ceci est notamment dû au fait que, sous les tropiques, les objets et les constructions de bois se désagrègent rapidement. Dans le Sud, les cultures du [[w:Zimbabwe|Zimbabwe]] et du [[w:Kigale|Kigale]] se sont illustrées tout particulièrement. Plus au Nord ont régné les empires du [[w:Ghana|Ghana]], du [[w:Mali|Mali]] et de l’[[w:Éthiopie|Éthiopie]]. Le [[w:Magreb|Magreb]], lui, a toujours occupé une situation particulière : depuis l’Antiquité,son Histoire s’inscrit plutôt dans le cadre du [[w:Monde Méditerranéen|Monde Méditerranéen]].
 
[[File:DR Congo pygmy family.jpg|right|frameless]]
 
L’art de vivre et les facultés d’adaptation des peuples africains sont une source d’enseignements pour de nombreux observateurs du monde entier. Certains exemples sont édifiants. Les [[w:Boshimans|Boshimans]] parviennent à se gouverner pacifiquement par simple consensus. Les [[w:Pygmées|Pygmées]], eux, sont étonnants de délicatesse et ils font preuve de beaucoup de souplesse dans les relations humaines. De tels exemples tendraient à montrer que, même dans les sociétés traditionnelles, l’unité véritable n’est pas assurée par une organisation contraignante mais par un sens du bien commun et une certaine aptitude à communiquer.
 
Ici, plus qu’ailleurs, peut-être, un examen superficiel du folklore ne permet pas de soupçonner la profondeur de ses fondements. Un certains nombre de représentations et de conceptions sont communes à la majeure partie des grandes Traditions d’Afrique. Elles constituent un système d’une profonde cohérence. On peut le résumer de la façon suivante. Le monde est issu d’une vibration interne de la substance primordiale et il possède un mouvement d’ensemble en forme de spirale en extension. À l’origine, se trouve un corps extrêmement petit, une sorte de graine ou d’œuf qui contient en puissance tout ce qui existe. L’univers qui en résulte est vivant. Cette graine est présente en l’Homme. Lui-même peut être comparé à un champ avec son alternance de moissons et de semailles. Des applications pratiques découlent de ces conceptions. En s’appuyant sur l’univers des signes, l’être humain parvient à diriger le cours des choses. Les symboles qu’il utilise sont élaborés de façon à pouvoir accueillir la présence effective des éléments. Dans toute l’Afrique, ces structures abstraites régissent l’organisation de la vie humaine et se trouvent inscrites dans ce que l’Homme crée ou construit. Sous une forme ou une autre, la relation à l’ensemble est constamment prise en considération <ref>Ce sujet est traité de manière approfondie par [[w:Marcel Griaule|Marcel Griaule]].</ref>.
 
<references />
 
== Le monde grec ==
 
La [[w:mer Égée|mer Égée]] a été un important carrefour de civilisations dès la plus haute [[w:Antiquité|Antiquité]]. Grâce à un relatif isolement, la [[w:Crète|Crète]] est restée longtemps à l’abri des invasions. L’île bénéficiait également de ses contacts avec l’[[w:Égypte|Égypte]] dont elle était proche. Cette situation privilégiée permit le développement d’une culture qui rayonna sur toute la région dans la première moitié du deuxième millénaire avant notre ère.
 
[[File:Crete - Phaistos disk - side A.JPG||right|frameless]]
 
À partir du début du II e millénaire av. J.-C., plusieurs peuples indo-européens vont pénétrer en [[w:Grèce|Grèce]] par vagues successives : [[w:Achéens|Achéens]], [[w:Ioniens|Ioniens]]… puis [[w:Doriens|Doriens]] vers 1200 av. J.-C. Au XII e siècle, la Crète elle-même passera sous leur entière domination. Tous ces bouleversements favoriseront les mouvements de populations. De nombreuses colonies seront fondées en maints endroits autour de la [[w:Méditerranée|Méditerranée]], en particulier le long des côtes qui bordent aujourd’hui la [[w:Turquie|Turquie]]. Malgré les distances et une forte volonté d’indépendance, les cités garderont le sentiment d’appartenir à une même civilisation. Les conflits armés étaient cependant assez fréquents car les Grecs aimaient rivaliser entre eux.
 
Pour se libérer du joug [[w:perse|perse]], les cités se regrouperont sous la conduite d’[[w:Athènes|Athènes]] qui connaîtra alors une grande expansion. Face à cette [[w:hégémonie|hégémonie]], [[w:Spartes|Spartes]] constituera une confédération. Aux termes de guerres qui opposeront les deux camps, la suprématie de Spartes remplacera celle d’Athènes avant de s’achever à son tour en 371 avant notre ère. Les deux rivales s’allieront ensuite pour tenir en échec les ambitions de [[w:Thèbes|Thèbes]]. L’ampleur de ces conflits jettera le trouble dans les esprits et provoquera des crises sociales profondes. [[w:Philippe II de Macédoine|Philippe II de Macédoine]] saura tirer parti des 4 mésententes et, en 338 av JC, il dominera l’ensemble de la Grèce. Les cités perdront alors leur indépendance. Son fils, Alexandre, mènera une ambitieuse politique de conquêtes. Il parviendra jusqu’à la [[w:vallée de l’Indus|vallée de l’Indus]]. [[w:Alexandre le Grand|Alexandre le Grand]] avait eu pour précepteur le philosophe [[w:Aristote|Aristote]]. Il voulait, semble-t-il, créer un empire universel où tous les Hommes seraient égaux. Son idéal ne lui survivra pas. Après sa mort, ses généraux se partageront les territoires qu’il avait conquis. Dans les royaumes hellénistiques qu’ils fonderont, les civilisations locales et celles de la mer Égée se féconderont mutuellement <ref>La [[w:statuaire bouddhiste|]] est sans doute née sous l’inspiration de l’art grec, dans un royaume qui était situé sur l’emplacement de l’actuel [[w:Afghanistan|Afghanistan]].</ref>. En 146 av. J.-C., la Grèce sera intégrée à l’Empire Romain. Ses conquérants s’imprégneront de sa culture et la diffuseront dans tout l’Occident. Depuis, cet héritage n’a cessé de fructifier.
 
[[File:Delphi tholos cazzul.JPG||right|frameless]]
 
Jusqu’au VIe siècle avant notre ère, l’esprit grec se manifestait surtout à travers une poésie inspirée. Les œuvres d’[[w:Homère|Homère]] et d’[[w:Hésiode|Hésiode]] célébraient les exploits des héros et les prodiges des dieux <ref>Si l’on en croit les défenseurs des Traditions, les mythes exerceraient une influence sans avoir besoin de recourir à des arguments. Ces récits porteraient en eux-mêmes leur propre puissance d’action car ils atteindraient directement les couches profondes de l’être.</ref>. Les divinités grecques possèdent des caractères qui les rapprochent beaucoup des Hommes. Les uns et les autres sont d’ailleurs issus de la même souche et les dieux ont parfois des [[w:idylles|idylles]] avec de simples mortels. De ces unions naissent les demi-dieux et les héros, souvent honorés pour leurs hauts faits libérateurs. La religion grecque était peu dogmatique et il n’existait pas d’opposition entre le sacré et le profane. Certains enseignements étaient réservés à un petit nombre d’initiés. Les mystères comme ceux d’[[w:Éleusis|Éleusis]] avaient pour ambition d’ouvrir l’accès à la vie profonde de l’âme. L’adepte était amené à prendre conscience de son emprisonnement dans la matière. On lui faisait également entrevoir le chemin qu’il devait suivre pour que son âme puisse remonter jusqu’au monde divin. L’immense majorité des grecs avait plutôt recours aux cultes populaires : parmi les statues que nous admirons, beaucoup ont dû être arrosées par le sang des animaux sacrifiés.
 
L’art grec révèle une intense recherche de perfection, en particulier celle du corps, soulevé au plus haut degré de l’humain par l’[[w:idéalisme|idéalisme]]. Il reflète une vigoureuse tentative de concilier les tendances divergentes habituellement symbolisées par [[w:Apollon|Apollon]] et [[w:Dionysos|Dionysos]]. Le premier incarnant l’ordre, l’harmonie, la parole ; le second, la jubilation par delà le bien et le mal , l’inconnaissable, l’étranger qui dérange, qui remet en question, afin qu’après la crise tout puisse se régénérer. La tragédie est sans doute issue du culte de Dionysos. Art grec par excellence, la [[w:tragédie|tragédie]] est née à Athènes vers le V<sup>Ie</sup> siècle avant notre ère. Elle met en scène l’être humain, soudain placé en face d’un destin qui accentue de manière exemplaire les habituels dilemmes entre devoir et passion.
 
[[File:Nike_libation_Apollo_Louvre_Ma965.jpg||right|frameless]]
 
À partir de l’époque classique, les Hellènes développeront un esprit rationnel et une soif de liberté dans tous les domaines. C’est sans doute à Athènes qu’est née la [[w:démocratie|démocratie]]. Amplement préparée par les réformes de [[w:Solon|Solon]], elle sera instituée par [[w:Clisthène|Clisthène]] en 507 av. J.-C. Tous les hommes libres auront désormais le droit de vote et un système de tirage au sort sera organisé dans le choix de représentants. Les femmes continueront à être tenues à l’écart des décisions, de même que les esclaves. Ces derniers étaient nettement plus nombreux que les Hommes libres. Sans leur travail, les Grecs n’auraient jamais pu se consacrer aux activités pour lesquelles nous les admirons. Ils en étaient conscients, et beaucoup d’esclaves recevaient un salaire grâce auquel certains pouvaient racheter leur liberté. La pratique de l’esclavage portait d’ailleurs préjudice aux grecs d’humble condition car, en raison de la concurrence qu’elle instaurait, ceux-ci avaient des difficultés à vivre de leur travail.
 
Les Grecs ont réalisé très tôt la relativité des valeurs traditionnelles. Aux interrogations sur eux-mêmes et le monde, quelques uns se sont mis à chercher des réponses en s’appuyant principalement sur la raison, en réduisant au maximum les explications d’ordre surnaturel. Pour eux, la [[w:philosophie|philosophie]] n’était pas une simple discipline intellectuelle mais une démarche qui engage la totalité de l’être et transforme la vie de celui qui s’y adonne.
 
[[File:Odysseus_Sirens_BM_E440_n2.jpg||right|frameless]]
 
Parmi les philosophes les plus anciens, quelque figures éminentes se détachent ; notamment celle d’[[w:Héraclite|Héraclite]]. De sa pensée, on retient généralement l’idée d’un écoulement perpétuel où les contraires s’opposent et se maintiennent l’un, l’autre au sein de l’unité qui les englobe. Incarnation vivante de l’esprit philosophique, [[w:Socrate|Socrate]] a vécu au V<sup>e</sup> siècle avant notre ère. Ce personnage de haute stature ne transmettait pas véritablement un savoir : il préférait poser d’habiles questions à ses interlocuteurs afin de les placer en face d’eux-mêmes et les amener à prendre conscience d’une vérité qu’ils connaissaient déjà sans le savoir. [[w:Platon|Platon]], son disciple, a au contraire tenté de proposer des réponses aux questions essentielles. Son enseignement aux multiples facettes invite à développer l’amour et l’intelligence déductive : les deux voies qui mènent au-delà des apparences, là où tout s’éclaire et existe à l’état pur. Son élève [[w:Aristote|Aristote]] cherchait l’ordre qui se trouve dans le monde lui-même. Il a posé clairement les principes de la logique et s’est efforcé d’opérer une distinction entre ce qui relève de la philosophie et ce qui appartient au domaine de la science. Certains penseurs avaient des intuitions qui rejoignent nos conceptions modernes. [[w:Démocrite|Démocrite]] considérait toutes choses comme des combinaisons passagères d’atomes. Dans son sillage, [[w:Épicure|Épicure]] prônait une vie simple et frugale entre amis, sans crainte ni de l’avenir ni des dieux qui d’ailleurs ne se soucient nullement des Hommes. Fondée par [[w:Zénon|Zénon]], l’école [[w:stoïcienne|stoïcienne]] était basée sur des principes en partie opposés. Ses adeptes sont restés célèbres à cause de leur fermeté et leur égalité d’âme en face des événements pénibles. Dans cette philosophie, le mal qui nous arrive est nécessaire à un plus grand bien. La sagesse consistera donc à adhérer pleinement à la volonté universelle.
 
Les Grecs ont bénéficié de l’apport des sciences orientales mais ils en ont progressivement abandonné les contenus de caractère religieux. Leurs sciences se sont tout d’abord développées à l’intérieur du cadre de la philosophie, puis elles s’en sont détachées pour reposer, en partie tout au moins, sur des méthodes et des bases propres. D’importantes découvertes purent ainsi être faites. Au II<sup>e</sup> siècle avant notre ère, [[w:Erastothène|Erastothène]] parvint à calculer le diamètre de la Terre avec une bonne précision. Au siècle précédent, [[w:Aristarque|Aristarque]] avait déjà compris que notre planète tournait sur elle-même et qu’elle était en rotation autour du soleil. Il fallut néanmoins attendre la Renaissance occidentale pour que cette théorie puisse triompher.
 
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== La Rome antique ==
 
Comme la plupart des peuples, les Romains se réclamaient d’origines prestigieuses. Après la chute de [[w:Troie|Troie]], [[w:Énée|Énée]] et ses compagnons auraient trouvé refuge dans le [[w:Latium|Latium]]. La fondation de [[w:Rome|Rome]] est attribuée à un de leurs descendants : le légendaire [[w:Romulus|Romulus]]. Fils d’une gardienne du feu sacré et du dieu Mars, Romulus aurait tracé à l’aide d’une charrue les limites de la cité, en 753 avant notre ère. Son frère jumeau, [[w:Remus|Remus]], ayant commis un sacrilège en franchissant avec dérision le sillon sacré, il se serait senti dans l’obligation de le tuer. Remus incarne la part de l’Homme que les Romains ont sacrifiée : celle de l’indicible, qu’ils ont ensevelie mais qui reste néanmoins très influente et dirige à leur insu le destin de Rome.
[[File:Jules César en buste.jpg|right|frameless]]
Au début, le voisinage des [[w:Étrusques|Étrusques]] et la proximité des colonies grecques ont sans doute été déterminants à maints égards, en particulier sur le plan culturel. Dans la première moitié du VI<sup>e</sup> siècle avant notre ère, la cité passera sous la domination des rois étrusques. Les Romains parviendront à se libérer, et, vers 509 av. J.-C., la république sera proclamée. En deux siècles, la cité parviendra à conquérir toute l’[[w:Italie|Italie]]. Elle entreprendra ensuite une série de guerres qui l’amèneront à étendre sa domination à tout le pourtour de la [[w:Méditerranée|Méditerranée]] et même au delà. [[w:Jules César|Jules César]] fut sans doute le personnage le plus représentatif de Rome. Ambitieux, habile stratège et excellent administrateur, il était implacable mais savait se faire aimer de ses troupes. Il entreprit d’importantes réformes, notamment pour mettre de l’ordre dans le calendrier et la vie publique. Il fut assassiné par une conjuration de sénateurs qui espéraient ainsi pouvoir sauver la République. Un de ses fils adoptifs accèdera au pouvoir et deviendra, en 27 av. J.-C., le premier empereur romain.
 
La paix sera maintenue dans les provinces jusqu’au début du III<sup>e</sup> siècle de notre ère. Après la mort de [[w:Théodose|Théodose]], survenue en 395, l’empire sera partagé en deux. Celui d’Orient aura pour capitale [[w:Constantinople|Constantinople]]. l’Empire [[w:Byzantin|Byzantin]] se constituera à partir de ce centre. En son sein, [[w:christianisme|christianisme]] et pouvoir impérial se trouveront réconciliés. Ce puissant empire prolongera le Monde Antique et diffusera son héritage tout au long du Moyen-Âge. Siège de l’Église orthodoxe, [[w:Byzance|Byzance]] sera un important foyer culturel qui rayonnera sur l’Europe de l’Est et l’Orient méditerranéen. Il parviendra à se maintenir jusqu’en 1460. En Occident, les assauts des barbares iront en s’accentuant. Parfois, ces peuples n’avaient au départ aucune intention belliqueuse. Ils se trouvaient cependant dans l’obligation d’envahir d’autres pays car ils avaient dû fuir le leur, mis à feu et à sang par des envahisseurs – en particulier les [[w:Huns|Huns]], ces guerriers infatigables venus d’[[w:Asie centrale|Asie centrale]]. Ébranlé de toutes parts, l’Empire se morcèlera en plusieurs royaumes. En 476, un chef germanique prendra le pouvoir à Rome. Ce sera alors la fin de l’[[w:empire d’Occident|empire d’Occident]].
 
Au VI<sup>e</sup> siècle, un empereur byzantin réussira à reconquérir une partie du Bassin Méditerranéen. [[w:Justinien|Justinien]] ordonnera la révision des textes juridiques qui se trouveront rassemblés dans le célèbre code qui porte son nom. Grâce à lui, la législation romaine pourra se perpétuer en Occident. L’exigence d’un état devant être fondé sur le droit vient de là. Et il en va de même pour la possibilité du mariage par consentement mutuel et pouvant être dissous. Auparavant, il s’agissait avant tout d’une union conçue en fonction des intérêts des clans familiaux.
 
[[File:Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_001.jpg||right|frameless]]
 
À Rome comme en Grèce, les [[w:droits civiques|droits civiques]] resteront réservés aux hommes libres. Les femmes demeureront exclues de même que les étrangers et les esclaves non affranchis. Le pouvoir sera presque toujours exercé par une petite classe de privilégiés : en général des propriétaires terriens. Au premier siècle avant notre ère, la citoyenneté romaine sera accordée à de nombreux habitants de la [[w:péninsule|péninsule]]. À partir de l’an 212, tous les peuples conquis pourront bénéficier des mêmes droits. En tant que citoyen, chaque homme libre aura désormais la possibilité d’en appeler à l’empereur pour faire valoir ses droits politiques et juridiques.
 
Ce qu’on appelle la [[w:Paix Romaine|Paix Romaine]] couvre une période qui va de – 31 à 235 apr. J.-C. La cohésion de l’empire ne sera pas seulement assurée par la puissance militaire, l’efficacité de son réseau administratif aura une influence tout aussi déterminante. La diplomatie jouera également un rôle : pour prévenir les révoltes, le pouvoir fera toutes sortes de concessions. Chaque conquête sera l’occasion de pillages et une nouvelle source d’impôts. Les produits des provinces entreront en concurrence avec ceux de l’Italie. Ne pouvant plus écouler leurs produits, de nombreux petits paysans seront ruinés. Ils deviendront durablement des assistés et se trouveront contraints de faire le jeu des d[[w:émagogues|émagogues]] avides de pouvoir. Pour remédier aux crises sociales, les [[w:Gracques|Gracques]] effectueront un certain nombre de réformes, mais c’est en vain qu’ils tenteront de reconstituer une classe moyenne. Avec l’afflux de toutes ces richesses facilement gagnées, les possédants vont souvent sombrer dans le luxe clinquant et les plaisirs faciles. Beaucoup perdront même l’envie d’étudier. La plupart des Romains conserveront néanmoins un gout pour les exercices physiques et ils continueront à se montrer courageux en face de la douleur et de la mort.
 
[[File:Twelve_Labours_Altemps_Inv8642.jpg||right|frameless]]
 
Sur le plan religieux, Rome a tout d’abord été influencée par les conceptions des Étrusques. Les divinités grecques sont ensuite venues s’y superposer. Les Romains pensaient qu’ils étaient les auteurs de leur destin. La plupart d’entre eux ne s’intéressaient guère à la [[w:mythologie|mythologie]]. Pour ces Hommes à l’esprit pratique, les dieux étaient surtout « fonctionnels ». Ils ne possédaient pas de volonté indépendante : ce n’étaient que des puissances déclenchées par les rituels et les formules. Pour obtenir leur appui, ce qui importait avant tout, c’était la stricte observance des rites. Quand les Romains transgressaient les prescriptions, ils se livraient à des simulacres pour sauvegarder les apparences et échapper ainsi à d’éventuelles représailles. À côté des sacrifices, des [[w:augures|augures]] et des cérémonies publiques, il existait un [[w:culte|culte]] domestique avec le foyer pour centre. Dans le cadre familial, c’est le père qui exerçait les fonctions de prêtre. Les Romains diffusaient leur culture jusque dans les provinces les plus reculées, mais eux-mêmes ne refusaient pas de s’ouvrir à ce qui provenait des autres civilisations. Pour satisfaire son besoin d’une religiosité plus profonde et personnelle, une partie de la population se tournera vers les cultes orientaux comme ceux d’[[w:Isis|Isis]], [[w:Mithra|Mithra]] ou [[w:Cybèle|Cybèle]]. Cette désaffection de la religion officielle prit progressivement de l’ampleur, surtout à partir du début de notre ère. Comme les chrétiens refusaient de sacrifier au culte impérial, ils furent tout d’abord combattus et persécutés. En 313, l’empereur [[w:Constantin|Constantin]], lui-même converti, autorisa la pratique du [[w:christianisme|christianisme]]. À l’extrême fin du IVe siècle, le catholicisme devint la religion d’état. On réprima les [[w:hérésies|hérésies]]. Les temples païens furent fermés, les combats de [[w:gladiateurs|gladiateurs]], abolis. À cette époque, la Grèce faisait partie de l’Empire. Étant assimilés à un culte, les [[w:Jeux Olympiques|Jeux Olympiques]] furent interdits en 394.
 
[[File:Pont_du_gard.jpg||right|frameless]]
 
Les Romains préféraient les combats de gladiateurs aux [[w:joutes oratoires|joutes oratoires]] de ceux qui tentent de sonder les profondeurs de la réalité. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ils n’engendrèrent pas de philosophie propre. Les trois grands penseurs latins, [[w:Lucrèce|Lucrèce]], [[w:Cicéron|Cicéron]] et [[w:Sénèque|Sénèque]] se rattachaient respectivement à l’[[w:épicurisme|épicurisme]], à l’[[w:éclectisme|éclectisme]] et au [[w:stoïcisme|stoïcisme]] : trois courants d’origine grecque. Leur contribution est néanmoins immense. Sans les traductions et les commentaires romains, nous ne saurions presque rien des philosophes de la Grèce antique. Ce sont les latins qui ont diffusé leurs enseignements et leur ont permis d’exercer une influence durable. Dans le domaine de l’art, Rome s’est abreuvée aux mêmes sources d’inspiration. Ses artistes ont fait preuve de beaucoup de virtuosité et d’un réel amour des formes. Leurs œuvres témoignent d’un souci de réalisme tout à fait admirable. Cependant, par manque d’intériorité peut-être, les Romains sont restés dans l’ombre de leurs illustres modèles sans parvenir à s’en libérer. Leurs ouvrages d’art sont par contre les plus prestigieux que le monde ait connus. Ce n’est sans doute pas par hasard si c’est au travers des routes, des ponts et des aqueducs que les Romains parvinrent le mieux à exprimer leur génie : dans le domaine de la culture comme sur la scène de l’Histoire, ils ont avant tout eu un rôle d’intermédiaires.
 
== Judaïsme, Christianisme, Islam ==
 
Si l’on en croit les sources actuelles, le peuple d’[[w:Israël|Israël]] serait parti de [[w:Mésopotamie|Mésopotamie]] au début du deuxième millénaire avant notre ère. Il aurait atteint la [[w:Palestine|Palestine]] quelques siècles plus tard. Comme la région était inhospitalière, une partie des israélites alla s’installer en [[w:Égypte|Égypte]]. À cette époque, le pays se trouvait sous la domination des [[w:Hyksos|Hyksos]]. Quand les Égyptiens reprirent le pouvoir, les Israélites furent réduits au servage. Au XIII e siècle av. J.-C., entraînés par [[w:Moïse|Moïse]], leur libérateur, ils purent reprendre le chemin de [[w:Canaan|Canaan]] : « la terre promise. » Ils créèrent un royaume dont l’apogée se situe au IXe av. J.-C., en particulier pendant les règnes des rois [[w:David|David]] et [[w:Salomon|Salomon]]. Une scission eut lieu ensuite, donnant naissance à deux entités distinctes : Israël, en [[w:Samarie|Samarie]] ; et [[w:Juda|Juda]], avec pour capitale [[w:Jérusalem|Jérusalem]].
 
[[Fichier:Isaak Asknaziy 02.jpeg|right|frameless]]
 
Au cours de leur Histoire, les Israélites furent déportés à plusieurs reprises : ceux du royaume du Nord en [[w:Assyrie|Assyrie]] en 721 av. J.-C. ; ceux du Sud au VIe av. J.-C. en [[w:Babylonie|Babylonie]]. À partir de 540 avant notre ère, grâce à l’autorisation du roi [[w:Perse|Perse]] [[w:Cyrus|Cyrus]] qui venait de conquérir la cité, les captifs pourront retourner en [[w:Judée|Judée]] et reconstituer leur nation. En l’an 70 de notre ère, les Romains détruisirent [[w:Jérusalem|Jérusalem]]. La résistance à l’oppression fut parfois héroïque mais la puissance de Rome était trop importante pour qu’elle puisse être couronnée de succès. Une dernière révolte eut lieu au II<sup>e</sup> siècle ; elle fut sévèrement réprimée. Un grand nombre de juifs furent alors expulsés de Palestine. La plupart s’exilèrent dans les pays du pourtour de La [[w:Méditerranée|Méditerranée]]. Certains furent vendus comme esclaves.
 
Tout en conservant leur culture, les juifs assimileront celles des pays où ils s’implanteront, contribuant ainsi à la prospérité de leur terre d’accueil. Tributaires du bon vouloir des différents régimes, ils seront souvent victimes d’exclusions et de persécutions. L’idée d’un retour au pays ne quittera jamais les Israélites. Pendant longtemps, cela restera un simple espoir car les conditions ne le permettront pas. Un projet visant à constituer un état indépendant sera conçu vers la fin du XIXe. Il se concrétisera en 1948 par la création de l’état d’Israël, quelques années à peine après cet évènement infiniment désespérant que fut la « [[w:Shoah|Shoah]] » : la tentative d’extermination totale des juifs par les [[w:nazis|nazis]].
 
[[File:Haguenau Musée judaïsme 2.JPG|right|frameless]]
 
À l’intérieur de l’Histoire connue, les [[w:Hébreux|Hébreux]] furent sans doute les premiers à vouer un culte à un dieu unique. – Il n’existe dans ce monothéisme aucune divinité secondaire. Ainsi que l’a défini [[w:Maïmonide|Maïmonide]], Dieu est éternel et infini. Pur esprit, il ne peut être représenté sous aucune forme. Créateur du Ciel et de la Terre, il rappellera les morts à la vie. Durant le cours de leur existence, les êtres humains sont récompensés ou punis en fonction de leur obéissance à sa Loi. Bien que tout puissant, Dieu n’a pas achevé le monde : il a chargé l’être humain de mener à bien cette tâche. Mais celui-ci ne se montre pas toujours à la hauteur de ce qui est attendu de lui et il s’écarte parfois du projet divin. [[w:Adam et Ève|Adam et Ève]] ont été chassés du paradis pour avoir voulu déterminer par eux-mêmes les critères du bien et du mal alors que [[w:Yahvé|Yahvé]] leur avait seulement donné l’autorisation de nommer les choses. La Bible (ou [[w:Torah|Torah]]) invite à faire régner la justice et à respecter tout Homme, même s’il est esclave ou étranger. Sur d’autres points par contre, elle défend un système de valeurs assez éloigné de celui qui semble légitime actuellement. Ceci est particulièrement le cas pour les préceptes d’ordre familial ou certaines règles d’hygiène.
 
Comme tout livre considéré comme sacré, la [[w:Bible|Bible]] comporterait plusieurs niveaux de lecture. Pour les Kabbalistes, le texte serait même codé. En utilisant certaines clés mettant en jeu des correspondances entre lettres et chiffres, il serait possible d’accéder à un sens secret. La [[w:Kabbale|Kabbale]] est une tradition [[w:ésotérique|ésotérique]] pour laquelle, avec l’aide de Dieu, tout peut être transformé. Le [[w:Hassidisme|Hassidisme]] est un de ses prolongements. Ce mouvement est apparu au sein du [[w:judaïsme|judaïsme]] dans le courant du [[w:Moyen-Âge|Moyen-Âge]]. Ses adeptes se distinguent souvent par leur ferveur et le zèle ardent avec lequel ils observent les préceptes religieux. Se considérant comme de simples instruments entre les mains de leur créateur, ils mettent l’accent sur la sincérité et l’intention profonde. Le Hassidisme connut une importante résurgence au XVIII e, en particulier en [[w:Europe centrale|Europe centrale]]. Certains de ses caractères le rapprochent beaucoup du [[w:Soufisme|Soufisme]], un courant qui lui a émergé au sein de l’Islam. Alliant mystique et interrogation existentielle, certains maîtres s’appliquaient à susciter chez leurs disciples une remise en question permanente. Les contes et la danse extatique occupent une place non négligeable dans la pratique. Pour les Hassidismes, ce que la personne éprouve est plus important que l’obéissance à la lettre. Les émotions négatives elles-mêmes ne doivent pas être tues : quand elles sont sublimées par la parole authentique, elles libèrent leur contrepartie positive.
[[File:Meister Theoderich von Prag 002.jpg|right|frameless]]
 
Dans la Tradition biblique, l’Histoire est orientée ; elle est une marche vers la lumière, la justice et la paix. L’Homme ne doit donc pas se soumettre aux déterminismes naturels mais les utiliser pour le plus grand bien, en accord avec la volonté divine qui a donné naissance à tout ce qui existe. Si les juifs ont été victimes de tant de haine, peut-être est-ce en partie à cause de l’irritation que suscite la notion de [[w:peuple élu|peuple élu]] ? Mais une autre raison, celle-ci plus profonde, est sans doute à l’origine de cet acharnement. Les juifs ne se contentent pas de rechercher un salut dans un au-delà ou sur un autre plan. Ils sont les dépositaires d’une tradition qui affirme que, sur Terre, le bien finira par triompher absolument. Et ceci sera réalisé en partie grâce à l’action de l’Homme. L’enjeu se trouve dans ce monde-ci et la lutte ne peut ni ne doit être évitée. Il n’est donc pas surprenant qu’ils se heurtent à de farouches oppositions. Nous sommes bien entendu ici sur un terrain de simples hypothèses. L’identité juive actuelle est d’ailleurs difficile à cerner. Il ne s’agit pas d’un groupe ethnique défini et ceux qui s’en réclament sont parfois athées.
 
Aux alentours de l’an 30 de notre ère, un juif nommé [[w:Jésus|Jésus]] est mort crucifié à Jérusalem. Il a été condamné à ce supplice par les Romains car il déclarait être le [[w:Messie|Messie]] et dispensait un enseignement qui dérangeait une partie des autorités religieuses du peuple dont il était issu. Il devait sans doute aussi inquiéter les occupants romains car la crucifixion était habituellement réservée aux esclaves et à ceux qui se révoltaient contre Rome. Jésus affirmait que l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont indissociables – il rappelait aussi discrètement à chacun qu’il doit s’aimer lui-même. Par ses paroles et par ses actes, il incitait ses disciples à aimer tous les Hommes quels qu’ils soient, y compris leurs ennemis. Il leur recommandait également de pardonner et de s’abstenir de juger autrui. Ceci n’excluait pas de sa part de vigoureuses dénonciations de l’ordre établi et des pratiques qui lui semblaient offenser Dieu. Un jour il alla même jusqu’à chasser les marchands du Temple, ce qui dut lui valoir quelques inimitiés.
 
[[File:Christ with beard.jpg|right|frameless]]
 
Jésus accordait une attention particulière à ceux qui souffrent, ceux qui sont rejetés ou égarés. Il attribuait une grande valeur à la simplicité et encourageait chacun à retrouver un cœur d’enfant. Mais le message de Jésus n’avait pas seulement un caractère [[w:éthique|éthique]]. Il invitait ses disciples à rechercher le Royaume de Dieu qui est en eux sans se préoccuper du lendemain. Il annonçait aussi l’avènement de ce Royaume dans le monde, assurant que tous, même les plus humbles, y auraient une place digne d’eux.
 
Pour les chrétiens, Jésus est le symbole du bien apparemment vaincu mais qui finit par triompher grâce à la force spirituelle qui est en lui. Telle est le sens de la résurrection dont chaque chrétien espère pouvoir bénéficier un jour lui aussi. Ici le don de soi remplace les sacrifices traditionnels, le fils de Dieu lui-même ayant montré l’exemple en donnant sa vie pour la rédemption de l’Homme. Par sa venue dans le monde à travers une mère humaine et par ce sacrifice, la coupure provoquée par le “[[w:péché originel|péché originel]]” disparait.
 
Les chrétiens ont tout d’abord formé une communauté distincte au sein du judaïsme. Ils ont ensuite été rejoints par des convertis venus d’autres horizons culturels, ce qui eut pour conséquence d’accentuer les contradictions et les divergences déjà présentes. Le [[w:christianisme|christianisme]] s’est alors constitué en une religion totalement indépendante du [[w:Judaïsme|Judaïsme]]. Les [[w:Évangiles|Évangiles]] ont été écrits plusieurs dizaines d’années après la mort de Jésus par des Hommes qui ne l’avaient pas approché. Ils ne font donc que refléter plus ou moins fidèlement son enseignement. Avec l’éclairage apporté par la philosophie grecque, une réflexion systématique va s’élaborer. Il en résultera une théologie où différentes doctrines s’affronteront, entraînant parfois des conflits armés. En devenant la religion officielle de l’Empire Romain, le christianisme lui donnera un supplément d’âme. Lui-même bénéficiera de sa puissance mais, en contrepartie, il devra s’adapter aux cadres déjà existants et épouser certaines de ses formes. L’apparat, la complexité des rites et l’organisation hiérarchique sont un héritage romain. Il faudra attendre la [[w:réforme protestante|réforme protestante]] pour que soit entreprise une rénovation de grande envergure.
 
[[File:Heures_d%27%C3%89tienne_Chevalier_-_Nativit%C3%A9.jpg||right|frameless]]
 
Aux cours des siècles, les écrits des [[w:apôtres|apôtres]] vont donner lieu à de nombreuses interprétations. Ils seront parfois utilisés pour justifier les positions les plus contradictoires. Certains [[w:Rose-Croix|Rose-Croix]] voient dans les Évangiles la description d’un parcours initiatique que chacun peut suivre pour réaliser le royaume de Dieu qui se trouve en lui. Chaque évènement de la vie de Jésus est ainsi relié à une étape de ce cheminement intérieur. La naissance à [[w:Bethléem|Bethléem]] correspond l’éveil de l’âme-étincelle dans la grotte du cœur ... Les douze apôtres symbolisent les douze paires de nerfs crâniens. Et ainsi de suite jusqu’à la crucifixion sur le [[w:Golgotha|Golgotha]] – ce qui, en hébreux signifie “le lieu du crâne”. Comme dans certaines voies spirituelles asiatiques, l’[[w:apothéose|apothéose]] se situe au sommet de la tête. C’est à ce niveau que l’ultime victoire est remportée.
 
Depuis la découverte des manuscrits de [[w:Qumran|Qumran]], un certain nombre de chercheurs pensent qu’il existe un lien privilégié entre le mouvement [[w:essénien|essénien]] et la communauté des premiers chrétiens. Déjà, un siècle avant Jésus Christ, les esséniens prenaient en commun un repas de pain et de vin. Dès cette époque, les membres de ce mouvement religieux juif parlaient de résurrection et utilisaient des expressions telles que « maître de justice » et « fils du Très-Haut. » Mais ils se croyaient prédestinés et menaient une vie ascétique à l’écart du monde : ce qui n’était pas le cas des premiers chrétiens. De leur côté, les esséniens semblent avoir été influencés par les cultes [[w:iraniens|iraniens]] et par des croyances venues de [[w:Grèce|Grèce]]. Et ces courants spirituels sont eux-mêmes des synthèses. Cette continuité n’est pas le simple résultat d’une influence. Comme il existe chez tous les êtres humains une identité de nature, un peu de chaque religion est présent dans la plupart des autres.
 
[[File:Signorelli_Resurrection.jpg||right|frameless]]
 
L’[[w:Islam|Islam]] est né en [[w:Arabie|Arabie]], un de ces pays très arides où la vie se trouve concentrée autour des oasis et des caravanes. Au moment de son apparition, La [[w:Mecque|Mecque]] était déjà le centre commercial et religieux de toute la région. C’est là qu’à partir de l’année 612 de l’ère chrétienne, [[w:Mahomet|Mahomet]] commença à recevoir des révélations par l’intermédiaire de l’[[w:archange Gabriel|archange Gabriel]]. Le [[w:Coran|Coran]] est la transcription de ce qui lui a été communiqué.
 
Les cinq piliers de l’Islam sont : la profession de foi en un seul Dieu dont Mahomet est le prophète, les prières quotidiennes, l’aumône due aux pauvres, le jeûne du [[w:Ramadan|Ramadan]] et, pour ceux qui le peuvent, le pèlerinage à La Mecque. Les musulmans croient en l’existence de l’âme, au jugement dernier et à la résurrection. Ils reconnaissent la valeur des témoignages d’[[w:Abraham|Abraham]], [[w:Moïse|Moïse]] et [[w:Jésus|Jésus]] : tous prophètes au même titre que Mahomet. Celui-ci étant le point d’aboutissement de cette lignée, son message est considéré comme la récapitulation de ceux qui l’ont précédé. Selon une interprétation assez répandue, il ouvrirait l’ère de la raison, désormais d’actualité maintenant que les temps sont mûrs et que Dieu n’intervient plus directement dans les affaires du monde.
 
[[File:باب وكسوة الكعبة.jpg|right|frameless]]
 
D’après le Coran, Dieu est un pur esprit, infini, unique et incréé : il ne peut donc pas s’incarner dans un être humain ou une idole. Et comme lui seul est libre, s’en remettre à sa volonté est la seule façon de participer à sa Liberté. Telle est l’origine de la soumission spirituelle fréquemment invoquée par ceux qui se réclament de la révélation coranique.
 
Au sein de l’Islam, le message purement spirituel se trouve accompagné d’un ensemble de coutumes qui proviennent de la culture locale de l’époque. Chaque religion comporte ainsi des éléments qui n’ont rien d’essentiel mais qui se trouvent simplement avoir été dictés par le contexte. Certaines des directives de l’islam semblent difficilement compatibles avec les aspirations du monde actuel, alors qu’au moment où elles ont été formulées, elles représentaient un réel progrès dans le sens de la dignité humaine, y compris celle de la femme. De nos jours cependant, de nouvelles possibilités sont apparues et elles permettent d’envisager, sans restriction aucune, l’autonomie de la personne. Les codes et les ancrages de circonstance doivent être renouvelés en fonction des situations. Les difficultés ne sont pas insurmontables. Le noyau central de chaque religion peut même devenir un élément dynamique au service du progrès. C’est notamment le cas de l’islam qui porte bien haut l’idéal de fraternité, croit en l’être humain, fait confiance à la raison et refuse les intermédiaires entre L’Homme et Dieu. Nul n’a le monopole de l’attitude juste. En divers points du Globe, la civilisation occidentale contemporaine apparaît parfois comme une forme de barbarie ; en particulier à cause du fait que presque tout y est traité comme une marchandise et mis en concurrence, y compris le corps ou des valeurs traditionnellement considérées comme sacrées.
 
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Par son idéal de solidarité, la religion islamique encourageait un dépassement des rivalités tribales, des liens du sang et des intérêts personnels. L’individu se trouvait soudain partie intégrante d’une vaste communauté qui transcendait toutes les frontières. Cette foi nouvelle devint pour beaucoup le point de ralliement. Dans le Coran il est écrit : « il n’y a pas de contrainte en religion. » L’Histoire allait cependant en décider autrement. Après avoir été longtemps méconnu et tourné en ridicule, Mahomet allait progressivement être amené à jouer un rôle diplomatique. Il devint même un chef politique et militaire important. L’islam connut une rapide expansion, en partie à cause de ses succès militaires, mais également grâce à sa morale et au dynamisme qu’il engendrait. La clarté et la simplicité de sa doctrine lui permettaient de rencontrer une large adhésion populaire et de s’adapter à de nombreuses situations. Il apportait l’espoir aux désemparés et à ceux qui subissaient le joug d’une classe dominante ou d’une puissance étrangère. Pour eux il représentait souvent l’unique possibilité d’évolution, la seule perspective exaltante. Aujourd’hui encore, il suscite l’espérance au sein des communautés qui se retrouvent dans des situations analogues.
 
La religion musulmane réalisa l’unification du monde arabe, très divisé jusque là. Elle permit l’édification d’un empire qui, au VII e siècle, s’étendait de l’[[w:Espagne|Espagne]] à l’[[w:Indus|Indus]], incluant même une partie de la [[w:Chine|Chine]]. Une culture raffinée s’y développa avec de nombreux centres prestigieux, de [[w:Cordoue|Cordoue]] à [[w:Samarcande|Samarcande]] et même au delà. Les arts, les sciences et la philosophie y étaient souvent encouragés et purent atteindre des niveaux élevés. Il y eut ainsi des époques d’équilibre entre la foi et la raison. Pour l’islam, le monde est le langage de Dieu et peut être déchiffré. C’est à [[w:Bagdad|Bagdad]] que se constitua ce qu’on pourrait considérer comme la première académie des sciences. Au XIe siècle, la civilisation arabo-musulmane élaborait des méthodes qui incluaient preuve et expérimentation. Les [[w:Mongols|Mongols]] disloqueront ce bel édifice. À partir du X<sup>e</sup> siècle, des combattants musulmans d’Asie centrale accèderont au pouvoir en divers endroits. Les [[w:Turcs|Turcs]] remplaceront les Arabes à la tête de l’empire. Ils s’empareront même de [[w:Constantinople|Constantinople]] en 1453. L’[[w:Empire Ottoman|Empire Ottoman]] va se constituer au XIVe siècle. Il deviendra, pendant un temps, la première puissance en Europe et imposera le respect au monde occidental, en particulier à son apogée, au XVIe, sous le règne de [[w:Soliman|Soliman]] le Magnifique… La première guerre mondiale amènera le démantèlement total de ce qui en subsistait.
 
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Pour éviter toute forme d’idolâtrie, l’islam bannit des édifices religieux toute représentation naturelle. Il est en cela en plein accord avec l’interdit biblique qui exhorte à se détourner de l’image de la divinité pour en percevoir le reflet en soi-même. Les artistes musulmans utilisent donc toutes les ressources de leur imagination pour donner vie à l’abstraction. Les entrelacements et la répétition des motifs géométriques créent un monde où le temps semble aboli. L’accès à la [[w:transcendance|transcendance]] se trouve ainsi facilité. Grâce à l’art de la [[w:calligraphie|calligraphie]], les [[w:versets|versets]] du Coran échappent aux limites de la simple écriture. Pour un instant, au moins, ils donnent l’impression d’être un langage qui existe de lui-même, indépendamment de l’humain.
 
Les pratiques traditionnelles ne représentent qu’un versant de l’islam <ref>La plupart des observateurs estiment que, dans l’islam, la femme est en quelque sorte mise sous tutelle. Ce que l’on dit moins, c’est que, par ailleurs, elle est idéalisée au point d’être considérée comme intermédiaire entre l’homme et Dieu. Comme Lui elle est visible seulement dans les espaces intérieurs, dérobée aux regards ordinaires. De nos jours, l’immense majorité des femmes demandent à être traitées sur un pied d’égalité avec les hommes : tout simplement, sans statut particulier. Et, les hommes qui y sont favorables sont de plus en plus nombreux. Bien des coutumes et des interdits ont pour cause principale le fait que L’Islam s’est développé dans des contrées où survivre est difficile, et où l’essentiel de la vie se déroule dans les oasis ou sous des tentes. Dans de telles conditions, seules des règles strictes peuvent empêcher la promiscuité et les luttes intestines.
 
Le [[w:Jihad|Jihad]], ou guerre sainte, comporte deux aspects :
* à l’intérieur , c’est un effort en vue de s’améliorer : une sorte de guerre contre le mal en soi.
* à l’extérieur, c’est le recours à la guerre contre ceux qui menacent l’islam : cette religion étant considérée par ses adeptes, comme l’incarnation du bien. Ce second aspect a d’ailleurs été établi en relation avec un contexte particulier. Le généraliser n’était qu’un des choix possibles. Du reste, qui sont au fond les plus grands ennemis de l’islam ? Ne serait-ce pas ceux dont la violente intolérance ternit l'image de cette religion et porte ainsi préjudice à l’ensemble de ceux qui s'en réclament?</ref>. On oublie souvent qu’un important courant mystique s’est développé en son sein. Extrêmement diversifié et toujours bien vivant, ce mouvement est connu sous le nom de [[w:soufisme|soufisme]]. Ses adeptes mettent l’accent sur la purification du Cœur et la connaissance de soi. Ils cherchent à s’immerger dans « l’origine merveilleuse de tout. » : ce point de convergence qui est à la fois le Tout et le Rien, et où Beauté et Vérité se trouvent réunies. En Occident, le soufisme est surtout connu à travers la danse des [[w:derviches tourneurs|derviches tourneurs]]. Le profond humanisme des soufis a beaucoup contribué à faciliter le rapprochement entre les musulmans et les autres communautés. Pour eux, du reste, il y a autant de voies que de personnes sur la terre. Malgré les difficultés de compréhension, le dialogue inter-religieux est hautement souhaitable. En effet, chaque fois que les « [[w:religions du Livre|religions du Livre]] » ont cohabité fraternellement entre elles ou avec d’autres, on a vu fleurir un art de vivre de très haute qualité.
 
<references />
 
== L’Occident médiéval ==
 
On appelle [[w:Moyen-Âge|Moyen-Âge]], la période historique qui débute au Ve siècle avec la chute de Rome. Sa durée est d’environ un millénaire. Dès le III<sup>e</sup> siècle, l’affaiblissement de l’Empire avait entraîné le déclin des villes. Les invasions accentuèrent ce mouvement. Les échanges commerciaux furent réduits au minimum. Les édifices publics et les routes cessèrent d’être entretenus. Autour des grands domaines cependant, la vie continua de s’organiser.
 
[[File:Charlemagne_and_Pope_Adrian_I.jpg||right|frameless]]
 
L’Europe de l’Ouest est née de la rencontre de plusieurs cultures : celle des populations installées de longue date, en particulier les [[w:Celtes|Celtes]] ; celle de la [[w:Rome Antique|Rome Antique]] d’après la christianisation ; et enfin celle des conquérants germaniques. Parmi ces derniers figuraient les [[w:Angles|Angles]], les [[w:Francs|Francs]] et les [[w:Alamans|Alamans]] : des peuples qui ont donné leur nom aux états qui se sont formés par la suite. Les Francs ont rapidement constitué un empire qui s’étendait sur la [[w:Gaule|Gaule]] et une partie de la [[w:Germanie|Germanie]].
 
Au début du IXe siècle, [[w:Charlemagne|Charlemagne]] régnait sur un territoire occupant une bonne partie de l’[[w:Europe occidentale|Europe occidentale]]. Il voulait reconstituer un équivalent de l’[[w:Empire Romain|Empire Romain]], mais centré plus au Nord. L’Église avait confié à la d[[w:ynastie carolingienne|ynastie carolingienne]] la tâche d’unifier la chrétienté. Charlemagne poursuivit l’œuvre de son père [[w:Pépin Le Bref|Pépin Le Bref]]. Il renforça cette alliance entre l’Église et son état qu’il dota d’un réseau administratif puissamment organisé où les membres du clergé exerçaient de hautes fonctions. L’empereur favorisa une importante renaissance culturelle. Il accueillit des érudits étrangers qui contribuèrent à cet essor. À la mort de son fils, l’Empire fut à nouveau morcelé. L’esprit de cette renaissance subsista néanmoins dans le Nord-Est du royaume. Au cours de la deuxième moitié du Xe siècle, [[w:Othon|Othon]] I<sup>er</sup> sera couronné empereur du Saint Empire germanique.
 
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Pendant ce temps, à l’autre bout de l’Europe, dans les [[w:Balkans|Balkans]] et en [[w:Russie|Russie]], l’influence de [[w:Byzance|Byzance]] était prédominante, tant sur le plan politique que dans les domaines artistiques et religieux. Vers l’an mille, un état russe se constitua avec [[w:Kiev|Kiev]] pour capitale. À partir du milieu du XIII<sup>e</sup>, le pays dut subir le joug [[w:Tatar|Tatar]] : un peuple originaire d’[[w:Asie centrale|Asie centrale]] qui était converti à l’[[w:islam|islam]]. Cette domination dura deux siècles. La Russie se trouva ainsi isolée de l’Europe, ce qui l’empêcha de participer au renouveau de la culture occidentale. Par la suite, elle devint un état absolutiste qui fut peu influencé par la révolution industrielle.
 
En [[w:Europe de l’Ouest|Europe de l’Ouest]], les invasions et les crises dynastiques vont créer un climat d’insécurité. Pour faire face à cette situation, les plus faibles se mirent peu à peu au service des puissants. La mise en place du [[w:système féodal|système féodal]] se généralisa à partir du IXe siècle. Chacun était le [[w:vassal|vassal]] d’un [[w:suzerain|suzerain]]. Les villageois dépendaient du bon vouloir du seigneur local. Lui-même devait obéissance à un personnage d’un rang plus élevé. Et ainsi de suite ... Ces liens de dépendance constituaient un système pyramidal qui, du temps des Carolingiens remontait jusqu’au roi. Pour s’assurer la fidélité de leurs vassaux, les souverains leur accordaient de nombreuses concessions de terres. Le pouvoir royal s’en trouva peu à peu affaibli. Pour faire face aux assauts des [[w:Scandinaves|Scandinaves]], des [[w:Slaves|Slaves]] … ou des [[w:Sarrasins|Sarrasins]], la défense s’organisa au niveau local, à partir du seul rempart efficace : le [[w:château fort|château fort]]. Afin d’obtenir la protection des seigneurs et des chevaliers, les paysans durent renoncer à leur liberté et subir les dures conditions du [[w:servage|servage]].
 
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Dans ce monde tourmenté et brutal, l’idéal de paix et d’harmonie trouvait tout de même des terrains d’expression, notamment dans les [[w:monastères|monastères]]. Ces lieux privilégiés étaient quelquefois d’importants foyers culturels où l’on continuait à étudier certains auteurs de l’Antiquité. L’interprétation des textes s’effectuait dans une optique généralement bien définie car au Moyen-Âge l’art de la [[w:philosophie|philosophie]] étaient au service de la religion chrétienne. L’Église représentait le principal facteur d’unification et la référence morale de tout l’Occident. Sa richesse et sa puissance étaient cependant peu conformes à l’idéal évangélique. De plus, elles contrastaient avec le dénuement du peuple qui était contraint de lui payer un impôt. Le sort des petites gens était des plus misérables car, de surcroît, à cette époque tout particulièrement, les fidèles ne vivaient pas seulement dans l’espoir du salut : la crainte de l’enfer hantait fortement les consciences. Investies du rôle de boucs émissaires, les populations juives subissaient périodiquement de graves persécutions. À partir de l’an mille, apparurent de nombreuses [[w:hérésies|hérésies]] prônant un retour à la simplicité des débuts. Mais ces mouvements furent combattus et réprimés sévèrement. Tel fut le sort de la religion des [[w:Cathares|Cathares]] qui s’épanouit dans le Sud de la France au XII e siècle. En entrant dans [[w:Narbonne|Narbonne]], le représentant du [[w:pape|pape]] aurait donné cet ordre qui en dit long sur l’aveuglement fanatique qui s’était emparé de certains esprits ; « Tuez-les tous : Dieu reconnaîtra les siens. »
 
[[File:PriseDeConstantinople1204PalmaLeJeune.JPG||right|frameless]]
 
Les [[w:Croisades|Croisades]] d’Orient débutèrent à l’extrême fin du X<sup>e</sup> siècle. À l’origine, elles furent entreprises pour reconquérir [[w:Jérusalem|Jérusalem]], depuis peu aux mains des [[w:Turcs|Turcs]], et permettre ainsi aux pèlerins de s’y rendre en toute sécurité. La violence qui régnait dans la société occidentale se trouva de ce fait orientée vers un ennemi extérieur. La ferveur religieuse n’était pas la seule raison qui animait ceux qui partaient : il y avait aussi, pour une partie d’entre eux, l’attrait des horizons nouveaux. Le désir de supplanter les Arabes dans le domaine commercial a sans doute dû jouer lui aussi un rôle incitateur. Toutes les femmes ne restaient pas à attendre au coin de la cheminée en filant de la laine. Beaucoup étaient aussi du voyage, l’enrichissant de leur présence et apportant aide et réconfort aux combattants occidentaux. À partir de la quatrième [[w:Croisade|Croisade]], les objectifs politiques et économiques vinrent se joindre ouvertement aux mobiles religieux. En 1204, les Croisés s’emparèrent de [[w:Constantinople|Constantinople]] qui était pourtant la capitale de la chrétienté orientale. Des états latins furent crées en Orient, en particulier en [[w:Palestine|Palestine]]. À la fin du XIII<sup>e</sup>, les musulmans reprirent possession de l’ensemble de la région.
 
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Grâce à cette confrontation avec les cultures de [[w:Byzance|Byzance]] et de l’[[w:Islam|Islam]], les Croisés revinrent avec des idées nouvelles et une aspiration à plus de raffinement, de richesse et de chaleur. Le flamboiement des cathédrales gothiques remplaça la discrétion profonde des églises romanes. Les murs devinrent moins abrupts et s’ouvrirent à la lumière colorée des vitraux. Le monde de la connaissance sortit lui aussi de sa réserve et, à partir du XIIe, des [[w:universités|universités]] furent crées. Avec l’apparition de « l’[[w:esprit courtois|esprit courtois]] », inspiré en partie par la rencontre avec les Arabes, la brutalité des chevaliers s’atténua et un regard nouveau fut porté sur la femme. Pour une élite tout au moins, elle devint l’Inspiratrice. Dans « l’amour courtois « , la dévotion pour Dieu se transformait en une vénération de la Dame, ce qui ouvrait la voie aux conceptions romantiques et modernes. Il ne s’agissait pourtant pas d’un éveil après une longue nuit : le Moyen-Âge n’avait jamais été un temps véritablement obscur. Très tôt, notamment dans le Sud, la [[w:Champagne|Champagne]] et les [[w:Flandres|Flandres]], les mœurs avaient commencé à s’affiner.
 
Avec l’amélioration de l’outillage et le perfectionnement des techniques, de grandes étendues de terres purent désormais être mises en valeur. Ces progrès furent dans une large mesure dus à l’esprit d’initiative des ordres monastiques. Grâce à la relative prospérité qui en résulta, la population augmenta. Les commerçants et les artisans se groupèrent en associations, ce qui leur permit de bénéficier progressivement de nombreux avantages. Les villes commencèrent à se libérer de la tutelle du seigneur ou de l’[[w:évêque|évêque]], souvent avec l’aide des souverains qui voyaient là une occasion de renforcer leur pouvoir au détriment de l’[[w:aristocratie|aristocratie]] et de l’Église. Certaines villes accédèrent à une réelle autonomie. Dans le Nord de l’Europe, d’importants centres commerciaux se groupèrent en une confédération pour former la puissante et florissante [[w:Union de La Hanse|Union de La Hanse]]. Les villageois suivirent l’exemple des citadins. En s’unissant, ils purent obtenir une amélioration de leur condition. Le servage disparut en beaucoup d’endroits. Ne pouvant s’adapter à l’évolution de la société, un grand nombre de nobles se trouvèrent ruinés. L’ascension de la bourgeoisie amena l’émergence d’un état d’esprit plus réaliste et la recherche active du bien-être, ici, sur Terre. Cette nouvelle orientation se répercuta dans le domaine de l’art. Le goût pour les scènes naturelles se développa.
 
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À la fin du Moyen-Âge, l’Europe dut affronter de nombreuses crises morales et sociales amenant dans leur sillage de nouvelles prises de conscience. Avec l’éclatement de la chrétienté, l’idée de nation commença à se répandre. L’épidémie de [[w:peste|peste]] de 1347 réduisit la population d’un tiers et engendra une famine importante. Pour faire face aux tragédies et aux incertitudes de toute nature, une grande soif de vivre et de comprendre se développa. Les œuvres recopiées par les moines firent l’objet d’un intérêt passionné. De leur côté, les Arabes avaient traduit les ouvrages des philosophes grecs et les traités scientifiques de l’Antiquité. Ils ne s’étaient d’ailleurs pas contentés de les réactualiser, ils avaient enrichi cet acquis par un apport original et les résultats de leurs propres recherches. Au XVe siècle, le royaume de [[w:Grenade|Grenade]] demeurait sous la domination des [[w:Maures|Maures]]. La bibliothèque de l’[[w:Alhambra|Alhambra]] qui s'y trouvait étant d'une très grande richesse, elle était le pôle d’attraction de toute l’élite intellectuelle de l’Occident.
 
== Renaissance, réformes et grandes découvertes ==
 
Après la chute de Constantinople, survenue en 1453, de nombreux érudits byzantins arrivèrent en Occident, amenant avec eux leur connaissance du Monde Antique. Avec l’apparition de l’imprimerie, le nombre de ceux qui pouvaient étudier augmenta et les livres traitèrent de sujets plus variés. Cet élargissement de l’horizon culturel stimula l’exercice de la pensée et favorisa l’essor d’un grand mouvement humaniste. Les écrits furent davantage étudiés pour eux-mêmes, plus librement, à la lueur de la raison plutôt qu’à celle de la foi.
 
Sous l’impulsion des humanistes, l’être humain devint la référence en maints domaines. Au lieu de faire reposer presque tout sur Dieu, comme c’était le cas au Moyen-Âge, les occidentaux commencèrent à se sentir plus responsables et ils entreprirent de faire fructifier eux-mêmes les richesses présentes en chacun ; d’où l’importance donnée à l’éducation. La résurgence de la civilisation gréco-latine donna un souffle nouveau à l’art occidental. Les sujets mythologiques, les corps nus et les paysages se mirent à figurer aux côtés des thèmes chrétiens traditionnels. Les artistes devinrent plus attentifs à la personnalité des modèles et à la précision des détails. Quelques uns commencèrent à sortir de l’anonymat et à bénéficier d’un statut social élevé.
 
La Renaissance débuta à Florence au XVe siècle. La ville disposait d’un régime plutôt libéral pour l’époque. Les créateurs pouvaient donc y exprimer plus ouvertement leurs conceptions et les sentiments qui les animaient. Ils bénéficiaient également de la présence de personnages fortunés qui mettaient d’importants moyens à leur disposition. Ce mouvement s’étendit rapidement aux autres villes italiennes. Il se répandit ensuite progressivement, gagnant l’ensemble de l’Europe au cours du siècle suivant. Un Homme comme Léonard de Vinci incarnait tout particulièrement l’esprit de la Renaissance : en lui se trouvaient réunis un goût profond pour la culture, une grande sensibilité et un mode d’investigation à caractère scientifique. À cette époque, l’art atteignit des niveaux rarement atteints. Il ne resta cependant pas toujours sur les sommets, il se mit également au service du simple plaisir de vivre. Des fêtes somptueuses furent organisées dans les châteaux, désormais dépourvus de fortifications. Les élites de ce temps avaient néanmoins conscience du fait qu’il serait difficile de résoudre les contradictions qu’ils étaient en train d’introduire. Malgré l’enthousiasme suscité par les nouvelles possibilités qui s’offraient, la Renaissance fut aussi marquée par la tristesse et le doute.
 
Vers la fin du Moyen-Âge, les abus des hauts dignitaires de l’Église allèrent en s’accentuant ; ce qui provoqua de forts mécontentements parmi les fidèles et au sein même du clergé. En 1517, un moine nommé Luther publia des thèses où il faisait ressortir l’écart entre le message évangélique et certaines pratiques de l’Église. Cet événement est à l’origine de la Réforme : un mouvement qui allait amener une partie des chrétiens d’Occident à se réunir au sein d’Églises indépendantes. – Jusqu’alors, seule la Chrétienté d’Orient présentait une diversité de cultes.
 
Luther soulignait l’importance de la foi; celle-ci étant seule capable de créer l’état d’esprit qui permet d’agir en accord avec la loi divine. Luther considérait que les Écritures étaient suffisantes pour servir de point de repère à la conscience. Pour que chacun puisse se retrouver en face de Dieu, il proposait de supprimer au maximum les intermédiaires. Cet homme d’Église portait également un regard critique sur la liturgie, les institutions et les philosophies adoptées par le christianisme au fil des siècles. Le système hiérarchique et bon nombre de dogmes se trouvaient de ce fait remis en question. Les thèses de Luther furent condamnées par l’Église catholique. Les tribunaux de l’Inquisition ordonnèrent la mise à mort de nombreux hérétiques et la confiscation de leurs biens ; souvent d’ailleurs sur de simples soupçons ou par intérêt. Le mouvement protestant réussit néanmoins à se constituer, donnant naissance à différents courants qui se développèrent de manière autonome. Le protestantisme s’implanta principalement dans la partie Nord de l’Europe et dans le Sud de la France. L’Église d’Angleterre adopta une voie intermédiaire : tout en conservant les formes traditionnelles, elle introduisit en son sein, les grands principes de la Réforme.
 
Partout la liberté de conscience était peu respectée et les gens du peuple étaient souvent tenus d’embrasser la religion de leur souverain1. Les ambitions et l’intolérance qui régnaient de part et d’autre entraînèrent de nombreux affrontements et de terribles massacres. Certaines minorités comme les anabaptistes étaient persécutées par les fanatiques des deux bords. Les guerres de religion ébranlèrent la confiance naïve en l’Homme, ouvrant la voie à de plus amples réflexions. Après avoir eu recours à des mesures purement défensives et répressives, l’Église catholique entreprit elle aussi toute une série de réformes pour clarifier ses fondements, accroître son audience et réaffirmer son identité. Toutes ces remises en question exerceront une influence sur l’ensemble de la vie sociale. L’habitude du doute et des délibérations commencera à se répandre. Les esprits curieux se mettront à chercher des raisons d’espérer en dehors des sillons traditionnels.
 
Les progrès de la navigation permirent des expéditions de plus en plus lointaines. À la fin du XVe siècle, un continent insoupçonné fut même découvert : L’Amérique. Pour ses habitants, l’arrivée des Européens fut une véritable catastrophe. Ce qu’ils avaient mis des siècles à édifier se trouva soudain quasiment réduit à néant. Dans leur immense majorité, les colons ne tentèrent pas de comprendre les civilisations qu’ils rencontraient. Ils ne cherchèrent pas non plus à établir des relations équitables avec les peuples déjà présents. Pour la plupart de ces nouveaux venus, les amérindiens étaient des curiosités, une main d’œuvre gratuite ou des obstacles : ils ne les considéraient pas comme leurs semblables. Malgré quelques protestations en provenance des métropoles2, ils contraignirent les populations locales à travailler pour eux. En raison des conditions inhabituelles qui leur étaient imposées, beaucoup d’Amérindiens succombaient. Et comme ils n’étaient pas immunisés contre les maladies amenées par les Européens, la majorité d’entre eux mourait. Des régions entières virent ainsi disparaître la totalité des habitants installés de longue date. Convaincus de leur bon droit, les Espagnols et les Portugais détruisirent les temples et bâtirent des églises sur leur emplacement. L’avidité des conquérants était sans borne. Ils fondirent les objets de culte locaux pour en faire de la monnaie. Cet or fut d’ailleurs en partie responsable du déclin de l’Espagne. Durant le XVe siècle, le pays était le phare de l’Europe mais, se sentant riche, il augmenta sa consommation sans développer ses capacités de production. Ce furent finalement les peuples laborieux du Nord qui bénéficièrent de cet apport et prirent le relais.
 
Comme les colons manquaient de main d’œuvre, ils organisèrent des expéditions pour se procurer des esclaves. Ils jetèrent leur dévolu sur ceux dont l’apparence permettait une discrimination aisée : les personnes dont la peau est foncée. Entre le XVIe et le XIXe siècle, plus de dix millions d’Africains furent ainsi arrachés à leur continent par les trafiquants européens. Ceci eut parfois lieu avec la participation de marchands arabes ou la complicité de congénères: en particulier les souverains locaux ou les membres d’autres tribus. Il y eut des îlots de résistance et des royaumes qui offraient une protection à ceux qui venaient s’y réfugier. Un certain nombre d’Africains purent ainsi échapper au sort terrible qui attendaient les esclaves. Beaucoup se suicidaient plutôt que de partir. Les conditions du voyage étaient telles qu’un grand nombre d’entre eux mouraient en route. À leur arrivée, ils étaient généralement contraints de se convertir au christianisme puis vendus. Afin de les rendre plus malléables, les négriers séparaient les ethnies pour effacer toute mémoire collective.
 
[[Le]] premier tour de la Terre se termina en 1622. Dès lors, L’Europe entreprit de faire affluer sur son sol, les richesses du monde entier. Il y eut soudain beaucoup d’argent en circulation. Pour pallier les inconvénients liés à la grande diversité des monnaies, la banque de Hollande se mit à remplacer les pièces par des billets reconvertibles à tout moment. Ce mode de paiement facilitant les transactions, il permit la multiplication des échanges commerciaux. Avant le XVe siècle, les Occidentaux n’étaient nullement en avance sur les autres peuples. C’était même, dans maints domaines, quelquefois l’inverse. Mais ils prendront ensuite des initiatives qui modifieront complètement la situation. Tout un faisceau de causes a dû y contribuer : géopolitiques, culturelles et d’autres sans doute, plus profondes. En tous cas, quelles qu’en soient les raisons, à partir de la Renaissance, ils tenteront de multiples aventures dans les domaines les plus variés. Leur pouvoir s’en trouvera considérablement accru. Les puissances occidentales imposeront presque partout leur présence et leurs conceptions. Désormais, les autres civilisations seront obligées de se définir par rapport à elles. Toutes les cultures devront se se soumettre au verdict de leur système de valeurs. Même pour le combattre, tous seront contraints d’adopter les armes de « l’Homme blanc ».
 
Dans la première moitié du XV e siècle, Copernic démontra que la Terre n’était pas le centre de l’Univers et qu’elle tournait autour du soleil. Ses thèses ne rencontrèrent qu’un accueil mitigé et ne furent acceptées que par quelques rares exceptions. La question connut de nouveaux développements
au siècle suivant. Les progrès réalisés en optique avaient permis à Galilée de faire des observations qui confirmaient les affirmations de Copernic. Il reformula donc ses thèses et les défendit vigoureusement. Pour sauver sa vie, il dut cependant se rétracter devant le tribunal de l’Inquisition en 1633. Mais comme il avait compris que les modèles astronomiques étaient éphémères, il conseilla charitablement à l’Église de ne jamais adopter l’un d’eux. Galilée fut l’un des premiers à émettre l’idée que l’Univers pouvait être exprimé sous une forme mathématique. Il a beaucoup contribué à l’introduction de la méthode expérimentale en sciences. Il a inauguré une ère où la question du comment se distingue radicalement de celle du pourquoi. Ainsi se trouve défini un espace protégé, à l’abri de tout mélange : celui du savoir scientifique.
 
À partir de la Renaissance, l’esprit d’investigation s’étendit progressivement à tous les domaines. Le corps lui-même sortit de l’obscurité et du relatif dédain où il avait été plongé. Il devint lui aussi un objet d’étude approfondie et d’expérimentation. En s’affranchissant des traditions en vigueur, Ambroise Paré donna naissance à la chirurgie moderne. Grâce à toutes ces découvertes et à de multiples inventions, l’être humain commença à mieux pouvoir se situer dans l’espace et le temps. En développant une science nouvelle et sa propre littérature, l’Occident se détachera peu à peu de l’héritage de l’Antiquité. Parallèlement, le sentiment national remplacera le désir de retrouver l’unité qui avait pu exister au temps de l’Empire Romain.
 
1. L’Empire Romain germanique faisait cependant exception. De nombreux princes étaient protestants mais, comme il étaient tenus d’embrasser la religion de leurs sujets, ils se convertissaient parfois au catholicisme.
 
2. En 1537, un pape condamna l’esclavage des Indiens.
 
Une intervention remarquable mérite d’être signalée : celle du théologien Francesco de Vitoria. On lui doit ces paroles étonnantes pour le XVe siècle : « La race humaine ne forme qu’une seule famille : il est bon que les Hommes de pays dissemblables commercent paisiblement entre eux.» Il évoquait aussi une nécessité qui malheureusement n’a guère été prise en considération : celle de préparer les peuples à affronter d’autres civilisations.
 
== Lumières et révolutions ==
 
L’héritage des siècles s’accumula. Dès le XVIIe siècle, on vit se propager les idées de tolérance, d’objectivité et d’unité entre les Hommes. Au siècle suivant, cette tendance prit de l’ampleur. Un courant optimiste se développa, fondé sur la conviction que tout pouvait être amélioré par une saine utilisation de la raison. Le bonheur devenait une possibilité à laquelle chacun pouvait prétendre.
 
L’esprit d’entreprise s’étendit à de multiples domaines. Au cours du XVIIIe siècle, ceux qui se sentaient capables de penser et de décider par eux-mêmes devinrent de plus en plus nombreux. Quelques uns commencèrent même à réclamer plus ou moins ouvertement des institutions qui les autorisent à exercer ces droits. En ce siècle des Lumières, les écrits de Voltaire et de Rousseau vont circuler dans les cours d’Europe. Les souverains mèneront quelquefois des politiques plus éclairées mais ils ne renonceront pas pour autant à l’absolutisme de leur pouvoir et aux privilèges qui en découlent. Ils contribueront cependant au progrès général en soutenant les gens de Lettres et les Hommes de science qui ouvraient la voie au monde moderne. Le XVIIIe fut aussi illuminé par la présence d’artistes de haut niveau. Et parmi eux : Mozart. Conciliant ordre et liberté, cet être humain authentique disait de son art : « j’assemble les notes qui s’aiment.» À cette époque, déjà, Kant s’interrogeait sur les limites de la raison. Ce penseur rigoureux définissait les objectifs de la philosophie par ces questions qui peuvent trouver un écho en chacun : « Que pouvons-nous connaître ? – Que pouvons-
nous espérer ? – Que devons-nous faire ?» ou encore : « Qu’est-ce que l’Homme ? »
 
Il fallut attendre la fin du siècle pour que se produisent des bouleversements de grande envergure. Ce fut tout d’abord l’accession des États-Unis à l’indépendance. Après s’être libéré de la tutelle de l’Angleterre, le pays se dota d’institutions démocratiques ; ceci : dès 1787. Cette libéralisation marqua le début d’un prodigieux essor économique qui attira bientôt de nombreux émigrants en provenance du monde entier. Quelques années plus tard eut lieu la révolution française. La république fut proclamée, bientôt suivie par la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. » Ces événements inaugurèrent pour l’ensemble du monde, une ère nouvelle : celle de la démocratie. Ils redonnèrent espoir à beaucoup en fournissant une référence. Ce qui avait été possible quelque part pouvait être tenté ailleurs.
 
En France cependant, sous le couvert des idéaux républicains, un grand nombre d’injustices et d’assassinats eurent lieu. Parmi les 40 000 victimes de la Terreur, beaucoup n’avaient commis qu’un seul crime : exprimer leur opinion. Le renversement de la monarchie ne fut que partiellement synonyme de Liberté, Égalité et Fraternité. Un ordre arbitraire régna et les notables se réservèrent l’essentiel du pouvoir. Le peuple accéda néanmoins à une dignité qu’il n’avait jamais eue auparavant.Les révolutionnaires étaient convaincus de la supériorité de leurs institutions. Ils pensaient que le progrès était dans l’assimilation. Les colonies restèrent donc sous la domination française. Seul l’esclavage fut aboli. Et encore ! ce droit à la liberté fut de courte durée. Sacrifié au « réalisme économique », il sera rétabli en I802 par Napoléon. À l’intérieur,les autorités combattirent de manière impitoyable tous ceux qui voulaient restaurer l’ancien régime. Comme l’aristocratie des autres pays étaient hostile à la jeune république, la France dut bientôt faire face à la coalition de toutes les puissances d’Europe. Ces offensives furent tenues en échec grâce à la conviction des combattants du camp républicain et au génie militaire de Napoléon Bonaparte. Mais celui-ci ne se contenta pas de défendre le pays, il entreprit également de dominer toute l’Europe. Il finit par être battu et la monarchie fut temporairement rétablie. Aujourd’hui encore, ce personnage suscite des sentiments contradictoires. Il fut un chef extrêmement ambitieux, responsable de beaucoup de souffrances, mais il fut également l’Homme qui permit aux idées nouvelles de triompher. Il aura de nombreux admirateurs. L’un d’eux, Simon Bolivar, mènera une action, grâce à laquelle, au début du XIXe, toutes les colonies espagnoles d’Amérique pourront accéder à l’indépendance.
 
Dans ce mouvement évolutif, l’Angleterre joua elle aussi un rôle de tout premier plan. En raison de sa suprématie
maritime et des ressources de son empire colonial, elle disposait d’importants capitaux. En outre, la relative souplesse de ses institutions ne décourageait pas les initiatives. Les innovations technologiques purent donc y déboucher sur une révolution industrielle qui allait progressivement se répandre sur toute la planète. La machine à vapeur permit d’augmenter la production et les possibilités en de multiples domaines. La vie des Hommes se transforma au rythme des réalisations techniques. En 1844, le télégraphe mettait en communication Washington et Baltimore. La première ligne de chemin de fer fut inaugurée en 1880 : elle reliait Manchester et Liverpool.
 
Par nécessité mais aussi dans l’espoir d’une vie meilleure et plus libre, de nombreux paysans quittèrent les campagnes. Dans les usines et les mines, les conditions de travail étaient très dures et leur permettaient tout juste de survivre. Pendant ce temps, ceux qui les employaient se constituaient d’immenses fortunes. Pour améliorer leur sort, les salariés vont peu à peu s’organiser et créer des syndicats. Les insurrections, les grèves et les manifestations seront parfois réprimées avec une grande brutalité. Des projets de sociétés nouvelles vont être élaborés. Des Hommes comme Cabet, Proudhon ou Owen proposeront des utopies d’inspiration plutôt idéaliste ou libertaire. Marx, lui, se situera dans une optique résolument matérialiste. Il développera la notion de lutte des classes : celle-ci menant finalement à une société sans classe après une période de dictature du prolétariat. Des mouvements socialistes vont se constituer un peu partout. Malgré la très grande diversité des tendances, ils tenteront, avec plus ou moins de succès, de s’unir autour d’objectifs communs. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le choix des politiques sera surtout influencé par des conceptions réformistes. Des pratiques particulièrement
choquantes furent enfin abandonnées dans un certain nombre de pays où elles subsistaient. La Russie mit fin au servage en 1861 et les États-Unis abolirent l’esclavage quelques années plus tard.
 
Malgré l’acceptation du principe d’autodétermination des peuples, cette époque fut marquée par le triomphe de l’impérialisme. Poussés par l’intérêt, un sentiment de supériorité et la conviction d’être investis d’une mission civilisatrice, les Occidentaux occupaient toujours plus de territoires. En 1914, le tiers de l’humanité était sous le joug colonial. Pour mettre fin à cette domination, certain pays vont s’industrialiser et s’inspirer des institutions occidentales. L’un d’eux, le Japon, montrera d’ailleurs une même volonté d’hégémonie envers ses voisins.
 
Á la fin du XVIIIe siècle, les états de langue allemande entreront dans une période d’une remarquable fécondité. La culture germanique connaîtra alors un rayonnement croissant, surtout en musique et en philosophie. C’est dans cette atmosphère que le mouvement romantique émergea. Face à la raison jugée trop froide, ceux qui l’incarnaient tentèrent de réhabiliter l’expression des sentiments, l’imagination et le mystère. Le romantisme apportait également un contrepoint au classicisme et à son idéal d’équilibre, de stabilité et de retenue dans l’expression. Les écrivains et les artistes qui s’en réclamaient exaltaient la nature et tout l’éventail des états d’âme de l’individu. Ils prenaient également la défense des opprimés et soulignaient la valeur de ce qui est local ou singulier1. Presque à l’opposé, au sein de ce même XIXe, un grand nombre de penseurs se mettaient à croire que la science allait peu à peu résoudre tous les problèmes de l’humanité.
 
Avec l’apparition de la photographie, la copie de la réalité perdit une grande partie de son attrait. Cette situation incita les peintres à explorer des voies inédites. Leur créativité s’en trouva bientôt considérablement intensifiée. Un désir de renouvellement commençait d’ailleurs à poindre dans de multiples domaines. Les artistes se mirent à rechercher des sources d’inspiration au sein de cultures différentes. Convaincus d’avoir un rôle social à jouer, quelques uns refusèrent de continuer à être au service d’une élite. Au nom de la vie, les peintres quittèrent l’atelier. Par delà la simple description de ce qu’ils donnaient à voir, ils s’attachèrent à traduire leurs sensations dans le langage de la couleur, instaurant ainsi un véritable partage. Ces initiatives furent diversement accueillies. Beaucoup d’œuvres, universellement appréciées aujourd’hui ont tout d’abord été tournées en dérision. L’impressionnisme fut la manifestation la plus représentative de cette démarche.
 
Cette première libération favorisa l’émergence de multiples courants ou de gestes créateurs. Par souci d’authenticité, les expressionnistes osèrent dévoiler au public les profondeurs tourmentées de leur être, mettant à nu la condition humaine, dénonçant avec force le caractère monstrueux et traumatisant de l’oppression sociale. Avec le cubisme, apparu au tout début du XXe siècle, l’art commencera à se détacher de la nature. L’espace se trouvera décomposé pour révéler les différents points de vue, et l’on pourra entrevoir les transformations qui surviennent
au cours du temps. Les débuts de l’art abstrait se situent vers 1910. Avec lui, l’expression de la subjectivité ira plus loin encore. La réalité tangible sera abandonnée au profit d’une transcription du monde intérieur de l’artiste ou d’une recherche de l’essence même du réel. En musique également, on assistera à l’élaboration de nouveaux modes d’expression ; ce qui posera de sérieux problèmes de communication entre les compositeurs et le public, souvent dérouté par un formalisme dont il ignore les codes. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux à qui ces œuvres ne parlent toujours pas.
 
Le XXe siècle avait débuté dans l’enthousiasme, sous le signe de l’espérance. La Belle Époque fut hélas de courte durée. En dépit des idéaux et des prises de conscience, les états se révélaient incapables de trouver un terrain d’entente. Les rivalités menèrent à un point où, inexorablement, par le jeu des alliances et des ententes militaires, l’affrontement eut lieu. La première guerre mondiale fut effroyable. Les combattants des deux camps endurèrent des souffrances inouïes. L’Europe en sortit ruinée. Beaucoup de frontières furent redéfinies, en particulier en Europe centrale et dans la région qui avait été autrefois sous domination ottomane. Le traité de Versailles était humiliant pour l’Allemagne et laissait beaucoup de problèmes en suspens. De plus, à cause de la disparition d’une grande partie des élites sur les champs de bataille, les petits groupes d’extrémistes pouvaient accéder plus facilement au pouvoir. La paix ne pouvait donc être qu’un sursis.
 
Cette «guerre pour rien» provoqua un traumatisme qui ébranla profondément les valeurs traditionnelles. De nouveaux courants se dessinèrent, tournés vers l’immédiat. Ce furent « les années folles». À l’absurdité, l’insurrection artistique et existentielle Dada opposa la dérision et le refus des autorités et des références de toute nature. – Plus tard, pour sortir de l’impasse, les surréalistes tenteront de jeter un pont entre le rêve et la réalité. Dès cette époque, de nombreux poètes commencèrent à délaisser le lyrisme, devenu inexpressif à force d’avoir été sollicité sans grande sincérité. Ils renouvelèrent les modes d’expression avec le secret espoir de faire jaillir les vrais chants du monde. La tonalité jazz contribua elle aussi à introduire des accents nouveaux et un souffle de liberté qui reliera les Hommes. Le blues, lui, connaîtra toutes sortes de métamorphoses, jusqu’à donner finalement naissance au rock. Il deviendra, sous cette forme tout particulièrement, l’ambassadeur des cultures qui, peu à peu, fraterniseront avec lui. Ces années furent également celles du début de la radio, de l’essor de l’automobile... et de tout ce qui caractérise l’« american way of life ». On commença à essayer de gérer rationnellement et à grande échelle les activités
humaines, avec tous les gains et les disparitions que cela implique. La science et la psychologie prirent une part active dans ce mouvement d’ensemble, entrouvrant parfois des perspectives inattendues qui remettaient en question le regard que nous portons habituellement sur le monde.
 
En 1929 eut lieu un important krach boursier qui provoqua d’innombrables faillites. Dans les pays industrialisés, des dizaines de millions de travailleurs se retrouvèrent sans emploi. Pour remédier à cette situation, beaucoup d’états menèrent des politiques de grands travaux. Certains mirent l’accent sur le réarmement. Le retour au protectionnisme fut général. Aux États-Unis, conseillés par des économistes,
les pouvoirs publics firent le pari de relever les salaires pour relancer la consommation. Cette tentative fut couronnées
de succès. Les autres pays suivirent cet exemple. Des mesures de protection sociale seront prises, parfois sous la pression de la rue. Grâce à elles et à bien d’autres initiatives
qui suivront, la peur du lendemain s’atténuera. Puis les congés payés feront leur apparition. Ces droits nouveaux amélioreront considérablement la qualité de la vie. Sans doute sont-elles une des conquêtes les plus libératrices des temps modernes.
 
À l’Est de l’Europe, l’Histoire suivit un autre cours. En 1917, la révolution russe mit fin au régime semi-féodal des tsars. En contradiction totale avec les immenses espoirs qu’elle avait suscité un peu partout dans le monde, en dépit des sacrifices de ceux qui avaient placé leur espérance dans le communisme, l’application des théories marxistes eut des conséquences désastreuses, Un pouvoir coupé du peuple
se mit peu à peu en place. Des millions d’opposants et de suspects furent exécutés ou condamnés à des travaux forcés dans des camps où régnaient des conditions effroyables, volontairement dégradantes. Gouvernants cyniques ou paranoïaques, populations terrorisées ou affamées intentionnellement afin de provoquer leur disparition : tel fut le triste paysage social généré par la dictature du parti issu des bolcheviques. Malgré les promesses et les déclarations, il n’y eut ni liberté ni prospérité. L’égalité elle-même ne fut pas au rendez-vous. Si l’on recherche un « bilan positif », l’instruction publique et la protection sociale sont sans doute les seuls domaines où cela semble effectivement avoir été le cas. Mais à quel prix !
 
Les régimes fascistes vont eux aussi essayer de modeler les Hommes en fonction des objectifs de l’état. Ils refuseront
également le débat et élimineront les personnes et les œuvres qui ne semblaient pas conformes à leur point de vue. Arrivés au pouvoir à la faveur d’une crise sociale et morale, d’une demande d’ordre et de la peur du communisme, ces partis ultra nationalistes vont plonger le monde dans le chaos et la désolation. Il y eut tout d’abord, en 1936, ce sinistre prélude que fut la guerre civile espagnole où de nombreux européens s’impliquèrent de part et d’autre. Puis les événements se précipitèrent. Après avoir annexé l’Autriche et s’être emparée de la Tchécoslovaquie, l’Allemagne envahit la Pologne en 1939. Désormais conscients des ambitions insatiables des nazis, la Grande Bretagne et la France réagirent pour défendre leur allié. La guerre s’étendit progressivement à l’ensemble du monde. Elle se termina en 1945, grâce notamment à l’entrée en guerre de l’URSS puis des États–Unis. La participation héroïque des résistants locaux pesa elle aussi favorablement sur le dénouement. De plus, ces combattants de l’ombre ont souvent sauvé l’honneur que les dirigeants n’avaient pas su préserver. Ce conflit causa la mort de 50 millions de personnes. L’aveuglement et la férocité des nazis dépassèrent tout ce qu’il était possible d’imaginer. Des millions de juifs et de nombreux tsiganes de tous âges furent méthodiquement exterminés dans des camps où tout était fait pour les déshumaniser. Un sort analogue fut réservé aux malades mentaux et à tous ceux qui ne correspondaient pas au normes décrétées par le pouvoir. Si l’armée allemande n’avait pas été vaincue, jusqu’où les nazis seraient-ils allés ?
 
Dans le camp des Alliés, cette guerre avait été ressentie
comme un mal nécessaire pour défendre les droits de l’Homme. Mais le prix à payer fut lourd sur bien des plans. Vers la fin du conflit, deux bombes atomiques furent larguées sur des villes japonaises. Bien sûr ! cette décision avait été précédée d’une longue réflexion : des experts avaient estimé qu’un débarquement aurait coûté la vie à plus d’un million de soldats américains. Il demeure cependant que, pour la première fois, on a utilisé des armes susceptibles de détruire l’humanité dans son ensemble. Les physiciens avaient bien proposé de convoquer les autorités japonaises pour une démonstration, dans l’espoir de les inciter à capituler mais, arguant de l’effet de surprise et du nombre limité de bombes, l’état major avait décidé de passer à l’acte directement. Cette option avait été choisie car, en plus de son pouvoir d’intimidation vis à vis du Japon, elle permettait de lancer un avertissement à l’Union Soviétique.
 
Ces cauchemars laisseront planer de douloureuses interrogations qui marqueront la vie intellectuelle de l’après guerre. À partir de 1945, conformément aux accords de Yalta, le monde se trouvera partagé en deux zones d’influence. Dans la partie Est de l’Europe, les États passeront sous la domination soviétique. Des régimes d’inspiration marxiste s’implanteront également en Extrême-Orient mais ils prendront ensuite leurs distances à l’égard de l’URSS. Durant plusieurs décennies, l’empire soviétique et le monde libéral se feront face, chacun essayant de dominer l’autre dans tous les domaines et sur tous les continents. La « Guerre froide » ne dégénéra néanmoins jamais en affrontement armé.
 
Pendant ce temps, après bien des luttes, les pays colonisés accèderont à l’indépendance. L’euphorie sera hélas de courte durée : des difficultés inattendues ne tarderont pas à apparaître. Désormais écartelés entre différents modèles, la plupart de ces états connaîtront des crises graves. Sur ce terreau, la corruption proliférera et ruinera les efforts accomplis par les artisans du progrès. Sous une forme ou une autre, beaucoup de jeunes nations resteront sous la dépendance des pays riches : souvent d’anciens colonisateurs. Pour pouvoir s’insérer dans l’ordre économique mondial, elles seront parfois contraintes de faire des choix catastrophiques pour une grande partie de la population. Certains états surmonteront leurs handicaps de départ et de nouvelles puissances émergeront peu à peu.
 
Vers la fin du XXe siècle, le régime du bloc soviétique s’effondrera de lui-même, complètement dévitalisé de l’intérieur. Contre toute attente, la sortie du communisme se fera pour ainsi dire sans effusion de sang, en partie grâce aux effort de libéralisation qui l’avaient précédée. Mais, là aussi, à cause de la rapidité des changements, l’équilibre est difficile à trouver et les peuples continuent de souffrir de privations de toutes natures. Sur tous les continents, la mondialisation des échanges s’accompagne d’un réveil des identités collectives, tant régionales qu’ethniques ou religieuses. Ces cloisonnements permettront peut-être un ressourcement fécond. Une fois réassuré, chacun pourra repartir de bon gré à la rencontre des autres. À l’heure actuelle, nul ne peut dire sur quelles bases le monde va pouvoir se réorganiser. Les rivalités et l’incompréhension continuent de causer des ravages mais, pour la première fois sans doute, l’entente internationale et le maintien de la paix sont devenus des objectifs universellement approuvés.
 
L’organisation des Nations Unies a vu le jour en 1945. Malgré ses lacunes et son impuissance en face de nombreux conflits, cet organisme a au moins un mérite indiscutable : celui d’offrir un cadre où les peuples peuvent se rencontrer, communiquer et prendre ensemble un certain nombre de décisions. Tous ces échanges font peu à peu progresser la conscience de l’unité du monde. Une dynamique puissante est à l’œuvre. En beaucoup d’endroits, les aspirations des individus sont davantage prises en considération. Les minorités commencent à voir leurs droits reconnus et le statut des femmes s’améliore de façon irrégulière mais significative. Dans les pays démocratiques, la liberté d’expression connaît un développement jamais atteint auparavant – du moins à notre connaissance. Les situations engendrées par les progrès techniques sont elles aussi inédites. Les possibilités de l’être humain vont bientôt se trouver accrues au delà de toutes les prévisions. Elles ouvrent des perspectives qui donnent parfois le vertige, posent de sérieux problèmes d’adaptation et suscitent au sein des opinions publiques autant d’inquiétude que d’enthousiasme. Quelles voies choisirons-nous de suivre, et au nom de quelles valeurs ? De leur côté, les artistes tentent de faire reculer les limites de l’indicible, s’aventurant dans les moindres recoins de la sensibilité, avec des moyens extrêmement dépouillés ou en faisant appel aux technologies de pointe. Déboucherons-nous finalement sur un langage qui parle à la totalité de l’être et s’adresse à chacun d’entre nous ?
 
Même si d’importants problèmes n’ont toujours pas trouvé de solutions, même si de graves dangers nous menacent, beaucoup d’espoirs sont désormais permis. L’humanité a déjà une Histoire à l’extérieur de la planète où elle est apparue. En 1969, grâce à la réunion de nombreux efforts, un être humain a fait quelques pas sur le sol de la lune, embrassant d’un seul regard la Terre entière. Prenons cet événement comme le symbole de notre aptitude à nous élever au dessus de notre condition de départ. Que de chemin parcouru depuis que nos lointains ancêtres ont vu le jour ! Et jusqu’où iront ceux qui viendront après nous sur la grande scène de la vie ?
 
1. De son côté, le classicisme s’opposait à l’exubérance du mouvement baroque qui, lui, cherchait à susciter un élan enthousiaste permettant de sortir de la désillusion et des carcans d’une ère devenue obsolète.
 
DEUXIÈME PARTIE
 
== Le monde contemporain¹ ==
 
La connaissance du passé nous permet de prendre un peu de recul par rapport à la situation présente. Les événements actuels sont le résultat d’une longue chaîne de causes et d’effets remontant jusqu’aux origines. Et notre époque n’est qu’une étape au sein d’une aventure qui réserve à chaque
génération sa moisson de surprises. Avant d’aborder les questions parfois embarrassantes qui se posent, attardons nous quelques instants sur les occasions de nous réjouir.
 
Des centaines de millions d’êtres humains bénéficient d’un confort et d’avantages qui étaient autrefois réservés à de rares privilégiés2. Beaucoup de tâches difficiles ou déplaisantes sont exécutées à notre place par des machines. Nous disposons également de possibilités dont nos ancêtres n’osaient même pas rêver. Désormais, un simple geste suffit pour être en contact avec des personnes qui se trouvent à des milliers de kilomètres. Et nous pouvons assister aux événements qui se déroulent un peu partout dans le monde avec la même facilité. De nombreuses maladies autrefois incurables sont à présent soignées avec succès. Grâce aux avancées de la médecine et à l’amélioration des conditions d’existence, en un siècle l’espérance de vie s’est accrue de 25 ans. Les mesures de protection sociale ont elles aussi grandement contribué à l’accroissement du bien-être et, qui plus est, elles ont crée des conditions où la dignité des plus humbles s’est trouvée renforcée. Si lent qu’il puisse paraître, le progrès général concerne également les mentalités. De plus en plus, nous reconnaissons à chacun le droit d’être lui-même s’il ne nuit pas à autrui. En théorie tout au moins, chaque être humain est considéré comme une personne singulière qui mérite le respect quelles que soient ses appartenances, sa situation ou ses faiblesses. Malgré les obstacles, l’esprit démocratique gagne un peu partout du terrain.
 
Entre les peuples, les catégories sociales et les cultures, la communication est devenue plus aisée. Grâce à l’Organisation des Nations Unies, les conflits trouvent plus facilement une issue pacifique. Depuis 1948, il existe une déclaration universelle des droits de l’Homme. Ses insuffisances ne doivent pas nous faire oublier l’immense espoir qu’elle représente. Pour la première fois de son Histoire, l’Homme essaie de définir un idéal acceptable par l’ensemble de l’humanité à plus ou moins longue échéance. Il y a évidemment de surprenants méandres et des reculs fréquents en maints domaines ; mais ce sont, espérons le, de simples contretemps. Comme les refroidissements
passagers qui surviennent dans le courant du printemps, ils sont quelquefois funestes et démoralisants, mais ils ne peuvent pas empêcher durablement l’élan irrésistible qui est à l’œuvre. Ne soyons pas trop impatients: il est parfois nécessaire de retourner en arrière pour aller rechercher les éléments indispensables qui avaient été laissés de côté.
 
Ces acquis précieux, nous les devons à l’action éclairée de femmes et d’hommes qui ont eu le courage de défendre ou de promouvoir les valeurs qui leur semblaient essentielles. À notre tour d’apporter notre contribution en consolidant ce qui a été obtenu et en poursuivant l’œuvre des générations qui nous ont précédés. Seule une minorité bénéficie de l’ensemble des progrès que nous avons évoqués. Beaucoup d’êtres humains vivent encore dans la misère ou sous le joug d’une dictature. L’esclavage n’a pas disparu partout et, dans certains pays, la condition féminine n’a pour ainsi dire pas évolué. Depuis 1945, des dizaines de milliers de personnes sont mortes dans des conflits de nature ethnique, religieuse ou politique. Les efforts de désarmement sont encore bien timides et la prolifération des armes est inquiétante.
 
Des bonnes volontés se mobilisent pour tenter de remédier à cet état de fait mais elles se heurtent à l’égoïsme humain. Elles se trouvent également confrontées à une tâche difficile : celle de trouver des solutions qui prennent en considération le caractère spécifique de chaque contexte mais qui doivent également tenir compte de la nécessité de respecter une cohérence au niveau global. Souvent, hélas, les problèmes sont seulement déplacés et la souffrance réapparait ailleurs, sous une autre forme.
 
Au sein de la famille humaine, les richesses sont très inégalement réparties. Les 225 milliardaires les plus riches totalisent à eux seuls une fortune égale au revenu de la moitié de l’humanité la plus pauvre. Des centaines de millions de personnes souffrent d’une insuffisance de nourriture alors que beaucoup d’autres sont malades à cause de leurs excès alimentaires. Toutes les sept secondes un enfant de moins de cinq ans meurt des conséquences de la malnutrition. Les spécialistes estiment que notre planète pourrait cependant nourrir convenablement le double de la population actuelle si les équilibres étaient respectés. À l’aube de la révolution industrielle, l’Inde, la Chine, l’Europe et le monde arabe avaient des niveaux de vie presque équivalents. Une répartition des rôles s’est trouvée peu à peu imposée. Aujourd’hui, les disparités sont grandes et les pays les plus pauvres ont un PIB 50 fois inférieur à celui des plus riches. L’aide que ceux-ci accordent est proportionnellement en baisse ou en augmentation dérisoire compte tenu de l’accroissement des revenus. Entre les extrêmes, les écarts se creusent.
 
De par sa propre logique, notre système de production et d’échange crée l’abondance pour les uns et la pénurie chez les autres. Entraînés dans des politiques d’exportation devenues indispensables pour rembourser les dettes dues à leurs efforts de modernisation, les pays pauvres abandonnent leurs activités de subsistance. De plus, comme les nations industrialisées sont favorisées par leur avance technique et une situation commerciale qui les avantage, les pays du Tiers-Monde ne parviennent plus à vendre certaines de leurs productions. De nombreuses personnes se trouvent ainsi ruinées. L’irruption de l’économie productiviste a fait exploser les structures traditionnelles qui protégeaient les individus et maintenaient la cohésion sociale. Des populations qui jusqu’alors menaient une existence pauvre mais digne se trouvent brutalement réduites à la misère. N’étant plus compétitif, leur savoir-faire est considéré comme quantité négligeable. Beaucoup deviennent des errants ou doivent pour survivre accepter une situation d’assisté. N’ayant plus prise sur quoi que ce soit, ils sont souvent considérés comme « bons à rien ». Eux-mêmes finissent par ne plus savoir que penser. Humiliés, désespérés, convoitant désormais les bienfaits réels ou supposés que la société marchande leur fait miroiter et qui leur semblent inaccessibles, certains sombrent dans la drogue ou la délinquance. D’autres se laissent tenter par l’activisme parfois violent au sein de groupes extrémistes3. L’humanité se trouve ainsi privée d’un potentiel important. Si ces personnes étaient intégrées, elles pourraient exercer l’influence équilibrante dont nous aurions besoin pour atténuer la perte du sens des réalités et l’oubli dramatique de tout ce qui nous relie à l’ensemble de l’existence.
 
Dans l’état actuel de nos connaissances, il apparait que le mode de vie occidental ne pourrait pas être étendu à l’ensemble de l’humanité. Les ressources de trois planètes n’y suffiraient pas. Pour que les pays pauvres puissent accéder à un niveau de vie décent, les plus aisés doivent accepter d’échanger sur des bases plus justes, en diminuant progressivement leur consommation de biens matériels et en expérimentant d’autres voies vers le bonheur et le progrès. Il en résulterait une meilleure qualité de vie pour les uns et les autres4. Nul n’est véritablement à l’abri. Depuis une ou deux décennies, même dans les pays ou l’abondance règne, la précarité se généralise et les «laissés pour compte» sont de plus en plus nombreux. Dans le même temps, des fortunes colossales se constituent. Le manque d’équilibre concerne tous les domaines. Dans toutes les couches sociales, le malaise est profond.
 
Nos choix technologiques sont une source de bien-être et de puissance pour une partie de l’humanité mais ils ont des conséquences désastreuses sur ce que, naïvement, nous appelons : l’environnement. Le rythme de disparition des espèces est un grand nombre de fois supérieur à ce qu’il était avant la révolution industrielle. L’appauvrissement biologique qui en résulte est préoccupant.
Nous souffrons nous aussi des conséquences de la pollution et des déséquilibres engendrés par notre hyperactivité. L’avenir est plus incertain que jamais. La toute puissance est un mythe qui exerce une réelle fascination, tant dans le public que parmi les chercheurs. L’Homme commence à se lancer dans le bricolage du vivant. Il le fait sans vision d’ensemble et les choix s’opèrent surtout en fonction des lois arbitraires de l’offre et de la demande. Les décideurs eux-mêmes ne contrôlent plus guère le cours des événements. De plus en plus, la compétition forcée pousse les entreprises dans une fuite en avant dont les conséquences seront peut-être funestes et irréversibles.
 
Notre époque se caractérise par une exploration de toutes les possibilités. Ainsi, dans le domaine de l’art, la recherche du beau est parfois abandonnée pour que la liberté de créer soit totale. Il est indispensable de renouveler périodiquement les formes mais, dans le monde contemporain, ce nécessaire ajustement prend la forme d’un culte de la nouveauté à tout prix. Et bien souvent, nous appelons
cela progrès, même s’il s’agit d’une impasse ou d’une régression. Nous évoluons en plein paradoxe. La modernité exalte l’expression de l’individualité mais en même temps elle valorise les théories qui déconstruisent la notion de sujet. La défense de la personne humaine se trouve ainsi privée de tout fondement incontestable. Ne risquons-nous pas de glisser insensiblement vers l’inhumain ? Le monde contemporain est-il un cocktail détonnant ou un bouillon de culture duquel pourraient enfin émerger des modes de vie qui répondent à nos aspirations les plus profondes?
 
Rien n’est joué d’avance. L’ampleur des interrogations est en tous cas stimulante : la situation actuelle révèle au grand jour des problèmes qui existaient déjà mais ne se posaient pas en des termes clairement définis. Nous ne pouvons plus nous contenter de demi-mesures. Il s’agit à présent de sonder notre for intérieur pour savoir ce que nous souhaitons par-dessus tout réaliser.
 
Presque toutes les espèces dépendent désormais du bon vouloir de l’Homme. Il peut les détruire, les protéger ou les modifier. La puissance n’est cependant pas toujours un avantage : mal maîtrisée, elle peut broyer celui qui la détient et tout ce qui l’entoure. En même temps que les possibilités d’expression individuelles s’accroissent, l’interdépendance de tous les êtres vivants sur cette planète devient de plus en plus marquée. Nous sommes parfois tentés par les discours de ceux qui proposent des idées simples et sécurisantes. – Souvent, les êtres humains ne recherchent pas des vérités mais des certitudes. Sous une forme ou une autre, le mythe de l’âge d’or et celui du paradis perdu sont présents en chacun d’entre nous. Mais si nous sommes sortis de ces soi-disant mondes parfaits, c’est qu’ils n’étaient sans doute pas à la hauteur de nos aspirations ou qu’il y avait en nous quelque chose qui entrevoyait la possibilité de les dépasser. Les bouleversements sociaux actuels provoquent l’effritement des traditions et des réseaux de solidarité. De plus, les avancées scientifiques et techniques et la mise en présence des cultures suscitent de profondes remises en question. Tout ceci contribue à rendre possible et souhaitable l’accès à de valeurs plus universelles et la mise en place de structures qui donnent corps à l’unité humaine.
 
D’une façon générale, on assiste actuellement à un émiettement. Cette réduction en menus fragments rendra, espérons le, la réorganisation plus facile. Celle-ci pourra ainsi s’appuyer sur des bases bien ressenties et une volonté véritable, et non plus, comme c’était généralement le cas, de manière arbitraire ou sous la pression des circonstances. Chaque action a des répercussions dans les autres domaines. Il nous faut donc avancer à pas mesurés « comme des renards marchant sur un étang gelé : attentifs au moindre craquement. » Dans le même temps nous devons déployer aussi généreusement que possible les antennes de notre sensibilité. Une coordination au niveau mondial est devenue indispensable pour répondre honorablement aux défis de toute nature, qu’ils soient socio-économiques, politiques, culturels ou écologiques. Mais qui est réellement habilité à prendre les décisions ? Et sur quelle base universellement acceptée ? Les experts ne sont pas d’accord entre eux. Quant à «l’intelligence artificielle», comme elle est dépourvue d’humour et d’amour, elle ne nous est pas d’un grand secours pour résoudre les questions véritablement importantes. La démocratie elle-même n’est pas toujours un rempart contre les aberrations. L’aveuglement collectif est le plus dangereux qui soit. Rester indemne est moins facile qu’il y paraît. Dans l’urgence ou lorsqu’on se croit menacé, la conscience se trouve souvent réduite à sa plus simple expression. Ce sont alors les réflexes archaïques qui nous dirigent. Il existe heureusement des mesures préventives. Améliorer la qualité de notre état d’esprit est peut-être celle par laquelle nous pourrions commencer.
 
Peu à peu, au nom de la vie et de la fraternité, des femmes et hommes de tous horizons décident de relever le défi. Essayant de concilier le cœur et la raison, ils font appel à toutes les ressources de leur imagination pour inventer un art de vivre plus profondément humain et mieux adapté aux conditions nouvelles en train de s’élaborer. Des courants autrefois sans lien se rejoignent et s’efforcent de trouver un terrain d’entente. Ils ont généralement en commun la recherche d’un développement harmonieux aussi bien individuel que collectif, et bénéficiant à chaque personne partout dans le monde. Avec bon nombre d’Organisations Non Gouvernementales et d’association d’intérêt général au sein desquels ils s’inscrivent quelquefois, ils forment un troisième pôle dont l’influence est grandissante. Pour la majeure partie de ceux qui le composent, il n’y a pas de fatalité : chacun doit pouvoir progresser selon sa voie propre tout en vivant en bonne intelligence avec l’ensemble de la vie. Les plus enthousiastes n’attendent pas que le monde change pour se transformer. Ils tentent d’incarner dans leur vie quotidienne les idéaux qui les animent. Souvent, ils mettent l’accent sur l’attitude intérieure plutôt que sur l’emploi de recettes ou la conformité à un modèle. Un existence de qualité est le don qu’ils aimeraient faire aux générations futures. Mais cela ne les empêche pas d’habiter pleinement notre époque, en lui rendant hommage et en jouissant généreusement des richesses de l’instant présent.Conscients des erreurs catastrophiques du passé proche, beaucoup misent sur le dialogue et essaient de ne pas trop se prendre au sérieux. Ils interviennent dans l’espace public pour favoriser l’évolution des mentalités et faire en sorte que les décisions soient prises en fonction de critères moins superficiels. Malgré leurs maladresses et leurs limites, ils ont le sentiment d’ouvrir de voies que beaucoup d’autres viendront peu à peu enrichir. – C’est du moins ce qu’ils espèrent.
 
Plus que jamais sans doute, c’est le moment de prendre le temps de réfléchir afin de déterminer ce qui nous semble essentiel. Par delà les pressions et les conditionnements, quel genre de personne souhaitons nous être ou devenir ? Dans quel monde aimerions nous vivre ? Et quelle pourrait être notre contribution? Par les choix qu’il fait à chaque instant, chacun dispose d’un peu de pouvoir et peut déclencher
des réactions en chaîne. Ne laissons personne décider à notre place. Nous serons peut être celui qui versera la goutte qui fera pencher la balance d’un côté ou d’un autre.
 
1. Les sociétés modernes ont en commun un certain nombre de caractéristiques plus ou moins développées selon le cas : organisation démocratique, création d’un espace public indépendant du religieux, affirmation de l’individu, recherche de progrès dans tous les domaines – l’aspect le plus visible étant un prodigieux développement des sciences et des techniques. Les mythes et les Traditions continuent de jouer un rôle, mais la raison naturelle est devenue le guide de référence et le médiateur universel. Les croyances sont de moins en moins transmises d’une génération à l’autre : chacun a donc la responsabilité de fonder son propre système de valeurs à partir des multiples repères qui sont à sa portée.
 
2. On estime parfois à 200, le nombre d’esclaves qui auraient été nécessaires pour pouvoir bénéficier d’un niveau de vie équivalent.
 
3. Dans le contexte actuel, ces mouvements subversifs sont pour ainsi dire les seuls qui, hélas ! leur permettent de donner un sens à leur vie, ou à défaut : à leur mort.
 
4. À cause du remboursement de la dette, le flux d’argent du Sud vers le Nord est supérieur à celui qui se déplace en sens inverse ; ce qui incite les observateurs impertinents à demander : « finalement, qui aide qui? »
 
== Libéralisme, marxisme, tripartition... ==
 
Existe-il des modes d’organisation qui, mieux que d’autres, soient source d’harmonie, de bien-être et de dignité pour l’ensemble de l’humanité ? Comment trouver un point d’équilibre où les intérêts divergents se trouvent en grande partie conciliés ? Les questions de cet ordre sont plus que jamais d’actualité. Notre avenir dépend des réponses que nous leur donnerons. Plusieurs thèses sont en présence.
 
Le libéralisme1 repose sur le libre jeu de l’offre et de la demande. Pour ses partisans, si on laisse chacun poursuivre son intérêt, une régulation s’opère spontanément dans les marchés. Les vrais besoins se trouvent ainsi satisfaits. De plus, grâce à la compétition entre les producteurs, les services,
les denrées et les objets sont offerts au meilleur prix. Celui qui entreprend assume certains risques : il est juste qu’il soit rétribué par un profit proportionnel à sa réussite. S’il a commis une erreur ou mal évalué la situation, il en subira les conséquences. Dans leur propre intérêt, les entrepreneurs seront donc à l’écoute des clients et veilleront à la qualité de la production et au prix de revient. Et il en va de même pour les salaires. S’ils varient eux aussi en fonction de l’offre et de la demande, chacun pourra trouver un emploi. Pour les défenseurs des thèses libérales, le chômage n’est pas une conséquences des lois du marché, il est dû à la rigidité du système social ou au manque de flexibilité des partenaires. Les déséquilibres sont fréquemment dus au fait que les uns ou les autres sont aveuglés par des conceptions idéologiques qui les empêchent d’être en prise directe avec la réalité.
 
Mais tout le monde ne voit pas la situation sous cet angle, et des alternatives sont quelquefois proposées. En tant que philosophe, Marx pensait que pour libérer l’Homme il fallait d’abord découvrir la cause de son aliénation. En raison
de ses convictions matérialistes, il estimait que les causes
profondes ne sont pas d’ordre spirituel mais matériel. Pour les identifier, il était selon lui nécessaire de procéder à une analyse des sociétés et mettre ainsi à jour les rapports qui se trouvent au cœur même de l’économie. Pour Marx, la conscience des Hommes est déterminée par les relations socio-économiques, et non l’inverse. Les institutions et les idéologies sont le reflet des rapports de production. Les privilégiés mettent en place des structures sociales et juridiques qui assurent leur position. Ils entretiennent également des systèmes de croyance afin de rendre les opprimés plus dociles.
 
Dans le cadre du capitalisme, le travailleur doit vendre sa force de travail au propriétaire des moyens de production. Ses capacités deviennent ainsi une marchandise soumise aux lois du marché. Ce qui implique notamment, la concurrence entre les salariés et le chômage. Comme l’exploitant
donne au salarié une somme d’argent inférieure à celle que ce dernier lui permet de gagner, il en retire une plus-value. Il peut ainsi réaliser des profits personnels, accumuler un capital et devenir propriétaire de moyens de production de plus en plus importants.
 
Pour mettre fin à cette situation, les exploités doivent s’organiser et dénoncer les injustices de manière à les rendre intolérables et hâter ainsi le mouvement de l’Histoire. Ils doivent également s’efforcer de prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat qui n’est qu’une étape vers la société sans classe où, n’étant plus nécessaire, l’état lui-même finira par disparaître. Il n’y aura alors plus de guerres. L’unité entre l’Homme et la nature pourra ainsi être peu à peu réalisée.
 
Le marxisme semblait pouvoir apporter une réponse à différents problèmes de toute première importance. À l’époque où il est apparu, beaucoup d’Hommes et de femmes se trouvaient malgré eux irrémédiablement coupés du milieu naturel et des coutumes ancestrales. Souvent ils passaient la majeure partie de leur temps face à des machines, simples exécutants d’un travail qui ne portait pas en lui-même sa propre satisfaction. Les réponse traditionnelles ne parvenaient
plus à donner un sens à ce nouveau mode d’existence. Une vision neuve à caractère scientifique semblait pouvoir combler ce vide. Le marxisme fournissait un cadre à un grand nombre de ceux qui aspiraient à un monde de justice et de paix…
 
La mise en pratique de cette théorie a été tentée dans différents contextes. Elle s’est souvent imposée en ayant recours à l’élimination systématique des opposants ou supposés tels, ou même de ceux qui prônaient une autre forme de socialisme. Malgré le dévouement de ceux qui y croyaient, les objectifs n’ont pas été atteints. Partout au contraire, il y a eu pénurie, accroissement de l’aliénation, injustice et perte de tout idéalisme social2. Le remède s’est avéré pire que les maux qu’il était sensé guérir. Il est important d’identifier précisément les cause de cette tragédie afin de prévenir celles qui pourraient se préparer, parfois en toute innocence, avec la bénédiction de nombreuses autorités morales. Ce pourrait d’ailleurs être sur des bases diamétralement opposées ou à partir d’un tout autre domaine.
 
Mettre l’accent sur l’antagonisme des classes empêche de comprendre la complémentarité des rôles. Cette vision engendre un climat de méfiance qui se propage dans tous les domaines de l’existence. Il en résulte des attitudes qui compromettent toute évolution vers une coopération chaleureuse. Le recours à la lutte armée et l’établissement d’une dictature favorisent les abus de pouvoir. Ils accentuent également la rigidité des rapports sociaux. Dans ces conditions, les personnes nuancées et compréhensives ne sont guère écoutées. Ce sont alors les plus fortement combatives qui prennent presque toutes les décisions. L’évolution vers une société libérée et fraternelle se trouve ainsi durablement compromise. Ici comme ailleurs, le résultat n’est pas indépendant des moyens utilisés.
 
D’autres critiques du marxisme me semblent mériter un examen. Privilégier l’État au détriment de l’individu décourage les initiatives, engendre la morosité et prive la société d’une grande partie de sa créativité et de ses richesses. Un équilibre des pouvoirs est toujours préférable. L’aspect culturel du marxisme appelle lui aussi quelques réserves. Le matérialisme militant a pour ambition d’apporter la libération à l’individu aliéné. Les chances de réussite sont cependant bien faibles car, si l’on s’en tient à cette vision du monde, on risque fort de se couper de ses aspirations et de ses ressources profondes, ce qui a des répercussions jusque dans les domaines les plus matériels. Le réalisme est souvent invoqué, parfois même en toute bonne conscience, pour se donner le droit de ne pas respecter certaines valeurs fondamentales.
 
La vie est complexe. Il ne suffit pas de mettre en place un mécanisme rationnellement satisfaisant
pour que tout se déroule dans le sens souhaité. L’être humain présente de multiples facettes. Une harmonisation est indispensable, mais aucune ne doit être étouffée ou niée. Malheureusement, beaucoup de constructions intellectuelles mettent l’accent sur un seul aspect de la réalité, produisant ainsi un rétrécissement ou une déformation du regard. Nous ne devons jamais nous laisser impressionner par le brio ou la force de persuasion d’un raisonnement mais considérer l’ensemble de ce qu’il implique. Nous devons également être attentifs aux objections de toute nature qui s’élèvent en nous. Celles qui sont subtiles ou difficiles à formuler ne sont pas les moins importantes.
 
Une fois mis en application, le marxisme a produit une version cauchemardesque de la société qu’il se proposait de créer. Après avoir représenté l’espoir des lendemains qui chantent, il est devenu un épouvantail que l’on brandit chaque fois que quelqu’un envisage de changer en profondeur les règles du jeu social. Dans sa version actuelle, le libéralisme mise sur l’intérêt bien compris de chacun. Il s’appuie en fait sur nos tendances égoïstes. Comme actuellement celles- ci ne sont plus guère tempérées par des idéaux éthiques, sociaux ou religieux, nous assistons à une concurrence sans merci qui empêche la libre expression de ce qu’il y a de plus humain en nous. En un sens, le libéralisme n’est qu’une transposition de la loi de la jungle sur le plan économique. Il n’a cependant pas les vertus régulatrices de la sélection naturelle, surtout quand les prédateurs ne vivent pas dans le même espace que ceux qu’ils éliminent. Quelqu’un peut hériter d’une immense fortune et être indifférent à ce qui adviendra après lui. Il pourra néanmoins peser sur des décisions qui ruineront une région concurrente ou occasionneront des désastres écologiques irréversibles.
 
Dans le système capitaliste, les entrepreneurs qui ne sont pas d’habiles tacticiens se retrouvent facilement hors-jeu. Ceux qui les supplantent n’offrent pas nécessairement des services de meilleure qualité. À cause de la recherche individuelle du profit maximum à court terme, l’apparence est privilégiée au détriment de la qualité réelle. Les conditions de travail sont quelquefois à la limite du supportable. La personne est sacrifiée et le respect de la nature est réduit au minimum acceptable pour éviter les poursuites. Les efforts consentis se limitent généralement à quelques gestes savamment dosés qui visent avant tout à créer une image de marque valorisante. Le libéralisme en vigueur n’encourage
pas véritablement le sens de la responsabilité. Étant eux aussi prisonniers de l’implacable logique du système actuel, les décideurs sont quelquefois amenés à réduire leur conscience au silence afin de pouvoir prendre des décisions inhumaines. – Et c’est sans doute rarement de gaîté de cœur ! De leur côté, les employés doivent exécuter des ordres qui vont à l’encontre de leurs convictions profondes ou accepter des tâches ou des conditions peu compatibles avec leur sens de la dignité humaine. Leur conscience professionnelle et le respect d’eux-mêmes s’en trouvent alors fréquemment amoindris. Ceux qui aimeraient vraiment se consacrer au bien commun refusent parfois les compromis qu’ils jugent déshonorants. Leur insertion dans le monde du travail devient alors difficile. Malgré leurs compétences, beaucoup se retrouvent ainsi fortement pénalisés, voire exclus.
 
La toute puissance de l’argent crée des situations totalement artificielles. Les très grandes firmes sont assez puissantes pour influencer les politiques des états. Elles menacent par exemple de se retirer du pays si les dirigeants prennent des mesures sociales ou écologiques qui ne leur sont pas favorables. D’un autre côté, par le biais de la publicité, elles modèlent le psychisme du public pour l’inciter à consommer ce qu’elles trouvent avantageux de produire. À cela, il convient d’ajouter que, de nos jours, l’argent n’est que faiblement investi pour répondre aux besoins de l’économie. Les sommes investies dans la spéculation financière sont des dizaines de fois plus importantes que celles qui sont consacrées à la création des services ou des produits en tous genres. À cause des gigantesques « parties de poker » qui se jouent, des pans entiers de l’économie peuvent ainsi s’écrouler subitement comme des châteaux de cartes.
 
Les règles du jeu économique ne sont pas des lois naturelles. Elles sont nos créations et nous pouvons les changer. N’écoutons pas passivement ceux qui disent qu’il n’y a plus rien à faire ou à espérer . Ceux qui cherchent à nous décourager sont plus dangereux que ceux qui combattent nos idéaux. Leur action sape en nous ce qu’il y a de plus précieux. Il est difficile de résister à leur influence car souvent ils invoquent le témoignage d’experts en tous genres. Ce que ceux-ci disent est cependant très relatif. En tous cas, pour ce qui concerne le futur, ils se trompent presque toujours. L’avenir sera ce que nous voulons qu’il soit. Les inégalités doivent être la conséquence des choix individuels. Le fait qu’elles résultent de conditions arbitraires imposées par l’ordre social est contraire à tout sens éthique. Trop de sécurité nous prive d’expériences enrichissantes et endort la conscience ; mais l’insécurité permanente déstructure l’individu. Miser surtout sur l’égoïsme est manquer de légitime ambition. L’économie doit prendre en compte cette tendance naturelle mais elle doit aussi s’efforcer d’emprunter des voies qui aident à la dépasser. Ainsi, l’humanité pourra être de plus en plus en accord avec les tendances les plus nobles de l’être humain.
 
Mais existe-t-il une troisième voie qui concilie la liberté d’entreprendre avec l’égalité des chances ? Pour l’instant, rien de véritablement décisif ne semble se dessiner. Une telle synthèse ne peut être réalisée sans l’entrée en jeu du troisième terme de la devise, sans un authentique sentiment de fraternité. Nous sommes tous des êtres humains à part entière avec tout ce que cela implique. Nous devons avoir à cœur de nous organiser pour que chacun ait une chance d’être libre et heureux. Mais pour cela il est nécessaire de replacer la question sociale dans un cadre plus vaste que celui qui nous sert habituellement à la penser. À titre indicatif, voici un résumé d’une proposition susceptible d’apporter quelques éléments de réponse. Elle est l’œuvre de Rudolf Steiner et date de 1919. Il ne s’agit pas d’un projet de société parfaite mais d’un exposé visant à définir ce qui pourrait favoriser la bonne santé de l’organisme social. Les principes sur lesquels il repose peuvent également servir de grille de lecture éclairant le cours des événements. J’ai sans doute apporté à cette synthèse une coloration personnelle, ne serait-ce que par la sélection que j’ai dû opérer pour résumer des conférences qui, une fois transcrites, formaient un volume de plusieurs centaines de pages. Mais l’essentiel se situe bien entendu sur un autre plan. Même lorsque nous essayons de faire preuve d’objectivité, nous pouvons difficilement faire abstraction de nos convictions personnelles. À cause d’elles, à notre insu, une sélection plus ou moins arbitraire s’opère à tous les niveaux.
 
Le champ social peut être divisé en trois secteurs :
 
– Le domaine spirituel (ou culturel). Il comprend : les arts, les sciences, la littérature et la philosophie… la psychologie et la religion. À cela, il convient d’ajouter l’éducation et la culture de toutes nos facultés, qu’elles soient physiques, émotionnelles, intellectuelles ou d’autres encore, plus énigmatiques, comme l’intuition. Ici le principe de base est la LIBERTÉ. Chacun doit pouvoir choisir ce qui lui convient et s’associer librement avec d’autres au sein de groupements autogérés, financés grâce à des contributions volontaires.
 
– Pour tout ce qui concerne l’État et le domaine juridique, c’est le principe d’ÉGALITÉ qui doit s’appliquer. Ici chaque être humain est considéré comme un citoyen et, en tant que tel, il est l’égal de n’importe quel autre. Il jouit des mêmes droits. Quand un vote a lieu, chaque voix pèse de la même manière sur les décisions.
 
– Le secteur économique comprend la production, la circulation et la consommation des marchandises ou des services. Ici c’est l’esprit de FRATERNITÉ qui donne le ton. L’entrepreneur reçoit un capital dont il peut disposer librement à l’intérieur de certaines limites. Celles-ci sont fixées par un organisme constitué par des représentants des trois pôles du corps social. Le salaire est remplacé par une participation aux bénéfices. Il varie en fonction des services rendus. Un minimum est assuré quelle que soit la situation. Les rétributions sont décidées démocratiquement par l’ensemble du personnel. Et il en va de même pour les conditions de travail car ceci concerne la dignité humaine : aucun être humain ne devant être soumis au bon vouloir d’un autre. Pour les décisions concernant directement la production, la situation est toute autre. Celles-ci doivent naturellement être prises par les personnes compétentes après consultation des membres du personnel qui sont directement impliqués.
 
Une approche globale de l’économie est bénéfique pour tous. À cet effet, des associations réunissant producteurs, consommateurs et intermédiaires doivent être crées. Afin de concilier au mieux les souhaits et les possibilités, elles décident ce qui doit être produit, comment et à quel prix. Elles fournissent également au public toutes les informations dont il a besoin. Beaucoup de gaspillages et de tensions peuvent ainsi être évités.
 
Pour un bon équilibre entre ces trois pôles, un principe fondamental doit être respecté: il ne doit y avoir aucune ingérence d’un domaine dans l’autre. Par exemple, la vie culturelle ne doit pas devenir dépendante de l’économie. Afin d’éviter toute orientation irréversible, les accords indispensables seront ponctuels, personnalisés et faciles à interrompre ou à renégocier. Il ne doit pas non plus y avoir de tutelle de l’état sur l’économie ou les différents aspects de la culture même si, bien entendu, les échanges fructueux sont toujours souhaitables. De même toute intrusion du pôle spirituel dans la vie publique est évidemment à exclure. Et, si elles peuvent naturellement exercer une influence au même titre que toute autre, les autorités morales ou scientifiques n’ont pas le moindre droit de s’immiscer dans le libre déroulement des activités du secteur économique. La coordination de l’ensemble des activités s’effectuera par l’intermédiaire d’un organisme réunissant des représentants des trois domaines.
 
Tout ceci demande bien sûr des modulations. Il n’y a pas d’analyse définitive ni de solution convenant à toutes les situations : il y aura toujours des beaux jours pour les chercheurs.
 
1. Le terme capitalisme aurait également pu être employé. Celui que j’ai choisi me semble moins connoté négativement. Son principal inconvénient est d’avoir plusieurs sens. Les valeurs du libéralisme économique sont nettement distinctes de celles qui animent l’esprit libéral au sens large. Celui-ci n’a rien à voir avec les théories économiques : se caractérisant par une authentique largeur de vue dans tous les domaines, il inspire des personnes de multiples tendances.
 
2. La seule exception notoire est celle des États indiens du Bengale et du Kerala. Les véritables raisons sont difficiles à déterminer car, du fait de leur autonomie relative, ils doivent en référer à l’Union Indienne et respecter sa constitution.
 
== Les avatars de la psyché moderne ==
 
Les connaissances et la bonne volonté ne suffisent pas. Quels que soient nos objectifs, souvent nous échouons par manque d’équilibre psychologique. Existe-t-il des outils capables de nous aider à sortir des ornières où nous sommes enlisés ?
 
La psychanalyse apparaît comme l’une des réponses possibles. Sigmund Freud est généralement considéré comme le fondateur de ce mouvement, même si une partie de la méthode lui a été inspirée par un autre médecin viennois : le professeur Joseph Breuer. Pour Freud, tous nos comportements peuvent s’expliquer à partir des pulsions fondamentales telles que la faim, le besoin de déféquer ou l’instinct sexuel. Ces pulsions proviennent d’excitations corporelles localisées. Elles nous poussent à des comportements visant à réduire à un minimum les tensions qu’elles provoquent. L’énergie accumulée ne peut disparaître : elle doit impérativement s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Lorsque le milieu ne permet pas la satisfaction du désir, il se produit un refoulement de l’énergie de vie et du contenu psychique qui lui est associé. Il se formera ainsi un noyau se développant à l’écart du reste de la personne, à l’insu de la conscience. Son contenu étant soustrait à tout contrôle direct, il est particulièrement influent. Plus tard, en fonction du contexte, la pulsion refoulée réapparaîtra sous forme de symptômes divers : obsessions, angoisse, maladies somatiques... perversions ; ou par l’intermédiaire de rêves ou d’actes manqués tels que les lapsus. Le désir trouve ainsi une occasion de se satisfaire – ou tout au moins de continuer à exister sous une forme déguisée. Une issue peut également être trouvée au moyen de la sublimation. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’états pénibles ou de conduites réprouvées ou incohérentes mais au contraire d’actions gratifiantes, souvent valorisées par le groupe auquel le sujet appartient. C’est notamment le cas pour les compétitions, l’acquisition de connaissances ou la réalisation d’œuvres d’art.
 
Le traitement psychanalytique utilise un procédé qui permet de rétablir le contact avec les situations qui sont à l’origine des troubles. Pour que cet objectif puisse être atteint, le « patient » est invité à dire tout ce qui lui vient à l’esprit, même si cela lui paraît absurde, peu important ou inconvenant. Dans cette situation privilégiée, l’analysant va projeter sur l’analyste les sentiments qu’il a éprouvés dans son enfance. Il aura tendance à se comporter avec lui comme s’il s’agissait de l’une des personnes avec lesquelles quelque chose de déterminant s’est joué, et probablement noué. Les situations ayant entraîné des désordres se trouvent ainsi réactualisées. Les attitudes qui en découlent sont porteuses d’indications précieuses qui permettent d’accéder aux racines du problème. Les interventions de l’analyste se limitent au minimum nécessaire pour mettre sur la voie. Les découvertes de l’analysant pourront ainsi avoir un caractère véritablement personnel. Après avoir pris conscience de ses désirs réels, le sujet pourra décider en connaissance de cause s’il est souhaitable de les satisfaire ou s’il est préférable
de les modifier ou d’y renoncer.
 
La dynamique à l’œuvre dans la cure comporte également un autre aspect. En plus des éclaircissements et des effets thérapeutiques dont bénéficie le patient ou le chercheur, les séances fournissent aux analystes des éléments leur permettant d’élaborer leurs théories. Pour les psychanalystes freudiens, la morale n’est pas la cause mais la conséquence du refoulement. Celui-ci peut provenir de la crainte d’être abandonné ou de ne plus être aimé de ses parents mais aussi – et cette notion est centrale dans l’œuvre de Freud – en raison du «complexe d’Œdipe ». D’après la théorie ainsi nommée, le garçon désire tuer le père pour s’assurer la possession sexuelle de sa mère1. De peur d’être castré ou pour éviter un sentiment de culpabilité générateur d’angoisse, il refoule ses désirs. Et les institutions sociales pourraient être expliquées à partir des mêmes bases. Dans la horde primitive, les jeunes mâles se seraient ainsi ligués pour tuer et manger le père. Cette coopération aurait été fondatrice du lien social. Elle aurait rendu possible des réalisations dont chacun pris individuellement était incapable.
 
Freud a eu le mérite de proposer des explications pour un certain nombre de phénomènes apparemment dépourvus de sens. Il nous rappelle que les véritables mobiles de nos actes ne sont pas toujours ceux que nous croyons : des partie de cache-cache se jouent en nous. Grâce à la diffusion de ses théories, les éducateurs sont plus conscients de leur influence sur l’équilibre psychique et les orientations futures des enfants dont ils s’occupent. La sexualité est désormais abordée plus ouvertement. La souffrance psychologique est l’objet d’une écoute plus attentive et ceux dont les comportements sont incohérents ou destructeurs ne sont plus seulement définis par un discours moralisateur ou utilitariste, ils sont également considérés comme des personnes souffrantes ou perturbées, qui peuvent guérir si les causes profondes de leurs troubles sont découvertes. Un autre aspect de l’œuvre de Freud mérite d’être souligné. Au sein de nos sociétés dominées par la technique, le champ psychanalytique préserve un espace de parole où le vécu intime est pris en considération. Il représente également un rempart contre les dérives du scientisme et l’excès de médicalisation. La psychanalyse nous rappelle aussi que la parole est un acte qui nous permet de mettre une distance entre nos problèmes et nous. Ceci est loin d’être anodin car cette élaboration par le langage a en elle-même un effet libérateur qui facilite la découverte de solutions.
 
La psychanalyse est devenue la principale référence lorsqu’un problème psychologique est abordé. Elle exerce une grande influence dans tous les domaines de la vie culturelle. Au niveau du grand public, les théories sont souvent présentées comme des quasi-certitudes et vulgarisées sous une forme ultra-simplifiée et triviale. Ces versions sont généralement acceptées sans examen critique. Les plus populaires d’entre elles exercent une influence déterminante sur les comportements d’un grand nombre de nos contemporains. Comme la plupart des thérapies, la psychanalyse n’a pas une teneur scientifique très importante. Ceci n’est d’ailleurs pas nécessairement un handicap: l’efficacité des différents types de traitement semble plutôt dépendre des qualités du thérapeute, du degré de confiance du consultant ainsi que l’intensité de son investissement. Il importe cependant d’être conscient du fait que l’on n’a pas affaire à une science. Les différentes courants psychanalytiques s’accordent sur un nombre relativement restreint de points, les théories ne se trouvent pas universellement vérifiées et les prédictions ne se réalisent pas de manière incontestable. Une certain parallèle peut être établi avec les théories politiques. Dans un cas, il s’agit des problèmes de l’individu ; dans l’autre, ceux de la société dans son ensemble. Dans les deux cas, l’adhésion se produit lorsque les propositions répondent à une attente.
 
Le scepticisme à l’égard des thèses de Freud est fréquemment interprété comme une stratégie, généralement inconsciente, nous permettant d’éviter la confrontation avec les parties de notre être qui nous dérangent ou risquent de nous faire souffrir. Bien qu’intimidé, je ne résiste pas à la tentation de formuler quelques réserves. Les éclairages un peu crus pétrifient et atténuent le sens de la profondeur. Ils diminuent notre sensibilité aux nuances et empêchent d’apprécier à leur juste valeur certains éléments discrets mais essentiels. J’ai le sentiment que la psychanalyse produit ce genre d’effets. Toutes disciplines confondues, nombreux sont les théoriciens qui privilégient un aspect de la réalité en lui subordonnant le reste, au prix d’acrobaties intellectuelles parfois prodigieuses.
 
En réduisant à du pathologique certaines activités difficiles à circonscrire, Freud a peut-être outrepassé son domaine de compétence. Dans un ouvrage tardif, il qualifie la religion de « névrose obsessionnelle généralisée ». Argumenter en faveur de l’athéisme est légitime. Cette liberté doit même être protégée. Mais condamner sans appel l’unique issue de secours de ceux qui n’ont parfois plus d’autre soulagement à espérer ; voilà qui semble peu amical, surtout de la part d’un médecin qui ne croyait pas que l’être humain avait la possibilité de se transformer en profondeur. Compte tenu du peu de certitudes que nous pouvons avoir dans ce genre de domaine, c’est de toutes manières une affirmation imprudente. Rien ne nous autorise à exclure absolument la possibilité qu’il puisse exister un supra-conscient : un degré de conscience plus fondamental, plus lumineux et plus fécond que celui de la conscience ordinaire. La psychanalyse des œuvres d’art pose elle aussi quelques problèmes. Elle est faite sans l’accord des créateurs, dévalorise fortement leur travail et concerne généralement des personnes que Freud n’a jamais rencontrées. Il me semble que, d’un point de vue déontologique, une telle démarche est également discutable.
 
En présentant les activités supérieures comme de simples adaptations de pulsions qui n’ont pas trouvé le moyen de s’exprimer directement, Freud met en quelque sorte « cul par dessus tête » la traditionnelle hiérarchie des valeurs. C’est une conséquence inévitable de ses théories même si par ailleurs il défend le modèle moral habituellement en vigueur en Occident. Il y a toujours plusieurs façons d’expliquer un phénomène. Tout expliquer à partir du plus simple n’est pas le seul choix possible. Les briques existent avant que la maison soit construite mais elles ont été confectionnées car il existait un projet d’édifice. Toute la question est de savoir s’il en est de même pour les êtres vivants?
 
Dans la pensée indienne, l’être humain est comparé à un attelage qui évolue sur les chemins de l’existence. La voiture correspond au corps. Les chevaux sont l’élément dynamique : ils symbolisent les désirs, les émotions et les sentiments. Le cocher avec ses cartes et son savoir-faire représente l’activité mentale. Mais les uns et les autres n’existent que pour les besoins et la joie du passager qui réside dans l’espace intérieur de la voiture : la personne dans son essence même, la psyché véritable. À des degrés divers, chaque partie est une manifestation de la même énergie consciente de base. Présente dès le départ sur ce terrain de jeu qu’est le monde, elle parvient à s’exprimer de mieux en mieux. Une telle conception n’a évidemment rien de scientifique, mais elle s’accorde assez bien avec l’impulsion que nous sentons à l’œuvre en nous et en tout, en dépit des éclipses, des brumes et des mortes saisons. En comparaison, je dois l’avouer, malgré les indéniables mérites qu’elle semble avoir, je trouve l’œuvre de Freud plutôt déprimante, surtout si l’on en tire toutes les conséquences.
J’ai même le sentiment qu’elle a dû contribuer au malaise présent dans notre civilisation.
 
Un bouleversement était sans doute nécessaire pour que chaque individualité puisse prendre conscience de ses propres désirs par delà les conventions de toute nature. En attendant que le balancier trouve une position d’équilibre, nous assistons à un conformisme inverse des précédents. C’est seulement un autre genre de tendances qui est refoulé. Tel est notamment le cas pour l’idéalisme, la recherche d’une transcendance ou les sentiments désintéressés. L’œuvre de Freud a rendu temporairement suspectes ces manifestations de l’esprit humain. Lorsque des aspirations sont encore à l’état embryonnaire ou peu développées, elles peuvent facilement être découragées. Quand les sentiments élevés portent l’étiquette « illusion », fournir un effort pour se hisser à ce niveau devient superflu. Le risque de médiocrité affective est réel car il ne reste plus guère de raisons de se surpasser.
 
La cause des déséquilibres psychiques étant actuellement très largement attribuée à des incidents survenus dans la petite enfance, l’action éducative des parents est bien souvent regardée sous l’angle des effets pathologiques qu’elle peut induire. L’aspect humanisant de leur apport passe alors au second plan. Ils apparaissent ainsi moins dignes de respect, et les valeurs qu’ils cherchent à transmettre
ne sont plus guère accueillies comme des dons, certes imparfaits mais précieux. Quant à la construction de soi, on chercherait en vain une base non arbitraire sur laquelle l’entreprendre. Par l’intermédiaire du principe de déterminations multiples, Freud accorde bien une place à la responsabilité personnelle mais, si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que, dans le système qu’il a construit, elle est dépourvue de point d’appui. Dans de tels sables mouvants, même la notion de personne finit par être engloutie.
 
Dans tout mouvement de libéralisation, il est difficile d’être sélectif. Dès qu’une ouverture est pratiquée, les tendances perverses ou brutales tentent de s’engouffrer en même temps que les désirs légitimes. Et il n’est pas rare qu’ils y parviennent car nous confondons souvent explication et justification. La crainte des conséquences du refoulement diminue la tolérance aux frustrations. Ceci peut provoquer un durcissement des relations humaines ou inciter à les réduire au minimum. C’est par contre une aubaine pour la société de consommation qui prospère grâce à l’exaltation des désirs de toutes sortes et qui trouve ainsi l’occasion d’écouler des monceaux de gadgets ainsi que les innombrables accessoires qui sont sensés augmenter le prestige ou le pouvoir de séduction. Les sentiments profonds paraissent désormais une valeur moins sûre que les désirs : dans beaucoup de milieux. ils sont même devenus un sujet tabou. La menace du retour du refoulé décourage les tentatives de maîtrise de soi au moyen de la volonté. Beaucoup en arrivent ainsi à douter exagérément d’eux-mêmes ; ce qui les rend vulnérables face aux manipulateurs de tous ordres. Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs véritables sentiments pour suivre des voies que par la suite ils regretteront d’avoir empruntées. Veillons à préserver notre intégrité en toute occasion ! À trop prendre au sérieux les discours des experts en relations humaines, nous risquons de nous priver d’une relation au monde véritablement personnelle. En portant sur notre être intime un regard soupçonneux, nous perdons le minimum de spontanéité nécessaire pour que l’amour ne soit pas un problème à élucider mais une aventure poétique et profondément libératrice.
 
L’œuvre de Freud n’était qu’un point de départ, un tournant important dans l’Histoire des idées. De nombreux courants sont ensuite venus enrichir le champ psychanalytique2; chacun apportant un regard nouveau ou incitant à mettre entre parenthèses ce qui semblait arbitraire. En ce début du troisième millénaire, les « médecins de l’âme » ont à leur disposition un grand nombre de grilles explicatives. L’éventail des possibilités s’est considérablement élargi, notamment grâce aux progrès réalisés dans la connaissance du cerveau. Les thérapeutes s’appuient également sur des conceptions et des méthodes provenant d’autres cultures, en particulier orientales, là où les relations entre le corps et le psychisme n’ont jamais cessé d’être cultivées consciemment.
 
Dans les grandes lignes, un certain consensus semble se dessiner. Pour que des troubles psychiques apparaissent, plusieurs conditions doivent se trouver réunies. Le terrain joue un rôle non négligeable : au départ, les capacités de résistance ne sont pas les mêmes chez tous. De plus, les souffrances et les traumatismes laissent des traces biologiques qui peuvent perturber durablement les systèmes de régulation et diminuer l’aptitude à réagir efficacement. Le milieu est lui aussi important : les différentes stimulations ont des effets équilibrants ou sont source de tensions. Certains théoriciens considèrent que la maladie ne concerne pas seulement la personne qui souffre mais qu’elle exerce une fonction réparatrice pour l’ensemble du groupe qui peut ainsi conserver sa cohésion grâce à cette soupape de sécurité. Une partie de la responsabilité des désordres est attribuée aux choix personnels. De nombreux troubles pourraient provenir de croyances erronées, d’erreurs d’appréciations ou de généralisations abusives. Certaines conduites ou « styles de vie » peuvent ainsi s’être implantés
à la lueur de faibles indices, à une époque où le langage articulé n’était pas encore accessible à l’enfant. Ceci expliquerait pourquoi la parole a parfois si peu d’effet. La première tâche du thérapeute sera donc d’amener le consultant à prendre conscience de ses conceptions fausses, de ses attentes démesurées ou de ses craintes exagérées. Il pourra ensuite proposer des alternatives plus adaptées.
 
De nos jours, l’origine sexuelle des troubles semble moins fréquente que du temps de Freud. Les causes probables sont plutôt un déficit d’estime de soi, la crainte de ne pas être à la hauteur ou la difficulté de trouver en soi une base sûre. Le malaise psychique survient lorsque le moi est insuffisamment construit pour faire face aux difficultés auquel le sujet se trouve confronté. Beaucoup de dépressions seraient ainsi dues au fait que le sujet se trouve dans l’impossibilité de choisir entre plusieurs options, notamment entre ce qu’il sent devoir être fait et ce que la société attend de lui, parfois aussi entre telle ou telle tendance ou stratégie (faire face ou fuir, par exemple.) À l’origine de beaucoup de dépressions, on retrouve des peurs, des frustrations ou des colères persistantes. Si quelqu’un ne parvient pas à se réaliser de manière positive, il est prêt à employer tous les moyens même suicidaires pour affirmer son moi. Le conscient et l’inconscient œuvrent dans le même sens : la persistance des symptômes est souvent due aux bénéfices secondaires que la personne souffrante retire de son état.
 
L’épisode dépressif peut également être regardé comme une sorte d’épreuve initiatique ou de « rite de passage ». À cause de lui mais aussi grâce à lui, nous sommes placés dans une situation déstabilisante qui nous incite à reconsidérer notre vision du monde et à modifier certaines de nos habitudes. Bien utilisée, l’énergie du désespoir peut briser les murs d’une prison plus ou moins dorée dont on ne parvient pas à sortir en douceur.
 
Souvent, sans doute, des causes de diverses natures se conjuguent. Certaines sont tout simplement d’ordre chimique. L’accroissement du nombre de dépressions est quelquefois attribué à la pollution ou aux effets secondaires de médicaments. Dans l’approche contemporaine, une distinction est faite entre les symptômes ou les comportements et la personne elle-même. – Ceci s’applique à tous les cas, quelle que soit la nature du désordre. Même gravement atteint, le malade peut ainsi conserver toute sa dignité ainsi que ses droits, dans la mesure du possible. Sa personnalité n’est d’ailleurs plus considérée comme une entité déterminée une fois pour toutes mais comme une formation à géométrie variable qu’il est possible de faire évoluer consciemment. La situation actuelle est néanmoins loin d’être idyllique. L’excès de zèle, les médicaments inadaptés et l’étiquetage des personnes, transforment parfois en maladies des réactions saines à des situations particulièrement douloureuses ou difficiles à accepter. Certains thérapeutes ont tendance à se faire les avocats inconditionnels des patients qui se posent ainsi exagérément en victimes. Les relations avec les proches se trouvent de ce fait faussées, ou alors les problèmes
se trouvent repoussés dans le champ social. L’inverse est également vrai : les sociologues et les dirigeants politiques ne sont pas toujours conscients des conséquences psychologiques de leurs déclarations ou des mesures qu’ils prennent.
 
Chacune de ces conceptions a sa propre logique mais ne s’accorde pas nécessairement avec d’autres, pourtant tout aussi convaincantes de prime abord. Comment déterminer celles qui sont adaptées à notre situation ? Nous pouvons commencer par faire un tour d’horizon : nous verrons ainsi desquelles nous nous sentons le plus proche. Cela nous aidera aussi à prendre plus précisément conscience de ce que nous cherchons. En confrontant les points de vue et en superposant les différentes grilles de lecture, nous diminuerons les risques de faire fausse route. Les excès des uns peuvent être corrigés ou complétés par ce que d’autres proposent. Nous puiserons dans chaque théorie tous les éclaircissements qu’elle peut nous offrir, mais nous ne suivrons pas son auteur lorsqu’il cherche à rapetisser ou à déformer les thèses qui ne cadrent pas avec le système sur lequel il s’appuie. Nous éviterons ainsi l’emprisonnement qui nous ferait perdre les bénéfices que nous pouvons en retirer par ailleurs. Ainsi, toutes les solutions resteront accessibles et nos aspirations trouveront plus aisément un terrain d’expression.
 
1. Pour les filles, la situation est naturellement différente mais en partie symétrique. Il n’y a pas de crainte de castration car la perte a déjà eu lieu. À ceci est associé un sentiment de culpabilité et le désir de phallus. Ici, le décir d’inceste se manifeste en direction du père.
 
2. J’ai passé sous silence les autres psychanalystes car cela aurait donné au chapitre une trop grande complexité. C’est évidemment regrettable, notamment dans le cas de Jung ou d’Adler. Mais leur accorder une place exiguë n’aurait pas été leur rendre justice: l’œuvre de ces pionniers est bien trop importante pour n’être évoquée qu’en passant.
 
== Si par hasard… ==
 
Comprendre le phénomène de l’évolution est d’une importance considérable. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir reconstituer l’Histoire de la vie : notre avenir est également en jeu. Les conclusions auxquelles nous parviendrons détermineront le genre de moyens auquel nous pouvons faire appel pour transformer notre existence.
 
À chaque génération, des individus naissent différents des autres. Ces particularités ont généralement un caractère défavorable. Il peut cependant arriver qu’elles présentent un avantage pour celui qui en est porteur. Dans la situation de concurrence où se trouvent les êtres vivants, ses chances de survie seront augmentées et il parviendra plus facilement à se « reproduire ». Il en ira de même pour ses descendants. Avec l’accumulation des variations, des espèces nouvelles apparaîtront, de mieux en mieux adaptées aux conditions du milieu et disposant d’un meilleur équipement pour se nourrir, affronter les concurrents ou se perpétuer. Tel est le principe de l’évolution des espèces au moyen de la sélection naturelle. Cette théorie est l’œuvre de Charles Darwin. Elle doit beaucoup à son inventeur, mais le terrain avait déjà été bien préparé par les travaux des naturalistes qui l’avaient précédé. Darwin vivait au XIXe siècle. À son époque, les processus de l’hérédité étaient peu connus. Aujourd’hui, grâce aux progrès d’une science toujours en mouvement, tout semble indiquer que ces variations sont dues aux mutations des gènes ou à des modifications de leurs modalités d’expression.
 
Mais quelle est la véritable origine de ces mutations ? Est-ce, dans tous les cas, une anomalie survenant de manière totalement aléatoire, une simple perturbation accidentelle des processus ? Le hasard et la sélection naturelle sont ils seuls responsables de l’évolution des espèces ? N’y a-t-il pas d’autres facteurs qui jouent également un rôle ? La question mérite d’être posée car si nous acceptons intégralement la théorie, nous devons tirer toutes les conséquences qui en découlent.
 
Si c’est réellement par pur hasard que des formes de vie de plus en plus complexes sont apparues, nous ne sommes finalement qu’un assemblage temporaire de molécules qui doit son existence à un simple concours de circonstances. Nous sommes alors, selon la formule désormais célèbre : des automates qui s’ignorent. Les Hommes sont complexes et peu prévisibles certes, mais inexorablement soumis aux lois de la nature jusque dans les moindres détails de leurs comportements. Le sujet n’est qu’un simple centre de coordination de phénomènes qui se sont trouvés réunis au terme d’une longue suite de hasards et qui sont maintenus en raison d’une certaine stabilité. Le « je » ne fait que s’attribuer les conclusion auxquelles sont parvenus automatiquement les assemblées de neurones. Lui-même n’est qu’une fonction assurée par un de ces circuits. Dans ce réseau très dense de déterminismes sur fond de hasard, il n’y a pas le moindre espace pour un moi autonome – à moins, bien sûr, de faire intervenir une autre dimension. N’étant rien par elle-même, la personne n’a que le statut que le groupe veut bien lui accorder. Et celui-ci dépend des intérêts et des conceptions de ceux qui se trouvent dans une position influente. Ce statut peut d’ailleurs être remis en question à tout moment. Le risque va en grandissant car les bouleversements sociaux et techniques nous conduisent sur des terrains où les repères culturels n’ont plus guère de prise. Face à de graves problèmes, au nom du réalisme ou pour le bien de l’espèce humaine, on peut très bien en arriver à balayer certaines formes de sensibilité sous prétexte que, dans le cas présent, il s’agit d’un luxe trop coûteux ou des vestiges d’une humanité encore gouvernée par des conceptions irrationnelles.
 
Du point de vue de la socio-biologie, l’altruisme n’est pas essentiellement différent de l’égoïsme : tous nos comportements ont pour seul mobile l’intérêt personnel. Nous sommes inexorablement "programmés" pour cela. Aux dernières nouvelles, si nous aidons quelqu’un au péril de notre vie, c’est pour préserver le stock de chromosomes que nous avons en commun. Si le hasard et la nécessité sont seuls responsables de l’évolution, l’intelligence elle-même n’est qu’une propriété fortuite de certaines cellules : elle aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Elle n’a été conservée que parce qu’elle favorisait la survie ou la reproduction des organismes qui en étaient porteurs. Si tel est bien le cas, il n’existe en nous aucun élément nous permettant de sortir de la logique de ce qu’on appelle « la raison du plus fort. » La stratégie et les conclusions de ceux qui ont survécu deviennent la référence, l’étalon du vrai, du bien ou du beau. De plus, si tout est interdépendant, il n’y a évidemment pas de place pour l’initiative individuelle et la liberté. Il y a bien une partie de nous-même qui a le sentiment d’utiliser le milieu en fonction d’objectifs personnels mais, au regard d’un darwinisme conséquent, elle aussi n’est qu’un mécanisme aveugle. De même, nous ne choisissons pas nos tendances, nos désirs ou nos aspirations : eux aussi font partie des données qui s’imposent à nous.
 
Que nous reste-t-il alors en propre ? Plaisir et souffrance sont eux-mêmes des phénomènes biochimiques qui doivent leur existence à une suite de mutations fortuites et qui ont perduré à cause des avantages qu’ils présentaient pour la survie de l’espèce. Et c’est aussi le cas pour la joie et le sentiment de plénitude. Face à ce non-sens, des accès de désespoir peuvent survenir. Mais, conformément à la théorie, il s’agit de simples réflexes conditionnés par des réactions chimiques, et rien de plus. Quel que soit le domaine, d’une extrémité à l’autre de la gamme, toutes les positions et les états d’âme se valent. Même la notion d’utilité perd elle aussi tout fondement car objectivement rien n’est particulièrement souhaitable.
 
Nous retrouvons ici une des caractéristiques de la pensée matérialiste en général. En prenant la matière pour seule base acceptable, nous arrivons à des conclusions formellement logiques mais qui sont en décalage complet avec notre manière d’être au monde. Même le matérialiste le plus convaincu a le sentiment qu’il y a en lui, non pas seulement quelque chose mais quelqu’un qui veut, éprouve et pense. Et il n’a pas la moindre intention de changer d’optique.
 
Une réflexion s’impose. Quand nous utilisons le mot hasard, de quoi parlons-nous exactement ? Ce terme désigne ce qui est imprévisible, ce qui ne s’inscrit pas dans le cadre d’un système ordonné, ce qui n’est le fruit d’aucune intention. Un événement est dit aléatoire lorsqu’il se situe à la rencontre d’au moins deux séries de causes totalement indépendantes l’une de l’autre. Il reste à déterminer si, dans le cadre de l’évolution, les causes sont effectivement indépendantes ou si plutôt, dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne voyons rien qui puisse les relier. Précisons d’abord un fait important : en mathématiques, il est impossible de démontrer qu’une suite est aléatoire. Il est toujours possible de supposer un ordre qui échappe à nos investigations. La science ne peut pas prouver que quelque chose n’existe pas. Elle peut seulement indiquer que cela n’a jamais été mis en évidence et que l’on peut expliquer ce qui est observé sans avoir recours à cette hypothèse. Aucune certitude ne peut en être déduite. L’Histoire des sciences montre qu’en général1, plus notre connaissance progresse et plus la part attribuée au hasard diminue. Des relations cachées apparaissent là où semblait ne régner aucun ordre. Le hasard n’est souvent qu’une notion fourre-tout permettant de meubler l’espace inconnu entre deux registres de connaissances. C’est même quelquefois le joker que l’on appelle à la rescousse, le paravent providentiel qui donne un statut respectable à notre ignorance.
 
La plupart du temps, les êtres humains accroissent leurs possibilités en raison des mobiles plus ou moins conscients qui les animent. L’intention2 est-elle vieille comme le monde ou a-t-elle seulement fait son apparition à partir du moment où le système nerveux a atteint un degré d’évolution suffisant pour permettre l’anticipation et le désir ? Les plantes ne possèdent pas de neurones mais des expériences laissent supposer qu’elles auraient la faculté de se souvenir de la façon dont une personne les a traitées et qu’un comportement approprié en découle. Ainsi, quand elles se trouvent remises en présence d’un expérimentateur persécuteur, elles ont tendances à se rétracter ; si au contraire, il s’agit d’une personne leur ayant prodigué des soins, elles s’ouvrent ou se tournent légèrement dans sa direction.
 
Que les fluctuations du vide primordial aient pu, par une simple suite de hasards, donner peu à peu naissance à des êtres capables d’inventer, de créer, d’aimer et de se poser des questions sur le sens de la vie : cela tient véritablement du prodige. Vraiment, le hasard a bien fait les choses ! Aucun tribunal ne croirait quelqu’un qui attribuerait ainsi au hasard une longue série de phénomènes orientés. À tort ou à raison, le jury soupçonnerait quelque intention cachée3.
 
Nous revenons de loin. Nous devons notre existence au fait que les conditions initiales possédaient un ensemble de caractéristiques permettant l’apparition de la complexité. Ceci concerne une trentaine de paramètres. La probabilité qu’il en soit ainsi n’était que de 1 divisé par 10 à la puissance 504. Elle est à peu près équivalente aux chances de succès d’un archer qui, les yeux bandés, tenterait d’atteindre une cible de 1 cm de diamètre située aux confins de l’univers connu; c’est à dire à des milliards d’années lumière. Il est évidemment possible de supposer qu’il existe une multitude d’univers stériles. Et celui que nous habitons se trouverait par hasard posséder les conditions requises pour évoluer jusqu’à l’émergence d’une vie consciente. Ce n’est pas impossible. C’est cependant une hypothèse qu’aucun indice ne vient étayer pour l’instant. Et tout au long de l’évolution, on rencontre de nombreux exemples qui incitent à s’interroger. C’est notamment le cas pour la coopération entre les espèces, les activités de type artisanal et agricole auxquelles s’adonnent certains insectes, ou l’aptitude à s’orienter grâce aux étoiles que l’on observe chez les oiseaux. L’intégration des acquis soulève elle aussi quelques questions. Pour présenter
un avantage, il ne suffit pas qu’une mutation soit favorable ; il faut également que les bénéficiaires adoptent fortuitement un comportement qui la rendent utile. Si, afin d’y voir plus clair, vous demandez à un neo-darwinien comment ces capacités sont apparues et de quelle manière de tels ajustements ont pu s’opérer, cet Homme de science vous répondra probablement sans l’ombre d’une hésitation : « Le hasard, vous dis-je, le hasard ! »
 
Cette réponse officielle ne satisfait évidemment pas tout le monde. Une partie du public et du monde scientifique, continue de se poser des questions. Deux d’entre elles me semblent résumer le cœur des débats. Je les formulerais pour ma part en ces termes: « Les processus génétiques et la sélection due au milieu sont-ils les seuls agents de l’évolution ? » « N’y a-t-il véritablement aucune possibilité d’hérédité des caractères acquis ?» Pour tenter d’y répondre, un certain nombre de données doivent être prises en compte. L’expression des gènes et la fabrication des protéines dépendent des autres composants de l’ovule et des spermatozoïdes des géniteurs. L’état affectif dans lequel se trouve l’organisme de la mère aura une influence sur la production d’hormones. Son mode de vie, ses goûts, sa façon de concevoir le monde ne seront pas non plus sans conséquences : eux aussi détermineront dans une certaine mesure le déroulement des processus bio-chimiques. Peu ou prou, les choix effectués par les deux parents depuis leur naissance joueront de ce fait un rôle dans l’hérédité. Les besoins et les aspirations individuelles ont donc, par ce biais, une influence sur le développement de générations futures. Et si la même orientation persiste durant plusieurs générations, il pourra se produire une stabilisation des caractères ainsi acquis.
 
Toute conclusion prématurée est à éviter : aucune piste ne doit être acceptée ou rejetée a priori. Certaines causes peuvent être subtiles ou se présenter sous une forme difficile à identifier. Nos sens et notre intelligence remarquent seulement ce qui est présent par intermittences. Si des éléments sont distribués de manière homogène, nous pouvons difficilement en prendre conscience. De plus, des événement déterminants peuvent se produire sans laisser de trace. On ne peut pas toujours se fier aux apparences. Ainsi, dans les fractales, une opération simple, répétée un grand nombre de fois peut donner lieu à des développements complexes qui paraissent chaotiques. Le fond même de notre démarche est peut-être à revoir. Il ne suffit pas de connaître les détails d’un tableau pour réussir à le comprendre. Se tenir à une certaine distance est nécessaire pour saisir la juste relation entre les éléments, parvenir à acquérir une authentique vision d’ensemble et découvrir le sens de l’œuvre. Dans le cas de la vie, l’entreprise est malaisée car nous sommes partie prenante: l’Homme est lui-même un élément de l’univers qu’il cherche à comprendre.
 
L’évolution fait intervenir en même temps différents niveaux d’organisation emboités les uns dans les autres. Il n’est pas impossible que, par un phénomène de résonance vibratoire, il y ait transmission de l’un à l’autre. Nous entendons seulement du bruit, là où en réalité il y a peut-être de la musique. Les invitations à une attention plus fine et plus ouverte ne manquent pas. À cause de leur pouvoir structurant, les mathématiques constituent une sorte de trame qui, à l’échelle universelle, opérerait d’une manière analogue à celle du code génétique. Il existe notamment des régularités, des cohérences attribuées à ce qu’on appelle des « attracteurs étranges » : des sortes d’algorithmes qui favorisent l’apparition de formations particulières. Signalons également le cas des structures dissipatives : ces phénomènes d’auto-organisation qui apparaissent au sein des systèmes ouverts, lorsque ceux-ci se trouvent loin de l’équilibre.
 
La réalité ne consiste pas seulement en données que nous pouvons constater. Elle comporte aussi des possibilités qui peuvent se développer grâce à notre contribution. La civilisation indienne attribue une grande importance à la notion d’énergie créatrice consciente; celle-ci étant tout la fois: source, constituant et moteur de tout ce qui existe. Dans notre monde évolutif, elle se plonge dans une sorte de transe. S’abandonnant tout d’abord au sommeil profond de l’ignorance, elle crée des formes de plus en plus élaborées au fur et à mesure de son réveil. C’est le jeu de la vie : une œuvre d’art qui déploie des trésors d’imagination et fait appel à tous les registres de la sensibilité et de la conscience. Chaque participant gravit l’un après l’autre tous les degrés de l’évolution. Cette odyssée a lieu grâce à des véhicules globalement de plus en plus perfectionnés, construits à partir de ce qui est disponible dans le milieu. Les éléments déjà existants sont modifiés ou transformés au point de changer de nature. À chaque étape, le chemin est tracé en fonction des particularités locales et des conditions du moment. Il y a effectivement un caractère imprévisible des détails, mais dans les grandes lignes, l’évolution semble créer au sein de la matière une richesse et une liberté de plus en plus grandes. En règle générale, il y a un accroissement de la conscience, de la sensibilité et de la maîtrise des conditions du milieu. Il ne s’agit pas d’un voyage organisé mais d’une vraie aventure. Selon toute vraisemblance, nul ne sait donc par où la vie passera ni quels véhicules seront mis au point.
 
Le hasard a bien sa place mais il n’est pas primordial. Tout comme le jeu fonctionnel entre le moyeu et la roue, c’est lui qui permet l’autonomie relative mais suffisante des parties. Grâce à lui, rien n’est joué d’avance. En chinois, le même caractère signifie à la fois hasard et liberté. Conjuguée à d’autres facteurs, la diversité génétique permettrait de tester d’innombrables solutions. Il s’agit évidemment de conceptions ne relevant pas de la science et ne pouvant être démontrées de manière indubitable. Il y a d’ailleurs plutôt lieu de s’en réjouir car, pour la beauté du jeu, il est bon que subsiste une part d’incertitude. C’est la condition nécessaire pour l’émergence d’une véritable individualité: celle qui invente sa propre relation au monde et prend des risques. Chaque prise de position peut être lourde d’implications. Si l’existence n’a pas véritablement de sens, beaucoup de sens-interdits deviennent inutiles. Dans un premier temps, la disparition des limitations a quelque chose de grisant. Elle donne le sentiment de retrouver enfin un ordre naturel longtemps altéré par les partis-pris. Mais cette ivresse est de courte durée : lorsqu’on laisse le champ libre aux impulsions contradictoires qui nous habitent ou nous traversent, il faut s’attendre à des accidents de parcours à grande échelle. Si par contre le monde récèle un sens indépendant de celui que l’Homme veut bien lui attribuer, il est souhaitable que notre action le respecte et s’en inspire. Nous pouvons être amenés à procéder à des transformations qui modifient considérablement l’ordre existant et les moyens d’expression de la vie. Mais l’orientation générale doit être préservée.
 
La remise en cause introduite par Darwin a été salutaire. Croire qu’un maître-d’œuvre a tout planifié n’incite
pas à prendre des initiatives de grande envergure pour améliorer les conditions de vie. Par dessus tout, peut-être, comme les autres thèses matérialistes, le darwinisme a un immense mérite : celui de poser clairement les termes des alternatives à partir desquelles chacun peut se déterminer. Beaucoup d’illusions ont été dissipées. Il est désormais devenu évident que, pour connaître la nature de la réalité, les théories et les croyances ne suffisent pas. Pour parvenir à quelque chose de concluant, il est nécessaire d’adopter un type de recherches où l’on s’engage avec la totalité de soi-même.
 
1. Il existe une exception de taille : le « flou » quantique. Mais là, l’indétermination paraît d’un autre ordre. Le comportement individuel des entités est imprévisible mais le comportement global du système peut être prédit et évalué avec une très grande précision. – À cette échelle nous frôlons sans cesse la quadrature du cercle et la plupart des constructions du sens commun se trouvent remises en question.
 
2. L’hypothèse d’un projet global ne doit pas être un argument permettant d’étayer une théorie scientifique. Mais, si l’on aborde la question de l’évolution dans un cadre plus général, elle ne doit pas être écartée sans avoir été réfutée de manière incontestable.
 
3. Si, comme le pensent certains, le monde est animé par un esprit qui tient à voyager incognito, la meilleure façon d’y parvenir est de faire en sorte que l’on pense qu’il n’existe pas. Si un tel être existe, il s’ingénie sans doute à effacer les traces de son passage. Pour qu’on ne soupçonne pas son existence, il doit également recouvrir d’un voile tout ce qui pourrait trahir sa présence.
 
4. Il n’est pas impossible que cela puisse s’expliquer par le fait que les systèmes que nous construisons à partir des mathématiques ont presque inévitablement un caractère homogène.
 
== L’approche scientifique ==
 
Malgré les inquiétudes suscitées par certaines de ses applications, la science est aujourd’hui l’autorité la moins contestée. Cette confiance est principalement due aux fait que les méthodes utilisées par les scientifiques réduisent au maximum les risques d’erreurs. Trois étapes principales peuvent être distinguées :
 
– observation minutieuse des phénomènes,
 
– élaboration de théories à partir de généralisations et d’hypothèses,
 
– vérification par l’expérience.
 
Les théories sont des constructions intellectuelles qui tentent de représenter la réalité d’une manière aussi fidèle que possible. Les prédictions doivent concorder avec les observations effectuées sur le terrain ou en laboratoire. Après un examen critique et une confrontation avec le reste du savoir, la théorie pourra éventuellement être acceptée par la communauté scientifiques et considérée provisoirement comme non fausse. Si une autre plus satisfaisante voit le jour, l’ancienne sera abandonnée. Une fois rassemblées, les théories permettent de construire un récit vraisemblable donnant au public une représentation du monde et pouvant servir de base à la réflexion et à l’action. Comme il offre de nombreuses garanties, ce mode de connaissance permet l’existence d’un langage universel et l’élaboration de conceptions communes à l’ensemble de l’humanité. Par delà les frontières et malgré les différences d’opinion, un authentique partage peut ainsi avoir lieu. Il existe des exceptions mais elles sont plutôt rares. La science peut être un extraordinaire instrument au service de l’évolution. Au fur et à mesure qu’elle progresse, nous avons accès à des domaines et des possibilités que nous ne pouvions guère soupçonner. Peu à peu, notre vision du monde s’élargit et se transforme, nous découvrons les limites du sens commun et de nouvelles énigmes apparaissent.
 
Pour l’Occident contemporain, la nature est indifférente au sort de l’Homme. Celui-ci ne peut donc compter que sur lui-même pour améliorer ses conditions de vie. Les applications de la science répondent en partie à cette aspiration. Dans toutes sortes de domaines, la technique permet d’accomplir de véritables prodiges : elle a déjà enrichi la réalité d’une foule de choses que l’on croyait impossibles. Beaucoup d’inégalités naturelles peuvent ainsi être compensées. Nous sommes également moins démunis devant la souffrance. D’une façon générale, on peut dire que, pour un grand nombre de personnes, la vie est devenue moins dure et plus agréable. Malheureusement, dans le sillage de la technique, de nombreux problèmes nouveaux ont surgi : menace nucléaire, pollutions de toute nature, disparition d’une multitudes d’espèces, diminution préoccupante des forêts tropicales et appauvrissement des sols. Les risques de dérèglement climatique sont importants et l’on redoute la création de situations irréversibles pouvant résulter des manipulations de gènes ou de virus. Au stade actuel, il n’est pas possible de dire si, par l’intermédiaire de la technique, la science aura été une source incomparable de bienfaits ou au contraire un cadeau empoisonné, finalement responsable
de terribles calamités. Tout dépend encore de l’orientation que nous lui donnerons. Les inquiétudes ne viennent d’ailleurs pas seulement des risques de catastrophes. Plus ou moins confusément, beaucoup ont le sentiment que l’omniprésence de la technique met en péril quelque chose d’essentiel, comme si, au-delà d’un certain seuil critique, notre humanité pouvait se perdre.
 
Les scientifiques sont des hommes et des femmes comme les autres. Ils ne refusent pas les honneurs qui leur sont rendus en tant que bienfaiteurs de l’humanité. Il ont par contre tendance à minimiser leur rôle lorsque leurs découvertes donnent lieu à des applications aux conséquences regrettables. En donnant des allumettes à un jeune enfant, on prend le risque de le voir déclencher un incendie. C’est un peu ce que font les scientifiques qui se réfugient derrière des formules telles que : « à chacun son rôle. » Ne nous berçons pas d’illusions : l’humanité n’a pas encore atteint l’âge de raison. Quelle que soit notre situation, la responsabilité est pour nous comme le mistigri : cette carte indésirable que chacun essaie de refiler à son voisin. Pour nous protéger mutuellement contre la peur d’avoir à répondre des conséquences de nos actes, nous construisons des systèmes ingénieux où chacun dépend des décisions d’un supérieur ou d’un groupe à qui il a des comptes à rendre. En cas de problème, chacun peut ainsi renvoyer les plaignants vers d’autres qui feront de même. C’est regrettable pour tout le monde car on ne devient libre que si on accepte de regarder en face les conséquences proches ou lointaines de ses actes et si l’on assume de bon cœur la part de responsabilité qui nous revient.
 
La science et la technique peuvent favoriser l’évolution de la conscience et faciliter la mise en place d’un plus grand art de vivre. Hélas ! elles peuvent tout aussi bien être au service de l’horreur. L’expérience montre que ce que l’Homme fait subir aux animaux, il finit par se l’appliquer à lui-même, insidieusement ou dans des circonstances exceptionnelles. D’abord, par inconscience ou par opportunisme, quelqu’un fait un petit pas dans une certaine direction. Cela pose bien quelques problèmes éthiques mais comme cela semble sans grande conséquence, on l’accepte. Puis d’autres s’appuient sur cet acquis pour proposer un nouveau pas. Pour faire valoir leurs droits, ils peuvent dire: « Il n’y a pas de différence essentielle avec le précédent. Refuser serait contraire à toute logique. » Et c’est ainsi que l’on se retrouve pris dans un engrenage que plus personne ne contrôle et où des valeurs importantes sombrent dans les oubliettes. Si nous ne sommes pas vigilants nous risquons de nous retrouver comme ces enfants qui pleurent après avoir irrémédiablement mis en pièces détachées leur jouet le plus cher. La nature est belle, mais plus fragile que nous le pensions. À force de la malmener, nous risquons de provoquer la rupture de la branche qui nous abrite et dont la sève nous nourrit. L’aventure humaine s’arrêterait ainsi brutalement. Tout ne serait pas nécessairement perdu pour autant : il est possible qu’il existe d’autres planètes habitées que notre Terre. Peut-être que d’autres que nous trouveront un jour une solution qui permet l’union féconde de l’arbre de vie avec celui de la connaissance? Peut-être même que certains y sont déjà parvenus?
 
La Nature est cette énergie d’où provient tout ce qui existe. Elle est aussi l’ensemble des phénomènes et des formes qui naissent de son activité. À l’instar d’une mère, elle nous a donné la vie. Notre corps est composé de sa substance. Elle nous a dotés de toutes sortes d’instruments : en particulier d’organes sensoriels et d’une faculté de penser sans lesquels aucune science ne pourrait exister. Faisons lui davantage confiance et respectons ses autres enfants. Accroissons sa richesse et sa beauté lorsque cela nous semble souhaitable. C’est d’ailleurs sa créativité et son élan vers le progrès qui s’expriment à travers nous. Mais ne soyons pas trop pressés. Prenons d’abord le temps de la contempler et laissons nous guider par notre sens poétique. En ce domaine, c’est peut-être lui notre guide le plus sûr, surtout lorsque plus rien ne va de soi. Le terme mère est bien entendu réducteur : Dame Nature est une «poupée russe» : sous ses dehors d’automate se tient peut-être La Grande Déesse. Le principe féminin comprend de multiples facettes et tout un éventail de rôles. Il a une tonalité particulière à chaque âge. Tour à tour : dominant, dominé ou partenaire infiniment précieux, il est indispensable à toute création. N’oublions pas non plus qu’après avoir mûri, le principe féminin (yin) se transforme en son équivalent masculin (yang), et réciproquement.
 
Si des êtres extrêmement puissants nous traitaient comme nous le faisons habituellement avec les autres espèces, nous les considérerions comme des tyrans dangereux que nous souhaiterions voir disparaître. Il serait temps de changer d’orientation. Faisons amende honorable en devenant les gestionnaires scrupuleux du patrimoine planétaire. Nous pouvons assumer ces fonctions en nous inspirant de l’adage chinois : « régner véritablement, c’est servir. » Et lorsque des décisions importantes doivent être prises, n’hésitons pas à nous demander : « Si l’univers avait une conscience globale, qu’attendrait-il à présent de nous ?» Un tel questionnement s’apparente à la recherche d’un centre de gravité : bien qu’immatérielle, une telle référence peut être très utile pour trouver un équilibre satisfaisant. La science pourrait ainsi être à l’écoute de la vie considérée comme un ensemble cohérent, et non plus se contenter d’être au service d’une seule espèce, fût elle de loin la plus évoluée. Une telle démarche favoriserait sans doute l’émergence de l’état d’esprit dont nous avons besoin. En effet, les problèmes engendrés par les réalisations technologiques ne dépendent sans doute pas uniquement de la manière dont la science est utilisée. Il y a peut-être, dans ses fondement mêmes, quelque chose qui les rend presque inévitables. C’est ce que nous allons tenter de définir.
 
Au regard de la science, le monde n’est pas composé d’êtres dotés d’une nature spécifique. De son point de vue, toutes les propriétés peuvent s’expliquer par un jeu de relations impersonnelles – en particulier entre les différentes forces en présence. Dans les sciences physiques, les sensations et les qualités sensibles sont transformées en quantités grâce à la mesure. L’évaluation se fait aussi au moyen de symboles et de formules. L’importance donnée aux nombres et aux abstractions peut donner l’impression que tout est interchangeable. Elle facilite également le développement d’un regard froidement calculateur. Si elle n’est pas tempérée par des approches complémentaires, cette attitude risque de déboucher sur des applications extrêmement dangereuses pour la liberté de l’individu. Celui-ci se trouve bien souvent démuni face à des instances sensées être plus raisonnables et mieux informées que lui pour pouvoir répondre à toutes les situations qui se présentent. Impressionné, il se soumet aux décisions des systèmes experts, même si cela va à l’encontre de ses sentiments profonds. Ne trouvant plus de terrain d’expression ni de soutien, certaines facultés s’atrophient et la sensibilité s’émousse. Le péril va en s’accentuant car ce qui ne peut être comptabilisé finit par être considéré comme peu important, voire inexistant. Dans les cas extrêmes, la sélection s’opère conformément à la logique d’un système, sans que personne n’ait décidé où aller ni pourquoi.
 
Le scientifique est comme tout être un élément d’un ensemble. Cela reste vrai dans sa pratique. Il se pose néanmoins en tant que sujet et considère ce qu’il étudie comme étant un objet. C’est une posture commode pour avoir les coudées franches mais elle comporte des risques d’abus de pouvoir. Lorsque l’investigation concerne des êtres vivants dotés de sensibilité, il serait plus juste et plus prudent de traiter de sujet à sujet. Au départ, le sujet était supposé se trouver dans des régions de l’être que la science d’alors ne pouvait pas étudier. Les progrès réalisés dans la connaissance de l’être humain ont réduit considérablement son domaine. La notion de sujet à perdu peu à peu de son épaisseur. Vidé de son contenu, celui-ci n’est plus qu’un point de référence, une abstraction au contenu hypothétique. Pour certains, ce n’est qu’une fonction représentant l’organisme, et assurée par un réseau de neurones. Pour d’autres, c’est un simple artifice auquel on a recours pour conjuguer les verbes. Il peut aisément être remplacé par une tournure impersonnelle. En dernière analyse, ce n’est plus qu’un statut décerné à partir d’un certain seuil de complexité et qui peut être retiré par ceux qui disposent du pouvoir d’en décider.
 
La notion de sujet est naturellement indéfinissable. Ce n’est pas, ainsi qu’un objet, quelque chose dont on puisse se saisir : le sujet est justement ce qui, en nous, a le pouvoir de saisir. Malgré notre difficulté à appréhender sa nature, nous devons impérativement le placer au centre de nos réflexions et tenir compte de son existence. Cela diminuerait considérablement les risques de déshumanisation. D’ailleurs, la science elle-même n’a de sens que par rapport à l’existence d’un sujet, de ce qu’il pense, éprouve et veut. Nous avons conscience de l’importance des lois naturelles dans le déroulement des phénomènes de toute nature. S’il existe, le sujet, n’est pas de l’ordre du quelque chose : c’est ''quelqu’un.'' Il n’est pas constitué par le jeu des conditions locales mais provient en ligne directe de l’origine. Il est le déterminant par excellence. ll influence la réalité comme la matière « courbe » l’espace-temps engendrant ainsi une gravitation particulière autour de lui. L’importance des modifications qu’il apporte est très variable. Elle dépend surtout de son degré de développement.
 
Connaître l’ossature de la réalité est suffisant pour agir efficacement mais ne permet pas de la comprendre intimement dans sa chair même: pour saisir ce qui en elle palpite ou est expressif. Finalement, la science ne décrit peut-être que les ombres que la réalité projette dans notre intellect. En tous cas elle fait abstraction du vécu singulier de la personne, comme si la raison était l’unique mesure de toutes chose. Cette vision unilatérale est sans doute une des causes principales des déséquilibres que nous constatons actuellement. Pour Jankélévitch, le mal consiste à privilégier une valeur aux détriment d’une ou plusieurs autres. Il n’est guère possible de tout étudier en même temps. Les scientifiques
opèrent donc une sélection en privilégiant certains éléments représentatifs. Ceci donne lieu à des modèles aisément transmissibles qui servent de référence. Le langage utilisé limite les possibilités d’accès et le type de questions qui peuvent être abordées. Ne pouvant s’insérer dans cet espace, les discours peu compatibles avec ces schémas sont considérés comme hors jeu et rejetés dans des marges où ils disposent d’un statut dévalorisant ; ce qui réduit considérablement leur audience. Il existe aussi, chez un certain nombre de scientifiques, une tendance à passer sous silence ou à disqualifier les faits qui ne concordent pas avec le cadre explicatif en place. Il en va d’ailleurs de même pour les éléments qui passent entre les mailles des filets qu’elle utilise, comme si dans tous les cas il s’agissait de menu fretin sans intérêt. Ils n’ont hélas pas l’exclusivité de cette attitude : les églises, les partis et les écoles philosophiques ne manquent pas d’adeptes qui n’ont rien à leur envier.
 
Le scientisme consiste à croire que les sciences pourront peu à peu résoudre tous les problèmes. Dans les sphères de décision, ce courant de pensée est influent. Les approches différentes sont écoutées poliment mais quand arrive le moment de conclure, on en tient très peu compte. C’est une situation que beaucoup déplorent y compris dans le monde scientifique. Certains tentent d’y remédier. Il est cependant très difficile de réintroduire ce qui avait été écarté. Le faire sans discernement engendrerait surtout de la confusion. Un espace de transition doit être aménagé. Pour avoir un esprit aussi ouvert que possible, il pourrait être salutaire de répartir les informations en trois catégories:
 
ce qui ne fait aucun doute,
 
ce qui est manifestement faux,
 
ce qui est incertain.
 
Les trois catégories doivent subsister. On ne doit pas, par commodité ou opportunisme, amoindrir l’une au bénéfice d’une autre. Il faut également être prêt à réviser ce classement: des éléments nouveaux peuvent soudain tout remettre en question. Une certaine modestie devrait être la règle d’or. Même les mathématiques ne peuvent pas rendre compte de tout. D’après le théorème de Gödel : si un système a un nombre fini de principes de bases, il y a toujours un certain nombre de questions auxquelles il ne peut pas répondre. De plus, on ne peut pas expliquer à partir de rien: le point de départ d’un raisonnement est toujours du domaine de l’intuition, du présupposé1. À tout cela il convient d’ajouter que la réalité observée est influencée par les méthodes utilisées et le genre de regard qui est porté sur elle.
 
À notre époque, l’activité scientifique est étroitement liée à la technologie. En général, les pouvoirs politiques et économiques la financent et l’orientent en fonction de leurs intérêts et des objectifs de ceux qui parviennent à peser sur les décisions. Si des recherches risquent de remettre
en question les idéologies dominantes ou les profits de très grandes entreprises, elles ont peu de chances d’êtres encouragées. Le savoir scientifique ne circule pas toujours librement. Même en mathématiques, certains résultats sont tenus secrets pour préserver les intérêts des entreprises qui emploient leurs découvreurs. L’activité scientifique ne peut donc véritablement prétendre à un statut de neutralité : celle-ci est toute relative. Beaucoup ont cependant tendance à penser que ce moyen d’accès à la connaissance se situe au dessus de la mêlée et considèrent les modes explicatifs traditionnels comme des superstitions ou des balbutiements préparant sa venue. Cette suffisance provient du fait que, étant non initiés, nous prenons naïvement les mythes au premier degré. Nous oublions que leur contenu est avant tout symbolique, et qu’il n’est pas destiné à décrire le réel mais à nous aider à y trouver notre place. Du reste, quel que soit le domaine, entre la pensée et la réalité il peut y avoir concordance mais non identité ou coïncidence. Un décalage sans doute insondable subsiste toujours.
 
Un ressourcement dans un ensemble plus vaste donnerait aux sciences un élan nouveau et leur permettrait de retrouver le meilleur de l’état d’esprit qui les animait à leurs débuts. Maintenant qu’elles ont suffisamment affirmé leur identité, elles peuvent sans grand risque engager un dialogue fructueux avec d’autres approches, en particulier avec celles qui donnent une vision plus floue mais plus intégrale et celles qui sont porteuses d’un art de vivre libérateur. – Les scientifiques de haut niveau sont d’ailleurs naturellement portés à ce genre de démarche. Le mélange des genres doit évidemment être à tout prix évité mais les différents cheminements peuvent avancer en parallèle et s’éclairer mutuellement en se lançant des défis. Des prises de conscience importantes pourraient en résulter. Les sciences cognitives ont déjà fait un pas dans cette direction. Pour parvenir à une vision aussi complète que possible, on y rassemble des conceptions de plusieurs disciplines, dont la philosophie.
 
Les religions occidentales encore vivantes opèrent une distinction très nette entre Dieu, l’être humain et le reste de la nature. Cette position a crée des condition favorables à la dignité de l’Homme et à son émancipation par rapport au milieu. Cependant, comme la nature se trouve ainsi à la fois étrangère et privée de sa dimension spirituelle, les croyants font très peu appel au pouvoir de leur esprit pour tout ce qui concerne le corps et les relations avec la matière, Celle ci leur apparait comme quelque chose de froid: une abstraction avec qui aucune communication n’est possible. (matière provient pourtant de la racine mater : celle qui a également donné le mot mère.) Comme la spiritualité n’est plus considérée comme étant capable d’apporter des solutions concrètes aux problèmes de l’existence, elle se trouve tout naturellement supplantée par les philosophies matérialistes, plus conformes aux modes de vie qui, de ce fait, se sont mises en place. Dans la nature, plus rien n’est désormais considéré comme sacré. Rien d’extérieur à l’humanité n’étant doté d’une voix reconnue, aucun contrepoids ne vient tempérer notre volonté. Au stade où nous en sommes, l’Homme est encore sous l’emprise de désirs égoïstes. Ce sont eux qui engendrent la science sans conscience. Cette tendance est une donnée naturelle, mais nous pouvons essayer de la dépasser. Le maître et l’esclave sont interdépendants. Comme nous conditionnons la nature sans l’avoir apprivoisée ou transcendée, elle nous domine de l’intérieur. Pour une existence de qualité, la maîtrise de soi et celle de la nature doivent aller de pair.
 
Comme tous les principes, la rationalité, ne doit pas être poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. Lui obéir sans condition conduit à l’absurde et à l’inhumain. Aucune action ne devrait être entreprise sans une coopération entre la raison et l’intelligence du cœur, cette faculté qui naît d’une sensibilité intégralement acceptée mais bien maîtrisée. Cet accord diminue les risques d’erreur et il est le seul qui soit digne de l’être humain. L’enseignement pourrait être réorienté dans ce sens. Actuellement, l’acquisition du savoir occupe une place démesurée, ce qui provoque un dessèchement et une grande vulnérabilité. Pour que la science soit réellement au service de l’humanité dans son ensemble et respectueuse de la vie, nous devons créer des conditions favorisant les scientifiques qui souhaitent sincèrement se consacrer à cette œuvre. Tout pourrait également être organisé de façon à rendre le métier de chercheur peu attractif pour ceux qui sont avant tout motivés par l’ambition personnelle
et la volonté de puissance.
 
Dans le domaine de la vie privée, nous admettons qu’il est nécessaire de limiter les investigations qui risquent de causer un préjudice. Ne doit on pas également protéger l’humanité contre les recherches susceptibles de la faire courir de graves dangers à plus ou moins long terme. Les dommages et les bénéfices supposés doivent être soupesés. Souvent le mot progrès nous aveugle. Le seul digne de ce nom est celui qui amène une amélioration durable de la condition humaine. Avancer n’est pas toujours souhaitable. Tout dépend du bilan global des conséquences. Aussi éblouissantes qu’elles puissent être, les techniques ne doivent pas déterminer les orientations. Elles ne devraient être employées que si elles permettent d’atteindre des objectifs préalablement définis en accord avec les populations concernées.
 
De nos jours, la science est étroitement liée à l’argent et au pouvoir. Elle pourrait cependant nouer d’autres alliances, en particulier avec les pratiques véritablement démocratiques et ce qu’on désigne habituellement sous le nom de sagesse : cette union subtile du cœur, de la raison et de la volonté. Tous les aspects de la réalité pourraient ainsi se trouver réunis harmonieusement au sein d’un art de vivre qui honore l’humanité. Nous pouvons abandonner sans regret nos modes de développement dévastateurs et finalement peu satisfaisants. Il existe de nombreuses solutions de remplacement, plus humanisantes, moins polluantes et qui utilisent de préférence les ressources renouvelables. Lorsqu’elle est librement choisie, une vie simple est source de beaucoup de joie. La qualité des relations remplace alors avantageusement la quantité des possessions. Elle crée des conditions où l’ensemble de nos facultés se trouve maintenu en éveil et où des individualités authentiques peuvent se constituer. Les progrès déjà réalisés par l’être humain nous encouragent à rêver. Si la science se mettait à explorer en profondeur les relations de la matière et de l’esprit humain, elle pourrait faire des découvertes qui nous permettraient de développer considérablement les capacités de notre psychisme. Cette évolution relèverait du libre choix de chacun. Elle ne devrait rien à de quelconques pilules miracles ou à des manipulations : elle serait le fruit d’une éducation appropriée et profondément respectueuse. Le progrès extérieur et l’évolution intérieure allant ici de pair, aucun déséquilibre grave ne serait à craindre. L’être humain pourrait accéder à la liberté et au bien-être auxquels il aspire et son empreinte écologique deviendrait très légère.
 
1. D’après la théorie du chaos, certains éléments restent imprévisibles si on ne connaît pas exactement l’état des conditions initiales : ce qui est le cas.
 
TROISIÈME PARTIE: JEUX DE SOCIÉTÉ
 
== La vie de l'humanité ==
 
Les difficultés et les déceptions ne doivent pas nous faire oublier nos rêves les plus chers. Ne renonçons pas à croire en la possibilité d’une vie vraiment belle pour l’ensemble de l’humanité. Toutefois, pour qu’un tel objectif ait une chance de se réaliser, il ne doit pas rester un vœu pieux mais devenir la priorité pour les institutions et pour tous ceux qui se sentent concernés.
 
Chaque être humain est semblable à nous. Il gère son héritage biologique du mieux qu’il peut. Il se dirige en grande partie en fonction de ses tendances et des repères culturels qui sont à sa portée. Comme nous il a été un tout petit enfant. Comme nous il aimerait trouver le Bonheur ou tout au moins sentir que sa vie a un sens. Tout doit être mis en œuvre pour que chacun puisse aller aussi loin que possible dans cette direction. De nombreuses initiatives individuelles peuvent y contribuer mais pour qu’elles s’harmonisent, une vision d’ensemble est nécessaire. L’humanité peut être comparée à un organisme vivant. Pour que la vie atteigne une certaine plénitude, les cellules doivent se trouver dans des conditions qui leur permettent de bien se nourrir physiquement et psychologiquement. Si une partie d’entre elles est négligée, c’est finalement l’ensemble qui en souffrira. À cause des réactions en chaîne, même les toutes petites causes peuvent produire des effets importants. Rien ni personne ne doit être laissé de côté.- Ici bien sûr, malgré une certaine communauté de destin, les cellules sont dispersées et en partie autonomes. Les êtres humains sont avant tout des individus: le rythmes, la sensibilité et les aspirations de chacun doivent être respectés. Le sens de l’unité est primordial mais la diversité est précieuse. Nous devons donc élaborer un cadre qui coordonne et unisse mais où d’innombrables aventures individuelles puissent se dérouler.
 
Un objectif peut être atteint de multiples manières. Pour qu’un équilibre satisfaisant s’instaure malgré les volontés divergentes, une idée simple me semble pouvoir être d’une grande utilité. Chaque fois qu’une décision doit être prise, choisissons les solutions qui semblent aller dans le sens d’une harmonie aussi grande que possible. Nous avancerons ainsi pas à pas en tenant compte de tous les éléments en présence. Au niveau individuel, cela consiste à respecter toutes les composantes de notre personnalité et à les organiser autour d’un fil conducteur. À une échelle plus vaste, cela passe par la prise en considération de toutes les sensibilités, par l’examen de tous les points de vue afin de voir dans quelle mesure chacun peut contribuer à faire évoluer favorablement la situation. Les relations avec le milieu naturel sont évidemment à prendre en considération. Tous les domaines de l’existence pourront ainsi évoluer de concert. Nous ne serons pas à l’abri des vicissitudes et des erreurs mais nous éviterons ainsi beaucoup de désastres et les conflits les plus graves.
 
Est-il nécessaire de le préciser, comme tous les principes,
ceux que je présente ne doivent pas être appliqués de manière trop systématique. Pour accéder à une harmonie plus vaste, il faut souvent passer par des phases de déconstruction plus ou moins chaotiques. Les confrontations elles-mêmes ne doivent pas être évitées lorsque nous avons l’intime conviction qu’il s’agit de la meilleure solution accessible pour l’instant. Toutefois, quelle que soit l’ampleur de ces tribulations, le meilleur état d’esprit possible reste d’actualité et l’unité sous-jacente ne doit pas être perdue de vue. L’important est maintenir le cap en nous appuyant sur ce qui a pu résister et en suivant les lignes de forces qui préparent l’avenir que nous appelons de nos vœux.
 
Un écueil doit cependant être évité. Un idéal peut à tout moment devenir tyrannique et nous couper de notre spontanéité et de la simple joie de vivre. Malgré l’importance des enjeux, nous ne devons pas avoir l’impression qu’une responsabilité écrasante pèse sur nos épaules. L’harmonie recherchée n’a rien à voir avec une perfection intimidante. Elle ressemble plutôt à un jeu sans prétention, entre amis. Chacun essaie de donner le meilleur de lui-même mais, en attendant mieux, il rit de bon cœur des limites actuelles de la condition humaine : la sienne comme celle des autres.
 
L’harmonie repose sur le sens de l’unité, sur l’équilibre entre les différentes parties et le respect de leur identité. Chacune se trouve ainsi dans les meilleures conditions pour contribuer au bien de l’ensemble. C’est un état dynamique qui est source de joie. Nous ouvrir à toutes les résonances qu’elle éveille est le premier pas vers sa réalisation. Si nous mettons l’accent sur les problèmes à résoudre, nous considérerons certaines situations comme quelque chose de gênant dont il faut se débarrasser. Nous ne prendrons pas le temps de défaire les nœuds qui empêchent la libre circulation des énergies. Nous serons ainsi privés d’un précieux apport pouvant être utilisé de manière créative. Et si nous raisonnons secteur par secteur, il risque d’y avoir incompatibilité entre les différentes solutions adoptées. De ce fait, malgré les succès ponctuels parfois spectaculaires, la qualité globale de l’existence progressera finalement peu. Le manque de concertation est à l’origine de la plupart des incohérences et des impasses. Si nous avons le sentiment d’avoir quelque chose à construire ensemble, nous trouverons plus facilement un terrain d’entente. Si notre vie s’inscrit dans une plus vaste perspective, si un projet de grande envergure nous habite, nos actions prendront davantage de valeur. De plus, comme nous ne battrons plus pour nous seuls, nous cèderons moins facilement au découragement.
 
Le pessimisme est démobilisateur. Même au niveau purement physiologique, il est pénalisant. Croire qu’on ne peut rien faire ou qu’il est dangereux de changer incite à se conformer à l’ordre établi. Démoraliser fait d’ailleurs partie des stratégies utilisées par ceux qui n’ont pas envie que les choses changent. De nombreuses objections méritent d’être prises en considération. L’égoïsme humain et les atrocités du passé sont des données avec lesquelles il faut compter. Certaines idées apparemment excellentes peuvent une fois mises en pratique se révéler catastrophiques. Mais devons-nous pour autant nous résigner à demeurer les témoins impuissants de tout ce qui heurte notre sensibilité ? Pouvons-nous, sans dommage, continuer à nous contenter de faux semblants et de mesquines ambitions qui nous laisseront au soir de notre vie avec le sentiment d’avoir vécu pour presque rien, sans grande authenticité et sans relever le défi des appels plus essentiels ?
 
L’humanité a sans doute pour vocation de transmuter la loi de la jungle. La coexistence pacifique n’exclut pas les confrontations loyales où chacun essaie de faire triompher les solutions qui lui semblent les meilleures pour atteindre le bien commun et faire respecter la diversité. Malheureusement, la plupart des conflits ne sont pas de cette nature. La lutte pour la survie nous enferme dans les automatismes. Elle laisse peu de place pour les actes librement choisis. Nous devons essayer d’élaborer une vie sociale qui atténue au maximum les déséquilibres, la peur du lendemain, la crainte du regard de l’autre et toutes les luttes fratricides qui en découlent. Nous découvrons de plus en plus à quel point, dans une assez large mesure, tout ce qui existe est interdépendant. Le sens de l’unité mériterait d’être l’assise sur laquelle reposent les relations. Nous pourrions agir en conséquence : en famille, à l’école, dans l’entreprise, entre les nations et les cultures. L’ensemble de l’existence pourrait être abordé de la même manière.
 
La pensée actuellement dominante mise sur l’équilibrage naturel des égoïsmes. À cause des expériences désastreuses du vingtième siècle, beaucoup considèrent que cette posture est moins dangereuse et plus féconde que les diverses formes d’idéalisme. Certains ont même la naïveté de croire que des lois intelligentes pourraient nous dispenser du courage éthique. Le sens du bien commun et l’héroïsme changent de forme mais ils sont toujours aussi nécessaires. De plus, par delà leur utilité sociale, ces vertus favorisent la croissance de ceux qui les pratiquent. Les instruments que nous forgeons sont parfois contre-productifs. Si la nécessité des lois n’est pas pleinement comprise et ressentie, le civisme et le sens moral peuvent être assimilés au conformisme ou à la simple peur des sanctions. Ils perdent alors toute valeur aux yeux d’un grand nombre de personnes.
 
Nous disposons désormais des moyens permettant de créer des conditions où les Hommes n’auraient plus besoin de lutter les uns contre les autres, mais où ils affronteraient ensemble les difficultés de l’existence et partageraient tout ce qui peut l’être. La concurrence stimule l’inventivité en secouant notre inertie et en nous obligeant à nous surpasser malgré notre égoïsme et nos peurs. Mais, poussée à l’extrême comme c’est aujourd’hui le cas, elle instaure un climat d’insécurité permanente qui accule au désespoir et incite à tricher. L’égalitarisme forcené est lui aussi particulièrement redoutable. Les diffèrences de niveaux de vie ne sont pas un mal en soi, mais elles doivent résulter de choix personnels et non être imposées par des rapports sociaux qui favorisent certains au détriment d’autres. Chacun doit pouvoir bénéficier de la joie que procure le fait d’entreprendre, de se révéler à lui-même, de courir des risques et de se mesurer à ses semblables. Il mérite même d’y être encouragé s’il respecte effectivement ceux que cela implique et s’il accepte d’assumer pleinement les conséquences de ses choix. La concurrence peut être au service de l’harmonie si on la considère comme un jeu où de temps à autre les cartes sont redistribuées et où la majeure partie des gains est quelquefois rassemblée afin que tous puissent passer d’agréables moments.
 
Il nous faut impérativement trouver un équilibre entre la liberté d’entreprendre et la nécessité d’offrir des services publics permettant à chacun d’être moins dépendant des aléas de l’existence. Quelles que soient les capacités d’un être humain et la situation dans laquelle il se trouve, tout doit être mis en œuvre pour qu’il puisse disposer du minimumrequis pour mener une existence matérielle convenable, développer harmonieusement son potentiel et rester en contact avec ses semblables. Mais ceci n’est réalisable que si chacun joue effectivement le jeu : il doit y avoir un équilibre entre les droits et les devoirs. Une saine émulation sur fond d’entraide me semble une formule acceptable. Actuellement, la solidarité arrive plutôt en fin de parcours pour réparer les dégâts causés par le choc des égoïsmes. L’aide ne doit pas affaiblir ni se substituer à ce qui résulte normalement des mérites personnels. Ce doit être un geste ayant pour but l’autonomie de la personne. L’idéal étant qu’il se limite à amorcer la pompe de l’énergie créatrice de celui qui en bénéficie.
 
Si nous avons une ambition commune, il nous sera plus facile de mettre en place, des instances de régulation véritablement démocratiques et respectueuses de l’être humain et de la planète où il est apparu. Une fois mises en place, elles peuvent cependant devenir tyranniques. Il en va d’ailleurs de même pour les instruments et, d’une façon générale, pour tout ce qui a une fonction de médiation. Les principes, les valeurs, les idéaux et les sentiments élevés eux-mêmes ne font pas exception. N’oublions pas que les institutions sont nécessairement provisoires et arbitraires et qu’il est souhaitable qu’elles soient aussi souples et discrètes que possible. Elles doivent d’ailleurs être partout repensées pour s’adapter aux configurations locales. Les structures peuvent favoriser l’émergence d’un certain art de vivre mais tout dépend finalement de la façon dont les Hommes les utilisent. L’éducation sous toutes ses formes est donc d’une importance considérable.
 
Nous avons de la peine à admettre ce qui remet en question nos convictions ou risque de bouleverser nos comportements habituels. Les problèmes qui nous dérangent sont donc souvent classés sans suite, dans le domaine des choses indécidables. Et il en va de même pour pour les perspectives trop floues ou trop abstraites. Ainsi mises à l’écart, elles n’ont plus la moindre chance de nous toucher dans notre sensibilité profonde, et donc de pouvoir déboucher sur une action. Ne nions pas les problèmes lorsqu’ils nous semblent insolubles. Ne nous protégeons pas trop émotionnellement contre eux. Nous sommes beaucoup moins impuissants que nous le pensons. Cultiver et encourager ce qui va dans le sens de l’harmonie est une condition nécessaire mais elle est loin d’être suffisante. Il nous faut également devenir conscients de tout ce qui s’y oppose aussi bien en nous que dans le monde, et agir en conséquence. Pour sortir des enchaînements dévastateurs qui nous empêchent de vivre vraiment, nous devons nous libérer des illusions, des fausses certitudes et apprendre à déjouer les supercheries qui font diversion ou les trompe-l’œil qui servent de paravent. Les cercles vicieux les plus puissants ont aussi leurs points faibles. Si nous parvenons à les détecter, nous pourrons y insuffler un état d’esprit qui provoquera en eux une ouverture.
Ils se transformeront alors en spirales, devenant peu à peu des cercles vertueux qui pourront jouer pleinement leur rôle au sein de l’ensemble. C’est ce que nous tenterons de faire au cours des prochains chapitres.
 
== La publicité et ses alternatives ==
 
Nous sommes généralement convaincus de la nécessité de résister à l’endoctrinement politique ou religieux et, d’une façon générale, à tout ce qui peut restreindre la possibilité de choisir librement. Il existe cependant une exception : la publicité. Bien qu’il soit évident qu’elle tente d’orienter nos choix, cette activité bénéficie d’une indulgence surprenante. La plupart des êtres humains se croient peu influençables et pensent qu’ils peuvent goûter aux appâts qu’elle offre sans se faire prendre à l’hameçon qu’elle y a inséré. Quelle illusion ! Même si nous savons qu’il s’agit d’un stratagème, nous ne sommes pas immunisés pour autant. Notre affectivité est souvent touchée plus profondément que nous le pensons et, à notre insu, les parties les plus instinctives de notre personnalité nous incitent à agir dans le sens voulu par les publicitaires. Ces habiles artisans ne lésinent pas sur les moyens : le budget consacré à la publicité représente 20% des dépenses mondiales. Il est le second, devancé uniquement par celui de l’armement. Pour les cosmétiques, il atteint 90 % du prix total. – Les sommes allouées ne le sont sans doute pas en pure perte.
 
Les techniques utilisées s’appuient sur les découvertes des sciences humaines. Elles s’emploient tout d’abord à retenir l’attention et à laisser une trace dans le psychisme. Elles y parviennent en séduisant, en suscitant une forte émotion ou en provoquant l’ébranlement des cadres habituels de la pensée. La personne prise pour cible se trouve ainsi momentanément dans un état de grande vulnérabilité. On lui propose alors un produit ou un service qui semble pouvoir mettre fin à ce malaise ou laisse entrevoir la possibilité de retrouver un plaisir analogue à celui qu’elle vient d’éprouver. Dès lors, dans son psychisme, ces états émotionnels intenses se trouveront associés à un produit ou à une marque qui, de ce fait, deviendra objet de désir. On peut véritablement parler de création d’un réflexe conditionné. Il y a évidemment une responsabilité plus ou moins marquée de l’acheteur. Les publicitaires savent que, généralement, celui-ci recherche les plaisirs faciles et souhaite donner de lui une image favorable. C’est sur de telles tendances qu’ils misent. Ils connaissent également notre crainte d’être isolé ou rejeté et notre désir de nous sentir enveloppé par une communauté sécurisante et valorisante, par exemple, celle des heureux bénéficiaires d’un service de qualité, d’un objet fétiche ou d’un signe distinctif ; et ils savent en tirer habilement parti.
 
Les agences publicitaires détournent à leur profit tout ce qui leur permet de faciliter la vente. Elles se servent même du désir de liberté pour nous asservir et utilisent des fragments de messages spirituels pour enfoncer leurs victimes dans le matérialisme. Elles s’approprient tout sans retenue. De nombreuses œuvres se trouvent ainsi parasitées et perdent temporairement la majeure partie de leur rayonnement à cause des associations triviales qui les polluent. Leurs auteurs doivent bien souvent se retourner dans leur tombe. Les fabricants de leurres sont même parvenus à faire admettre la publicité au rang des arts. Des prix officiels sont décernés à ceux qui bernent les populations. Celles-ci entrent d’ailleurs dans le jeu avec enthousiasme, ne voulant pas voir, comme dans le conte d’Andersen, que « le roi est nu ». Les méthodes et les ressources de l’art sont effectivement utilisées, mais pour des fins qui n’ont rien à voir avec lui. En effet, l’art véritable ouvre l’esprit et développe la sensibilité en amenant ces facultés au delà du stade où elles se trouvent. La publicité, elle, se contente de flatter les goûts et les idées qui sont déjà présents dans le public. Dans différents milieux, arborer certaines marques
est devenu un moyen permettant de jouir d’un certain prestige, ou tout au moins d’avoir le sentiment d’exister dans le regard de l’autre. Beaucoup sont prêts à payer très cher pour avoir le privilège d’être transformés en panneau publicitaire gratuit. Et comble de l’absurde, pour conquérir ce droit d’être exploité, quelques uns ont même recours au racket. Les générations futures riront sans doute beaucoup de nous. Cela les consolera un peu de l’héritage écologique catastrophique que nous risquons de leur laisser à cause de notre consommation excessive.
 
Pour l’instant, la compréhension des citoyens du monde est encore brouillée. Les informations données par les messages publicitaires sont souvent rares, volontairement incomplètes, et les mots sont vidés de leur véritable substance. La reconnaissance sociale d’une activité reposant très largement sur l’hypocrisie et la manipulation n’est pas sans conséquences. Dans un monde où il est déjà bien difficile de trouver des points de repères véritablement fiables, c’est un encouragement supplémentaire au cynisme et une contribution à la perte de sens. La publicité nous empêche de bénéficier pleinement des bienfaits apportés par les institutions démocratiques, l’évolution des mentalités et les progrès de la connaissance. Si l’on tient compte de toutes les implications, son action feutrée est plus redoutable que celle des fléaux dont nous avons le plus peur. Les personnes manipulées ne se sentent pas vraiment opprimées car on fait d’elles des esclaves consentants en exauçant apparemment leurs désirs. On les suscite même, à l’occasion, pour renforcer
les liens de dépendance. Les pièges les plus agréables ne sont pas les moins puissants. Nous avons ici affaire à une servitude contre laquelle il est difficile de se révolter car les liens sont en grande partie secrétés par le système hormonal de la victime. Ils font peu à peu partie de l’état ordinaire de l’individu. Le prisonnier considère ses chaînes comme des filets de protection ou des bijoux, et ceux qui cherchent à l’en libérer lui apparaissent comme des ennemis qui veulent le dépouiller.
 
Les publicitaires ne se contentent pas de miser sur nos faiblesses: ils les accentuent même. Ils nous rendent encore plus avides, ils nous exhortent à briller, à dominer nos semblables et entretiennent en nous la crainte d’être distancés. Il leur arrive même de nous culpabiliser en laissant entendre que notre refus d’acheter dénote un manque de générosité envers la vie et qu’il risque de porter préjudice à nos proches : en particulier les enfants. En d’autres occasions, si cela peut servir leurs intérêts, ils n’hésitent pas à dévaloriser certaines qualités humaines. La répétition des slogans s’apparente à celle des rituels, et rares sont les incrédules qui les démystifient et refusent de se conformer à leurs prescriptions : le paradis terrestre qui est promis vaut bien quelques sacrifices. Le besoin est spécifique. Le désir, lui, est flottant : n’importe quelle proposition alléchante est susceptible d’être acceptée. La publicité place entre nos besoins et notre volonté consciente, un produit de substitution qu’elle nous incite à désirer. Comme nous poursuivons désormais ce leurre, nous renonçons à chercher une réponse réellement adaptée à notre besoin. Nous finissons même par oublier son existence. Notre véritable problème n’étant pas résolu, nous sommes perpétuellement insatisfaits. C’est l’état idéal pour être ouvert à de nouvelles propositions grâce auxquelles, on nous l’assure, notre manque sera enfin comblé.
 
Comme elle attise le désir d’accroître nos possessions, la publicité nous pousse à entrer en compétition les uns avec les autres. À cause de cette situation, la solidarité est reléguée au second plan1. De plus, le sentiment de frustration augmente, ce qui accentue les désordres psychologiques, les conflits familiaux et la délinquance. La publicité est également normative. Elle conditionne dès l’enfance à un modèle de réussite et à des comportements standardisés. Nous devenons ainsi le personnage dont les marchands ont besoin. Cette marionnette prend la place de notre véritable identité et nous détourne de l’essentiel. Pour amortir les frais engagés dans la recherche et rentabiliser les importants moyens mis en œuvre pour la production de masse, des besoins sont crées artificiellement. Les pouvoirs économiques modèlent l’opinion publique et font pression sur le personnel politique pour que des décisions favorisant leurs orientations soient prises. La propagande se dissimule souvent derrière des discours à caractère scientifique, apparemment neutres. Les médias qui la relaient ferment les yeux car une partie de leurs recettes provient de la publicité. Les courants de pensée qui invitent à rechercher le bonheur dans la simplicité et la profondeur sont présentés de manière caricaturale. Un autre moyen fréquemment utilisé pour se débarrasser de ces gêneurs consiste à les recycler au sein de publicités qui vantent les mérites de produits sensés être en accord avec la recherche d’un véritable art de vivre.
 
Les promoteurs de l’économie du gaspillage ont tout intérêt à ce que les gens se détournent des joies simples, qu’ils soient envieux, ne prêtent pas leur matériel et ne croient pas au pouvoir de leur esprit pour résoudre les problèmes et améliorer la qualité de la vie. Plus une personne est coupée de ses ressources et de ses propres rêves, plus elle sera dépendante du système marchand. La mainmise sur l’imaginaire, le nivellement et la dépersonnalisation se trouvent donc au cœur de leurs stratégies.
 
Si nous n’étions pas ainsi conditionnés, une part plus importante de notre budget pourrait être consacrée à aider respectueusement nos semblables et à entreprendre des actions individuelles et collectives d’envergure ou véritablement
novatrices. Avec le prix d’un lifting, on pourrait soigner à temps plusieurs lépreux, leur évitant ainsi d’être défigurés et d’avoir les mains rongées par la maladie. Avec le prix d’un gadget ou d’un vêtement qu’on jettera à la saison suivante, il serait possible d’offrir une bonne prothèse à un enfant ayant perdu une jambe en marchant sur une mine. L’un n’empêche pas nécessairement l’autre, mais il y a parfois des choix à faire. Il y a sans doute des aspects positifs à mettre au crédit de la publicité. Elle favorise notamment le dynamisme de nombreuses sphères d’activité. Mais cela se réalise souvent au détriment d’autres, jugés moins rentables financièrement et dans un état d’esprit qu’il me semble souhaitable de dépasser. Dans l’état actuel du monde, nous avons plus besoin d’équilibre que d’hyperactivité professionnelle.
 
Pour briser le cercle vicieux dans lequel est engagé l’économie, c’est sans doute au niveau de l’information que nous pouvons intervenir avec le maximum d’efficacité. Il n’est guère possible d’être à la fois juge et partie. Pour éviter toute dissimulation et toute tentative de manipulation, l’information concernant les biens de consommation doit être assurée par des organismes totalement indépendants du secteur économique. Grâce à cette mesure, ceux qui travaillent dans la publicité seraient enfin libérés de la nécessité de faire acheter à tout prix. Leurs talents pourraient alors s’exprimer dans des directions plus respectueuses des êtres et des choses. Ils seraient d’ailleurs les premiers bénéficiaires de ce nouvel état d’esprit. Au lieu de stimuler artificiellement la consommation, ils donneraient, sous une forme attrayante toutes sortes d’explications. Chacun pourrait ainsi évaluer très précisément ses besoins réels et réaliser ses objectifs en évitant au maximum le gaspillage.
 
Ceux qui travailleraient dans ce secteur pourraient aussi avoir un rôle éducatif. Ils essaieraient de répandre un état d’esprit favorisant le respect de la vie ainsi que le goût et la volonté d’économiser les ressources de la planète. Ils encourageraient également les achats en commun et diffuseraient toutes sortes d’astuces permettant de se passer des produits polluants, encombrants ou trop coûteux. La publicité mériterait alors vraiment son nom car elle rendrait public tout ce qui peut être utile. Sous l’impulsion de cette nouvelle orientation,elle pourrait même devenir un art à part entière.
 
Le commerce est le domaine intermédiaire entre production
et consommation. Le rôle de ce secteur doit être de faire circuler les marchandises et d’aménager des cadres facilitant les échanges. Actuellement, dans une très large mesure, c’est le secteur commercial qui décide de ce qui doit être produit. C’est également lui qui oriente les choix des consommateurs. Éperonné par les exigences des spéculateurs, il travaille pour son propre compte, ayant complètement perdu de vue qu’il devrait avant tout être un trait d’union. Il doit être un relais qui insuffle un dynamisme mais demeure aussi neutre que possible. Tel assurément n’est pas le cas ! À cause de cette situation, les conditions de travail sont souvent plutôt médiocres, le milieu naturel est peu respecté et la qualité est plus apparente que réelle. De nombreux chefs d’entreprise déplorent de devoir suivre ce mouvement qui les contraint à brader leur conscience professionnelle et à faire abstraction de leurs états d’âme.
 
Cette situation n’a cependant rien d’inévitable. Un nouveau type de relation pourrait être mis en place. Pour l’instant, producteurs, consommateurs et distributeurs ont des intérêts dissociés. Les moyens de communication permettent désormais la création de réseaux où les trois groupes se trouveraient réunis. Il existe toujours un point d’équilibre où les intérêts de chacun peuvent être conciliés. Si on le cherche sincèrement, on finit par le trouver. La fonction majeure de ces associations serait de le découvrir. Si cela parvenait à être réalisé, il deviendrait possible d’organiser la production en fonction des aspirations et des besoins réels des consommateurs. Ceux-ci seraient mis au courant des différentes techniques et des difficultés rencontrées par leurs partenaires et ils en tiendraient compte pour formuler leurs demandes. Les vaines luttes d’influence seraient remplacées par une coopération efficace dans l’intérêt de tous. Dès lors, les Hommes ne seraient plus obligés de se plier aux lois inhumaines d’un mécanisme qui s’est emballé et qui broie ce qu’ils ont de plus précieux. Si les initiatives individuelles étaient activement soutenues par les pouvoirs publics, les chances de succès seraient considérablement augmentées. Au sein de ces associations s’élaborerait peut-être une économie au service de tous, qui prendrait en considération toutes les dimensions de l’être et à laquelle chacun pourrait participer de bon cœur.
 
1. Les chiffres du Programme des Nations Unies pour le Développement sont éloquents : Pour éradiquer la faim, permettre l’accès à l’eau potable, loger chacun décemment et combattre les épidémies, il faudrait une somme dix fois inférieure à celle qui est dépensée pour la publicité.
 
== Les objets en question ==
 
Les objets1 que l’Homme fabrique lui ont permis d’acquérir une certaine indépendance à l’égard des conditions naturelles. Grâce à eux, les possibilités du genre humain ont été considérablement augmentées. À maints égards, notre existence est devenue moins dure et plus plus riche. Il y a malheureusement des effets secondaires indésirables. À partir d’un certain seuil, il peut même se produire un renversement. Le moyen de libération devient alors une cause de servitude et un problème. La relative sécurité qui avait été conquise à travers lui fait place à une insécurité diffuse ou plus radicale. Lorsque le serviteur est considéré comme indispensable, c’est lui qui de fait devient bien souvent le maître. Petit à petit, nous sommes devenus dépendants des objets et des structures qui permettent de les utiliser. Cet assujettissement nous rend très vulnérables. Notre capacité d’adaptation aux conditions naturelles ayant diminué, en cas de pénurie grave nous serions sans doute plus démunis et désemparés que l’étaient nos ancêtres.
 
Dans son sens habituel, un objet est une partie de la réalité qui a été façonnée ou aménagée pour assurer certaines fonctions. Ce n’est pas un simple matériau, mais ce n’est pas non plus un être vivant. Il reflète les désirs et les besoins de ceux à qui il est destiné mais il n’a pas de volonté propre : le plus sophistiqué ne sera toujours qu’un automate. Les objets sont inconscients d’eux-mêmes et étrangers les uns aux autres : il n’y a pas entre eux de liens de vie, de cœur ou d’idées À force de s’accumuler, ils forment une couche isolante qui mobilise une partie importante de notre énergie. De ce fait, malgré le temps qu’ils nous permettent d’épargner, nous parvenons difficilement à nous rendre disponibles pour réfléchir profondément et être attentifs aux êtres vivants. Le bonheur dépend moins de facteurs externes que de la qualité de ce que chacun ressent. Si l’on peut trouver en soi de quoi être heureux avec peu de choses, notre vie y gagne en aisance et en authenticité. Moins une personne a de besoins et plus elle est libre. Malheureusement, à cause du matérialisme ambiant, l’individu n’a plus guère confiance en ce qu’il peut générer en lui-même. Il n’ose plus faire un pas sans s’entourer d’accessoires.
 
Notre société d’hyper-consommation est le résultat d’un emballement du désir. Pour satisfaire les innombrables formes qu’il prend, l’humanité impose des conditions terribles aux autres espèces vivant sur la planète. Lui-même en subit les conséquences. Les effets destructeurs sont difficiles à prévoir car ils se manifestent souvent de manière diffuse, parfois loin de la source. Ils apparaissent sous forme de conflits, de pollutions, et contribuent au sentiment de vide intérieur qui touche apparemment un nombre croissant de personnes. Les plus graves seront sans doute laissés en héritage aux générations futures. Pendant ce temps, par manque d’information, intérêt ou préjugé corporatiste, les experts discréditent les philosophies et les pratiques qui permettent de mener une existence épanouissante sans avoir recours à tous ces gadgets soi-disant indispensables et ces produits tous plus miraculeux les uns que les autres. Tous les secteurs sont contaminés. À cause de la logique absurde de notre mode d’organisation, ceux dont la profession consiste à aider autrui n’ont pas toujours intérêt à ce que soient mises en œuvre des solutions permettant de faire disparaître la cause des maux que leurs prestations se proposent de soulager ou d’éradiquer. Même si, au départ, leur choix était désintéressé et qu’ils sont toujours consciencieux, la crainte de se voir dépourvus d’emploi ou de raison d’être peut les inciter à privilégier instinctivement les solutions qui favorisent le maintien du désordre existant. À leur manière, les « mutins de Panurge » sont eux aussi des artisans de la stagnation. Installés dans une révolte systématique, sans risque et de bon ton, ils refusent de coopérer avec les pouvoirs en place même si les propositions vont réellement dans le sens du progrès. Le chemin de l’équilibre évolutif est évidemment difficile à trouver mais c’est le seul qui soit véritablement réaliste.
 
Nos choix sont très largement automatiques. Chacun d’entre nous a cependant la possibilité de les rendre plus conscients et libres. Avant de faire une nouvelle acquisition, prenons un peu de recul et interrogeons nous à son sujet : « Est-ce vraiment de cela dont j’ai besoin ? Cet achat ne pourrait il pas être remplacé avantageusement par un changement d’attitude ou par une activité créative permettant de parvenir à un résultat équivalent ? » Nous pouvons ensuite élargir notre champ d’investigation en nous demandant, par exemple :« Quelles seront les conséquences probables pour moi-même, pour les autres et le milieu naturel2 ? Quelle vision du monde cela implique-t-il ?» Si nous voulons être autre chose que des figurants, nous devons avoir le courage de nous déterminer en fonction des valeurs auxquelles nous croyons. Il est préférable de le faire progressivement et avec souplesse, en le vivant non comme un devoir qui nous impose d’héroïques privations mais comme un jeu libérateur.
 
Certaines productions plus que d’autres ont été conçues, réalisées et diffusées en respectant au maximum la dignité humaine et les équilibres écologiques : elles méritent d’être soutenues. Pour préserver notre liberté, nous éviterons tout ce qui pourrait nous engager sans raison majeure sur des voies irréversibles. Nous accorderons au contraire une attention particulière à tout ce qui peut nous aider à préserver ou accroître notre autonomie. La société de consommation a un pouvoir hypnotique : elle réduit le monde à un réseau dense et brillant mais clos où nous oublions la prodigieuse diversité des possibilités que la vie nous offre. Une fois que les besoins de base sont satisfaits, il ne faut pas s’appesantir dans ce registre en consacrant beaucoup d’énergie pour l’enrichir. Il vaut mieux essayer de se tourner vers des satisfactions plus subtiles et des aspirations plus élevées. La plupart des Hommes passent leur vie à peaufiner le socle de leur existence, sans même songer à édifier l’œuvre d’art qu’il est destiné à soutenir.
 
Les objets peuvent faciliter certaines prises de conscience et nous aider à développer nos capacités. Ils ne constituent cependant pas en eux-mêmes un acquis faisant désormais partie de l’individu au même titre que la station debout ou le langage articulé. Ils ne sont pas non plus transmissibles par des voies naturelles. La plupart d’entre eux sont de simples prothèses ou alors des solutions provisoires, un peu comme ces youppalas (ou ces déambulateurs) qui facilitent les déplacements de ceux qui ne marchent pas encore ou qui ont pour l’instant des difficultés à y parvenir. Les objets sont utiles tant que nous n’avons pas développé les facultés permettant de parvenir au même résultat sans leur aide. Si nous atteignions ce stade, l’être humain pourrait concilier son désir de maîtrise avec son aspiration à vivre en harmonie avec l’ensemble de ce qui existe. Tel est le grand défi à relever : le seul qui nous permette de nous élever au dessus des lots de consolation dont nous devons actuellement nous contenter. Les conditions requises se trouvent peu à peu réunies.
 
Les réalisations de la technologie réduisent l'impact des déterminismes biologiques. Elles ont aussi un rôle éducatif en nous familiarisant avec toutes une gamme de possibilités. Il s’établit ainsi, grâce à elles, une relation qui prépare progressivement le terrain.. Lorsque la connaissance de la matière et celle de notre psychisme auront atteint un degré de développement suffisant, la connexion entre les deux domaines pourra être réalisée. Si nous parvenons à un haut degré de culture de nos facultés mentales et une compréhension intime du monde, nous pouvons espérer atteindre – sans le secours d’aucun accessoire – des objectifs qui nécessitent aujourd’hui le recours à un appareillage très complexe. Comme la technique fait appel à des supports matériels de plus en plus légers, discrets et faciles à manipuler, une telle perspective devient de moins en moins improbable. Si nous choisissons de prendre cette orientation,
nous apprendrons à mieux utiliser notre volonté et nous maîtriserons mieux les facteurs susceptibles de favoriser la réceptivité et la créativité. La frontière entre l’esprit et la matière deviendra de plus en plus perméable, ouvrant ainsi la voie à un déchiffrement approfondi de leur langue commune. La connaissance de l’alphabet qui leur permet de communiquer nous permettra d’envisager une contribution consciente à l’évolution. Une plus grande liberté de mouvement sera possible, ainsi qu’une insertion plus harmonieuse dans le monde. La technologie sera réduite au minimum et pour les cas où il n’existe pas d’autre solution accessible. Les objets étant plus rares, ils pourraient être finement personnalisés
et réalisés dans les meilleures conditions. Comme ils seraient conçus pour résister aux assauts du temps et être transformables ou facilement recyclables, il n’y aurait pour ainsi dire jamais de déchets. D’une beauté qui inspire le respect, ils feraient partie intégrante d’un art de vivre où l’Homme ne tyranniserait plus la nature mais l’ennoblirait en l’élevant au dessus de son état actuel.
 
1. Ce qui concerne les objets s’applique aussi, dans une large mesure, à tous les médiateurs, techniques, dispositifs et artefacts en tous genres : en particulier les produits, les services et les institutions.
 
Comme nous sommes absorbés par le perfectionnement constant des moyens que nous employons, nous les traitons comme s’ils étaient une fin en soi, en perdant de vue les objectifs originels pour lesquels ils ont été conçus.
 
– Améliorer les rendements et diminuer les coûts de production ne sont pas des objectifs qui devraient occuper un rôle central dans l’agriculture. Pour que celle-ci remplisse intégralement son rôle, il faudrait mettre l’accent sur sa fonction centrale : procurer à chaque génération la meilleure nourriture possible en quantité suffisante.
 
– Dans le domaine de la culture, nous avons aussi tendance à nous concentrer sur les techniques ou les modes d’expression,
en oubliant souvent que l’essentiel est ici immatériel. L’œuvre d’art proprement dite n’est pas le tableau, le poème ou la mélodie, mais l’empreinte laissée dans la conscience de l’auditeur ou du spectateur.
 
– De même, la médecine ne doit pas être fondée sur l’acte médical et ses accessoires, mais sur la notion de santé et les conditions qui la favorisent.
 
Dans tous les secteurs, nous aurions besoin de changer de perspective : considérer en priorité non plus le produit, l’action entreprise ou l’institution, mais l’apport réel qui en résulte.
 
2. Voir à ce sujet l’ouvrage Sauvez cette planète : mode d’emploi de Dominique Glocheux, aux éditions Marabout.
 
== Cultes de l'argent et espaces de gratuité ==
 
Au fur et à mesure que la complexité des sociétés s’accroit, un certain nombre d’institutions se mettent à apparaître. L’argent est l’une d’entre elles. Donné généralement en contrepartie d’un bien, d’un service rendu ou pour réparer un préjudice, il permet d’accéder à une multitude de droits que l’on pourra faire valoir ensuite auprès d’un grand nombre de personnes.
 
L’argent rend possible les échanges au delà du cercle restreint de ceux qui peuvent nous être utiles personnellement. Grâce à cet intermédiaire, la réciprocité s’établit là où elle semblait impossible. L’argent peut contribuer aux rapprochements entre les communautés naturelles. Il favorise aussi l’élargissement du champ des possibilités. Ceux qui en possèdent acquièrent également une certaine indépendance par rapport aux choix du groupe auquel ils appartiennent. Malheureusement, en raison de notre égoïsme, il est souvent utilisé pour avoir la mainmise sur les biens ou pour exercer un pouvoir sur les Hommes. Comme il permet la satisfaction de nombreux désirs, en posséder autant que possible est devenu une préoccupation centrale. Se retrouver avec davantage d’argent est sans doute l’événement matériel qui est souhaité par le plus grand nombre de gens. L’argent est peu à peu devenu une sorte d’idole à laquelle nous sacrifions ce que nous avons de plus précieux : notre temps, notre santé physique et mentale ; parfois aussi, nos états d’âme et nos idéaux. Comme il ouvre presque toutes les portes ordinaires, il est devenu pour la plupart d’entre nous, synonyme de liberté. Mais les désirs peuvent être des tyrans qui nous dirigent à notre corps défendant. Avoir les moyens de les satisfaire n’a rien à voir avec la véritable liberté. Celle-ci ne s’achète pas : elle se conquiert en prenant appui sur notre valeur personnelle.
 
La richesse ne reflète pas l’ampleur des services rendus : elle est tout simplement la conséquence d’une certaine habileté ou de circonstances favorables. De nombreux bienfaiteurs de l’humanité ont vécu dans la misère. Inversement, un malfaiteur comme Al Capone était parvenu à accumuler une fortune immense. La logique du profit maximum conduit à des pratiques particulièrement perverses. Les objets sont souvent conçus pour ne pas durer longtemps ou être irréparables. Et pour maintenir le cours à un niveau élevé, d’énormes quantités de denrées alimentaires sont détruites. Le pouvoir de l’argent est parfois redoutable. Les spéculateurs peuvent, en un clin d’œil, réduire à la misère des milliers de personnes. Et ils agissent ainsi sans véritablement se poser de questions, dans le seul but d’accroître leurs profits pourtant déjà considérables.
 
La majeure partie de l’humanité n’est ps encore prête pour travailler de manière désintéressée. Il est donc nécessaire que ce que l’on gagne soit proportionnel à l’effort et à l’apport bénéfique qui en résulte pour d’autres que soi. La situation actuelle est bien différente. Dans les cas extrêmes, l’argent n’est même plus investi pour développer la production de biens ou de services, il est utilisé de façon à réaliser directement des profits en spéculant sur le cours des monnaies ou celui des marchandises. L’accroissement des responsabilités s’accompagne généralement d’une augmentation de salaire. Dans les situations de pénurie même relatives, une telle mesure est souhaitable. Lorsqu’on a des décisions importantes à prendre, il vaut mieux disposer d’une autonomie assez importante et ne pas être accaparé par les soucis matériels. Mais ces suppléments sont souvent démesurés. Ressentis comme des privilèges, ils deviennent l’objet de convoitises. De ce fait, les hautes fonctions ne sont pas occupées par les personnes qui se sentent particulièrement concernées par la tâche à accomplir mais par celles qui sont intéressées par l’importance du salaire. Comme tout le monde en est conscient, les autorités de toute nature n’inspirent pas de véritable respect. La fonction elle-même est touchée par l’esprit de dérision qui en résulte. Être doté d’aptitudes importantes et d’un grand dynamisme est une chance. En faire bénéficier les autres en se rendant utile est tout naturel et procure en soi une réelle satisfaction. Pourquoi vouloir en retirer des avantages supplémentaires qui accentuent encore les inégalités déjà présentes ? Cette course à l’argent est une cause de recul social et éthique. Certains particuliers ont un revenu égal à celui d’un état de taille moyenne. En maints endroits, ils peuvent imposer leurs choix politiques, même lorsque cela va à l’encontre de décisions prises dans l’intérêt général, par des voies démocratiques.
 
Dans certains milieux professionnels, il est presque devenu naturel de se considérer comme un produit que l’on vend au plus offrant, parfois même à n’importe quel prix, simplement pour survivre. Les pouvoirs publics cautionnent cette attitude en organisant des stages où l’on apprend à se mettre en valeur pour être plus compétitif sur le marché du travail. Les responsables ne se rendent apparemment pas compte à quel point ce qu’ils proposent est dégradant. De plus, cela ne résout rien au niveau global : une fois de plus, c’est un jeu à somme nulle. Parfois, les exigences des actionnaires sont telles que, pour un gain de productivité relativement faible, il est nécessaire de consentir à une diminution importante de la qualité – ce que les producteurs consciencieux déplorent. Chacun est à la fois responsable et victime. Les investisseurs sont aussi des clients, conditionnés de toutes parts et esclaves de leurs désirs et de leurs peurs. La machine économique que nous avons crée obéit actuellement à sa propre logique sans que personne ne puisse véritablement décider de la voie à suivre. Tant que les intérêts des actionnaires seront privilégiés par rapport à ceux des consommateurs et des producteurs, l’économie ne pourra pas être véritablement au service de l’Homme. Il nous faut donc changer notre attitude envers l’argent : le considérer non comme un abri, un passe-partout ou un piédestal, mais comme une source d’énergie destinée, telle une sève, à alimenter tout ce qui va dans le sens de l’harmonie et d’un véritable progrès qui ne laisse personne de côté. Que les besoins de tous soient satisfaits et que chacun se trouve dans une situation lui permettant de contribuer le mieux possible à la prospérité générale : tel pourrait être le principe sur lequel nous devrions essayer de faire reposer l’économie.
 
Souvent, nous essayons de compenser notre dénuement intérieur par une surabondance de richesses extérieures. Mais ce substitut ne procure jamais l’apaisement espéré car, n’étant pas spécifiques comme les besoins, les désirs sont illimités. Le plus grand bonheur découle tout naturellement du dépassement de soi. La valeur personnelle est ce qui nous permet d’ajouter gratuitement quelque chose à la vie. C’est cela notre véritable propriété. Elle est à l’abri de bien des fluctuations. En faire bénéficier d’autres ne nous appauvrit pas, bien au contraire : on s’enrichit en la partageant. Les riches et les puissants souffrent généralement d’être privés de l’essentiel. De loin, ils peuvent faire illusion ; mais en réalité ils vivent dans l’isolement et l’insatisfaction. Le bonheur authentique dilate le cœur et rend sensible au sort d’autrui. Si les gens riches étaient vraiment heureux, ils auraient spontanément envie de partager. Finalement, eux aussi auraient tout à gagner d’une répartition plus harmonieuse des richesses et des pouvoirs.
 
Le plaisir direct que procure le luxe n’est pas, la plupart du temps, la raison principale de son attrait. Quand on possède une chose en permanence, elle finit par lasser et, quel que soit son prix, elle cesse d’être considérée comme précieuse. En tant que signe visible de la réussite sociale, le luxe matériel permet de jouir du regard admiratif de ceux qui croient qu’il rend heureux. Il donne l’apparence d’une véritable distinction. C’est un succédané ou une imitation du sacré, de l’art ou de la fête. En lui, l’esthétique est mise au service du simple plaisir de l’individu, sans référence à des valeurs plus essentielles. Naturellement, comme tout exposé critique, celui-ci demande à être tempéré par par des considérations complémentaires. Il n’est pas prudent de trop exiger de la nature humaine. Peut-être l’étalage du luxe remplace-t-il dans certains cas celui de la force ? Il n’est pas impossible que, dans une certaine mesure tout au moins, ce substitut fasse diminuer le taux de violence et les probabilités de guerre. Le luxe peut également contribuer au dépassement d’une conception du monde trop utilitaire. Même les plus pauvres lui sacrifient une place à la mesure de leurs moyens. Cela leur permet de goûter temporairement un état de plénitude. Chacun devrait pouvoir bénéficier à tour de rôle de ce qui est raffiné, somptueux et grandiose. Une telle possibilité empêcherait à la fois l’accoutumance et la jalousie. Elle épargnerait en grande partie la course aux simulacres que nous venons d’évoquer. Dans ces lieux accessibles à tous, les artisans talentueux pourraient réaliser de riches ouvrages sans avoir à se conformer aux directives de la minorité la plus fortunée. Ce domaine public de qualité
favoriserait le sens de l’unité et éviterait l’identification trop stricte avec la situation sociale et les conditions qui s’y rapportent.
 
Nous avons élaboré un système d’échange qui isole et insensibilise. Il serait souhaitable de le reformuler en accordant davantage de place à la joie du plaisir partagé. Tout peut changer. Si les personnes en vue adoptent un art de vivre ou une philosophie qui semble bénéfique, la plupart des gens auront envie de s’y rallier. En attendant, si faiblement que ce soit, chacun d’entre nous peut infléchir le cours des flux de vie qui sont à sa portée. Au lieu de nous plier à la tyrannie des désirs dominants, essayons de répartir équitablement notre argent entre les différentes composantes de notre être, en tenant compte de la hiérarchie des valeurs qui pour l’instant nous paraît devoir être respectée. Et plutôt que de nos précipiter, ainsi que des gloutons, sur les placements qui augmentent le plus notre capital, faisons preuve d’un peu d’élégance. Des solutions de remplacement existent. La plus simple consiste à confier notre argent aux banques qui soutiennent les entreprises et les institutions respectueuses de l’Homme et de la nature. Cette épargne responsable et solidaire est un moyen très simple mais efficace de participer à l’édification d’un monde meilleur. Dans tout bilan sérieux, les bénéfices et les pertes de toute nature doivent être prise en compte. Et ce qui ne se comptabilise pas ou n’est le fruit d’aucun calcul est loin d’être quantité négligeable. Les gestes accomplis gratuitement sont ceux qui ont le plus de valeur. Ils sont par ailleurs extrêmement féconds et leur pouvoir libérateur est immense.
 
Nous pouvons également faire reculer la toute puissance de l’argent en valorisant ou en développant les relations qui ne s’inscrivent pas dans le cadre de l’économie marchande. Toutes sortes de solutions peuvent être expérimentées. L’une d’entre elles consisterait à créer un peu partout des espaces de gratuité et d’entraide. Ils pourraient être le fruit d’une coopération entre les pouvoirs publics et les initiatives locales. Chaque village, chaque quartier disposerait d’un espace à aménager et d’un bâtiment considéré comme la maison de tous. Ce cadre permettrait la mise en commun volontaire de tout ce qui peut l’être. Ceux qui le souhaitent donneraient les ustensiles et les produits dont ils n’ont plus besoin. Les objets auraient ainsi la possibilité de connaître une seconde vie et pourraient être acquis gratuitement par tous. La priorité serait accordée aux plus pauvres et à ceux qui ont un besoin spécifique. Ceci, bien sûr, pour leur usage personnel et non pour les revendre. Des vérifications et des parades seraient prévues.
 
Pour faciliter la circulation des objets, on mettrait en place un système des prêts anonymes ou de personne à personne. Pour ne pas décourager les bonnes volontés, des garanties seraient prévues. Des coordinateurs élus ou des animateurs appartenant à la fonction publique serviraient de caution, feraient procéder à d’éventuelles réparations et veilleraient à la bonne marche de l’ensemble. Dans la mesure de leurs aptitudes, les habitants du quartier participeraient à la conception et à la construction des édifices. Les bâtiments seraient conçus de façon à pouvoir s’adapter à de multiples circonstances et composés d’éléments démontables afin qu’ils soient aisément transformables. De multiples expériences architecturales trouveraient là un terrain d’expression. Lorsque la situation le permettrait, il y aurait aussi des jardins et des aires de jeux. À travers leurs espoirs, leurs réalisations et la nature des difficultés rencontrées,
ces lieux refléteraient l’atmosphère et le dynamisme de la vie locale. Chacun y serait un peu chez lui et pourrait s’y ressourcer et y insuffler un peu de lui-même. Ceux qui aiment se rendre utiles auraient mille occasions d’apporter leur contribution, notamment en consacrant un peu de leur temps à aider les personnes du voisinage dans un domaine ou un autre. On assisterait ainsi à la mise en place d’espaces où donateurs et bénéficiaires se rencontreraient sur une base d’égalité et découvriraient leur complémentarité. La compréhension mutuelle serait facilitée par le fait que les rôles seraient fréquemment inversés. À cette échelle, la sensibilité et la conscience disposent encore d’informations de première main, ce qui facilite également les prises de conscience.
 
Dans cet oasis aux multiples dimensions, tout serait volontaire et gratuit. Il n’y aurait ni troc ni échange, ni attente de réciprocité d’aucune sorte. Une telle précaution est indispensable pour préserver l’esprit du don et la liberté de chacun. Elle permettrait également d’éviter toute forme de concurrence risquant de porter préjudice au commerce local et à ceux qui vivent de l’artisanat. Toutes les dimensions de l’humain trouveraient ici un terrain d’expression. Dans « la maison de tous », on apprendrait à connaître les autres de manière plus authentique. Des soirées seraient organisées pour dialoguer et se détendre. Ces rencontres et ces activités déboucheraient peut-être sur une entraide de plus grande envergure par-delà les frontières, donnant naissance à de vastes réseaux qui de proche en proche mettraient chaque participant en relation avec l’ensemble de l’humanité.
 
La vie ordinaire doit quelquefois être mise entre parenthèse. De temps à autre, des fêtes pourraient être organisées. Ces jours là, grâce à la participation bénévole de tous ceux qui se sentiraient concernés, tout serait entièrement gratuit : les attractions et les spectacles mais aussi les services qui s’y rapportent. Toutes générations confondues, on s’amuserait, on éprouverait toutes sortes d’émotions en commun, on créerait ensemble, oubliant pour l’heure le personnage que l’on joue habituellement dans le grand théâtre de la vie sociale. Chacun apporterait un peu de nourriture et de boisson que l’on partagerait pour un vrai repas de fête qui laisserait une empreinte profonde dans les cœurs et les consciences.
 
== Pour une entreprise à visage humain ==
 
Un grand nombre de biens et de services sont disponibles grâce à l’activité des entreprises. Ce qui se passe à l’intérieur de ce cadre est important à plus d’un titre. L’état d’esprit qui y règne n’a pas seulement une influence sur la qualité des services ou des produits, il se répercute également sur la vie privée et le comportement social de ceux qui y travaillent.
 
La plupart des entreprises sont actuellement tributaires d’un système économique qui les pousse à adopter des stratégies de guerre. Celles qui satisfont les mêmes besoins qu’elles sont considérées comme des adversaires potentiels qu’il faut neutraliser ou éliminer. Beaucoup considèrent que ceci est indispensable pour maintenir ses positions et conquérir des parts de marché. Les employés subissent parfois une sorte d’embrigadement idéologique pour qu’ils suivent le mouvement sans état d’âme et consentent à d’importants sacrifices. Mais bien souvent, la conscience de la précarité de leur situation suffit. De nos jours, les Hommes et les machines se trouvent mis en concurrence dans un grand nombre de domaines. Lorsqu’il s’agit de trancher en faveur de l’un ou de l’autre, les facteurs humains sont rarement l’élément déterminant. – En tous cas, pas pour l’instant. Durant les périodes où le chômage est important, les salariés doivent accepter toutes sortes d’atteintes à leur dignité. S’ils refusent de se soumettre à ce qui est exigé d’eux, on leur rappelle qu’ils peuvent facilement être remplacés par d’autres, tout aussi compétents, qui seraient très heureux de pouvoir occuper ce poste, même dans ces conditions. Les cadres eux-mêmes sont soumis à ce régime. Chacun vit donc avec un sentiment d’insécurité quelle que soit la fonction qu’il occupe. La situation du client-roi n’est pas plus enviable. On prend soin de sa petite personne dans la mesure où il semble solvable et susceptible d’être intéressé par le produit Mais si plus tard il se trouve dans l’impossibilité de payer ses traites, on emploiera avec lui un tout autre langage que celui du cœur. Dans cette économie dominée par l’esprit calculateur, les sentiments les plus humains parviennent tout de même à jouer un rôle, mais c’est presque par effraction.
 
Cette situation n’a rien d’une fatalité. Ce n’est pas non plus la faute d’une classe dirigeante ou la conséquence inévitable de conditions particulières : elle est le résultat d’une attitude. L’esprit de solidarité et le courage font défaut à tous les échelons. S’il n’y avait pas eu tant d’avidité, de démissions, de visions à court terme et de fuite devant les responsabilités, un système aussi mesquin n’aurait jamais pu se mettre en place. Heureusement, les ressources humaines sont loin d’être épuisées. Si nous retrouvons le carrefour où nous nous sommes trompés de chemin, les meilleures d’entre elles pourront diriger le cours de nos vies.
 
Une entreprise est avant tout un lieu où des personnes sont réunies afin de travailler pour leurs semblables. Ici comme ailleurs, nul ne doit traiter l’autre comme un moyen. Et nul ne devrait accepter d’être considéré uniquement en fonction des avantages qu’il procure. Derrière la fonction, il y a une personne. Chacun a une certaine vision du monde, une sensibilité particulière et des capacités de résistance limitées. Quelle que soit sa place dans sa hiérarchie, toutes les dimensions de son être doivent être prises en considération. Si cela était effectivement le cas, un plus haut degré d’harmonie en résulterait et tous en retireraient finalement un bénéfice. La malédiction qui pèse sur le monde du travail peut et doit être levée. Il serait absurde de continuer à mener une double vie : celle des dures nécessités, où l’on se prête à de nombreux compromis et une autre, où l’on s’efforce de vivre en accord avec les idéaux de l’humanité. Une telle division a sans doute été indispensable pour que la seconde puisse se développer de manière autonome et soit protégée contre les risques d’étouffement. Toutefois, si nous voulons vivre vraiment, nous devons dépasser ce stade.
 
Les pouvoirs publics encouragent la création artistique. Ils contribuent aussi au financement de la recherche scientifique. Pourquoi ne soutiendraient ils pas également les démarches et les expériences susceptibles de déboucher sur des innovations sociales fécondes ? Un nouveau type d’entreprise pourrait ainsi être crée. Considérées comme des sortes de laboratoires, elles permettraient de tester des solutions visant à améliorer la qualité des rapports sociaux. Tous les participants seraient évidemment des vrais volontaires. Les plus concluantes seraient ensuite étendues à une plus grande échelle. Elles ouvriraient peut-être la voie à une économie plus généreuse où même le sens poétique aurait un rôle à jouer. En attendant que les responsables politiques adoptent des mesures allant dans ce sens, c’est aux particuliers que revient la responsabilité de promouvoir cette façon de concevoir le progrès social. De nombreuses voies méritent d’être explorées.
 
La production standardisée engendre une compétition forcenée. Certaines entreprises pourraient se mettre à fabriquer des objets personnalisés, faciles à réparer, à recycler ou à transformer. Dans un premier temps tout au moins, à cause de l’originalité de leur production, elles ne seraient pas directement en concurrence avec d’autres et l’atmosphère s’en ressentirait. Cela permettrait sans doute une amélioration de la qualité des conditions de travail et des relations avec les clients et le milieu naturel. Si nous voulons vivre dans un monde meilleur, nous devons consentir de bon cœur à quelques sacrifices. Il est naturel de payer plus cher ce qui a été produit en respectant les équilibres écologiques, la personnalité de l’utilisateur et la dignité des employés. Ceux qui aimeraient participer au développement de ce mode de production pourraient se rassembler au sein de réseaux de solidarité qui assureraient une partie de l’investissement ou achèteraient en priorité ces produits d’une plus grande valeur éthique et esthétique. Ce seraient peut-être les prémisses d’une nouveau type d’économie qui coexisterait avec le système actuel. D’innombrables possibilités s’offrent actuellement à l’humanité. L’important est de réveiller nos propres rêves. Pour cela nous devons cesser de nous laisser hypnotiser par ce monde de papier mâché et ses marionnettes qui nous assurent que notre mode d’organisation est conforme à l’ordre des choses, ou tout au moins qu’il est le moins mauvais, compte tenu des limites de la nature humaine.
 
L’hyper-spécialisation engendre un sentiment d’isolement. Lorsqu’on est assigné à un poste, accaparé en permanence par un certain genre d’activités, on peut difficilement être conscient de ce que les autres ont à vivre. L’identification avec une fonction unique accentue les risques de rigidité dans les relations humaines. Comme chacun est tenu d’atteindre certains objectifs, il se voit dans l’obligation d’exiger des autres ce qui lui permet de respecter ses engagements. Les antagonismes prennent alors le pas sur le sentiment d’être réunis dans un même but. Ceux qui le souhaitent devraient pouvoir assumer tour à tour plusieurs fonctions nettement distinctes. Ce genre d’aménagement est sans doute possible dans la majeure partie des cas. Les choix s’effectueraient en fonction du contexte et des aptitudes de chacun. Le changement d’activité se produirait selon les rythmes qui conviendraient le mieux aux besoins des différents partenaires : à l’échelle de la journée, de la semaine ou de l’année. Pour assurer une diversité suffisante, des accords entre entreprises pourraient être passés. Dans le même temps, des informations sur leur fonctionnement pourraient être diffusées. Chacun aurait ainsi une bien meilleure compréhension du point de vue des autres. Il verrait de l’intérieur les difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés. Une coopération plus chaleureuse et efficace en découlerait. Les bénéfices seraient également importants. Après un effort intellectuel intense, les activités manuelles délassent et permettent de se ressourcer. Inversement, après un travail très physique ou répétitif, l’activité créative ou relationnelle est réparatrice et stimulante. Cette alternance aurait des effets bénéfiques, notamment sur la santé. De plus, chacun de ces domaines permet de développer des qualités pouvant s’avérer très utiles dans les autres. Cette diversité des fonctions favoriserait le développement de personnalités plus riches, attentives à leurs semblables et davantage ouvertes sur les différents aspects de l’existence.
 
Tout ce qui relie favorise l’adaptation et la communication. Des passerelles ou des transitions doivent être aménagées partout où un fossé risque de se creuser. Pour beaucoup, il existe une opposition entre les loisirs et le travail. Les premiers sont vécus comme une source d’épanouissement. Le second est souvent considéré comme quelque chose qui est pénible et peu exaltant mais néanmoins nécessaire pour obtenir ce qui nous permet de satisfaire nos besoins. Cette dichotomie est surtout présente chez ceux qui doivent se contenter d’obéir aux directives : plus l’autonomie et la possibilité de s’exprimer sont importantes, plus elle s’estompe. Pour que nous puissions vivre à plein temps, il serait souhaitable de repenser les tâches de façon à les rendre plus agréables, valorisantes et favorables à l’équilibre de la personne. C’est un champ de recherche passionnant auxquels beaucoup d’artistes et de psychologues pourraient contribuer. La qualité des relations mériterait elle aussi de devenir un objectif prioritaire. Si l’on tient compte de tout, aucun préjudice matériel n’en résulterait. Si chacun a le sentiment d’effectuer une tâche véritablement utile et s’il sait qu’il peut compter sur l’aide et la compréhension de ses collègues, il donnera plus facilement le meilleur de lui-même. Avoir comme fondement de l’économie une coopération aussi agréable que possible pour le bien de tous peut sembler naïf mais c’est sans doute la seule façon de sortir des impasses sociales et écologiques où nous sommes engagés. Insuffler un supplément d’âme dans le monde du travail n’est cependant pas sans risque ; en particulier celui de voir se mettre en place une sorte de religion d’entreprise qui englue l’individu. Chacun doit rester libre de décider sur quels bases et à quel degré il est prêt à s’impliquer.
 
L’entrée dans la vie active peut se faire par étapes, et la charge de travail être réduite graduellement à partir du moment où les forces et les capacités commencent à diminuer. Pour autant qu’ils le souhaitent, les retraités devraient pouvoir rester en contact avec la vie professionnelle, de préférence à titre bénévole et de façon épisodique, pour le simple plaisir de faire bénéficier les autres de leur expérience et pour continuer à se sentir pleinement intégré dans le mouvement de la vie. Les enfants eux-mêmes pourraient faire de temps à autre une apparition sur les lieux de travail, ne serait-ce que pour rappeler aux adultes que tout ceci est un jeu qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux. Souvent, les meilleures solutions apparaissent lorsqu’on parvient à se dégager des cadres habituels. La présence et les réflexions des enfants créeraient sans doute une effervescence qui ferait germer quelques idées neuves.
 
Tout le monde n’attribue pas la même importance à l’argent. Ceux qui ont d’autres valeurs prioritaires déplorent de devoir se plier aux objectifs de ceux détiennent le pouvoir économique. Les personnes qui en ressentent le besoin devraient avoir la possibilité de rejoindre des entreprises où la distinction entre actionnaire et salarié serait atténuée ou n’aurait plus cours. Tous les participants auraient un statut d’associés et recevraient une part de bénéfice en proportion de la pénibilité du travail et des services rendus. Les décisions relatives à la production seraient prises par ceux qui ont les compétences requises. Par contre tout ce qui concerne les conditions de travail serait décidé de façon totalement démocratique. À cet égard, chacun disposerait d’un pouvoir égal, quel que soit sa place dans la hiérarchie. Et il en irait de même lorsqu’il s’agirait de la répartition des bénéfices. Les pouvoirs publics veilleraient à ce qu’un minimum soit assuré à tous en cas de difficulté. L’accès aux capital demanderait lui aussi à être revu en fonction de ces principes. Les entrepreneurs porteurs de projets intéressants et viables devraient pouvoir disposer facilement des capitaux nécessaires pour les mener à bien sans s’endetter même si au départ ils ne possèdent aucune fortune personnelle. Ici également, l’aide de l’état ou des collectivités locales pourrait se conjuguer avec le soutien des particuliers qui sont en sympathie avec les objectifs poursuivis.
 
Grâce à toutes ces modulations chacun parviendrait plus facilement à trouver une place qui serait satisfaisante pour lui tout en étant socialement utile. La plupart des frustrations et des tensions s’estomperaient sans doute. La période actuelle est propice aux changements de cap. Il nous appartient de faire évoluer les sociétés dans un sens ou un autre. Les obstacles qui se dressent devant nous ne sont pas insurmontables. Les solutions peuvent varier considérablement selon le contexte. L’une d’entre elles me semble pouvoir concilier notre besoin de sécurité et notre soif de liberté. Deux sphères distinctes pourraient coexister.
 
• La première assurerait un service minimum pour chacun d’entre nous, ainsi que cela est prévu dans la Convention des Droits de l’Homme. Elle couvrirait les besoin élémentaires dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la nourriture et du logement.
 
• La seconde, placée sous le signe de l’aventure serait animée par le libre jeu d’une concurrence loyale et civilisée. Celle-ci permettrait d’acquérir tout ce qui peut donner un relief supplémentaire à la vie. Elle libérerait un espace pour l’affirmation personnelle et stimulerait la créativité et une certaine forme de dépassement de soi.
 
== Vers une meilleure santé ==
 
Grâce aux apports de la médecine moderne, de nombreuses maladies sont désormais soignées avec succès et des handicaps importants peuvent être corrigés ou atténués. Nous sommes également moins impuissants en face de la douleur. Mais sommes nous pour autant en bonne santé ?
 
Nous vivons rarement en bonne intelligence avec notre corps. Dès que nous ressentons un malaise, nous prenons un médicament. Or les petites maladies sont en général des réactions de défense de l’organisme. La plupart d’entre elles contribuent à notre santé. En les éliminant systématiquement, nous perturbons des processus chargés de nous protéger. Les symptômes sont des signaux qui indiquent qu’il se passe quelque chose d’anormal. Le caractère difficilement tolérable de la sensation incite à tout mettre en œuvre pour trouver une solution. Souvent, au lieu de rechercher la cause de la perturbation et d’agir sur elle, nous nous contentons de réduire au silence le signal d’alarme. Comme il ne nous dérange plus, nous sommes soulagés. Mais jusqu’à quand ? Le message exprimé par le symptôme n’a pas été déchiffré. Les raisons du dérèglement n’ont été ni recherchées ni prises en considération. Le problème rencontré par l’organisme reste donc sans solution. La maladie risque alors de revenir sous une forme ou une autre, au même endroit ou dans une autre partie du corps.
 
La médecine conventionnelle pallie généralement au plus pressé. Elle se concentre sur la lutte contre les maladies, n’accordant qu’une faible attention à la santé proprement dite et à tout ce qui permet de la conquérir ou de la restaurer en profondeur. La santé n’est pas seulement l’absence d’incapacité ou de sensation douloureuse. Elle implique aussi un sentiment de bien-être, une sensibilité en éveil et un certain dynamisme dans la pensée comme dans l’action. Pour des raisons de commodité, le corps est souvent assimilé à une sorte de machine d’une grande complexité. On néglige le fait que des échanges de toute nature ont lieu en permanence entre les différentes parties de l’organisme, le psychisme et le milieu ambiant. La souffrance et la maladie sont des événements qui n’ont pas que des aspects négatifs. Ils peuvent être l’occasion de prises de conscience bénéfiques pour l’ensemble de l’existence. La médecine allopathique obtient des résultats assez réguliers car, au niveau moléculaire, les processus se déroulent de manière plus ou moins automatique, sans être grandement influencées par les particularités des individus. Elle permet d’éliminer les symptômes sans que le patient ait à modifier son comportement et sans qu’il soit nécessaire d’agir sur les conditions extérieures qui nuisent à sa santé. Comme toutes les solutions de facilité, celle-ci a son revers. À cause de cette dépendance envers la médecine, nos facultés d’adaptation et notre résistance ont tendance à diminuer.
 
Il serait préférable de faire reposer la santé sur la stimulation et la mobilisation des ressources personnelles. Le corps possède sa propre intelligence et des facultés d’auto-réparation. Le recours aux traitements offensifs doit être provisoire ou réservé aux cas où il est indispensable. Il existe d’autres types de réponse qui tiennent mieux compte des équilibres existants. Elles ont également l’avantage de renforcer les capacités de réaction de l’organisme. Chacun peut apprendre à faire connaissance avec son corps, être à l’écoute de ce qui s’y passe et devenir conscient de ses possibilités et de ses limites. Cette compréhension lui permettrait d’augmenter son potentiel et son système de défense. Depuis des millénaires, des recherches ont été entreprises dans ce sens. Beaucoup se fondent sur l’interdépendance du corps et du psychisme : toute action au niveau de l’un ayant des répercussions dans l’autre. À chaque tempérament correspondent des moyens appropriés : massages, bains, travail sur le souffle, gymnastiques diverses ou pensée positive, par exemple. L’activité artistique et le recours aux thérapies psychologiques peuvent elles aussi contribuer à l’amélioration de la santé. Et il en va de même pour la nourriture : chaque aliment a des propriétés spécifiques qu’il est possible d’utiliser à bon escient. Ces différents procédés ne doivent pas être considérés comme de simples recettes. L’état d’esprit avec lequel ils sont abordés est déterminant. Il est en outre nécessaire qu’ils soient adaptés aux particularités de chacun, qu’ils s’inscrivent dans le projet de vie du sujet et tiennent compte des conclusions issues de ses observations personnelles.
 
Peu de recherches sont entreprises dans le domaine des médecines alternatives. Il faut dire que les solutions peu coûteuses vont à l’encontre de la logique économique actuelle. Pour l’industrie du médicament, le patient idéal est celui qui vit longtemps mais a souvent besoin de ses produits. Dans le contexte actuel, mener une vie saine, prendre soin de sa nourriture et avoir un bon équilibre est dangereux pour la santé financière des grandes firmes pharmaceutiques. Certaines d’entre elles sont très influentes et jouent un rôle important dans la formation des médecins. Souvent, elles détiennent la majeure partie des revues spécialisées. Dans le prix d’un médicament, le pourcentage alloué à la promotion du produit est deux à quatre fois plus important que celui de la recherche. À cause de cette mainmise sur l’information, le public et les praticiens subissent un conditionnement qui empêche la mise en place de politiques de prévention qui s’attaquent directement à la racine du mal. Si les médecins recevaient une formation plus complète, ils auraient une ouverture sur l’ensemble des thérapeutiques sérieuses. Ils pourraient ainsi orienter chacun vers celles qui conviennent le mieux à son cas, à ses affinités et à son histoire personnelle.
 
Les moyens d’investigation désormais accessibles étant très performants : il serait possible de procéder à des examens approfondis révélant clairement l’évolution de l’état de santé des patients. Pour créer une synergie, les praticiens de différentes approches pourraient s’associer au sein d’un même cabinet ou coopérer étroitement. Ils seraient ainsi moins dépendants de l’industrie médico-pharmaceutique et des orientations qu’elle impose. Un certain nombre de réformes pourraient également être entreprises afin de les aider à assumer pleinement la fonction d’éducateur de santé. Le mode de rémunération demanderait lui aussi à être repensé. Les médecins ne doivent pas être pénalisés financièrement si leur clientèle a moins besoin d’eux; ce qui pourrait bien arriver s’ils pratiquent un art médical de haut niveau. Pour les aider à aller dans ce sens, une participation des pouvoirs publics pourrait être prévue. Elle compenserait le manque à gagner et encouragerait ainsi des soins et une prévention de qualité.
 
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Notre santé dépend aussi de l’état de la planète. Nous commençons à prendre conscience des conséquences de notre activité désordonnée. Le réveil est un peu difficile. Nous avons laissé la logique industrielle prendre peu à peu possession du domaine agricole. Notre connaissance de plus en plus fine de la nature nous permettrait cependant de coopérer plus facilement avec elle, et avec une efficacité supérieure à celle des modes de culture traditionnels. Dans l’agriculture considérée comme un art, on ne cherche pas à éliminer les plantes et les insectes considérés comme indésirables : on se contente de limiter leur nombre afin qu’ils ne représentent pas une menace. Tout est d’ailleurs relatif : si le contexte change, les nuisibles peuvent parfois s’avérer utiles. Leur présence sera alors recherchée. Par des soins et des choix appropriés, par la mise en place de leurres sexuels ou en introduisant des prédateurs spécifiques, des résultats honorables peuvent déjà être obtenus en dépensant peu d’énergie. Et de nouvelles techniques prometteuses sont à l’étude qui laissent entrevoir un avenir plus réjouissant que celui que nous présente l’industrie chimique et les orientations actuelles des biotechnologies.
 
Il en va des pesticides comme des médicaments: lorsque nous avons recours à eux, nous n’apprenons rien. Si, par contre, nous utilisons des méthodes plus naturelles, nous développons notre sens de l’observation et notre compréhension du monde s’approfondit. À la production, le prix de revient des produits biologiques est généralement plus élevé. Les personnes qui choisissent une alimentation saine doivent donc consentir à des efforts financiers. En revanche, grâce à leur geste, la société réalise des économies. Cela permet de réduire les coûts de dépollution et les dépenses liées au traitement des maladies provoquées ou aggravées par l’utilisation des pesticides et des engrais chimiques. Finalement, si l’on tient compte de tout, ce sont sans doute les produits biologiques qui coûtent le moins chers. Ils nous incitent d’ailleurs à manger légèrement moins mais mieux, ce qui réduit le surcoût et s’avère bénéfique pour la plupart d’entre nous.
 
Pour éviter l’épuisement rapide des ressources et la destruction des milieu naturels, nous pourrions réorienter progressivement nos centres d’intérêts. Nous serions tout aussi heureux sinon plus, en remplaçant progressivement la poursuite de biens matériel par la recherche de biens plus immatériels. Leur diversité est immense : connaissances, vie intérieure, capacité de s’émerveiller et de créer de l’harmonie ; sans oublier bien sûr les richesses inépuisables générées par les relations humaines de qualité et le contact intime avec la nature. L’économie pourrait progressivement être orientée dans ce sens. Il n’est pas trop tard pour changer de cap mais il n’y a pas de temps à perdre. Nous pouvons commencer par réviser les grandes orientations de la technique en tenant compte du fait que la nature est un partenaire irremplaçable.
 
Nous ne sommes pas seuls à être importants. Notre santé et notre bien-être ne doivent pas être obtenues au détriment des autres. Nos relations avec les autres espèces doivent reposer sur des bases saines. Les animaux sont des êtres dotés de sensibilité. Évitons de leur infliger d’inutiles souffrances ou des dommages irréversibles. Ne les empêchons pas non plus d’avoir une vie digne de ce nom. Les plantes méritent elles aussi le respect ; et il en va de même pour l’ensemble de ce qui existe. Certains peuples n’abattent jamais un arbre sans lui demander de les excuser. Souvent aussi, ils le remercient pour ce qu’il leur apportent. Une telle attitude nous fait peut-être sourire. Pourtant, en plus de sa valeur poétique, elle évite les déforestations massives et les effets catastrophiques qui en découlent.
 
N’abusons pas du pouvoir que nos connaissances nous ont permis d’acquérir sinon, même avec les meilleures intentions du monde, nous risquons d’engendrer des monstruosités et des situations incontrôlables sans possibilité de retour en arrière. La modification des espèces élaborées et sélectionnées par la nature ne doit pas être entreprise à la légère. Abstenons nous d’introduire des caractéristiques susceptibles de porter atteinte à la cohérence interne d’une espèce. Demandons nous si cette transformation est pour elle synonyme d’évolution, et assurons nous qu’elle ne met pas en danger l’indispensable équilibre des écosystèmes. Être humaniste peut aller de pair avec le fait d’être à l’écoute des autres formes de vie.
 
== Questions de vie et de mort ==
Prévenir et guérir les maladies, améliorer l’état de santé, soulager la douleur et lutter contre la mort: tels sont les objectifs de l’activité médicale. Si ceux qui la pratiquent acceptent que des éléments étrangers viennent s’y ajouter, leur fonction risque de se trouver dévalorisée. La naissance et la mort ne sont pas des maladies mais des événements qui méritent d’être abordés dans toutes leurs dimensions. Le corps médical ne doit pas y jouer un rôle trop important. Pour être efficace et rester indépendant, il faut savoir passer le relais au bon moment.
 
La question de l’euthanasie intervient lorsque la médecine parvient à ses limites et reste impuissante en face de certains maux d’une extrême gravité. À partir du moment où cette solution est envisagée, ce ne sont plus des objectifs strictement médicaux qui sont poursuivis. Il serait donc logique que la demande soit prise en charge par des instances pluridisciplinaires. Et il en va de même pour l’interruption volontaire de grossesse, celle-ci étant généralement pratiquée pour éviter les problèmes sociaux ou familiaux que la venue d’un enfant pourrait provoquer. Cette affiliation libérerait le corps médical d’une responsabilité écrasante et lui permettrait de rester concentré sur sa véritable fonction.
 
La légalisation des gestes qui provoquent la mort mérite une réflexion approfondie. Aujourd’hui, ce recours est presque toujours inspiré par une véritable compassion. On s’y résout dans le cas de situations particulièrement dramatiques ne permettant pas d’espérer une issue favorable. Mais ne met on pas ainsi le doigt dans un engrenage qui risque de nous entraîner peu à peu vers des dérives que les partisans actuels de la légalisation désavoueraient avec force ? Lorsqu’elle est inscrite dans la loi, l’exception peut un jour devenir une règle. Il n’est peut-être pas souhaitable de légiférer sur tout. Certains domaines relèvent de la conscience individuelle: il n’y a alors que des cas particuliers. Enlever la vie doit être une responsabilité prise par une personne. Celui qui accomplit ce geste doit assumer pleinement tout ce que cela implique. S’il agit conformément à une directive, la responsabilité est partagée.
 
Que ce soit pour une gestation ne pouvant être acceptée ou pour une existence devenue subjectivement inacceptable, les désirs exprimés sont-ils la meilleure référence ? Souvent, l’envie de mourir n’est que la conséquence d’une intériorisation du regard attribué à autrui. Dans bien des cas, le malade ne demande qu’à être rassuré au sujet de sa dignité. S’il sent qu’il est toujours pleinement accepté dans la communauté des vivants ayant un avenir, il sort généralement de son isolement. Il abandonne alors son projet de suicide assisté et, malgré les difficultés apparemment insurmontables,il décide de miser une fois de plus sur la vie et ses paradoxes. Cette renaissance sera grandement facilitée s’il sent autour de lui des personnes prêtes à lui prodiguer aide, affection et compréhension. Une évolution semblable surviendrait sans doute si un véritable accompagnement psychologique et des mesures sociales étaient prévus pour aider les femmes enceintes en difficulté.
 
Le choix de la mort ne doit pas être rendu plus facile que celui de vie. Il est souhaitableque cet ultime recours reste exceptionnel et ne soit autorisé qu’en l’absence de toute autre solution, après un examen approfondi de la situation. De nombreux arguments plaident en faveur de l’euthanasie active. Cette « mort douce » permet d’écourter une fin de vie particulièrement douloureuse et déstructurante. Elle évite d’avoir à subir trop longuement un état qui incarne la négation de l’idéal de vie qui jusqu’alors avait été celui de la personne concernée. Elle épargne aussi aux proches le spectacle affligeant d’un être cher torturé par la maladie et devenu méconnaissable. D’autres raisons sont nettement moins nobles. Ainsi, dans une société ayant à un si haut degré le culte des apparences – en particulier celui du corps jeune, performant et attirant – cette solution évite les questions qui dérangent. Nous devons essayer d’aller plus loin que la simple résignation aux pis-aller. En remettant en question le genre de médecine qui prédomine actuellement, en nous interrogeant sur le contenu de nos valeurs, nous ferons peut-être des découvertes qui nous permettront de voir les situations sous un angle différent. Des solutions plus exaltantes pourront alors être proposées au patient. Il appartient à chacun de poser des jalons pour éviter un risque qui n’est pas négligeable: celui de voir se mettre en place une barbarie aseptisée.
 
Il va de soi que prolonger la vie n’a de sens que si cela est dans l’intérêt du malade. Dès que manifestement ce n’est plus le cas, la priorité doit être donnée au soulagement de la souffrance physique et psychologique. Mais ne cédons pas à la facilité en laissant se banaliser l’euthanasie: des situations cruelles pourraient peu à peu en découler. Si, malgré sa dépendance, une personne âgée lourdement handicapée continue de vouloir rester en vie, on lui fera sentir qu’elle coûte de l’argent à la société et cause beaucoup de tracas à son entourage. Et tout cela, pour une vie devenue stérile et misérable. On présentera aussi comme des modèles les personnes moins dégradées qu’elle qui ont choisi de s’effacer, préservant ainsi « leur dignité » et suscitant l’estime de ceux qui restent. À un stade plus avancé, on ne cherchera même plus à convaincre ou à prévenir l’intéressé. Conformément aux directives de gestionnaires avisés et convaincus de la haute valeur éthique de leur tâche, des spécialistes accompliront au moment jugé opportun,le geste libérateur. L’hyper-technicisation de notre médecine est en grande partie responsable des survies artificielles et de la plupart des dilemmes que nous devons affronter. Une approche plus holistique engendrerait une fin de parcours d’une toute autre tonalité.
 
L’interruption de la vie avant la naissance comporte elle aussi des risques de dérives. L’élimination quasi systématique des filles est déjà dans certains pays une pratique courante. L’IVG pour des raisons médicales n’est pas non plus sans danger. On peut, au départ, invoquer les dépenses de santé pour décourager vivement ou même interdire les grossesses lorsqu’il existe une forte probabilité de maladie chronique chez l’enfant à naître, et fixer insensiblement des critères de plus en plus exigeants qui correspondraient de fait à une sélection. Et puisque la procréation médicalement assistée permet un tri sélectif des embryons, pourquoi ne pas la généraliser par mesure de prudence ? La plupart des gens finiraient sans doute par être convaincus que, finalement, c’est dans l’intérêt de tous, à commencer par l’intéressé
lui-même. Nous pouvons difficilement prévoir de quelles façons les lois seront utilisées. Le monde traverse parfois des crises graves et le pouvoir politique peut tomber entre des mains peu délicates.
 
Avant de nous engager dans une voie, assurons nous qu’à long terme, elle mène bien là où nous souhaitons aller : les bénéfices des premiers pas ne permettent pas de présumer des derniers. Lorsque quelque chose met notre sensibilité en éveil ou en émoi, ne soyons pas trop pressés de réagir ou de relativiser selon les normes en vigueur : marquons plutôt une pause, déployons nos antennes et mettons nous à l’écoute de notre for intérieur. Le manque d’ouverture à la dimension spirituelle nous prive de l’apport de toute une gamme de moyens d’investigation très précieux, en particulier pour relier les différents domaines. À cause de la vision incomplète qui en résulte, les décisions éthiques et juridiques sont en grande partie prises à l’aveuglette, sans grande conviction et en fonction de l’air du temps. Les plus hardis mettent les autres devant le fait accompli. Comme nous traversons actuellement une phase relativiste, les législateurs n’ont aucun argument décisif à objecter. Ils se contentent donc d’accompagner le mouvement en l’insérant dans un cadre acceptable. Seuls ceux qui ne craignent pas d’être traités d’esprits rétrogrades osent résister, le cas échéant. Même lorsqu’il s’agit d’intérêts vitaux, ce qui profite à une minorité ne doit pas peser trop lourdement sur l’avenir de l’humanité dans son ensemble. De plus, les possibilités techniques ne doivent pas déterminer les objectifs à poursuivre mais être à leur service et ne donner lieu à des applications que si, après un examen approfondi et un débat véritablement démocratique, cela semble globalement souhaitable.
 
Aucun être humain ne doit être utilisé comme un moyen sans son consentement clairement exprimé en pleine connaissance de cause. – À plus forte raison s’il n’y a pas la moindre contrepartie. Dans les conditions normales, les cellules de l’embryon se multiplient et se différencient, entraînant progressivement l’apparition de toute une gamme d’organes et de fonctions. À partir d’un certain degré de développement, un organisme suffisamment autonome est constitué : la naissance d’un enfant viable est désormais possible. Compte tenu de la continuité du processus, nous ne pouvons pas nous contenter de dire : « tant qu’il n’a pas atteint un ce degré de complexité, nous avons seulement affaire à un amas de cellules. » On peut commencer à parler de personne lorsqu’il y a quelqu’un qui par exemple perçoit ou ressent ce qui lui arrive. Dans l’incertitude où nous sommes, le principe de précaution est sans doute le plus sage et le plus respectueux. Si nous voulons être pleinement humains, nous devons éviter d’infliger à l’être en gestation tout ce qui est contraire à ce que nous pensons être son bien propre. Il n’est peut-être pas dans son intérêt d’aller jusqu’à la naissance si c’est pour être rejeté de manière irrémédiable et devoir ressentir sa vie comme un fardeau douloureux. Dans les cas de cette nature, le choix de la mère et celui du père doivent être respectés. Tout ce qu’on peut faire, c’est leur proposer une aide ou des alternatives.
 
Les expériences sur l’embryon sont d’un autre ordre. Nous sommes déjà, me semble-t-il, dans le registre de la violence. En tous cas, il y a un doute. N’oublions pas que, sans intervention de notre part, il pourrait devenir un être humain vivant, avec toute la sensibilité et la conscience que cela suppose. Il est possible d’invoquer l’intérêt supérieur de l’humanité pour légitimer ces pratiques et l’empêchement de naître qui en découle. Mais sommes nous certains que, dans ce cas précis, ce sacrifice y contribue? Les promoteurs de « l’industrie du vivant » tiennent des propos qui ne sont pas faits pour rassurer.Il existe un risque réel de voir l’être humain potentiel être traité comme un simple amas de cellules ou une marchandise. En pratique, il est impossible de fixer des limites en cours de route : une fois l’autorisation d’expérimenter obtenue, une brèche est ouverte. Comme le citoyen moyen ne parvient pas à tout comprendre, il se croit tenu de suivre le mouvement même si cela va à l’encontre de ce qu’il ressent profondément. C’est dommage car l’Histoire montre que la lucidité n’est pas toujours du côté de la majorité. Suivre aveuglément les personnes qui font autorité serait tout aussi périlleux : l'actualité montre qu'elles aussi se sont souvent trompé.
 
== L’école est une source d'espérance ==
 
Dans une assez large mesure, l’école dépend de l’état de la société. Il s’agit cependant d’un lieu privilégié. Les habituels impératifs de production et d’action y sont largement mis entre parenthèses et la substance même de l’être humain est directement concernée.
 
L’école est un espace qui accueille des êtres en cours de formation. Ici plus qu’ailleurs, il est possible d’interrompre l’enchaînement des conditionnements en suscitant des prises de conscience et en proposant de nouvelles orientations. On peut également y semer des graines qui se développeront discrètement mais seront source de croissance et d’épanouissement tout au long de de la vie, créant peu à peu des conditions propices à l’amélioration du climat social.
 
Les enseignants ont une triple mission :
 
– aider chaque élève à développer harmonieusement l’ensemble de ses facultés,
 
– l’éduquer afin qu’il puisse vivre en bonne intelligence avec ses semblables et respecter la planète où il est né,
 
– lui donner la possibilité de comprendre le monde et d’acquérir des connaissances dans de multiples domaines.
 
Aucun de ces objectifs ne doit être négligé. L’école accueille des élèves qui ont déjà une Histoire. La transmission sera grandement facilitée si des relations de personne à personne parviennent à s’établir. Le sens de la responsabilité doit être développé le plus tôt possible. Si les élèves disposent d’une liberté suffisante dans le choix de ce qu’ils ont à étudier, ils se sentiront partie prenante de leur éducation, comprendront mieux les enseignants et progresseront plus facilement.
 
Chacun devrait pouvoir rejoindre l’universel en suivant la ligne de développement qui lui est propre. Si le contenu de l’enseignement semble pouvoir être mis au service des projets de l’élève ou s’il peut prendre appui sur ce qui se trouve déjà présent en lui, les études seront prises en charge par l’ensemble de la personnalité. Le mouvement complémentaire a lui aussi de l’importance : l’éducateur doit aider l’élève à faire le lien entre sa propre histoire et la grande aventure de l’humanité.
 
La culture générale favorise le discernement et permet d’engager le dialogue avec ceux dont l’expérience est très différente de la nôtre. Toutefois, si l’on administre aux élèves une grande quantité d’informations sans avoir au préalable attisé leur soif de comprendre, ils risquent d’absorber le savoir à contrecœur et n’en assimileront qu’une faible partie. Souvent même, ils développeront une certaine aversion pour les nourritures spirituelles, devenant ainsi une proie facile pour ceux qui proposent du « prêt à penser » ou des loisirs sans consistance. Il est donc important que les enseignants soient formés de façon à pouvoir susciter le questionnement et donner envie d’explorer toutes les facettes de la réalité. L’idéal serait que les élèves apprennent aussi à apprendre et même à penser par eux-mêmes. Mais tout cela demande de part et d’autre un engagement personnel qui peut seulement être encouragé.
 
Tous les aspects de la personnalité doivent être cultivés : non seulement les aptitudes physiques et les capacités intellectuelles mais aussi tout ce qui relève de la sensibilité : que ce soit au milieu naturel, à la beauté sous toutes ses formes ou à ce que l’autre ressent. L’indicible lui-même peut être subtilement abordé de façon à favoriser la créativité et l’accès au sans-limite. Une jachère n’est pas une friche ; elle s’inscrit dans un plan d’ensemble. Tous les domaines négligés laissent une place vacante où des caricatures des contenus souhaitables ne tardent pas à s’installer. Des impulsions novatrices peuvent quelquefois en jaillir, mais elles sont rares et leur survie est sans cesse menacée par le milieu inhospitalier où elles voient le jour. La préparation à la vie professionnelle ne doit pas être perdue de vue mais il est également nécessaire d’enseigner aux élèves tout ce qui peut leur permettre de résoudre plus facilement les problèmes rencontrés dans la vie quotidienne. Ainsi, ils pourront devenir des adultes capables de s’adapter à de multiples situations et résister à toutes les oppressions. Dans tous les cas, l’important n’est pas d’apporter une grande quantité d’informations. Il s’agit avant tout d’amorcer le mouvement en posant clairement les bases et en fournissant quelques repères essentiels. L’élève recherchera ensuite de lui-même, par les canaux les plus variés, les éléments dont il aura précisément besoin à tel ou tel moment de sa vie. Les techniques désormais disponibles élargissent considérablement le champ des possibles. Grâce à des simulations et des jeux de rôles, chacun pourrait prévoir en partie les conséquences de ses actes et se préparer à affronter toutes sortes de situations.
 
Pour l’instant, l’école est un lieu où l’on apprend surtout ce qui permet de s’aménager une place au soleil. On y consacre trop peu de temps à essayer de découvrir comment, ensemble, nous pourrions dissiper l’incompréhension, la misère et le mal de vivre : ces tristes nuages qui aujourd’hui encore, assombrissent l’existence d’une partie de l’humanité. Si nous voulons un avenir vraiment radieux, c’est pourtant par là qu’il faudrait commencer. Le sens du bien commun peut être cultivé par des méthodes appropriées. En passant progressivement du jeu à l’observation, puis à l’étude et aux activités directement productives, les élèves apprendraient à coopérer peu à peu avec joie et efficacité. Ils pourraient le faire au sein d’équipes poursuivant des objectifs d’intérêt général qu’ils définiraient eux-mêmes par des voies démocratiques.
 
L’autorité se trouve actuellement ébranlée en profondeur. Les valeurs qu’elles permet de transmettre étant à redéfinir, elle a tendance à se désagréger ou à se rétracter avec plus ou moins d’amertume. Des sursauts ont lieu quelquefois mais, la plupart du temps, ils prennent la forme d’un autoritarisme sans fondement convaincant. Entre l’attitude démissionnaire et le rapport de force, il y a un nouvel équilibre à trouver. Les idéologies du « client-roi » et du « tout, tout de suite » donnent à certains le sentiment que tout leur est dû, quel que soit leur comportement et leur degré d’évolution. Le chemin de la liberté emprunte inévitablement les voies de la discipline ; celle-ci étant de plus en plus personnalisée puis progressivement laissée à l’initiative de chacun. Souvent, en croyant revendiquer notre liberté nous réclamons seulement la disparition des protections qui nous empêchent d’être à la merci des désirs qui se sont emparés de nous et qui nous gouvernent de l’intérieur. Être vraiment libre, c’est avant tout être maître de ses impulsions, ses émotions et ses pensées. Ceux qui n’ont pas trouvé un équilibre suffisant ne peuvent être libres car ils ont sans cesse besoin d’un appui extérieur pour se tenir debout. Ceci dit, qui que nous soyons, nous devons refuser de nous soumettre à tout ce qui nous empêche de prendre la responsabilité de notre vie et d’agir en fonction de ce qui nous semble souhaitable en notre âme et conscience Et il en va de même pour les libertés fondamentales auxquelles chacun a droit et dont la Déclaration Universelle des Droits de L’Homme donne un aperçu. Dans ce domaine, tout renoncement engendre un recul.
 
L’école peut assurer toutes ses fonctions lorsque ceux qu’elle accueille la considèrent comme une chance, une porte généreusement ouverte. Lorsque c’est effectivement le cas, les élèves et les enseignants peuvent coopérer dans le respect mutuel : chacun étant plus volontiers à l’écoute de l’autre et essayant de lui faciliter la tâche. Le respect authentique ne provient ni de la crainte ni d’une quelconque idéalisation. C’est un hommage rendu à l’arrière-plan de chacun : la fonction ou l’espace intérieur distinct de la simple personnalité. C’est d’ailleurs ce que suggère l’étymologie du mot respect : « ce qui est derrière. » Cette prise en considération permet de trouver le ton juste et la bonne distance. La communication peut ainsi s’établir sur des bases véritablement saines.
 
Les capacités humaines sont stimulées en fonction des motivations. Souvent, on crée artificiellement des émotions en instituant un système de punitions et de récompenses qui n’ont rien à voir avec le genre de conséquences qui découlent habituellement des activités concernées. On obtient ainsi des résultats immédiats parfois spectaculaires mais cela entraîne un brouillage des domaines et des valeurs. À la longue, il devient difficile de savoir pourquoi on agit. Il est préférable d’aider les élèves à trouver une satisfaction au sein même de l’action, sans attendre d’autre récompense que l’enrichissement qui tout naturellement en résulte. Le contexte est lui aussi primordial : il peut stimuler ou décourager.Aujourd’hui, les plus défavorisés ont le sentiment qu’ils participent à un scénario où, quoiqu’ils fassent, ils ne pourront jouer qu’un rôle insignifiant. Pour consentir à des efforts, il faut avoir le sentiment qu’il y a bien un lien notre activité et l’avenir qui se prépare. Raison de plus pour tenter de poser ici les bases d’un monde meilleur.
 
== Jeux de rôles en perpétuelle évolution ==
 
Si les femmes et les hommes pouvaient se rencontrer sur un pied d’égalité dans tous les domaines, L’ensemble de la société en bénéficierait. De nos jours, encore, les uns et les autres sont plus ou moins contraints de se conformer à des images stéréotypées. Il en résulte un manque de souplesse dans les relations et une inhibition de la créativité. Chacun d’entre nous est un être complexe et singulier qui ne coïncide
généralement pas avec les visions simplistes qui servent de référence. Malheureusement, les pressions exercées sont telles qu’il est difficile de s’en affranchir.
 
À l’époque préhistorique, une certaine répartition des rôles s’est établie. La guerre et la chasse sont des activités trop mouvementées pour une femme enceinte et peu compatible avec le fait d’allaiter. Sans doute est-ce la raison principale pour laquelle ces domaines étaient surtout l’affaire des hommes. Les femmes restaient donc plutôt à proximité du foyer : un lieu auquel on attribuait souvent un caractère sacré. Elles occupaient le rôle central pour tout ce qui concerne la vie et les soins qui s’y rattachent ; Ce domaine dont elles étaient en quelque sorte les grandes prêtresses ne devait pas être considéré comme inférieur à celui des hommes. Si l’on en croit les conceptions habituelles relatives à la question, ceux-ci se consacraient surtout à la maîtrise de l’espace environnant et à sa structuration. À ce stade, l’interdépendance était une question de survie.
 
Peu à peu, profitant de leur force physique et des avantages que leur donnait leur rayon d’action, les hommes se sont octroyé toutes sortes de privilèges. Ils l’ont fait par égoïsme mais sans doute aussi pour compenser un certain sentiment d’infériorité dû au fait que leur rôle dans la procréation est de moindre importance et qu’ils ne sont pas équipés biologiquement pour nourrir les bébés. Des millénaires durant, les femmes ont presque toujours été maintenues dans un état d’asservissement plus ou moins marqué, sans aucune perspective d’émancipation. Aujourd’hui, grâce à l’évolution
des conditions sociales et matérielles, une plus grande autonomie de la personne est devenue possible en maints endroits. Les hommes ont longtemps négligé le fait que les Droits de l’Homme concernent les femmes autant qu’eux-mêmes. Heureusement, grâce aux revendications féministes et aux prises de conscience qui ont eu lieu depuis, le retard se comble peu à peu.
 
Dans tout mouvement de libération, des éléments parasites parviennent à s’infiltrer et provoquent toutes sortes de déformations qui défigurent les idéaux de départ. De nos jours, les contraintes ne sont pas, autant que par le passé, dictées par les convenances sociales, les traditions ou les préceptes moraux : elles sont habituellement orchestrées par les propagandistes de l’idéologie marchande. Celle-ci se trouve d’ailleurs providentiellement soutenue par les modes intellectuelles qui involontairement la confortent. La société de consommation prospère lorsqu’elle dispose d’une main d’œuvre abondante et d’une clientèle avide de posséder. Tout ce qui ne s’inscrit pas dans le circuit commercial est considéré comme ayant peu de valeur. Comme elles constituent une alternative, les activités de subsistance font l’objet de campagnes de dépréciation. Et il en va généralement de même pour toutes les tâches effectuées gratuitement dans les cercles restreints. Au sein de l’espace domestique, on donne de soi-même, mais cela ne rapporte ni argent ni pouvoir ni prestige. Pour la mentalité mercantile, une telle situation est scandaleuse et constitue une véritable provocation.
 
Les communautés affectives telles que la famille sont basées principalement sur des relations de longue durée, de personne à personne. Comme de plus, elles incluent toutes les dimensions de l’être, elles constituent un cadre privilégié permettant de résister au rouleau-compresseur des conditionnements socio-économiques. Si les hommes et les femmes pouvaient y coopérer de manière créative, en accord avec les idéaux de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, ils poseraient les bases d’une société où les mécanismes inhumains tendraient à disparaître. Nous avons tendance à sous-estimer les bienfaits de la fraternité. Ce sentiment qui concilie le sens de l’unité et celui de la diversité n’a cependant pas son pareil pour prévenir ou réparer les dommages dus aux malentendus.
 
Les femmes ont souvent une sensibilité et une souplesse qui leur permettent de traverser les frontières de toute nature. Elles parviennent ainsi à intégrer sans trop de difficultés les différents aspects de l’existence. La plupart des femmes sont attentives aux besoins de la personne et à ce que chacun a de spécifique. Ces points de repère les aident beaucoup dans le choix de leurs orientations. Elles sont, moins que les hommes, influencées par les systèmes et les idées générales1. Les structures psychiques sont à géométrie variable. Les caractéristiques des uns et des autres sont en perpétuelle évolution. Les hommes entrent tout juste dans une phase de renouvellement de leur relation au monde. De plus en plus, ils essaient de développer en eux-mêmes les qualités habituellement attribuées aux femmes.
 
Dans le champ socio-culturel, cependant, ces qualités continuent à être sous-estimées au bénéfice de celles qui sont traditionnellement considérées comme viriles ; en particulier l’affirmation de soi et l’esprit de conquête. Les deux genres sont désormais concernés par cette survalorisation. Éveiller directement les consciences des hommes devait être une tâche surhumaine. Un certain nombre de femmes ont donc décidé de défier cette moitié de l’humanité qui détenait le pouvoir. Ce noble combat était sans doute nécessaire pour inspirer la crainte et le respect. Mais « la paix des braves » en est le dénouement naturel. Lorsque ce stade sera atteint, les femmes et les hommes pourront découvrir ensemble les nouvelles possibilités offertes par les chemins de l’amour. Plus que jamais sans doute leurs relations seront aventureuses et chacun pourra et osera être ce qu’il est, tout simplement, en empruntant librement aux caractères des deux genres.
 
1. Dans le meilleur des cas, beaucoup de généralités ne sont rien d’autre que des considérations de bon ton ou des constatations de type statistique : elles ne laissent pas présumer de l’essence du sujet qu’elles concernent. Ceci s’applique évidemment à toutes les distinctions hâtivement établies pour caractériser les femmes et les hommes.
 
== Paysage social et atmosphère culturelle ==
 
Jusqu’à une époque relativement récente, les croyances et les valeurs étaient en général transmises par voie d’autorité d’une génération à l’autre. Leur contenu était homogène à l’intérieur de chaque communauté mais pouvait différer beaucoup de l’une à l’autre. Les difficultés de compréhension qui en résultent ont bien souvent eu des conséquences dramatiques. Et elles continuent malheureusement d’en avoir. Ce mode de transmission a aujourd’hui tendance à disparaître. Chacun est ainsi convié à découvrir en lui-même ce qu’il peut croire et promouvoir. Dans le même temps, notre interdépendance devient de plus en plus marquée
et la nécessité de prendre des décisions au niveau planétaire se fait de plus en plus pressante. Pour faire face à ces défis, nous avons besoin de valeurs qui soient à la fois plus authentiques et plus universelles que celles dont nous avons hérité. Les éducateurs ont donc un rôle moins directif mais tout aussi important. Ils doivent susciter les démarches qui permettent d’avancer en direction des sources d’où proviennent les vraies valeurs.
 
Il est souhaitable d’être compréhensif envers les faiblesses de la nature humaine. Elles sont présentes en chacun de nous, plus ou moins exacerbées ou transmutées par les conditions familiales et sociologiques. Nous devons par contre résister vigoureusement au cynisme, aux tentatives de manipulation, aux pratiques volontairement dégradantes et à la violence. Ceci est nécessaire, surtout lorsque ces agissements sont étalés avec complaisance ou insolence, avec quelquefois même le désir de faire école. Ne soyons pas dupes des alibis des opportunistes de toutes conditions. Certains se réfugient derrière l’absurdité du monde, d’autres invoquent les injustices de la société ou le préjudice d’une enfance traumatisante pour se décharger de toute responsabilité.
 
Celui qui se considère comme une victime a le sentiment d’avoir droit à une réparation, une compensation ou tout au moins une indulgence particulière quoiqu’il fasse. Il a également tendance à estimer que ce statut le dispense de certains devoirs pourtant élémentaires. Une telle attitude doit évidemment être découragée car elle empêche d’être attentif aux possibilités offertes dans le présent. Mais pour que chacun croie en lui, cesse de gâcher sa vie et apporte de bon cœur sa contribution à l’édifice social, il faut que sa dignité soit reconnue ou qu’il ait le sentiment que son existence est précieuse. Il peut difficilement avancer avec confiance et générosité s’il ne se sent pas le bienvenu au sein de la société et si, au fond, on n’attend rien de bon venant de lui. Apposer une étiquette est commode et donne un sentiment de sécurité mais cela empêche une véritable compréhension :
celle de nos alter ego bien sûr, mais également celle de nous-même. La justice peut être bénéfique aux coupables autant qu’aux victimes. Si les peines sont conçues comme un moyen de réparer les dommages, elles favorisent les réconciliations et apaisent les révoltes stériles. Si elle comportent des moyens de se retrouver, de se restructurer ou de découvrir de nouvelles orientations, elles peuvent être ressenties comme libératrices par l’intéressé. Chacun est aux prises avec les difficultés de sa nature et se trouve plongé dans des situations qui le déterminent partiellement. Il n’y a cependant pas de fatalité. Si l’on donne au noyau central de la personne les moyen de s’exprimer, une évolution beaucoup plus libre et harmonieuse peut voir le jour.
 
L’esprit ultra-libéral ne concerne pas seulement l’économie,il souffle également dans le domaine socio-culturel. Là aussi, on lui attribue la vertu de laisser le champ libre pour une harmonisation naturelle des tendances. Ses adeptes remettent en cause une bonne partie des médiations et des régulations que les sociétés avaient mis en place pour tenter d’éviter que les plus vulnérables ne sombrent dans les abîmes de tous ordres. Malgré leurs innombrables défauts, ces règles et ces préceptes ont joué un rôle non négligeable dans la prévention de la souffrance, des conflits et des séismes intérieurs. Le progrès éthique et l’universalisation des valeurs passent généralement par une déconstruction de ce qui existe et une reconstruction sur des fondements plus amples et avec des perspectives plus ambitieuses. Ce qui fait défaut se trouve soudain valorisé de manière exclusive. Dans le même temps, ce qui paraît en excès est souvent rejeté dans sa totalité. Et cela dure tant qu’un relatif équilibre
n’est pas établi. Ce juste milieu qui est souhaitable n’a évidemment rien à voir avec la tiédeur. Ce n’est pas non plus une morne plaine mais : « Un sommet entre deux abîmes. » chaque être humain a une sensibilité propre et se trouve dans chaque domaine à un certain degré d’évolution. Pour éviter les options sécuritaires, les replis communautaires et les dérives nihilistes ou sectaires, les réformes doivent être introduites avec délicatesse, en étudiant attentivement les situations telles qu’elles se présentent effectivement et en tenant compte de toutes les composantes présentes dans le champ social. Ainsi conduites, elles seront judicieusement adaptées à la réalité et pourront être enrichies de l’intérieur par un grand nombre de personnes.
 
Dans un monde où tout se transforme, il est bon de maintenir un état d’interrogation permanente. Nous avons la chance de vivre dans une société où il existe une grande liberté d’expression. Comme presque tout peut être expérimenté, davantage de personnes osent s’aventurer sur le terrain de la création. Certains y apportent une authenticité qui illumine et réchauffe le cœur d’hommes et de femmes qui jusqu’alors se sentaient isolés ou pensaient que leur vie n’avait aucun sens. En matière de goût, il n’y a plus véritablement de critères faisant autorité. L’amateur d’art peut donc venir à la rencontre des œuvres avec sa sensibilité propre, l’esprit léger, dégagé de tout a priori. Mais doit-il pour autant être naïvement ouvert à tout ce qui se présente? Certaines œuvres particulièrement ambiguës font étalage d’une violence inouïe mais sont présentées comme un moyen de la dénoncer. J’ai pour ma part le sentiment que leurs auteurs jouent sur les deux tableaux en même temps. Ne s’agit-il pas, avant tout, de divertissements où chacun peut en toute bonne conscience jouir d’un spectacle analogue à celui qu’offraient les affrontements entre gladiateurs ? Au mieux, ce sont eux aussi des exutoires ou une façon de se préparer à toute éventualité. Certains militaires visionnent d’ailleurs les films de ces « dénonciateurs » avant les combats. Les manifestations de violence et de perversité doivent être relatées sobrement. Elles devraient être étudiées plutôt qu’exhibées avec un enrobage qui donne le champ libre à toutes sortes d’utilisations.
 
L’égoïsme, et la cruauté sont parfois présentés sous des formes extrêmement séduisantes. La qualité du style et du savoir-faire donne facilement droit de cité et permet au monstrueux de prendre place dans l’espace public tel un cheval de Troie. Une fois installé, il devient un modèle qui influence les personnalités fluctuantes en mal d’identification. L’abîme exerce une fascination qui provoque un état de vertige auquel tous ne peuvent pas résister. Et une fois pris dans le tourbillon descendant, il est très difficile de remonter. Le malaise se trouve lui aussi disséminé à très grande échelle. Il n’est pas rare de voir quelqu’un s’enrichir en vendant du désespoir. Il arrive même que des distinctions honorifiques soient décernées à ceux qui ajoutent ainsi au fardeau déjà existant sans faire entrevoir la moindre perspective de sublimation véritable.
 
Souvent, nous aimons amplifier les contrastes à cause des effets spectaculaires que cela provoque. Nos gesticulations
attisent elles aussi des conflits en sommeil. Cette façon caricaturale ou théâtrale de présenter les situations cristallise les problèmes et retarde leur résolution. Ce qui est vrai pour les simples commérages concerne également les messages diffusés chaque jour à des millions d’exemplaires.
Ceux qui disposent d’une large audience exercent parfois une influence considérable. Ce qui est inoffensif pour les uns peut être déstructurant pour d’autres. Modifier la température de quelques degrés n’a guère d’importance lorsqu’il s’agit d’eau tiède ; mais, aux abords de certaines valeurs (0 ou 100°), un seuil critique est franchi. L’eau cesse alors de s’écouler et se transforme en un bloc rigide ou se volatilise. Lorsque le passage d’un état à l’autre est très rapide, des phénomènes difficilement prévisibles peuvent survenir. Il peut s’agir de merveilles comme ces fleurs de givre que l’on découvre avec émotion certains matins d’hiver. Malheureusement, ces changements brusques sont plus souvent responsables d’événements aux conséquences dramatiques1.
 
Un créateur n’a pas à répondre du détournement de ses œuvres. Tout ce qu’il peut faire, c’est s’efforcer de supprimer au maximum les imprécisions et les ambiguïtés qui pourraient le permettre. Il doit par contre se sentir concerné par leur impact et tenter de prévoir les conséquences possibles
pour les uns et les autres. La liberté de pouvoir exprimer son point de vue ne se divise pas : même celle de nos adversaires mérite que nous la défendions. Toutefois, plus la liberté d’expression est grande, et plus on doit faire preuve d’un sens aigu des responsabilités. Ceci concerne d’ailleurs le public tout autant que les créateurs. Ouverture d’esprit ne signifie pas absence de discernement. Ne sous-estimons pas l’influence des images qui pénètrent en nous. Les parties les plus primitives de notre conscience ne font sans doute guère la distinction entre la réalité et les fictions vues sur un écran. Les zones activées lorsqu’on s’imagine en train d’effectuer une action sont sensiblement les mêmes que celles qui sont concernées quand on passe soi-même à l’acte ou qu’on observe quelqu’un en train d’agir de cette manière. Et nous savons que, par exemple, les images vues dans la soirée réapparaissent un peu plus tard au sein des rêves. À leur tour, ceux-ci exercent une influence sur la construction de la personnalité et l’atmosphère psychologique du lendemain. Un petit grain de folie aide à respirer plus librement. Toutefois, pris à trop forte dose, le remède peut devenir un poison.
 
Depuis un certain temps déjà, le symbolique stimulant a fait place à une illusion souvent triviale que l’on consomme plus ou moins distraitement sans modération. La plupart des produits de l’industrie culturelle ont des effets anesthésiants. À force de vivre ainsi par procuration, dans un monde de fiction stérile, nous ne ressentons plus guère la nécessité d’utiliser notre imagination pour améliorer les conditions
316 de vie et la qualité des relations. Pour résister à de telles agressions, notre sensibilité profonde est notre meilleure référence. Note tâche n’est pas aisée car nous recevons peu de nourriture favorisant son développement. Le brouhaha ambiant nous empêche d’entendre le jeu des instruments discrets. Les productions à visée commerciale occupent le devant de la scène et s’interposent entre le public et les œuvres de qualité. En ce domaine non plus la complaisance n’est pas de mise : l’important est de ne pas participer. Nous resterons ainsi disponibles pour accueillir dignement les œuvres les plus profondes et les plus généreuses : celles qui nous renforcent, nous éveillent à nous-mêmes ou nous donnent le désir de réenchanter le quotidien.
 
Il existe actuellement une forte tendance à tout mettre sur le même plan. L’ensemble paraît ainsi plus facile à saisir. Seulement, voilà ! en procédant ainsi, les gouffres les plus obscurs se trouvent au même niveau que les sommets qui offrent une vision panoramique. Si nous ne sommes pas attentifs aux différences d’élévation, nous risquons de connaître quelques mésaventures. La dimension verticale est la clé qui nous permet de transmuter les éléments incompatibles. C’est aussi elle qui nous permet de nous affranchir progressivement des limites de la condition humaine. Mais qui sait ? Sous ses allures d’enfant terrible, notre époque cache peut-être bien son jeu. L’étape actuelle n’a sans doute rien d’un affaissement. Dans le grand jeu du monde, il ne faut pas se fier aux apparences car, pour aller d’un sommet à un autre il faut souvent commencer par redescendre.
 
1. C’est notamment le cas du phénomène de surfusion. Un exemple fameux eut lieu à Lagoda. La température de l’eau était en dessous de zéro mais, comme elle était très pure, la glace ne se formait pas. Il advint qu’une troupe de cavaliers entra brusquement dans le lac. Ils firent remonter une partie du dépôt qui couvrait le fond. Dès lors, la glace put se former autour des grains de poussière. Le lac gela presque instantanément, retenant irrémédiablement prisonniers les chevaux qui venaient d’y pénétrer.
 
== Le concert des nations ==
 
De nombreux objectifs sont communs à tous les Hommes : nous les atteindrons plus facilement en réunissant nos efforts. Ce que le passé nous a légué de meilleur peut servir de point d’appui mais il nous faut également être à l’écoute des impulsions nouvelles qui cherchent à s’exprimer.
 
Les États sont des ensembles trop étroits pour répondre efficacement aux défis écologiques, sociaux et culturels du monde contemporain. Une coopération à une plus vaste échelle est devenue indispensable. Les institutions internationales déjà existantes ont d’incontestables mérites mais elles ne sont pas assez équitables, De plus, l’influence qu’elles exercent reste assez modeste. Si nous parvenions à un degré d’unification suffisant, les questions importantes seraient abordées de manière plus cohérente et nos réalisations auraient plus d’envergure. L’universalisme véritable ne peut cependant être ni décrété ni résulter des initiatives des élites : il doit découler d’une prise de conscience et d’une aspiration venues de toutes les couches sociales. Il ne peut s’établir que s’il existe une volonté sincère de dépasser les divergences afin d’œuvrer efficacement pour le bien commun et l’avenir de tous. Cet universalisme serait très différent de la globalisation superficielle qui a cours actuellement. Celle-ci s’est mise en place sans véritable vision d’ensemble et sans qu’une consultation préalable ait été effectuée. Cette ouverture opportuniste des frontières accroît généralement l’influence de ceux qui sont bien placés et fragilise ceux dont la position est mal assurée. Nous avons besoin d’une mondialisation basée sur de tout autres principes.
 
Le sentiment d’appartenance à l’humanité est trop abstrait pour servir d’unique point de ralliement. Ses contours sont trop vastes et peu évocateurs pour la majorité d’entre nous. Entre l’individu et l’universel, il est nécessaire qu’il existe des échelons intermédiaires plus enveloppants. La plupart des Hommes ont besoin de se retrouver au sein de communautés où le cœur et la vie des sens peuvent s’alimenter et s’exprimer. Ils ne s’y sentent à l’aise que s’ils y trouvent un rôle à leur mesure. Ces réseaux de solidarité comprennent la famille et la nation mais aussi des collectivités et des groupements de toute nature qui se superposent, s’interpénètrent et évoluent au cours du temps. Sans ces relations entre communautés distinctes et autonomes, l’uniformité s’installerait peu à peu et la vie entrerait dans une profonde stagnation. De plus, chaque niveau a un rôle spécifique et structurant et ne peut être supprimé sans fragiliser l’ensemble. L’unité humaine doit donc être réalisée en préservant la diversité afin que les différents arts de vivre se fécondent mutuellement. Toutefois, ces communautés pourraient résulter de plus en plus d’un choix personnel au lieu de dépendre, comme aujourd’hui encore, du milieu de naissance ou des pressions de tous ordres.
 
Si l’union des différentes composantes de l’humanité pouvait s’effectuer sur de telles bases, rien ne disparaitrait arbitrairement : une citoyenneté nouvelle viendrait simplement s’ajouter à celles qui existent déjà au niveau de la commune, de la région ou de l’état. Il est primordial que cette fédération des peuples de la terre s’établisse sur une base d’égalité véritable. Il faudrait pour cela que nous prenions sincèrement en compte les intérêts et les points de vue de ceux qui sont actuellement trop faibles pour peser sur les décisions. De cette manière, le plus grand nombre pourrait y adhérer sans réticence et coopérer sans arrière-pensée.
 
L’œuvre à accomplir est considérable. Certaines régions du monde sont sinistrées. Beaucoup ont dû subir le joug des colonisateurs ou ont été dévastées par la guerre civile ou des conflits régionaux. D’autres ont été ruinées par des choix économiques catastrophiques ou les longues période de dictature qu’elles ont subies. Dans bien des endroits, à cause des effets déstructurants de tous ces événements, une grande partie de la population a perdu confiance dans l’exercice naturel de sa créativité et constitue une proie facile pour les démagogues et les extrémistes. Lorsqu’un oiseau est resté longtemps en cage, il a de la peine à se réadapter à la liberté et à voler à nouveau de ses propres ailes. Il a tendance à endosser d’autres formes de servitude, pour lui synonymes de sécurité. Nous vivons dans un monde qui se transforme à un rythme sans précédent. De nombreux peuples doivent intégrer des changements auxquels ils n’étaient pas préparés. Les règles internationales ont été établies sans eux. Dans un certain nombre de cas, les jeunes nations n’ont participé ni au tracé de leurs frontières ni à la mise en place des structures de pouvoir. Et il en va parfois de même pour leur langue ou leur religion. D’autres peuples ont décidé pour eux. La plupart du temps, ces mesures étaient prises par des personnes qui vivaient loin de là, n’avaient qu’une connaissance réduite de la situation locale et ne tenaient pour ainsi dire pas compte des intérêts des habitants. Ceux-ci ont cependant dû se plier à ces exigences car ceux qui les imposaient avaient la suprématie sur le plan militaire ou disposaient d’important moyens de pression. Le type de développement qui a été imposé a entraîné une régression de la qualité de la vie en maints endroits. Les situations varient beaucoup selon les pays. L’effort d’adaptation nécessaire n’est pas le même pour tous. Jusqu’à présent, l’Occident a bénéficié d’une situation favorable. Là, au début tout au moins l’évolution a pu s’opérer assez lentement, conjointement dans de nombreux secteurs, et dans une position de dominant et non de dominé.
 
Bien que sur le papier ce soit le contraire, le monde occidental a une dette envers un grand nombre de pays pauvres. Son savoir-faire n’est pas la seule cause de son enrichissement. Depuis des siècles, au moyen des armes et des lois promulguées en sa faveur, il s’est approprié les ressources matérielles et humaines de beaucoup de peuples. Rembourser en réparant généreusement serait la solution la plus honorable. Bien entendu : tout n’est pas noir du côté des blancs et tout n’est pas blanc chez les gens de couleur. Fondamentalement, l’être humain est le même partout. Ses caractères distinctifs reflètent simplement les conditions auxquelles il a dû s’adapter pour survivre et concrétiser ses aspirations. L’apport occidental doit être apprécié à sa juste valeur; en particulier ses institutions facilitant l’autonomie de la personne ou sa recherche de perfectionnement dans tous les domaines. Les autres peuples doivent cependant pouvoir accéder à un certain niveau sans être contraints de se couler dans le moule dominant et sans altérer leur génie propre. Les pays les plus démunis ont eux aussi des richesses à partager. Le retard économique ou technologique peut aller de pair avec un haut degré de civilisation. Cependant, comme le développement excessif du pôle économique perturbe en profondeur les relations sociales et la transmission des valeurs, la misère symbolique accompagne de plus en plus souvent les difficultés matérielles.
 
Chaque communauté a tendance à considérer que sa vision du monde et sa ligne de conduite sont globalement saines et trouve que les autres ont des conceptions et des comportements plutôt irrationnels, inconvenants ou étranges. La plupart de ceux qui sont nés dans les civilisations
dominantes ont de la peine à comprendre qu’ils auraient beaucoup à apprendre des autres, même pour pour ce qui concerne les questions essentielles. C’est cependant indispensable si nous voulons établir un véritable dialogue et progresser ensemble. L’Occident a toujours le sentiment de pouvoir être la conscience éclairée du reste du monde. Une attitude nettement plus nuancée mériterait d’être adoptée car il a très largement perdu confiance en l’avenir, ne sait pas où il va et produit des innovations techniques qui ont une puissance extraordinaires mais qui sont difficilement maîtrisables. Penser que certains pays sont développés tandis que d’autres souffrent d’un retard de développement témoigne d’une conception étroite et unilatérale des objectifs qu’il est souhaitable d’atteindre. En réalité, chacun a une ligne de développement qui lui est propre. Et comme tout est lié, les excès des uns entraînent des carences chez les autres. C’est l’ensemble qui est à revoir.
 
Dans un monde où les conséquences de chaque événement se répercutent rapidement sur l’ensemble de la planète et où les effets sont amplifiés, la solidarité est plus que jamais une vertu majeure. Une société est un écosystème où tous les domaines sont interdépendants. Le soutien qui est parfois requis ne doit pas une fois de plus transformer certaines
populations en assistées chroniques, les affaiblir, les humilier ou entraîner une diminution du sens des responsabilités. Dans la mesure du possible, il doit s’agir d’un apport sélectif qui stimule les initiatives locales. Cela peut prendre la forme d’une assistance matérielle ou culturelle qui comble les lacunes sans étouffer les richesses existantes. Aussi insignifiantes qu’elles puissent paraître, celles ci ont des vertus incomparables. Bien dosées, de telles contributions peuvent aider chaque peuple à redevenir lui-même, à mieux faire fructifier ses ressources et enrichir ainsi l’ensemble de l’humanité. Il aura ainsi la possibilité de faire peau neuve, en s’appuyant sur ce qui en lui est essentiel. Il pourra également panser ses plaies et se libérer progressivement du carcan des habitudes et des coutumes qui persistent malgré la disparition du contexte particulier qui les rendait utiles ou inévitables. Faible ou puissant, chacun doit se remettre en question, regarder en face ses propres responsabilités et tirer les leçons du passé. Cela lui permettra de se tourner avec confiance vers l’avenir en abandonnant peu à peu le fardeau des regrets et des ressentiments.
 
Les différentes communautés ne s’harmonisent pas par le simple fait d’exister côte à côte : un effort de compréhension mutuelle est nécessaire. Lorsqu’on s’intéresse à ce que l’autre pense et ressent, on se rend compte de la cohérence interne de sa démarche. Il devient alors évident qu’au fond il recherche la même chose que nous mais par d’autres voies. Celui qui est différent de nous a souvent quelque chose à nous apprendre et que nous n’aurions peut-être jamais pu découvrir sans lui. Le comportement collectif en tient très peu compte. La logique à laquelle il obéit est dramatiquement plus archaïque. Dans presque tous les pays, une partie de la population se trouve mise à l’écart. Ses perspectives d’intégration sociale ou d’insertion professionnelle sont très limitées. Elle jouit également d’une faible considération. Souvent, il s’agit de personnes venues d’autre pays, généralement pauvres. Dans bien des cas, on attend surtout de ces nouveaux venus et de leurs descendants, qu’ils se tiennent tranquilles sans se faire remarquer et qu’ils renoncent peu à peu à leurs caractères distinctifs. Autant leur demander d’exister le moins possible. C’est mal connaître la nature humaine, son besoin d’affirmation de soi, sa soif d’élargissement et de jouissance, ainsi que l’aspiration de chaque Homme à être reconnu en tant qu’individu singulier, libre de ses choix. Même les digues les plus solides finissent par se rompre. Pour échapper à la survie insignifiante qui lui est proposée, pour éviter d’être enseveli vivant, chacun saisit le premier point d’appui qui se trouve à sa portée. Ne soyons donc pas étonnés de voir des vents de folie s’emparer parfois
des cœurs et des consciences. Si quelqu’un ne dispose pas d’un minimum de sécurité matérielle ou psychologique, il risque de mettre en péril celle des autres.
 
Dans cet enchaînement tragique, nous sommes tous partie prenante. En tous cas, à un degré ou à un autre, la recherche de solutions concerne chacun d’entre nous. La tolérance est une solution provisoire. Derrière ce paravent, les situations peuvent pourrir jusqu’à devenir intolérables. Qui dit tolérance dit seuil de tolérance – parfois explosif – de part et d’autre. Seul le dialogue est créateur et permet de dissiper la méfiance et les malentendus. Lorsqu’il existe une ouverture authentique, chaque culture s’enrichit et s’approfondit au contact des autres. Il existe suffisamment de points de convergence pour que nous puissions construire ensemble un avenir qui accorde une place honorable à chacun.Des réalisations de grande envergure pourraient alors voir le jour. Par-delà les préjugés, ce qui est commun à tous les Hommes est plus important que ce qui les sépare. Les identités nationales, religieuses et même ethniques sont provisoires. Après un certain nombre de générations, elles seront fondues l’une en l’autre et de nouvelles distinctions les remplaceront. Chacun d’entre nous se rattache d’ailleurs à plusieurs appartenances à travers le genre, la langue, la profession ou le tempérament. L’important est le sujet : celui qui les subit, les utilise ou en joue selon son état d’esprit. Si l’union mondiale était instituée, les nations abandonneraient une partie de leur souveraineté à une supra-nationalité qui sauvegarderait l’intérêt de chacune et la mettrait à l’abri d’éventuelles agressions. Dans le concert des nations, chaque peuple doit pouvoir faire entendre clairement sa voix. C’est d’ailleurs une condition indispensable pour qu’il puisse envisager avec un certain enthousiasme son intégration à un ensemble plus vaste. Pour ne pas se diluer dans l’universel, certains plus que d’autres ont besoin de se protéger. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes doit être totalement respecté. La seule exception étant l’ingérence de type humanitaire, et à condition qu’elle soit entreprise avec beaucoup de discernement. L’entrée dans l’Union mondiale se ferait progressivement, un peu comme si chaque nation, à son rythme, choisissait d’imprimer sur son drapeau un arc-en-ciel de plus en plus grand ou en diminuait l’importance si le besoin s’en faisait vraiment sentir.
 
Notre planète est assez vaste pour permettre la coexistence d’une grande variété de genres de vie. Toutes sortes de possibilités peuvent être expérimentées. Dans certains endroits, les Hommes ne seraient pas réunis par une origine commune ni pour des raisons économiques mais parce qu’ils auraient sensiblement le même idéal, un projet commun ou le désir de pratiquer un certain art de vivre. Parfois, ce serait plus simplement la volonté de vivre ensemble en se dotant d’institutions rendant possibles l’expression de multiples tendances dans le respect des différences. Dans ces espaces de vie, ce ne serait plus la naissance ou la nécessité qui déterminerait l’appartenance, mais le libre choix. Chacun participerait à l’un ou l’autre de ces projets en fonction de ses goûts et de sa sensibilité. Cette affiliation comporterait des droits et des devoirs et pourrait se substituer à la notion traditionnelle de nationalité. Ces expériences seraient ouvertes sur l’extérieur et devraient, à l’instar des nations, respecter les règles internationales. Les institutions communes permettraient d’harmoniser les différents espaces de citoyenneté. L’éducation serait conçue de telle façon que l’on puisse aisément passer de l’une à l’autre. Elle s’efforcerait de former des citoyens du monde solidaires et responsables, prenant soin dans la mesure du possible de l’ensemble de la vie.
 
La guerre est sans doute l’événement qui heurte le plus notre sens de la fraternité humaine. Les souffrances et les dévastations qu’elle entraîne sont inouïes. Cependant, même si nous sommes sincèrement épris de paix, nous ne pouvons pas nous contenter de rester à l’écart des conflagrations et renvoyer dos à dos les victimes et les agresseurs en invoquant le fait qu’il existe des revendications légitimes et des torts de part et d’autre. Lorsque cela est nécessaire, il faut avoir le courage de prendre parti. Se défendre ou s’interposer par la force est parfois la meilleure façon de contribuer à l’harmonie générale. Ne rien faire peut être lourd de conséquences. Face à des conquérants sans scrupule, le recours aux armes fait souvent moins de victimes que le refus de la confrontation. Tuer ceux qui sont sous l’emprise d’une folie meurtrière est dans certains cas la seule solution pour sauver des vies innocentes en danger. Mais les moyens employés ont presque toujours une influence sur la qualité des résultats obtenus. La violence produit une atmosphère qui la rend contagieuse. Celui qui l’emploie entre dans un engrenage complexe où souvent, n’ayant plus le recul suffisant, il perd le sens des valeurs. Trahissant son intention de départ, le justicier qu’il voulait être se transforme alors en oppresseur. Comment éviter ce cycle infernal ?
 
Le premier pas consiste à sortir de l’isolement dans lequel chaque nation ou chaque coalition se trouve. Aujourd’hui encore, les conflits sont résolus dans bien des cas de façon arbitraire, en fonction des alliances ou des opinions et des intérêts des plus puissants. Si l’union des armées était réalisée, les forces militaires passeraient progressivement sous un unique commandement, devenant ainsi une sorte de police internationale. Celle-ci maintiendrait la paix sur des bases décidées de manière démocratique. Cela pourrait prendre la forme d’une fédération organisée de façon à éviter les conflits internes déstructurants. Il serait cependant nécessaire de maintenir une autonomie suffisante pour permettre une résistance efficace en cas de dérive du pouvoir central. À ce stade, il deviendrait possible de détruire la majorité, sinon la totalité des armes les plus difficiles à maîtriser : qu’elles soient nucléaires, chimiquesou bactériologiques. L’armement plus conventionnel serait réduit au minimum et remplacé à la longue par des dispositifs mettant hors d’état de nuire sans enlever la vie. En attendant mieux, des anesthésiants, des produits soporifiques ou des calmants seraient envoyés massivement aux plus belliqueux.
 
Lorsque surviendrait un conflit, tout se passerait comme si l’organisme social tout entier se mobilisait pour soigner une partie de lui-même. Une maladie se déclare à un endroit particulier mais ses causes sont de diverses provenances. Les forces d’interposition auraient pour première mission de faire cesser les combats et, à plus long terme ou à titre préventif, d’établir les conditions d’une coexistence pacifique. Elles s’efforceraient de créer des situations où les affrontements se trouveraient déplacés sur des terrains de plus en plus constructifs. Afin que les intéressés eux-mêmes puissent y remédier, elles tenteraient de déceler les causes, souvent inconscientes, des conflits. Le recours à la force serait réservé aux cas absolument désespérés. Avant de s’y résoudre, les Soldats de la Paix déploieraient tout un éventail d’autres moyens, parmi lesquels : l’action sociale, les travaux réalisés en commun, le sport, l’expression artistique…ou la méditation. L’humour aurait évidemment une place au sein de cet arsenal. Lui aussi est désarmant et a le pouvoir de faire tomber les barrières. – Rire ensemble de nos travers et de nos problèmes, n’est ce pas un des meilleurs moyens pour devenir amis ? En procédant ainsi, il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus mais une expérience fructueuse pour les uns et les autres.
 
C’est au niveau le plus élémentaire que la paix se prépare ou se construit : par le dialogue, le désir de comprendre le point de vue de l’autre et d’en tenir compte. Le sentiment d’une identité de nature peut nous aider à surmonter bien des obstacles. Tout commence même à l’intérieur de chacun d’entre nous. Tout déséquilibre intérieur crée des tensions qui s’exprimeront fréquemment à l’extérieur sous forme de conflits. Si l’on porte un regard attentionné sur soi-même et si l’on prend en considération tous les aspects de notre personnalité sans en opprimer aucun, une paix profonde s’installe dans l’être. Lorsqu’un tel état est atteint, la qualité des relation est grandement améliorée et les problèmes trouvent plus facilement une solution.
 
== L’exercice de la démocratie ==
Les choix politiques permettent de définir sur quelles base nous allons vivre ensemble et quels objectifs seront poursuivis en priorité. Les situations actuelles n’ont rien d’inéluctable :
elles sont la conséquence des décisions qui ont été prises à un moment donné. Si nous changeons de point de vue ou d’attitude, de nouvelles orientations pourront être prises.
 
Les institutions démocratiques sont un acquis précieux mais relativement récent : nous en sommes encore au temps des balbutiements. Pour l’heure, nous les utilisons d’une manière qui n’honore guère les idéaux qui les ont inspirées. La plupart des citoyens n’ont qu’un intérêt superficiel pour les questions de fond : leur attention est le plus souvent polarisée par les dossiers vedettes ressassés par certains médias. Leurs sources d’information sont peu diversifiées et concernent surtout les faits les plus spectaculaires de l’actualité immédiate. Ils aimeraient que les pouvoirs publics apportent des solutions rapides et satisfaisantes aux problèmes qui les préoccupent mais si, pour atteindre ces objectifs, les dirigeants leur demandent de faire un effort de participation ou de consentir à quelques sacrifices, ils protestent ou essaient de s’y soustraire. L’idéal républicain ne semble pas avoir été véritablement assimilé. Au lieu de se prononcer en faveur des orientations qui leur semblent aller dans le sens du bien commun, beaucoup d’électeurs trouvent tout naturel voter pour les candidats qui leur promettent de prendre soin des catégories ou des groupes auxquelles ils appartiennent ou avec lesquels ils ont des affinités particulières.
 
De leur côté, les responsables politiques ont tendance à oublier qu’ils sont avant tout les représentants de ceux qui leur ont accordé leurs suffrages et parfois aussi leur confiance. Le pouvoir dont ils disposent ne leur appartient pas en propre : il est celui que l’ensemble de la population exerce à travers eux. Comme beaucoup d’intermédiaires, ils sont passés d’une fonction de service à une position de domination. Ce glissement n’est pas seulement dû à leur ambition personnelle : il s’est également produit à cause des pressions de l’opinion publique ou parce que cela les plaçait dans une situation qui leur permettait d’assurer plus aisément le maintien de l’ordre social. Les politiciens sont devenus une catégorie sociale de plus, qui se comporte comme n’importe quelle autre et qui est ballottée de ci de là par la logique de mécanismes sur lesquels elle a peu de prise. Pour ne pas être éliminé, chacun en est réduit à défendre âprement ses intérêts. Tous n’ont pas le même degré de sincérité. Profitant de leur position, certains s’attribuent des avantages ou des privilèges en contradiction totale avec les règles ou des idées qu’ils sont sensés défendre ou incarner. Dans les démocraties véritables, les élus restent cependant dépendants du choix des électeurs. Les citoyens ont ainsi la possibilité de faire valoir leur point de vue. Malheureusement, ce jugement du peuple n’a pas que des effets bénéfiques : il suscite aussi l’inhibition et la dissimulation.
 
Afin de ne pas courir le risque de voir leur parti rejeté aux prochaines élections, la plupart des gouvernants n’osent pas prendre les mesures réputées impopulaires, même s’ils sont absolument convaincus de leur utilité. Des réformes importantes sont ainsi tragiquement remises à plus tard. Forcés de suivre les fluctuations de l’opinion publique, les élus doivent également épouser les modes intellectuelles les plus en vue et sacrifier l’intérêt général aux exigences des groupes les plus influents. Par un phénomène d’empiétement et de confusion des genres, la logique économique s’est imposée dans le domaine politique. De nombreux candidats en arrivent à se comporter comme des chefs d’entreprise ou des représentants de commerce particulièrement soucieux de leur image de marque.
Ils ont tendance à considérer les citoyens comme des clients qu’ils tentent de séduire par toutes sortes de moyens. Ils cherchent à recueillir leurs suffrages comme d’autres le font avec des parts de marché. Beaucoup d’élus privilégient donc les actions spectaculaires et celles qui produisent des effets à court terme. Comme les solutions discrètes et celles qui demandent beaucoup de patience pourraient être peu comprises ou mal acceptées par la majorité, elles sont le plus souvent laissées de côté. Heureusement, tous ne cèdent pas à la facilité. Malgré les effets pervers du système électoral, le courage politique existe. Et ceux qui en font preuve sont des acteurs irremplaçables du progrès humain.
 
Entre les candidats, la concurrence est sévère, et les états-majors des partis organisent périodiquement des campagnes grandioses dans l’espoir de recueillir ainsi un grand nombre de voix. Pour couvrir les frais d’une telle propagande, les élus sont parfois amenés à avoir recours à des pratiques illégales ou à des arrangements avec des personnes ou des organisations que pourtant ils désapprouvent. Cette politique spectacle rejette dans l’ombre les esprits intègres qui œuvrent consciencieusement en profondeur. Ceux qui ont le sens de la mise en scène et de la répartie se trouvent au contraire mis en valeur. À cause de cet assujettissement aux apparences et à ce qui procure une satisfaction immédiate demandant peu d’efforts, nous éliminons souvent les personnes dont nous aurions véritablement besoin. Ces mascarades représentent un gaspillage d’énergie considérable. Elles nuisent au respect des institutions, empêchent l’instauration d’un dialogue sincère et ne laissent que peu de temps pour une étude sérieuse des dossiers. Il n’est donc pas surprenant que les conditions sociales aient actuellement tendance à se dégrader ou en tout cas à évoluer peu, malgré le progrès des mentalités et l’étendue des moyens désormais à notre disposition. La bonne volonté et le sérieux des représentants n’est pas particulièrement en cause : les mêmes tendances sont présentes dans tous les domaines du champ social. Il y a partout des personnes dévouées et sincères et d’autres qui poursuivent avant tout leur intérêt. Néanmoins, bien que nous sachions que chacun est un cas particulier, nous nous laissons souvent aller à juger par catégorie.
 
Discréditer systématiquement le personnel politique est devenu une pratique courante, surtout dans les pays où elle ne comporte aucun risque1. Cette absence de nuances affaiblit l’état qui, à la longue, devient incapable de résister aux pressions des pouvoirs économiques et aux assauts des extrémismes de tous ordres. Le dénigrement des élus, des lois et des institutions empêche l’élaboration de critiques débouchant sur des propositions constructives. Il ne bénéficie pas au peuple mais à ceux qui cherchent à réduire l’importance de l’espace public.
 
Si nous voulons améliorer la qualité de la vie démocratique, nous devons entreprendre un certain nombre de réformes grâce auxquelles la politique pourrait être à nouveau source d’espérance pour un grand nombre de personnes. Il serait tout d’abord souhaitable de créer des organismes indépendants qui observeraient le jeu politique sans complaisance mais sans acharnement inutile. Certains établiraient des bilans précis et publieraient des rapports où apparaîtraient clairement les éventuels décalages entre les promesses et les réalisations effectives. D’autres auraient pour fonction de présenter les situations et des événements d’une manière aussi distanciée que possible. Ils analyseraient les dossiers grâce à des apports et des grilles de lecture pluridisciplinaires. Ils recenseraient l’ensemble des solutions pouvant être envisagées et tenteraient d’évaluer les conséquences à plus ou moins long terme. Les responsables politiques et ceux qu’ils représentent seraient ainsi mieux informés et pourraient choisir en connaissance de cause. Ces instances ne seraient pas seulement composées de spécialistes et d’autorités de tous ordres : les simples citoyens qui feraient l’effort de s’impliquer auraient également voix au chapitre. Ces mesures ne garantiraient pas contre les erreurs et les abus mais elles permettraient l’élaboration et la mise en œuvre de politiques plus courageuses et plus responsables. Elles seraient sans doute source de progrès durables avec un minimum de retombées négatives.
 
Comme tous les modes de sélection, les consultations électorales éliminent une partie des possibilités. Dans certains cas, cela débouche même sur une sorte de « tyrannie de la majorité. » N’étant pas pris en considération, les courants
minoritaires sont parfois tentés de faire régner la terreur
ou d’avoir recours à des alliances dénaturantes. Pour éviter cette situation et réduire l’importance des luttes parfois impitoyables et absurdes pour le pouvoir, nous devons sortir de l’alternative: tout ou rien. Si un candidat n’a pas été élu mais a recueilli un nombre appréciable de voix, il devrait pouvoir accéder à une fonction de moindre importance mais où il aurait néanmoins la possibilité de jouer un rôle non négligeable. Il pourrait notamment le faire en tant que diplomate, médiateur ou auxiliaire chargé de modéliser des solutions. Cela demanderait de sa part de profondes remises en question car il devrait parfois aider ses adversaires
à atteindre des objectifs qui sont aussi les siens, mais qui seraient alors poursuivis en utilisant des moyens très différents de ceux qu’il aurait mis en œuvre s’il avait été élu. Ces expériences de coopération seraient évidemment subtilement dosées. À la longue, elles déboucheraient peut-être sur de plus larges accords. Les contradictions ne disparaîtraient pas pour autant mais, au lieu de s’exprimer sous forme de ressentiments ou d’âpres conflits, leur dynamisme serait utilisé pour avancer sur une voie acceptable par les différents protagonistes. Comme les politiciens les plus représentatifs auraient l’assurance de ne pas se retrouver à l’écart, les débats seraient plus sereins, les positions moins caricaturales et les critiques plus constructives. N’ayant plus de ce fait à subir des pressions aussi importantes, les responsables pourraient gouverner avec davantage d’aisance et d’efficacité.
 
L’exercice du pouvoir isole, avec tous les risques que cela comporte. Afin de faciliter la compréhension entre la base et le sommet, des instances jouant le rôle d’intermédiaires pourraient être crées. Elles rendraient plus aisé les contacts et le va-et-vient des informations. Les simples citoyens auraient ainsi la possibilité d’être plus facilement partie prenante dans l’élaboration des projets. Le cas échéant, ces organismes accompagnateurs interviendraient pour que leurs demandes soient véritablement prises en considération. Il y aurait une délégation de pouvoirs partout où cela est possible, dès lors que cela ne mettrait pas en péril la cohérence des actions entreprises. À tous les échelons, il existerait ainsi des relais où, en accord avec l’état d’esprit général, des décisions pourraient être prises en fonction du contexte précis et une consultation fréquente des personnes impliquées ou directement concernées. Par respect envers le droit de vote et pour que tous soient des citoyens à part entière, chacun recevrait une instruction civique adaptée à ses capacités et à sa situation.
 
Mises à part des critiques qui ne nous engagent à rien, nous avons généralement tendance à n’être que de simples consommateurs de solutions proposées par les professionnels de la politique. Les élus ont rarement un pouvoir aussi étendu qu’on le croit. Certains sont animés par un réel idéalisme mais ils se heurtent souvent à une inertie et à des oppositions qui ne leur laissent qu’une faible marche de manœuvre. Au fond d’eux-mêmes, beaucoup de citoyens ne demanderaient pas mieux que de jouer un rôle plus constructif. Mais, pour sortir de la résignation et s’engager, il faut avoir la conviction que les efforts auxquels on consent ne seront pas vains. Les mesures précédemment évoquées, contribuerait sans doute restaurer un climat de confiance. Le jeu politique en serait transformé. Il ne s’agirait
plus d’un face à face, avec son alternance de fascination et de dénigrement ou ses oscillations entre séduction et autoritarisme : les simples citoyens et leurs représentants regarderaient dans la même direction.
 
Gouverner, c’est notamment être au service de ce qui relie tous les membres d’une communauté. Les idéaux triomphent plus facilement lorsqu’ils sont portés ou incarnés par des personnalités animées de fortes convictions. Si les pratiques démocratiques s’affinaient, les responsables ressembleraient de moins en moins à des chefs de clan : ils s’apparenteraient plutôt aux capitaines de ces équipes qui jouent pour la simple joie que procure le jeu. Si chacun cherche avant tout l’harmonie générale, un accord satisfaisant pour tous finit par être trouvé. Les antagonismes proviennent du fait que chacun privilégie certains objectifs et néglige les autres. Si personne n’est laissé de côté et si tous les domaines sont pris en considération, l’on s’aperçoit que les différentes tendances politiques sont complémentaires. Chacune représente une note, grave ou légère, qui, lorsqu’elle est correctement interprétée, concourt à l’expression pleine et entière de l’âme collective. Les prises de décision ne doivent d’ailleurs être monopolisées dans aucun secteur. L’esprit démocratique ne doit pas s’arrêter aux portes de l’entreprise ou rester inopérant au sein des administrations. Pour remédier à cette situation, des expériences pourraient être tentées, et étendues ensuite progressivement en fonction des résultats obtenus.
 
Créer des conditions supposées favorables est important mais ne doit pas être surestimé : tout dépend finalement de l’attitude des êtres humains qui en bénéficieront. Les institutions doivent comporter des protections contre l’aveuglement et les abus de pouvoir. Elles ne doivent cependant pas empêcher les possibilités d’initiative des précurseurs, de ceux qui voient haut et loin et qui sentent, parfois contre le sens commun et l’avis de la plupart de leurs contemporains, ce qu’il convient de faire. Même partagé et réglementé, l’exercice du pouvoir mérite de rester un acte solennel qui demande un engagement impliquant l’ensemble de la personne. Il convient de distinguer entre les désirs exprimés et les aspirations plus profondes. Souvent oubliées, celles-ci restent sans voix à force d’être considérées comme un luxe de nantis auxquels on se promet d’accorder une place lorsque tout le reste aura pu être satisfait. Les dirigeants véritablement respectueux du peuple ne se conforment pas strictement à la volonté du plus grand nombre. Ils ne se contentent pas non plus de prendre des orientations qui s’efforcent de concilier les désirs exprimés par chaque tendance. Pour trouver la voie à suivre, ils se mettent à l’écoute des besoins subtils qui se trouvent derrière les revendications qui tiennent le haut du pavé.
 
1. À travers cette soupape de sécurité, nous exprimons tous les refus que, par ailleurs, nous n’osons pas formuler, par peur des représailles.
 
QUATRIÈME PARTIE
 
== Matérialisme et liberté ==
 
Mais où trouver l’énergie et l’inspiration nécessaires pour mener à bien les innombrables réformes qui semblent souhaitables?
 
Dans une perspective matérialiste, nous ne pouvons compter que sur nos propres ressources, sur ce que l’évolution biologique a produit de meilleur. L’intelligence, la sensibilité et la volonté sont nos trois principaux leviers. Par l’observation, la réflexion et la réunion des efforts, notre connaissance du monde s’accroit et nous maîtrisons de mieux en mieux le milieu et les relations de toute nature. Grâce à l’éducation et au progrès des mentalités et des institutions, les contradictions sont globalement utilisées de façon plus constructive. L’intérêt du plus grand nombre peut ainsi être mieux pris en considération. En élevant le niveau de la sensibilité, nous avançons également dans le même sens. Si nous parvenons à un degré suffisant, beaucoup d’Hommes deviendront attentifs à ce que l’autre ressent et souhaiteront le voir atteindre la liberté et le bonheur qu’eux-mêmes s’efforcent d’atteindre. Les progrès sont lents et quelquefois discutables mais l’amélioration de la condition humaine est néanmoins sensible. Nous sommes donc en droit d’espérer que malgré les inévitables erreurs, les retours en arrière et les accidents de parcours parfois très graves, l’humanité continuera d’évoluer vers plus de bien-être, de justice et de paix. Mais un certain nombre de questions se posent. La bonne volonté, la raison et l’éducation ont elles à elles seules le pouvoir de résoudre tous les problèmes ? Sont elles suffisantes, pour nous permettre de trouver des issues satisfaisantes aux conflits qui déchirent l’humanité et chacun d’entre nous ? Et tout d'abord : avons nous réellement la capacité de décider librement ? Quelle est l’origine de ce libre-arbitre que nous pensons avoir?
 
Pour que l’on puisse véritablement parler de liberté1, il est nécessaire qu’il y ait un aspect de la personne qui soit à la fois non-déterminé et conscient. Dans la nature, tout est soumis à des lois. Lorsqu’on sort du rayon d’action de l’une, on se trouve inévitablement placé sous l’action d’une autre. S’il n’existe pas, dans notre être, quelque chose qui n’appartient pas à la nature, nous n’avons aucune liberté de choix car il n’y a en nous aucune instance capable de prendre des décisions en toute indépendance. En dernière analyse, la direction que nous prenons dépend entièrement de la nature des forces en présence et des phénomènes qu’elles produisent. Au regard du matérialisme, nous sommes simplement une portion d’espace-temps, une manifestation locale des forces universelles. L’intérieur et l’extérieur forment
un tout. Nous sommes déterminés à la fois par l’un et par l’autre : par les conditions régnant dans le milieu, mais également par les caractéristiques et les tendances dont nous avons hérité – les unes et les autres étant le résultat de la multitude d’événements qui se sont produits depuis des milliards d’années2. Si l’on prend comme référence une philosophie qui exclut toute possibilité d’existence d’un autre ordre de réalité, à chaque moment nul ne peut se comporter autrement qu’il le fait3. Nous croyons décider alors que nous ne faisons que réagir automatiquement à des stimulations en fonction d’un programme intérieur. Qu’il soit sans cesse réactualisé au fur et à mesure des expériences ne change rien : la réorganisation est elle aussi un processus automatique. Notre volonté ne nous appartient pas : nous ne sommes maîtres ni de sa direction ni de sa qualité ni de son intensité. D’ailleurs, dans ce réseau très fin de déterminismes et d’événements aléatoires, il n’y a pas d’entité pouvant être libre. Nous sommes constitués d’un ensemble de caractères et, en fonction du contexte, il se produit un certain genre de réactions intérieures et extérieures. Et c’est cela que nous appelons nous-même.
 
Nous avons le sentiment de pouvoir choisir en notre âme et conscience. En réalité, en toutes circonstances, nous nous contentons de reprendre à notre compte les conclusions auxquelles sont parvenues les assemblées ou les réseaux de neurones. La complexité des processus et leur opacité peut faire illusion. Lorsque les informations sont imprécises ou qu’il existe une dissonance entre les différentes instances de décision, il peut y avoir hésitation ou orientation vers un supplément de recherche. Ceci peut donner l’impression qu’il y a quelqu’un qui est doté d’une liberté de choix. Mais finalement l’arbitrage s’opère automatiquement en fonction du contexte et d’un « programme » qui est le résultat d’une sélection aveugle et impersonnelle dépourvue de toute intention. Tout n’est qu’un jeu de forces : les tendances qui ont le plus de poids emportent chaque fois la décision. Nous disons : « je veux, je ressens, je pense.» Mais qui est ce « je » ? – C’est simplement la partie du psychisme qui coordonne les activités de l’organisme. Il les rattache au sens d’une identité commune qui persiste à travers le temps malgré les changements. L’ego est le représentant de l’être vis à vis de l’extérieur. Il en défend les intérêts. Mais lui aussi est une construction de la nature, un mécanisme entièrement conditionné : le contenu de ce qu’il s’efforce d’affirmer lui est imposé par des déterminismes de tous ordres. Il n’y a en lui aucune essence ni substance d’où pourrait provenir un véritable libre-arbitre, une authentique liberté de choix.
 
Dans une optique strictement matérialiste, ce que nous appelons liberté n’est que la possibilité d’exprimer les tendances qui par hasard se trouvent être présentes en nous. La recherche de la liberté n’est qu’un phénomène parmi d’autres. Il se déclenche inévitablement lorsque certaines conditions se trouvent réunies. Le désir de transformation est lui aussi un mouvement déterminé dans toutes ses composantes. Personne n’est véritablement responsable de quoi que ce soit puisqu’il n’y a rien qui permette
de prendre une distance par rapport aux conditions naturelles et à leurs conséquences. N’oublions pas que toutes nos tendances sont, de proche en proche totalement déterminées par elles. D’ailleurs, si l’on reste dans un cadre strictement matérialiste, la notion de personne ne repose sur rien de consistant : c’est une simple convention. Ce statut peut être dénié à certains, si d’autres ont la volonté et le pouvoir de les en priver. Il suffit pour cela de les assimiler à de la vermine, à un déchet ou à un légume. L’Histoire et l’actualité ne manquent malheureusement pas d’exemples qui le montrent. La considération due à la personne ne tient désormais qu’à un fil. Il faudrait peut-être réagir avant que celui-ci ne se rompe : Selon un récent point de vue, du reste bien argumenté, nous ne serions qu’un ecosystème où une multitude de cellules cohabitent, sont en compétition et coopèrent temporairement dans un relatif équilibre. La notion même de vie est parfois contestée : celle-ci n’étant après tout qu’un assemblage hautement complexifié de molécules ordinaires.
 
Finalement, si nous prenons le matérialisme au sérieux, rien ne nous autorise à prétendre que nous sommes fondamentalement différents d’une chose. À partir de quand serait-on passé de l’état d’objet à la condition de sujet ? On ne devient pas progressivement une personne: c’est tout ou rien. On entend souvent dire que la personne est construite par les relations sociales. Cette thèse repousse seulement la question de l’origine sans rien expliquer. La personne est enrichie et confortée par les contacts avec les autres mais pas crée par eux. Pour maintenir l’idée de personne, il est nécessaire de faire intervenir sous une forme ou une autre la notion de dualité. Dans la Tradition indienne, par exemple, la Nature est l’aspect féminin de l’être divin. C’est l’énergie
créatrice consciente, personnifiée. La matière4 est l’état dans lequel cette énergie se met pour faire émerger une base permettant l’existence de formes stables. La philosophie matérialiste prend en compte le seul aspect matériel, en excluant la possibilité qu’il puisse exister une région de l’être distincte et indépendante du devenir, qui soit à l’origine de l’espace et du temps et non incluse en eux. Mais s’il n’existe pas d’autre niveau que celui de l’interdépendance, qui serait libre par rapport à quoi ?
 
Toutes les valeurs reposent sur la liberté. Sans elle il ne peut avoir de conscience digne de ce nom, ni de courage, d’amour et de sincérité. Ces mots sont alors vides de sens car, en son absence, il n’existe aucun sol où pourraient s’enraciner
des actes distincts du jeu automatique des causes et des effets, aucune source d’où ces valeurs pourraient jaillir même à dose infime. Dans une optique matérialiste, pour des raisons matérielles ou psychologiques, chacun ne peut faire autrement que d’agir en fonction de ce qu’il croit être son intérêt ou celui des personnes et des groupes avec lesquels il s’identifie et sans lesquels sa vie serait dépourvue de saveur ou de dynamisme. Et puisqu’il n’y a pas de référence universelle, rien de véritablement certain ou sacré : tout peut être à tout moment remis en question et supprimé. Et comme, de plus, il n’existe rien en nous sur quoi nous puissions nous appuyer en toute confiance, il ne nous reste plus qu’à nous en remettre aux experts, même si c’est sans grande conviction. Ainsi ébranlés dans nos fondements, nous n’avons plus rien de consistant à défendre. Nous devenons alors aisément manipulables. Les utopies totalitaires ont rendu suspect tout projet visant à réformer en profondeur l’ordre existant. La seule espérance d’un avenir meilleur qui soit encouragée est celle qui se fonde sur l’accès aux biens de consommation et aux diverses techniques proposées par les spécialistes.
 
Ne pouvant s’exprimer vraiment à l’intérieur de l’espace étroit qui leur est concédé, les recherches de sens prennent alors la forme d’une spiritualité de pacotille ou d’une adhésion inconditionnelle à des organisations très strictes, souvent fermées à tout dialogue. Les religions avec leurs dogmes ont des effets paralysants ou étouffants mais au moins, le croyant peut comme ultime recours se tourner vers quelque chose de supérieur. Si misérable qu’il soit, si désespérant que lui apparaisse le monde, il a tout de même la possibilité de trouver un réconfort en pensant qu’il existe un état transcendant ou un être sublime quelque part. Et cela peut lui donner l’espoir d’un changement profond, le courage de lutter ou la force d’aimer. Dans une perspective matérialiste, il n’existe pas de source intérieure vers laquelle l’être humain puisse se tourner pour trouver un élargissement, un éclaircissement ou un élan décisif. Ce qui heureusement n’empêche pas certains défenseurs de cette philosophie de faire preuve d’une élévation d’esprit et d’une grandeur d’âme particulièrement admirables.
 
Le matérialisme peut sembler libérateur dans la mesure où il élimine la possibilité d’une oppression venant d’une puissance supérieure ou de ceux qui sont sensés en être les représentants. Il laisse le champ libre aux progrès que les êtres humains sont capables d’introduire. Malheureusement, comme il réduit l’Homme à des mécanismes, il tue dans l’œuf l’idéal de liberté. Il est bon que chacun puisse adhérer à la philosophie qui lui convient personnellement à un moment donné. Par bonheur, en règle générale, il est désormais possible de se déclarer athée ou agnostique sans risquer d’être proscrit. Mais, souvent, le matérialisme est présenté comme allant de soi, comme la seule attitude conforme aux principes de la raison et en accord avec les découvertes des sciences. Cette assurance impressionne. Elle dissuade bon nombre ceux qui de prime abord seraient plutôt enclins à s’aventurer dans d’autres directions. En réalité, la matière a acquis un statut trop équivoque pour pouvoir être considérée comme la référence absolue : ce qui est à la racine de tout. En effet, les sciences physiques nous apprennent qu’il y a eu un temps où la matière n’existait pas encore. Elles attirent également notre attention sur le fait qu’en elle le vide a une importance considérable. Elles nous enseignent également que ses constituants élémentaires se présentent à la fois sous forme d’onde et de corpuscule. En définitive, personne ne sait véritablement ce qu’elle est.
 
La liberté ne peut pas être une simple propriété émergente car, dans ce cas, son essence dépendrait de conditions particulières. Dans ses fondements même, cette liberté ne serait pas libre, Si elle existe, elle doit être présente dès l’origine,
du moins en puissance ou sous une forme embryonnaire. Elle est comme une graine qui se développe dès que les conditions propices apparaissent et qui se déploie ensuite peu à peu dans de multiples directions. La plupart des matérialistes doivent sans doute vivre dans deux univers qui ne se rencontrent jamais. Dans leur vie quotidienne, ils raisonnent et se comportent comme si en eux il existait bien quelqu’un qui dispose d’un authentique pouvoir de décision et qui fait parfois des choix qui l’engagent en tant que personne. Et ils considèrent les autres de la même manière, pensant qu’eux aussi sont réellement responsables de leurs actes. Ils semblent oublier que, si nous adhérons aux thèses matérialistes, nous devons également accepter ce qu’elles impliquent et abandonner totalement et définitivement tout espoir de liberté.
 
1. Être libre signifie être capable de faire d’autres choix que ceux auxquels nous conduisaient les déterminismes de tous ordres, qu’ils soient internes ou externes
 
2. Ce qui est puissant dépend moins de ce qui est faible que le contraire, mais cette plus grande autonomie est toute relative car l’un et l’autre sont des éléments d’un système où tout est interdépendant.
 
3. Un organisme peut être extrêmement complexe et doté de facultés prodigieuses, il n’est pas libre pour autant.
 
4. Dans cette optique, les particules peuvent être comparées à des nœuds d’énergie. De son côté, la physique actuelle les définit comme de l’énergie structurée par de l’information.
 
== L’hypothèse de l'âme ==
 
Pour ma part, je ne me résigne pas à devoir ainsi renoncer à la liberté. Comme le matérialisme ne lui donne pas la moindre chance d’exister, je dois chercher ailleurs les indications dont j’ai besoin pour vivre pleinement.
 
Un certain nombre de philosophies reposent sur la conviction qu’il existe un espace intérieur n’ayant pas son origine dans la nature, ne résultant donc ni de ses lois ni de leurs conséquences proches ou lointaines. Généralement appelée âme ou psyché1, cette entité serait présente en chaque personne. On ne peut pas au nom de la science, légitimer ou exclure a priori cette hypothèse. – Tout au plus peut-on soutenir qu’il est possible de s’en passer pour expliquer les phénomènes que nous observons. Des personnes apparemment dignes de confiance relatent des expériences qui tendraient à accréditer l’hypothèse de l’âme. Ces hommes et ces femmes sont ils victimes d’une illusion ou est-ce au contraire le commun des mortels qui est partiellement aveugle?
 
Une grande incertitude règne, mais l’enjeu est d’une telle importance que, même si les probabilités de succès sont faibles, pour moi il n’y a aucun doute : l’aventure vaut la peine d’être tentée. La foi authentique n’est pas une simple croyance mais une faculté qui vient directement du cœur de l’être. C’est un élan qui incite à se rendre disponible et à tout mettre en œuvre pour favoriser l’émergence du meilleur qui puisse arriver. La foi se développe en fonction des résonances qui s’éveillent dans les profondeurs de l’être, au contact du monde. Elle peut ne pas être consciente. Reflétant au départ les conditionnements et le vécu de chacun,elle se dévoile progressivement sans contenu préétabli. Ainsi ouverte sur l’inconnu, elle est indemne de tout dogmatisme et des mille et une formes de l’intolérance.
 
Nous avons vu que, dans le cadre du matérialisme, personne ne peut être autre chose que ce qu’il est déterminé à être. La recherche d’une âme éventuelle est donc elle aussi un événement produit mécaniquement par de longs enchaînements de causes et d’effets. Tout bien considéré, celui qui emprunte cette voie ne pouvait pas ne pas aller dans ce sens. Selon le point de vue que l’on adopte, cette recherche est donc soit légitime soit déterminée. Celui qui le souhaite peut prendre cette direction en toute quiétude car, quelle que soit la nature de la réalité, il ne trahit en rien les principes
élémentaires de l’honnêteté éthique ou intellectuelle. La spiritualité est souvent réduite à sa dimension de remède permettant d’atténuer l’angoisse suscitée par la mort ou, plus généralement, à sa fonction consolatrice envers tout ce que la réalité comporte de tragique. Les motivations essentielles
sont d’un autre ordre. Parmi les chercheurs d’absolu, on rencontre une proportion relativement importante de personnes fortes et courageuses. La plupart d’entre elles ne cherchent pas à se rassurer à tout prix ou à combler un quelconque
sentiment d’infériorité. Elles prennent cette orientation car elles ressentent le besoin de s’ouvrir aux aspects les plus subtils de leur être et à la nature profonde du monde. Souvent, elles espèrent aussi que cela leur permettra d’entretenir
des relations plus harmonieuses et plus fécondes avec l’ensemble de ce qui existe. Pour moi, à un certain niveau, la question se présente sous une forme qui n’est pas très éloignée du pari pascalien. S’il n’y a a rien d’essentiel à découvrir au centre de mon être, c’est que je ne suis rien par moi-même. Rien ne peut donc être perdu car il n’existe pas véritablement une personne pouvant perdre quoi que soit. Si par contre, ce que je cherche existe bel et bien, il doit sans doute ouvrir l’accès à une authentique liberté et à des réalisations infiniment précieuses. En comparaison, il faut bien le reconnaître, les philosophies matérialistes ne nous offrent que des lots de consolation. Certaines aspirations sont trop subtiles pour pouvoir être satisfaites par des moyens techniques ou par l’intermédiaire d’institutions, aussi perfectionnées qu’elles soient.
 
Pour s’engager dans cette voie, il n’est pas nécessaire d’adhérer à un système de croyances particulier. Il suffit pour cela d’un léger espoir et l’envie de tenter sa chance. Néanmoins une précaution s’impose. Il serait dommage de gaspiller notre énergie dans une voie qui ne débouche sur rien. Notre cheminement doit donc inclure la possibilité d’un retour en arrière relativement aisé. Nous devons pouvoir retrouver une base neutre en cas de besoin. Si des alternatives sont prévues, nous n’hésiterons pas à rebrousser chemin si nous découvrons qu’il s’agit d’une impasse. Nous demeurerons ainsi disponible pour répondre honorablement aux appels de la vie telle qu’elle est, et participer autant que possible à l’édification d’un monde meilleur. – La seule différence est que, dans ce cas, ce sera avec des moyens plus modestes et dans une plus humble perspective. Même si nous sommes de simples étincelles de hasard dans un monde dépourvu de sens, nous pouvons tout de même essayer de faire de la vie terrestre un feu d’artifice, une œuvre d’art qui illumine nos existences et leur donnent une valeur transfiguratrice face au néant et au tragique de la condition humaine. Dans le cadre du matérialisme, une telle aspiration ne serait qu’une improbable flamme, jaillie fortuitement d’on ne sait quelle friction et suspendue au dessus du vide. Mais, après tout, qu’importe : à défaut d’illustre origine nous aurions une noble fin.
 
Au point où nous en sommes, la possibilité de tenter le grand jeu est toujours ouverte. La diversité des approches est immense. En dépit des divergences et des rivalités, il existe une sorte de tronc commun : un état d’esprit et un certain nombre de préceptes présents dans la plupart des voies ou des démarches que l’on qualifie de spirituelles. Ces points essentiels ne sont d’ailleurs pas incompatibles avec les conclusions de la raison naturelle. Nous pouvons partir de là sans sans trop de risques. Nous avancerons ensuite pas à pas, en nous fixant chaque fois les objectifs qui pour l’instant nous semblent accessibles et compatibles avec l’idée que nous avons de nous-même et de notre rôle. Une fois qu’ils auront été atteints, nous ferons un tour d’horizon pour étudier les nouvelles possibilités qui s’offrent désormais à nous. À chaque étape du cheminement, tout doit être consciencieusement remis en question jusqu’à ce que la voie à suivre apparaisse clairement. Nous pourrons également
voir dans quelle mesure l’expérience mérite d’être poursuivie. En procédant ainsi, nous réduirons les risques d’enfermement et nous pourrons avancer sans arrière-pensées, en bénéficiant de la participation de l’ensemble de nos facultés.
 
Il n’est évidemment pas possible de décrire l’âme comme s’il s’agissait d’une réalité matérielle. De plus, Rien ne peut remplacer l’expérience personnelle. La véritable connaissance est celle que l’on acquiert lorsqu’on devient conscient de sa présence en nous. Afin de faciliter les recherches, il peut cependant être utile d’avoir un aperçu de ce qui nous attend. On appelle âme ou psyché la partie centrale de notre être. Elle est la plus intime, celle qui est permanente, ce que nous sommes essentiellement. En elle est le meilleur de nous-même : ce qui en nous demeure toujours conscient de l’unité de tout ce qui existe. C’est une pure puissance de joie, d’amour et de lumière. Si nous sommes capables d’aimer, de faire preuve d’un véritable courage ou d’accomplir des gestes désintéressés, c’est grâce à cette présence élévatrice au cœur de notre être. L’âme s’oriente spontanément vers le Vrai, le Bien et le Beau. Sa préférence se porte toujours vers leurs expressions les plus sublimes. Elle s’efforce d’influencer l’ensemble de l’être pour qu’il accepte ces valeurs comme siennes et agisse en conséquence. Dans le même temps, elle nous incite à nous détourner de tout ce qui les déforme ou les étouffe. Quel que soit le domaine, le mouvement qu’elle imprime tend vers la plénitude et la grâce.
 
La psyché est notre guide, la lumière intérieure, le veilleur en nous, le chef d’orchestre qui doit diriger, coordonner et harmoniser le jeu de ces instruments que sont le corps, la vie et les facultés mentales. Pour l’instant, ce rôle est généralement tenu par l’ego. L’influence de la psyché est donc indirecte. Toutefois, une évolution peut avoir lieu. Elle peut imprégner de plus en plus toutes les parties de l’être et stimuler leur développement. Nous pouvons aussi l’aider à passer au premier plan et devenir ainsi effectivement le maître. L’âme n’est pas une création de la nature : elle émane directement de la source de tout, de cet infini conscient dont elle est une des innombrables émanations. C’est une étincelle jaillie du feu divin, la part divine dans l’individu, le divin en évolution dans le monde. Au plus profond d’elle-même, elle jouit de chaque circonstance quel que soit son contenu et assimile en chacune ce qui est essentiel. Toutefois, afin de participer authentiquement au jeu de cette vie, une partie d’elle-même consent à l’emprisonnement dans la matière. Elle en épouse ainsi toutes les fluctuations et peut réellement soulever le monde depuis l’intérieur. C’est à partir d’elle que nous avons la possibilité de nous transformer. Si nous voulons que l’existence soit véritablement harmonieuse et dévoile toute l’étendue de ses richesses, nous devons lui permettre de passer au premier plan.
 
1. On appelle également psyché, un miroir orientable. Il présente une certaine analogie avec l’âme qui peut refléter : d’une part la nature, d’autre part ce qui transcende l’univers, l’espace et le temps.
 
== Au carrefour de l'espérance ==
 
La recherche spirituelle repose sur la conviction qu’il existe quelque chose de plus important que ce que nous pouvons connaître par l’intermédiaire des sens. Ceux qui s’aventurent
sur cette voie pensent que cet aspect de l’être leur permettra
de comprendre le sens profond de tout ce qui existe. Ils espèrent aussi qu’il les aidera à dépasser la condition humaine ordinaire et tout ce qui s’y rattache. Pour s’approcher
de cette réalité essentielle, établir un contact et bénéficier
de la relation, il est préférable qu’un certain nombre de conditions se trouvent réunies. Celui qui veut progresser résolument dans ce sens doit avant tout adopter une attitude intérieure qui facilite l’accès à cette dimension. Il est par ailleurs souhaitable qu’il oriente sa vie en conséquence et, si le besoin s’en fait sentir, qu’il ait recours à des méthodes appropriées.
 
Par-delà la diversité des enseignements et des pratiques, il est possible de déceler des lignes directrices à peu près constantes, plus ou moins marquées selon les époques et les civilisations. Ce qui les réunit est l’aspiration à un authentique
dépassement de soi, à une libération profonde de tout ce qui déforme, rapetisse ou obscurcit les différents aspects de l’existence. Le désir de faire l’expérience de l’infiniment sublime est souvent lui aussi à l’origine de cette quête. Dans certains cas, cet absolu est conçu ou expérimenté sous la forme d’un être personnel susceptible de nous éclairer, nous rendre meilleur et combler notre soif d’amour. Aucun mot n’est suffisamment modulable pour incarner toute l’étendue et la profondeur de ce qui est recherché. Pour rendre compte
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de ce qui transcende toutes les catégories, nous devons nous contenter de symboles et d’approximations, inévitablement réducteurs et subjectifs. Au-delà de tout et néanmoins ce qu’il y a de plus intime, la réalité absolue ne peut être résumée
par aucune formule ni assignée à résidence dans un enseignement ou une synthèse aussi complets qu’ils puissent
sembler. Ceci ne doit pas être perdu de vue même si nous avons recours à ces moyens pour éviter d’errer sans fil conducteur dans l’infini des possibles.
Pour entreprendre le voyage, aucune croyance n’est indispensable. La compassion, l’abnégation, la connaissance
et la maîtrise de soi tiennent une place importante dans la plupart des démarches qualifiées de spirituelles. Mais ces vertus ont déjà une valeur en elles-mêmes, indépendamment
de toute option philosophique. Elles sont présentes
chez les athées comme chez les agnostiques ou les croyants. Les frontières sont perméables, et certains chemins
peuvent être parcourus dans le seul but de parvenir à un meilleur équilibre ou un degré d’harmonie plus élevé.
 
La spiritualité est un moyen d’évolution consciente. Elle s’appuie sur les processus déjà à l’œuvre dans la nature mais elle les intensifie grâce à une concentration d’énergie comparable à celle produite par un laser. Lorsqu’elle est couronnée de succès, il en résulte une plus grande cohérence,
une intensification de nos facultés et une amélioration générale de notre vie et de notre action. Cela facilite aussi l’unification de l’être dans le respect des différents plans et permet le développement d’un profond sentiment d’unité avec l’ensemble de l’existence. Dans la spiritualité envisagée
de ce point de vue, les moyens utilisés et les croyances sont considérées comme secondaires. L’accent est mis sur l’attitude intérieure. En tout premier lieu sur la sincérité. Capable d’ouvrir toutes les portes, cette qualité d’âme se
354 caractérise surtout par une aspiration authentique et par la tentative de vivre en accord avec ce que notre conscience actuelle nous présente comme le plus grand bien.
Ce qui est recherché est la pleine conscience, un haut degré de perfection et un bonheur sans mélange, non pour pour soi-même en particulier mais pour tous ceux qui parcourent
les chemins de la vie. Chacun se consacre à ce Grand Œuvre à travers le prisme de sa personnalité et en fonction des possibilités que lui permet son degré d’évolution.
 
La spiritualité est par excellence un espace de liberté. Comme elle relève de ce qui est central, du plus intime, on ne peut forcer personne à aller dans ce sens, ni véritablement
l’en empêcher. Elle peut être entreprise quelle que soit la situation où l’on se trouve. Et comme elle ne comporte pas nécessairement de signes distinctifs, quelqu’un peut s’y consacrer intensément à l’insu de tous. L’objet final de cette quête est le Tout infini qui embrasse tout et qui dépasse tout. On peut donc lui réserver l’exclusivité sans renoncer à rien sauf aux limitations de conscience, de sensibilité et de pouvoir qui sont les nôtres actuellement. Il n’y a d’ailleurs aucune dichotomie entre le sacré et le profane. Il s’agit de retrouver le monde divin à l’intérieur duquel en réalité nous vivons, mais sans en être conscients.
Il existe de nombreuses voies d’accès. Elles ont déjà une valeur en elles-mêmes mais l’essentiel est ce qu’elles permettent d’atteindre : le but qui les dépasse. Le chemin ne doit pas être confondu avec l’objectif poursuivi. Il est possible de parvenir au sommet d’une montagne en suivant des trajectoires diamétralement opposées. Tout dépend de la situation où chacun se trouve et des ressources dont il peut réellement disposer. Certaines voies sont abruptes alors que d’autres s’élèvent en pente douce. Il existe également des itinéraires qui décrivent une sorte de spirale qui croise chaque
chemin ou l’emprunte à un moment ou à un autre. Cette façon de procéder augmente les risques de désorientation mais elle accroît également l’espoir d’une plus vaste compréhension.
 
Souvent, les adeptes des différentes voies se méfient les uns des autres ou se combattent. Heureusement, au fur et à mesure de l’ascension, les malentendus s’atténuent
et les points de vue se rapprochent. À partir d’un certain niveau, tous font l’expérience de la même réalité. Toutefois, chacun établit avec elle un contact personnel. Il la perçoit avec la sensibilité et les capacités dont il dispose et l’exprime à l’aide des données culturelles qu’il a assimilées. Les récits et les œuvres d’art que cette apothéose inspire auront donc chacun une tonalité propre et donneront lieu à des développements très divers.
 
Le cheminement spirituel peut être abordé selon trois axes principaux : l’action, la connaissance et la sensibilité.
Lorsqu’un développement intégral est recherché, une synthèse est nécessaire. Chaque être humain étant un cas particulier, le contenu de cette synthèse variera beaucoup d’une personne à l’autre. Si toutes les facultés sont mises à contribution et cultivées, elles se renforcent mutuellement : tout développement de l’une aidant les autres à donner leur pleine mesure. Il ne s’agit évidemment pas de juxtaposer des éléments hétéroclites souvent peu compatibles entre eux. Ce sont les principes et l’esprit de chaque voie qui doivent servir de base. Ainsi, il sera possible de bénéficier de ressources
variées sans mettre en péril la nécessaire cohérence interne de notre démarche. Il existe de nombreux procédés et des techniques psychologiques suffisamment fiables pour pouvoir y contribuer.
 
Au fur et à mesure de son avance, le chercheur doit renouveler ses points d’appui. Ce qui était une aide peut devenir une pierre d’achoppement ou une solution de facilité
qui empêche d’avancer. Le statut des obstacles n’est pas non plus immuable : chemin faisant, certains se transforment
parfois en opportunités ou en tremplins. Comme les progrès accomplis conduisent à des changements de perspective, notre appréciation des événements se modifie. Ce qui semblait banal révèle des richesses insoupçonnées. Cette réévaluation conduit à des réarrangements fructueux : un problème peut ainsi devenir la solution d’un autre. Les poisons eux-mêmes sont appréhendés différemment. Correctement utilisés, certains se transforment en remèdes. Notre aptitude à les supporter se développe elle aussi, et elle augmente en proportion de notre croissance.
 
Les risques de chute et d’égarement sont réels : c’est une des raisons pour lesquelles, en règle générale, il paraît souhaitable de pouvoir bénéficier de l’aide d’un guide expérimenté. Mais, étant néophyte, comment évaluer le degré de confiance que l’on peut accorder à ceux qui semblent
pouvoir tenir ce rôle ? Pour ne pas s’illusionner, il est nécessaire de sonder la profondeur des êtres. La façon dont une personne réagit lorsqu’on la contredit est particulièrement
révélatrice. Ici, aucun compromis n’a de sens. – Un chercheur de vérité ne doit pas craindre de devoir affronter
seul les difficultés du chemin. Un ensemble de qualités sont requises de part et d’autre. Le guide authentique est avant tout quelqu’un qui est maître de lui-même. Il vit en permanence en accord avec l’esprit de ce qu’il enseigne. Étant libéré de toute ambition personnelle, il peut, du plus profond de lui-même, se consacrer à la progression de ceux qu’il assiste et éclaire. Il le fait toujours en respectant les particularités de leur nature et les lignes de développement qui leur sont propres. Il n’incite personne à se couler dans un moule aussi sublime soit-il. Il sait que ce renoncement couperait le disciple de ses meilleures ressources. Cela réduirait considérablement la participation de la dimension individuelle qui, ne l’oublions pas, est nécessaire à une réalisation
intégrale de l’absolu. Le vrai maître ne confine pas à une longueur d’onde particulière. Il aide chacun à atteindre
un état où il pourra recevoir consciemment et sans perturbation
ce que chaque aspect de l’univers peut lui transmettre.
Le chercheur doit lui aussi faire preuve d’empathie et, tout en restant vigilant et sincère, adopter une attitude qui facilite la tâche de celui qui a accepté de l’aider. Les enseignants peuvent éclairer, baliser le chemin et le rendre plus aisément praticable mais ils ne peuvent rien changer au fait qu’il monte. La gratitude est un don que chacun peut faire : il suffit pour cela d’un peu de lucidité. Que serions nous sans les multiples trésors de connaissance et d’amour qui nous ont été offerts ?
 
Nous sommes ici dans un domaine où aucun témoignage
ne peut être considéré comme tout à fait concluant. Il est néanmoins parfois nécessaire de trancher. Laisser les questions fondamentales en suspens augmenterait le risque de vivre à contre-sens. La seule façon d’obtenir des réponses
décisives est de voir ce qui advient lorsqu’on se lance soi-même dans l’aventure. Au début, les expériences que nous traversons peuvent avoir l’amertume d’un poison mais si nous persistons, elles deviennent aussi douces qu’un nectar.
Lire des ouvrages et y réfléchir s’apparente au fait de « consulter un menu.» Cela donne un avant-goût de ce qu’il est possible de vivre et procure temporairement un certain bien-être. Mais si l’on aspire à une croissance effective, il faut se pénétrer de leur substance afin que ces nourritures spirituelles fassent partie intégrante de notre être et jouent un rôle dans tous les domaines de notre vie. Cette alchimie
n’est cependant possible que si nous allons au-delà des mots pour appréhender les réalités essentielles sur lesquelles
reposent ces enseignements. Les reformuler dans notre propre langage est un premier pas dans cette direction.
 
Ces enseignements ne doivent pas être considérés comme des modes d’emploi ou des recueils de recettes pour tirer le meilleur parti de l’existence. Ils s’apparentent plutôt à des chants qui, entre autres, nous invitent à « habiter poétiquement
le monde. » Pour que les objectifs fondamentaux soient atteints, il est nécessaire que la pratique soit irriguée par un dynamisme, une sensibilité et un discernement suffisants.
Ceci ne se produira que si nous opérons la jonction avec notre véritable personnalité. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la personnalité d’adoption qui, elle, s’est construite sous la contrainte ou pour coïncider avec les attentes de toute provenance. Nous avons consenti à des substitutions à cause des avantages immédiats que nous pouvions en retirer ou par peur d’être rejeté. Il nous faut à présent retrouver autant que possible l’état naturel de nos réactions : ce qui advient spontanément lorsque, ne désirant
rien et ne craignant rien, les tensions sont réduites au minimum. Notre tâche sera facilitée si nous parvenons à dénouer les schémas inconscients qui brouillent les repères et empêchent le libre déploiement de notre potentiel. L’élan vers le but à atteindre peut nous y aider. Parallèlement, il est important de tenir compte d’où nous partons, en nous prenant de bon gré tel que nous sommes, confiants malgré
notre petitesse. Ne dit-on pas qu’un voyage de mille lieues commence par un pas ? Ce que nous nous sommes ou croyons être est d’ailleurs secondaire : Ici, notre progrès repose sur une force qui nous dépasse infiniment.
 
Les chapitres qui vont suivre doivent presque tout à l’œuvre de Sri Aurobindo. J’ai essayé de respecter
au mieux l’esprit de ce qu’il a cherché à transmettre. Il ne s’agit pas cependant pas d’une transcription fidèle. Certains développements ne proviennent pas de son enseignement. D’autres comportent des éléments qui ont été librement transposés pour pouvoir s’adapter aux contours et aux objectifs de l’instrument que j’ai cru bon de forger. Je profite de cette parenthèse pour demander
au lecteur de bien vouloir me pardonner pour les inexactitudes que cet ouvrage doit sans doute contenir et pour les fois où, à mon insu, j’aurais pu l’induire en erreur.
 
== À la recherche de l'action libre et harmonieuse ==
 
Sur cette voie, l’instrument principal est la volonté. C’est elle qui doit tout particulièrement être éduquée, vivifiée et réorientée. La volonté est cette faculté qui permet de mobiliser
des ressources dans une direction déterminée. Elle nous rend capables de refuser ce qui paraît nuisible et nous aide à maintenir le cap jusqu’à ce que nous ayons atteint les objectifs que nous nous sommes fixés.
 
L’individu cherche tout d’abord à satisfaire les tendances
qui sont présentes en lui. Il agit en conséquence, poussé par ses désirs et l’égocentrisme naturel. C’est la première loi à laquelle il obéit. À ce stade, le monde lui apparaît avant tout comme un milieu où, tout en se protégeant, il puise ce qu’il peut en fonction de ses besoins. Mais les désirs des uns et des autres sont souvent antagonistes ou démesurés. Chaque groupe établit donc des règles qui sont imposées ou transmises au moyen de l’éducation. Les meilleures d’entre elles sont au service de l’intérêt général et favorisent un début de maîtrise de soi. La création de valeurs communes facilite les prises de conscience, les relations d’égal à égal et les réalisations de grande envergure. Peu à peu le sens moral et l’éthique se développent. L’adhésion de l’individu devient plus intime. La part de la réflexion augmente. La mise en application se fait avec davantage de souplesse : elle prend de plus en plus souvent la forme d’un art de vivre. La morale authentique est basée sur la volonté de protéger ce qui est précieux et le désir de ne pas provoquer de souffrances
inutiles. Elle ne comporte pas de tentative de culpabilisation.
L’éthique consisterait plutôt à faire les choix qui
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permettent de vivre harmonieusement, dans le respect des valeurs essentielles. L’éthique sociale se contente de fixer un dénominateur commun, des orientations acceptables par chacun, quelles que soient par ailleurs ses propres convictions
et sa façon de vivre. Il y a cependant presque toujours un parti-pris et certaines valeurs sont privilégiées au détriment
d’autres. Souvent pourtant, malgré les apparences, celles qui sont dépréciées sont tout aussi nécessaires. Les problèmes qui en résultent conduisent à la perplexité et à des crises intérieures parfois profondes.
 
Il est difficile de tout concilier. Dans une situation donnée, comment savoir si l’on doit privilégier l’amour ou la justice, le général ou le particulier... la beauté ou l’aspect
pratique ? Les investigations de type scientifique ou philosophique n’apportent pas un éclairage décisif : elles renvoient finalement chacun en face de lui-même. – Ce qui, d’ailleurs, est heureux. Pour échapper aux déchirements, au relativisme stérilisant et aux hiérarchies arbitraires, il serait nécessaire de pouvoir s’élever à un niveau où l’on dispose d’une vision panoramique. Embrassant alors l’ensemble de la situation d’un seul regard, nous pourrions accorder à chaque élément la place qui lui revient. La marche à suivre apparaîtrait ainsi plus clairement. Une autre solution consisterait
à trouver en soi la source commune des différentes valeurs : le centre ultime où elles ne sont pas encore séparées.
Diverses Traditions affirment que c’est possible. Pour éclairer les chercheurs et et les orienter, un certain nombre de lignes directrices sont quelquefois proposées. Quelques unes méritent une attention particulière.
 
Sur ce chemin, il est primordial de prendre conscience de l’unité de tout ce qui existe. Dans le grand jeu cosmique, la diversité est nécessaire et les rôles sont complémentaires. Comme nous, chacun est avant tout une âme, plongée dans l’ignorance, prisonnière du sens de l’ego, de ses désirs et de ses peurs, avec tout ce que cela entraîne. Même si nous devons le combattre, n’oublions qu’il est un autre nous-même, sous d’autres traits, modelé par d’autres déterminismes
et aux prises avec des tendances qu’il a de la peine à maîtriser. Comme nous il en est parfois le jouet. Comme nous, sa vision du monde est obscurcie et déformée. Heureusement, tout comme nous il peut se transformer. Pour rendre nos actions plus cohérentes, nous pouvons prendre pour guide une aspiration qui fait la synthèse de ce qui semble
souhaitable. Pour certains, cela pourrait se traduire par une formule de ce genre : « Qu’une véritable plénitude soit atteinte par tous les êtres doués de sensibilité. »
 
L’observation de soi permet de se rendre compte à quel point nos comportements sont le produit d’automatismes plus ou moins élaborés. Parmi les mécanismes qui nous gouvernent, le sens de l’ego joue un rôle central. On nomme ego, le sentiment habituel du moi. Si nous voulons être libre, nous devons cesser d’agir pour sa satisfaction car, en réalité,
ce n’est pas notre vrai moi mais un simple dispositif de substitution, un moi superficiel, incomplet et temporaire, un reflet pâle et déformé de ce que nous sommes vraiment. Il enferme nos capacités de compréhension, notre sensibilité, nos actions et même nos perceptions dans un cadre étroit. Nous nous trouvons ainsi en décalage constant avec notre être intime et la réalité du monde. Il en résulte toutes sortes de tensions et d’attitudes inadaptées. Le simple altruisme n’est qu’une étape transitoire. Satisfaire l’ego d’un autre ou d’une collectivité aussi vaste soit-elle ne résout rien : ces ego n’ont pas plus de valeur que le notre. Malgré les services
inestimables rendus par les règles et les modèles, celui qui parcourt le chemin spirituel est amené à comprendre que ceux-ci n’ont qu’un rôle préparatoire. Ils sont inévitablement
trop rigides pour épouser la fluidité de la vie et l’aspect inédit de chaque situation. Dès que, sincèrement, nous avons le sentiment d’en être devenu capable, il vaut mieux nous mettre à l’écoute de ce qu’il y a en nous de plus profond : là où volonté, conscience et amour œuvrent de concert. Il en résultera un affinement de nos capacités et un renouvellement de notre façon d’être. Nous pourrons alors, d’un cœur léger, incarner l’ensemble des valeurs à des niveaux de plus en plus élevés.
 
Il est souhaitable d’être pleinement conscient de ce que nous sommes en train de vivre : présent à nous-même, attentif à ce que nous faisons, à ce que nous ressentons ou pensons. La même attitude peut être étendue à la situation dans son ensemble et à ses différents acteurs. Nous élargirons
également le champ de nos investigations en amont et en aval. Pour apprendre à mieux nous connaître, nous essaierons de déterminer les raisons qui nous ont amené à agir ainsi que les conséquences de nos choix. De proche en proche, l’ici est relié à tout et s’étend à l’infini. Le présent,
lui, est le centre de décision d’où l’éternité peut être entrevue. Dans ce creuset, l’impulsion du passé et l’appel de l’avenir se rencontrent sur des bases sans cesse renouvelées.
Habiter le présent nous libère de la ronde des comportements
automatiques et nous permet de faire honneur au contenu irremplaçable de chaque instant. Il vaut donc mieux garder le contact avec lui, même quand nous avons besoin de rechercher des souvenirs ou d’anticiper les situations
à venir. Les qualités mises en œuvre dans le quotidien ont des répercussions sur les autres plans. L’essentiel n’est cependant pas la perfection formelle de l’action : dans une approche spirituelle de l’existence, l’accent doit plutôt être mis sur la qualité de l’état intérieur. Celle de nos actes en découlera tout naturellement. Bien des fausses notes disparaitront
si nous considérons notre personnalité comme un instrument mis à notre disposition afin que nous puissions participer au grand jeu du monde et contribuer à son évolution.
 
L’attirance et la répulsion sont nos premiers guides. Ils n’indiquent cependant la direction que d’une manière approximative. Bien que d’un point de vue statistique, elles soient généralement utiles, ces impulsions peuvent s’avérer totalement inadaptées à certaines situations. En tant qu’être humains, nous avons la possibilité de faire des choix plus affinés, plus libres et personnalisés. Le plaisir se manifeste au moment où un désir se trouve en relation avec la satisfaction vers laquelle il tendait. C’est une sorte de gratification qui accompagne les actions qui favorisent l’expression
de la vie : la nôtre et celle de l’espèce à laquelle nous appartenons. La douleur et le sentiment de malaise nous avertissent que quelque chose est en train de la limiter fortement ou de la menacer. Ces sensations entraînent des prises de conscience qui nous permettent d’évoluer au-delà des automatismes primaires. Toutefois, comme nous sommes généralement friands de récompenses, nous recherchons le plaisir pour lui-même. Pour y parvenir, nous agissons comme si le besoin correspondant était réellement d’actualité. Notre action n’étant pas adaptée, elle provoque des déséquilibres qui, bien souvent, finissent par engendrer de la souffrance.
 
Le désir apparaît lorsqu’il existe un manque. Mais celui-ci n’est pas toujours en mesure d’être comblé ni correctement
identifié. Il se produit souvent des confusions, des transpositions ou un attachement à un certain genre de solutions particulièrement attractives ou aisément accessibles.
Les désirs personnels nous incitent à répéter sans
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cesse les mêmes scénarios et à suivre des trajectoires de plus en plus étroites. Ils nous coupent d’une grande partie de nous-même et des autres richesses de l’existence. Les plus brûlants d’entre eux nous rendent parfois implacable à l’égard de ceux qui empêchent leur satisfaction. Un certain équilibre peut être rétabli à l’aide de la raison, mais celle-ci a un pouvoir limité. De plus, étant fréquemment l’otage de l’ego, elle peut être mise au service des passions les plus déraisonnables. Mais le désir est aussi ce qui nous permet de dépasser nos limites. Il y a en chacun une part strictement
vitale, avide de sensations, qui cherche à s’étendre à tout prix, à jouir à posséder. Cet élément dynamique ne doit pas être refoulé, découragé ou étouffé, mais mis au service de l’élément divin présent en nous, en tous et en toutes choses.
 
Nous pouvons élever le niveau de nos désirs jusqu’à ce qu’ils fusionnent en un seul : celui de l’absolu, du divin. Celui-ci est indépendant de tout mais il est également présent
ici dans l’univers, en tant qu’esprit du monde et au cœur de chacun. Il est possible de connaître une satisfaction profonde
dans le simple fait d’œuvrer pour l’avènement d’un monde plus vrai et plus harmonieux, sans attendre d’autre récompense ni dans cette existence ni dans une autre. Si nous accomplissons chaque action par amour pour l’aspect de la réalité qui en est tout particulièrement digne, la question
de la gratification ne se pose plus. Le cas échéant, nous bénéficierons des retombées favorables au même titre que les autres, ni plus ni moins. Souvent, d’ailleurs, les gains les plus importants proviennent de gestes désintéressés. Mais, bien sûr, tout investissement dans ce sens serait contraire à l’esprit de la démarche et qui plus est : sans doute infructueux.
– L’espérance diffuse et spontanée qui nait après de tels gestes me semble d’une autre nature et n’empêche pas
366 la gratuité de la décision au moment où elle est prise. Le désir de croissance ou d’élévation spirituelle est d’ailleurs nécessaire pendant longtemps. C’est grâce à lui que nous pouvons éviter d’être emportés par les courants qui nous incitent à rebrousser chemin.
 
Il est indispensable de tenir compte des enseignements de notre passé. Par contre, rien ne nous oblige à être affecté psychologiquement par l’aspect favorable ou défavorable des résultats de nos actions. Si nous avons fait de notre mieux, il n’y a rien à regretter ou à déplorer. Accueillir le succès et l’échec d’un cœur égal permet d’être libre par rapport
aux circonstances. N’étant conscient que d’une petite partie de la réalité, nous ne sommes pas toujours en mesure d’apprécier toute l’étendue de leurs conséquences. Dans certains cas, ce qui est source de progrès est l’inverse de ce qu’on pouvait croire. L’égalité qui est ici recherchée n’a bien entendu rien à voir avec l’indifférence : elle n’enlève rien au fait de se sentir concerné et ne diminue en rien notre détermination à transformer tout ce qui a besoin de l’être. Accueillir sans a priori le présent qui nous échoit, c’est accepter de prendre à bras-le-corps les conséquences du passé. Celles ci peuvent alors être comprises intégralement et utilisées comme matériaux au service des objectifs qu’il nous semble bon de poursuivre.
 
Si l’on en croit les témoignages de ceux qui affirment être parvenus jusque là, à partir d’un certain degré de développement,
l’initiative de l’action n’est plus prise par l’ego, notre petite personne. Le relais est pris par l’âme, l’être central : la source d’inspiration lumineuse la plus proche de nous. Un grand nombre de traditions font référence à un guide intérieur. La psyché a un sens inné du vrai, du bien et du beau. Ses suggestions ne doivent toutefois pas être confondues avec celles qui proviennent de la conscience morale Ce ne sont pas non plus des constructions nées de l’idéalisme, de l’éthique ou de toute forme de surmoi. Il s’agit d’un sentiment venu du plus profond de l’être. À ce niveau, le cœur et la raison se trouvent « conciliés » et sont portés par un grand pouvoir de réalisation. D’ordinaire nous ne sommes pas conscients de cette âme profonde car son action est extrêmement subtile et n’exerce qu’une action indirecte par l’intermédiaire de nos facultés naturelles. Cet être psychique essentiel imprègne cependant l’ensemble de l’être et joue un rôle décisif au sein de l’évolution.
 
L’ego et «l’âme de désir» nous incitent à nous affirmer à n’importe
quel prix. Nous tentons d’y parvenir: avec les autres ou en accord avec eux lorsque c’est agréable, valorisant ou raisonnable ; à leurs dépens lorsque, nous sommes sous l’emprise d’un désir ou d’un besoin impérieux et que nous pensons que c’est la meilleure solution pour arriver à nos fins. L’âme nous conduit vers un tout autre genre de relations. Elle suscite en nous le sens de l’unité et l’amour universel.
L’épanouissement des autres lui est aussi cher que le sien propre. Les expériences que notre personnalité ordinaire
trouve douces, fades ou amères, l’âme les accueille en goûtant pleinement leur saveur essentielle. Grâce à elle, nous accédons parfois à l’état de félicité qui est toujours présent par-delà l’indifférence, la souffrance ou le plaisir expérimentés par l’être de surface. Alchimiste providentiel, elle parvient à créer le meilleur à partir du pire. Étendant de plus en plus son rayon d’action, elle conquiert peu à peu les domaines les plus hostiles à l’harmonie et l’évolution authentique de la personne. Lorsque nous nous laissons diriger par elle, il n’y a plus d’incompatibilité entre notre accomplissement personnel, celui des autres et le respect des équilibres nécessaires à la beauté du jeu. Un art de vivre à la hauteur de nos aspirations s’offre à nous. Le sens profond des harmonies, des dissonnances et des silences se révèle. Nous pouvons désormais interpréter fidèlement les grands thèmes de la symphonie universelle à l’unisson des autres participants. Nous avons également la possibilité de participer activement à l’évolution du monde en l’enrichissant
de notre propre chant à nul autre pareil.
 
S’il existe un Être Suprême, infiniment puissant, sensible
et lucide, nous pouvons nous ouvrir à lui en toute confiance et nous laisser guider par l’inspiration qu’il éveille en nous. Son respect envers nous dépasse de loin celui que nous sommes capables de nous porter. Il nous aidera tout en nous encourageant à prendre des initiatives. Sa présence sera comme un bain de vérité qui nous permettra de nous libérer des fausses identifications et des intrusions de tous ordres. Nous pourrons ainsi vivre au plus près de nous-mêmes.
Lorsque le travailleur consciencieux et désintéressé parvient à un certain degré de développement, il offre tout ce qu’il a, tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait, à l’être divin : l’âme du monde1 et son pouvoir créateur qu’il sent être à l’œuvre derrière toute chose. Par ce don libre et gratuit, il unit sa volonté à celle du Tout conscient, devenant ainsi un relais de son intelligence créatrice qui s’écoule désormais
librement en lui. Ainsi fécondée, son individualité peut alors donner naissance à des fruits totalement inédits. Comme l’ego n’a plus de prise où s’accrocher, son emprise se desserre. Finalement, n’ayant plus la moindre raison d’être, il disparaît à tout jamais. Les limites du possible reculent de plus en plus. Là où l’egocentrisme naturel avait établi des frontières rigides, on aperçoit désormais des passerelles,
des espaces libres ou des contours évolutifs. Au sein même du quotidien dont nous pensions avoir fait le tour, apparaissent à présent toute une gamme d’éléments énigmatiques nécessaires à la beauté du jeu et à la jubilation des aventuriers de l’esprit.
 
1. L’âme individuelle et l’âme du monde sont deux expressions complémentaires
de la même réalité. Leurs lignes directrices et l’esprit
qui les inspire proviennent de la même source transcendante
 
== Les chemins de la liberté ==
 
On entend souvent dire : « Il n’y a pas de vérité.» Celui qui s’exprime ainsi se trouve en contradiction avec lui-même car, au fond, pour lui il n’y a pas le moindre doute : les paroles
qu’il est en train de prononcer sont la stricte vérité.
 
Une affirmation est considérée comme vraie si elle ne contredit pas ce qu’il nous semble légitime d’accepter, si elle donne un reflet fidèle de la réalité. Ce dernier terme demande lui aussi à être éclairci. La réalité est ce qui existe, indépendemment de nos opinions et de toutes les théories que nous pouvons élaborer à son sujet. Elle comporte de multiples facettes et se transforme en permanence. Nul ne peut prétendre l’avoir intégralement saisie ou connaître tous ses détours. Chacun d’entre nous en fait d’ailleurs partie en tant qu’acteur et spectateur. La meilleure façon de la comprendre est sans doute de s’ouvrir à elle en laissant toutes ses dimensions résonner en nous.
 
La recherche de la vérité peut donner lieu à toutes sortes d’explorations. Aucun domaine ne doit être négligé. Les apports des différents courants de pensée méritent d’être accueillis avec gratitude. Les rétrécissements qu’ils induisent demandent au contraire une vigoureuse réaction de notre part. Nous ne devons nous laisser enfermer dans aucune position partisane, aucune explication ou refus définitifs
mais rester disponible pour de plus amples investigations.
Ceci n’est cependant qu’un préambule. Dans une démarche spirituelle, on ne cherche pas à accumuler des savoirs, on s’efforce d’atteindre un état où il devient possible
d’avoir accès à une connaissance directe. Les facultés mentales sont notre guide habituel le plus fiable. Sur le chemin
de la connaissance, on s’appuie tout d’abord sur elles. On les éduque de façon à accroître leurs capacités et à les affiner mais aussi et surtout, afin de les rendre réceptives à une conscience plus vaste qu’elle. Les pensées sont d’une grande utilité mais, tout comme les désirs et les affects ordinaires,
ce sont des constructions plus ou moins arbitraires1. Elles s’accumulent et forment peu à peu, un voile épais entre le sujet et ce qu’il observe, l’empêchant ainsi d’avoir un accès plus intime à la réalité.
 
Pour accueillir l’inconnu, le « tout autre », nous devons aménager en nous un espace libre. Le silence imposé de façon autoritaire risque d’avoir la rigidité de la glace, avec tous les blocages que cela entraîne. Celui que nous recherchons
ici doit être ouvert, infiniment vivant et fécond. Il est donc préférable qu’il survienne de lui-même, comme la conséquence naturelle d’une attention soutenue, ou qu’il résulte du désir intense de connaître ce qui se trouve au-delà de l’activité mentale. Nos efforts porteront donc sur l’aménagement
des conditions qui favorisent son apparition. Les interventions contre ce qui le perturbe doivent être effectuées
avec un certain détachement pour ne pas renforcer la vigueur de ce qu’elles combattent.
Lorsque la surface de l’eau est parfaitement lisse, le paysage s’y reflète avec beaucoup d’intensité et sans déformation
pouvant prêter à confusion. Les pensées sont comme des vagues qui vont et viennent à la surface de l’océan de la conscience. Lorsque les mouvements qui les provoquent s’apaisent, elles disparaissent. Il devient alors possible de percevoir ce qui est essentiel. On peut y parvenir de différentes manières :
 
– par une aspiration intense qui finit par embraser l’ensemble
de l’être,
 
– en se concentrant sur un symbole ou une idée, tout en écartant ce qui s’interpose,
 
– en se détachant des pensées et en les regardant défiler
sur l’écran de notre conscience, comme s’il s’agissait d’oiseaux traversant un ciel dégagé. N’étant plus soutenues par le sujet, elles deviennent de plus en plus espacées et pâles puis disparaissent. Ceci n’est cependant pas toujours suffisant : pour se libérer de l’emprise des plus résistantes,
il est parfois nécessaire d’exercer sur elles une pression soutenue.
 
Se connaître intégralement implique le fait de découvrir
qui l’on est par delà tout ce qui change : ce qui, en soi, est véritablement libre et digne de confiance. Deux approches
complémentaires peuvent nous aider à progresser dans cette direction.
 
L’une, positive, consiste à s’identifier avec ce qui en nous est éternel, non construit, non dépendant de la nature : notre vrai moi. À son niveau le plus haut, il peut être décrit comme un absolu d’existence, de conscience et de sensibilité. Une fois que l’on a acquis la conviction qu’il s’agit bien d’une réalité, il devient possible d’aller résolument dans ce sens. Pour que le rappel à la conscience soit plus facile, on peut avoir recours à une formule telle que celle-ci : « Essentiellement, c’est cela que je suis.». Tout reposera ensuite sur notre capacité à lui donner vie et sur la qualité de notre aspiration. Entre l’idée et la réalisation, le chemin est long. Néanmoins, si nous ne sommes pas à la poursuite d’une illusion, nous pouvons espérer qu’à force de nous concentrer sur la recherche de cet absolu qui nous habite, nous finirons par établir la jonction. Une fois établis dans cette position centrale, nous serons mieux placés pour augmenter le degré de cohérence de notre vie, pour en diriger
le cours et favoriser les processus d’évolution.
 
Dans l’approche négative, l’accent est mis sur la distinction qu’il est possible d’opérer : entre l’âme et la nature, entre le sujet conscient et son devenir… entre ce qui est stable,
permanent, et ce qui est dynamique et changeant. Il est possible d’adopter à l’égard de notre personnalité une position
de témoin. – Cette faculté est d’ailleurs un des attributs de l’âme2. À partir de ce point de vue, nous pouvons observer
ce que nous considérons habituellement comme étant nous-même, en nous disant : « Fondamentalement, ce n’est pas cela que je suis. C’est une expression mineure et périphérique
de mon être, le simple jeu des forces naturelles. Ce n’est pas vraiment moi mais l’instrument qui m’a été attribué afin que je puisse faire des expériences et participer à la manifestation progressive de l’esprit dans la matière.»
 
Notre organisme peut être considéré comme une sorte de vaisseau nous permettant de voyager dans l’espace et le temps. Les organes sont les instruments grâce auxquels nous pouvons recueillir de l’énergie et des informations, étudier les situations, communiquer et entreprendre toutes sortes d’actions. L’ego est une sorte de pilote automatique au mode d’action assez fruste. Son programme est surtout adapté aux situations qui se présentent lorsqu’on se trouve en état de guerre permanente. Le maître des lieux est notre soi véritable. Bien sûr, comme toute comparaison, celle-ci à ses limites. Notre organisme n’est pas une machine mais un être vivant qui évolue. De plus, le voyageur et son véhicule forment un tout. Dans les profondeurs, tout est lié. L’esprit engendre la matière à partir de sa propre « substance », un peu comme un insecte secrète le fil avec lequel il tisse son cocon. Lorsqu’on franchit certains seuils, il se produit subitement un changement d’état. Bien que cela engendre des métamorphoses et des fractures, dans les profondeurs l’unité demeure.
 
Au tout début de son évolution, l’âme est semblable à un cavalier endormi sur un cheval. Durant son sommeil, celui-ci épouse inconsciemment les mouvements de sa monture. Les secousses l’éveillent peu à peu. Tout d’abord, il ne se rend pas compte du fait qu’il est distinct de l’animal sur lequel il est monté. Et il en va de même pour l’âme. Petit à petit, celle-ci reprend conscience d’elle-même, parvient à saisir les rênes et va là où elle le souhaite. Au fil du temps, son respect de la personnalité qu’elle guide devient de plus en plus grand. Sous son déguisement, la nature naturante se révèle d’ailleurs être son complément, son alter ego. Des relations de personne à personne peuvent alors s’établir entre Dame-nature et le sujet qui jouit de ses bienfaits.
 
Nous cesserons donc de nous identifier avec ce qui est changeant. Il est généralement plus facile de commencer par ce qui semble le plus évident, le plus matériel. Nous nous détacherons tout d’abord du corps, de ses processus et de l’ensemble des sensations dont il est le siège. Nous observerons de cette manière : la faim, la soif, la fatigue, l’état de santé de l’organisme, ses réactions, les états qu’il traverse et tous les autres phénomènes qui se produisent en lui. Pour y parvenir plus facilement, nous appréhenderons ces mouvements internes comme s’il s’agissait des expériences
de quelqu’un d’autre, de si proche que nous percevons
tout ce qui se passe en lui. Cela ne signifie pas qu’il faille se désintéresser du corps ou le négliger. Nous prendrons au contraire soin de lui et nous le traiterons avec autant d’amour et de respect que si c’était un enfant sur lequel nous sommes chargés de veiller. La même attitude doit être étendue aux gestes et aux comportements. Dans le même temps, nous veillerons à être troublé le moins possible
par ce qui peut advenir. La mort elle-même peut être accueillie avec détachement. Quelle que soit le plan où elle s’exprime, l’énergie vitale doit elle aussi être considérée comme distincte de notre être central. Elle est, comme le corps, un élément de la nature. Cette mise à distance du plan physique est le premier pas de la libération et une condition indispensable à toute véritable maîtrise de soi.
 
Il est possible de faire de même avec les manifestations de la vie: nos impulsions, nos actions passées, présentes et à venir et l’ensemble des états affectifs que nous traversons.
 
Nous adopterons une position de témoin par rapport à l’attirance et la répulsion, la sympathie et l’antipathie, la joie et la tristesse. Nous considérerons avec détachement le contentement, l’insatisfaction et l’indifférence que nous éprouvons. Les désirs et les craintes, la colère, la honte et tout le jeu des émotions, des humeurs et des sentiments seront vus comme de simples jeux de l’énergie à l’œuvre dans le monde. Eux non plus n’appartiennent pas à notre être le plus intime : l’âme profonde ou notre vrai moi. Nous observerons tout cela comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre où chacun joue un personnage autre que lui-même et qui n’exprime qu’une infime partie de son être. Nous tenterons
de comprendre3 en profondeur le comportement de chaque participant. Nous essaierons aussi de ne plus nous laisser prendre au jeu et d’en élever le niveau. Toutefois, plutôt que de faire reposer notre progrès sur des conceptions
plus ou moins éclairées, nous ferons appel à ce qui favorise l’évolution de l’intérieur.
 
Jusqu’ici, l’observation se faisait à partir du plan mental.
Nous étions encore identifiés à lui. Mais ses activités sont elles aussi des processus naturels soumis à toutes sortes de déterminismes. Une division en deux partie peut cependant
être opérée au sein même du mental. L’une, passive, réflectrice, est capable d’observer celle qui est active. En nous établissant en elle, nous devenons capables de voir les facultés mentales à l’œuvre. Nous pouvons ainsi regarder défiler les pensées sans nous laisser entraîner par elles. Nous cessons de nous identifier avec nos souvenirs, nos opinions, nos conceptions éthiques, nos idées, notre intellect… et tout ce qui caractérise notre personnalité. Grâce à cette prise de distance, nous osons les regarder en face. Nous parvenons ainsi à mieux nous connaître, à repérer les schémas erronés ou dépassés et à défaire les nœuds qui nous emprisonnent ou altèrent notre compréhension.
 
L’âme a consenti à se soumettre à la nature et à ses lois. Elle a ainsi été amenée à en refléter le contenu jusqu’à s’oublier elle-même et à s’identifier au sens de l’ego. Pour retrouver notre véritable identité, il donc indispensable de faire un pas de plus en se dégageant totalement de l’habituel
sentiment du moi. L’égo n’est qu’un succédané, le représentant temporaire de quelque chose qui le dépasse. Il était la cheville nécessaire pour qu’un individu conscient puisse émerger dans le cadre d’un monde matériel où, au départ, tout est indifférencié, insensible, inconscient4 Sous l’emprise de son ego, chacun se comporte toujours en fonction
de ce qu’il considère comme son intérêt. Il agit pour s’affirmer ou se protéger ; ne s’alliant avec les autres que lorsque cela semble présenter pour lui un avantage. Ce passage
était inévitable mais rien de véritablement harmonieux ne peut être établi sur cette base. Toute notre relation au monde est déformée par ce sentiment d’être radicalement séparé de l’ensemble.
 
Seule l’âme, la vraie personne en nous peut, en passant
au premier plan, amener l’existence à sa plénitude. Elle n’est pas séparée des autres ni limitée. Elle est cependant distincte. C’est un centre à partir duquel l’être absolu expérimente
le fait d’être un parmi d’autres. Toutes les âmes sont des positions prises par l’Être primordial. Il est intégralement
présent au cœur de chacune car, on ne peut attribuer à l’absolu aucune restriction tant en quantité qu’en qualité. Ayant la faculté d’ubiquité, il est partout à la fois, vivant simultanément de multiples expériences. Toutes les âmes sont porteuses des mêmes possibilités mais ce sont aussi des individualités. Chacune incarne l’absolu à sa manière. À l’aide des même notes, il est possible de composer toutes sortes de mélodies. À partir des mêmes taches de couleur, un grand nombre de de figures peuvent être obtenues. Chaque âme exprime ainsi un univers de sa composition.
 
Au terme de ce cheminement, le chercheur s’établit consciemment au centre de lui-même. De là, établi dans un profond silence,il peut rencontrer chacun de l’intérieur, voir et sentir qui il est, comprendre le jeu des forces dans le monde, et agir en conséquence. Insister sur la distinction : âme / nature est un procédé utile pour pouvoir s’observer avec impartialité et pour atteindre la libération. Mais une fois que nous sommes libre, il vaut mieux mettre l’accent sur l’unité des deux aspects complémentaires de l’être et transformer sur cette base l’ensemble de l’existence.
 
1. La pensée n’est qu’un aspect de la conscience fondamentale : ce qu’au sens propre du terme, on appelle l’esprit. Les pensées sont des supports qui nous permettent d’appréhender la réalité. Ce sont des représentations construites à partir des informations disponibles.
Les sens ne donnant que des indications brutes, incomplètes
et parfois ambiguës : ils peuvent nous induire en erreur. Les fragments recueillis sont analysés, rassemblés et interprétés : des représentations cohérentes pourront ainsi être formées. Mais les activités cérébrales ont elles aussi leurs limites et ne sont pas toujours
fiables. Même au niveau physique, la façon dont nous nous représentons le monde est en partie déterminée par nos convictions
et notre affectivité. Aucune conclusion issue de la pensée n’est suffisamment sûre pour que nous puissions nous appuyer sur elle en toute confiance. Les synthèses les plus consciencieuses n’offrent elles aussi aucune garantie contre les risques d’erreur. La réunion des fragments ne donne pas nécessairement une vision juste de l’ensemble. S’il est discret, le véritable fil conducteur peut nous échapper totalement. Les risques de confusion
sont nombreux et, même collectivement, nous n’avons pas toujours la distance nécessaire pour nous en rendre compte. C’est donc avec une certaine humilité que l’être humain doit aborder le monde et s’ouvrir au dialogue.
 
2. Cette faculté est d’ailleurs un des attributs de l’âme. Celle-ci est le témoin, celle qui soutient l’action, la permet ou la refuse, en a la connaissance et en jouit. Tels sont ses cinq attributs.
 
3. Dans toute démarche visant à la connaissance de soi, la qualité de l’attention est primordiale. Nous devons nous observer d’une manière précise et neutre mais avec amitié et sans excès de sérieux.
Si nous justifions ou condamnons ce que nous découvrons, nous risquons de privilégier ce qui nous flatte et dissimuler à notre
propre regard ce qui nous dérange. Ou alors, nous aurons de la peine à avancer avec confiance et, selon le cas, nous serons soit sévère envers nos semblables, soit exagérément permissif. N’ayons aucune crainte à l’égard de ce que nous allons découvrir.
Ces prises de conscience nous libéreront et auront des effets bénéfiques sur l’ensemble de l’existence.
 
4. Tout d’abord, il n’existe que des objets entièrement soumis aux mouvements universels. Avec l’apparition de l’ego, la relation se trouve partiellement inversée. L’être humain agit envers le monde et les autres individus comme s’il n’avaient d’importance
que par rapport à lui, sa survie, sa satisfaction, son confort, son accomplissement personnel. Ils sont avant tout considérés comme des moyens pouvant l’aider ou l’empêcher d’y parvenir. La valeur qu’ils ont en eux-mêmes est négligée ou traitée comme quelque chose de secondaire. Le troisième stade est celui de la vie spirituelle. L’âme est désormais libérée. Étant une individualité
complète, elle n’a rien à craindre ou à convoiter. Elle va à la rencontre des autres, non par intérêt mais parce que le simple fait qu’ils existent est pour elle une source de joie et de gratitude et qu’elle est heureuse de leur offrir les présents que l’amour lui inspire. L’unité inconsciente de la substance s’enrichit alors de l’union de personnes conscientes qui agissent harmonieusement et en toute liberté.
 
== Le chemin de l'amour ==
 
Dans cette approche, les chercheurs prennent généralement appui sur les émotions, l’univers des sentiments et le sens de la beauté. Procéder selon une méthode n’est guère en accord avec l’esprit de cette voie. Ici, tout l’art consiste à développer la sensibilité, à l’affiner et à la porter à des niveaux de plus en plus élevés. Pour faciliter le cheminement,
il peut cependant être utile de distinguer différents degrés, en demeurant conscient du caractère arbitraire de ce découpage.
 
Au niveau le plus bas, l’autre est avant tout un objet de désir. Il nous intéresse dans la mesure où il vient combler un manque, satisfait une tendance ou nous permet d’atteindre un objectif. Néanmoins, même à ce stade, l’amour provoque
une ouverture et nous incite à sortir de nos limites habituelles.
Si faiblement que ce soit, il reflète quelque chose de la plénitude éternelle qui est derrière toute chose.
 
Petit à petit, l’accent est mis sur la qualité de la relation. L’autre est considéré comme un sujet à part entière. Des liens chaleureux
basés sur la réciprocité s’établissent en vue du bien de chacun. Ainsi, toutes les formes de compréhension progressent,
et l’ensemble de la communauté en bénéficie.
 
L’amour culmine en un don de soi total : lucide, librement consenti et gratuit. À ce stade, il se manifeste pour la seule joie d’exister,
réchauffant, éclairant et rendant plus vivants ceux qui en bénéficient. Cet amour n’a pas besoin de mobile en dehors de lui-même : il est sa propre loi et sa propre récompense. Il n’attend rien en échange, pas même de reconnaissance. Il est également sans condition. Néanmoins pour qu’il puisse se manifester à ce niveau et s’y maintenir, il faut véritablement
avoir atteint en soi la source de l’amour. Dans cette région de l’être où il jaillit, l’unité est une évidence et l’autre est appréhendé de l’intérieur. La personne aimée acquiert ainsi une valeur absolue et ce qui émane d’elle se trouve transfiguré.
 
Aimer implique de se donner généreusement mais aussi de savoir recevoir avec simplicité. Dans tous les cas, les liens doivent relier sans emprisonner et chacun doit pouvoir rester lui-même. L’agitation et l’excès de préoccupations
empêchent de ressentir les choses en profondeur. Pour pouvoir accueillir dignement l’autre et son univers, nous veillerons à conserver au cœur de notre être, un espace libre et chaleureux.
 
Aimer quelqu’un pour sa beauté, son intelligence ou ses qualités humaines ne signifie pas qu’on l’aime en tant que personne. Tout ce qu’on apprécie en lui peut d’ailleurs disparaître ou se changer en son contraire. Si c’est la personne
elle-même qui nous est chère, on peut l’aimer non pour ce qu’elle nous apporte mais pour ce que notre affection
lui permet de vivre et d’éprouver, non pour ce qu’elle est déjà mais pour ce que ce qu’elle va ainsi pouvoir devenir.
Cependant, même sur ce chemin, il est important d’être conscient de ses propres limites afin de pouvoir « se donner sans se perdre. » Si l’on s’aime soi-même quoiqu’il arrive, si l’on s’accorde le droit d’être celui que profondément on est, alors il sera plus facile d’accepter pleinement chaque être en trouvant le ton juste.
 
Lorsqu’on aime une personne, on se réjouit du fait qu’elle existe et on souhaite pour elle le plus grand bien possible
en essayant d’y contribuer. On cherche aussi l’union avec elle. L’héroïsme et le sacrifice accompli de bon cœur font souvent partie du chemin. On n’abandonne pas celui qu’on aime sur les voies de l’égoïsme, de l’inertie ou de toute autre attitude entraînant une grave diminution d’être. Pour qu’il puisse être libre et faire émerger le meilleur de lui-même, il est parfois nécessaire de lui barrer la route. Les gestes les plus consciencieux peuvent prêter à confusion : en enlevant des épines à quelqu’un ou en le débarrassant de ce qui l’empêche d’être lui-même, on prend le risque de le faire souffrir. Mais de tels actes ne sont légitimes que s’ils sont accomplis avec délicatesse et un profond respect de la personne qui en bénéficie.
 
Les parasites qui prospèrent aux dépens de l’amour se font passer pour ses humbles serviteurs, mais peu à peu, ils l’étouffent ou le vident de sa substance. L’attachement et la jalousie se dissimulent généralement derrière un masque
honorable. À partir d’un certain niveau, ils n’ont plus aucune raison d’être. Ils se transforment en leur contrepartie
originelle : un sentiment d’unité inébranlable et le désir que le feu sacré demeure vivant.
 
L’amour est toujours plus subtil que ce que nous pouvons en dire ou penser. L’excès de rationalité peut lui être fatal. Il faut savoir s’arrêter à temps : les fleurs que l’on dissèque ne peuvent plus exhaler de parfum. L’amour n’est pas quelque chose que l’on puisse construire ou élaborer à partir d’éléments constituants. Comme tout ce qui est essentiel, il est toujours présent mais voilé. Notre tâche consiste surtout à le libérer en écartant ce qui l’empêche de se manifester. Et comme son toucher marque le début d’une grande aventure, pour ne pas être pris au dépourvu, il vaut mieux s’attendre à tout.
 
L’amour universel n’est pas seulement d’un sentiment profond qui se diffuse également dans toutes les directions : il s’adresse aussi à chacun en particulier, s’intéresse à lui et prend des colorations différentes en fonction de ce qu’il découvre. Lorsqu’on lui donne libre cours, il a le pouvoir de tout transformer. L’amour personnel n’est pas nécessairement
synonyme d’enfermement : si c’est véritablement la personne que l’on aime, à travers elle on rejoint l’ensemble de ce qui existe. Pour celui qui aime, les différences ne sont pas ressenties comme des problèmes ou des obstacles mais comme une source de délices et des divines surprises qui nous invitent à nous surpasser.
 
La sympathie, l’aversion et l’indifférence ne résultent pas d’un libre choix. Comme le plaisir et la douleur, ce ne sont que processus qui nous aident à nous orienter au début de notre évolution. Grâce à leur polarité, ces points de repère nous permettent de sortir de la grisaille de l’insensibilité. Ils ne constituent cependant qu’une première ébauche. À partir d’un certain stade de développement, cette sensibilité binaire devient un carcan qui nous empêche d’avoir accès aux nuances et aux saveurs subtiles et spécifiques de chaque
événement. Si nous parvenons à entrer en contact avec l’essence de la réalité, nous pouvons jouer avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Nous devenons également sensible
au parfum qui émane de chaque personne et au chant incomparable que chacun essaie de faire retentir au travers de sa vie, avec plus ou moins de maladresse et de bonheur 1.
 
Tout au long de notre existence, notre corps se transforme,
nos goûts, nos opinions et notre style de vie changent eux aussi. Certaines facultés nouvelles peuvent même apparaître
tandis que d’autres disparaissent. Il existe cependant un sujet qui, malgré ce perpétuel renouvellement, conserve la même identité fondamentale. Chacun d’entre nous n’est pas seulement un ensemble de processus biologiques, sociaux et culturels plus ou moins finement coordonnés : il est également une personne. Par ce terme on désigne un être qui peut être conscient de ce qui se manifeste en lui ou par son intermédiaire. Pour ceux qui pensent que le monde a une âme, il en irait de même pour l’Univers. Lui non plus ne serait pas le simple résultat de forces impersonnelles
mais l’expression d’un être conscient. Et chacun d’entre nous aurait cette Personne pour origine, en serait une authentique expression, encore au stade embryonnaire mais sur la voie de son plein développement. Seule une personne
peut être libre, aimer ou décider. Si l’on accepte seulement
l’aspect impersonnel de l’existence, on se retrouve aux prise avec des lois naturelles totalement sourdes à nos aspirations. Mais si l’on attribue au monde une âme, une source consciente, un dialogue peut s’établir. C’est ce point de vue que nous allons examiner. Sans cette éventualité, la voie de la dévotion serait d’ailleurs dénuée de fondement. L’intensité de la recherche dépend en grande patrie de la croyance ou tout au moins de l’espérance en la possibilité d’une telle rencontre.
 
Cette source de toutes les personnes est souvent considérée
comme étant l’Amour même. Les ressources de sa sensibilité sont inépuisables et ouvertes à chaque nuance de la réalité. Son amour infini va à la rencontre de tous et pénètre au plus profond de l’âme. Si un tel être existe, il n’a besoin d’aucun des organes nécessaires pour subsister dans le monde matériel ; il ne ressemble donc sans doute à aucun des êtres vivants que nous connaissons ou pouvons imaginer. Les fidèles le décrivent sous des formes variées. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. L’hypothèse d’une illusion suscitée par le conditionnement religieux est très répandue. Elle n’est cependant pas la seule. Il en existe d’autres qui ont aussi leurs partisans. Au regard de certains,l’expérience elle-même serait indicible mais se trouverait ensuite reconstituée au niveau de la conscience de veille à partir d’éléments empruntés au connu, en particulier à la culture. La diversité peut également être due à des causes psychologiques. Il n’est pas impossible que, pour se rendre accessible, le Divin entre en contact avec chacun sous la forme qui convient le mieux à sa réceptivité et à ses besoins. Généralement, cette divinité personnifie, tout en les sublimant, les qualités valorisées par les chercheurs ou les adorateurs.
 
L’Être Suprême a souvent été représenté sous les traits d’un personnage tout puissant qui inspire un respect mêlé de crainte. Mais des sentiments beaucoup plus proches et intimes peuvent s’établir. Avec cet être sans limite, tous les genres de relations sont possibles. Il peut être considéré comme un père ou une mère profondément aimants, ou encore : l’enfant que nous chérissons et dont la vie nous est plus précieuse que la nôtre. Il peut aussi être l’ami ou le guide. Lorsque la proximité est très grande, il devient le bien-aimé et l’amant qui est tout pour nous. Les sentiments
les plus variés ont ici l’occasion de s’exprimer à des niveaux élevés. Parfois, différents types de relations coexistent ;
chacune étant source de révélations et permettant la libération d’aspects de notre être qui n’avaient jamais pu se manifester.
 
Le Divin est la référence absolue, le niveau de la réalité
où règne éternellement un état de plénitude et où la conscience de l’unité va de pair avec une totale liberté. La spiritualité peut nous aider à avancer dans cette direction et nous permettre de devenir ce que pour l’instant nous sommes
seulement à l’état embryonnaire. Le monde matériel et le divin sont en quelque sorte dans le même « espace » mais selon des modes différents. Il y a une interpénétration des deux plans : chacun ayant pour ainsi dire sa propre longueur
d’onde. Dieu est toujours disponible pour le cas où nous souhaiterions le rencontrer en vérité ou recevoir de lui ce qui peut nous aider à progresser dans l’Art d’exister. Mais il ne lui déplait pas que nous soyons des aventuriers qui cheminent en terre inconnue à nos risques et périls. Le monde n’est il pas avant tout un jeu où le divin Artiste nous a conviés ?
 
Dans Hamlet, Shakespeare nous rappelle que « Dieu est sensible à l’âme. » Si l’être originel n’attachait pas à chaque existence une valeur propre, si, par exemple, elle n’était pas pour lui source de joie ou d’espérance, il ne lui aurait jamais donné naissance. L’amant de Dieu se confie à celui qu’il vénère et ouvre tout son être à son influence transformatrice. Afin d’être digne de lui, il s’efforce de croître à sa ressemblance. Il élimine en lui ce qui le défigure
et cultive ou incarne de son mieux les qualités qu’il lui attribue. Chaque action est accomplie par amour pour cette personne par excellence, qui est elle-même, contient toutes les autres et se trouve au centre de chacun. Nos actes s’inscrivent
dans le cadre d’une œuvre d’art en cours d’élaboration,
cette étrange histoire d’amour qu’on appelle le monde, ce jeu parfois doux-amer dont les règles sont en perpétuelle évolution. Et il en va de même pour les pensées et tous les mouvements intérieurs. Eux aussi se trouvent transfigurés consciemment par cet état d’esprit et vécus comme des offrandes, une contribution à l’œuvre divine. Il est parfois fait référence à une seconde naissance ou à un embrasement
de l’âme. Sur le chemin de la dévotion, il n’y a pas d’extinction du moi profond du sujet. Même à un stade très avancé, lorsque l’unité est réalisée et que toute distance est abolie comme pour former un seul être, il s’agit toujours d’une relation de personne à personne. Chacun conserve son identité et peut ainsi jouir des richesses engendrées par l’altérité et des événements inédits qui surviennent lors de toute rencontre authentique.
 
Chaque civilisation a aménagé des cadres pour favoriser la communication entre les différents ordres de réalité. En faisant participer le corps, les rites donnent à l’aspiration un support concret, ce qui aux dires de certains faciliterait l’adhésion des parties les plus inconscientes de notre être. Les émotions et les stimulations sensorielles modifient l’état ordinaire de la conscience afin de la rendre plus réceptive aux registres inhabituels. Lors d’initiations, on a observé une production importante d’endorphines ainsi que d’autres molécules propices à l’activité cérébrale. Le cérémonies réunissent les participants autour de symboles, d’idéaux et d’enseignements porteurs de sens. Les fidèles disposent ainsi d’un cadre sécurisant qui leur permet de dépasser l’horizon de la vie quotidienne. Par l’intermédiaire de la Tradition qui se transmet d’une génération à l’autre, ils se sentent reliés aux origines mythiques du groupe. Cette communauté de référence est un facteur de cohésion fréquemment utilisé pour le meilleur comme pour le pire au service d’objectifs plus temporels.
Les spiritualités cherchent à établir l’unité au sein de la la personne elle-même. Elles se proposent également d’amener à une prise de prendre conscience de l’unité du genre humain et de toutes choses. Leur ambition suprême est de conduire à l’union avec ce qui transcende l’un et le multiple. Malheureusement, les ancrages différents posent des problèmes de communication et les sentiments d’appartenance
divisent l’humanité ; Les conflits qui en résultent sont parfois lourds de conséquences. Mais il ne faut pas pour autant vouloir faire table rase des croyances ou des coutumes ancestrales ni unifier artificiellement. La vraie solution est d’accepter la diversité. Tout ne se vaut pas mais tout ne se mesure pas. L’évaluation globale d’une tradition est une entreprise qui n’a guère de sens : chaque point doit être considéré séparément. Et il en va de même pour les personnes. Chaque être humain est un individu avant d’être le membre d’une communauté. Il a son propre degré d’évolution
et son comportement n’engage que lui. Il est indispensable
de tenir compte des équilibres sur lesquels une personnalité s’est construite. Avant de s’autoriser à juger, il faut être capable de prendre du recul par rapport à ses propres valeurs. Et l’on n’est jamais à l’abri d’une surprise : lorsque le contexte change, il peut se produire un bouleversement
de sens remettant complètement en question nos grilles de lecture. Chaque approche a sa logique. Pour faciliter
la compréhension, il serait souhaitable d’ aménager des espaces libres basés sur l’écoute, le partage et la réalisation de projets dans lesquels tous pourraient se reconnaître et où chacun aurait un rôle à jouer.
 
Certains choisissent de s’abreuver à une source unique,
comme le Petit Prince qui préférait ne connaître qu’une seule rose afin de l’aimer absolument : qu’elle soit véritablement
tout pour lui. Il n’y a pas de risque d’intolérance s’ils parviennent à comprendre que d’autres expérimentent quelque chose de similaire par l’intermédiaire d’autres pratiques ou avec des conceptions complètement différentes.
En allant au cœur du particulier, on rejoint l’universel. Dans le domaine spirituel tout particulièrement, chacun doit pouvoir emprunter les voies d’accès qui, de son point de vue, lui conviennent le mieux. C’est un droit qui doit être défendu sans compromis, surtout dans les périodes où les tendances minoritaires risquent d’être étouffées par les courants dominants.
Vivre dans le respect de la vérité implique de se libérer
de l’emprise de l’erreur, du mensonge et de l’illusion. Le scepticisme et l’athéisme font eux aussi partie du jeu et concourent à la richesse du paysage spirituel. Leur rôle purificateur et stimulant est bénéfique à la véritable spiritualité.
Il est bon qu’il y ait une répartition des rôles. Si toutes les pistes sont explorées, cela permet de procéder à des confrontations et des recoupements ; ce qui diminue les risques d’erreur et élargit notre champ de vision.
# Ananda est un terme sanskrit que l’on traduit généralement par félicité. Il désigne un état qui est tout à la fois : joie, amour et beauté. On parvient à le connaître et à le goûter en s’élevant par delà : plaisir, souffrance et indifférence.
 
== L’odyssée cosmique ==
 
À un moment ou à un autre de son cheminement, chacun d’entre nous doit faire face à la question du mal.
 
Si l’univers
est l’œuvre d’un être pleinement conscient, infiniment aimant et tout puissant, pourquoi permet-il l’ignorance, la souffrance et toutes les formes d’imperfection ? Il aurait pu éviter les fausses notes et les grincements en instaurant au départ des conditions permettant de passer en douceur d’un état à un autre. Étant conscient de tout, il ne pouvait ignorer ce qui allait se produire. C’est lui qui a choisi les conditions initiales et l’éventail des possibilités : sa responsabilité est donc pleinement engagée.
Si l’origine de tout est un absolu d’existence de conscience et d’amour, ce monde déconcertant ne peut être la conséquence d’une bévue ou d’une sorte d’indifférence. Il semble plus probable qu’il résulte d’une volonté délibérée et que sa teneur contrastée ait une raison d’être. Ce niveau de réalité n’est évidemment pas du même ordre que celui dont nous avons l’expérience. Nous pouvons cependant essayer de réduire la part de l’incompréhensible en transposant
la question dans le cadre psychologique qui est celui de l’humanité. Une hypothèse assez vraisemblable semble alors se dessiner.
 
L’origine ultime de ce que nous appelons mal doit sans doute être recherchée du côté du goût du risque,
de l’esprit d’aventure ou de l’amour du jeu. Au sein de l’absolu, tout est possible. L’âme peut vivre dans une parfaite sécurité mais elle est curieuse et ne recule devant aucune difficulté. Certains défis sont exaltants. L’un d’eux consiste à repartir à zéro dans la négation de soi-même et remonter ensuite pas à pas tous les degrés de l’être. Cela implique de plonger dans un abîme au risque de s’y perdre, d’affronter dans le noir toutes sortes d’épreuves, de connaître
inévitablement des expériences douloureuses et même de s’effondrer ; mais aussi de se relever, pour finalement triompher en faisant jaillir dans ce milieu hostile le meilleur de soi-même. Cette possibilité une fois entrevue, l’âme peut très bien choisir de quitter sa douce sécurité pour se hasarder
dans ce vide glacial. Là, entre autres merveilles, elle tentera de susciter la naissance d’un cœur capable d’aimer.
 
Par-delà les apparences, chacun d’entre nous serait l’une de ces courageuses aventurières. La chute de conscience, l‘oubli de soi et l’ignorance en seraient les conséquences. Il existe une joie particulière à être surpris, à vaincre les oppositions, à reconquérir ce que l’on a perdu, à tenter de résoudre les énigmes les plus impénétrables et à vivre plein d’espoir dans l’attente des retrouvailles. Ce registre d’expériences donne lieu à des formes de jouissance qui ne peuvent pas être goûtées lorsque la conscience de l’âme est éveillée, en pleine possession d’elle-même en chacun de ses rapports. Pour pouvoir exister, ces saveurs ont besoin de l’obscurité et de l’ignorance. Ces conditions induisent tout naturellement des choix inappropriés. La persistance dans l’erreur entraîne l’apparition de forces et d’êtres hostiles à la vérité et à sa libre expression. Telles sont les inévitables conséquences de cette séparation entre l’être de surface et ses profondeurs.
 
Cette étape périlleuse ne peut être évitée. En effet, si chacun dispose dès le départ de la totalité de ses possibilités, il ne peut pas y avoir d’évolution graduelle. Il y a donc nécessité temporaire d’une diminution d’être et d’un oubli de soi. C’est une condition indispensable pour que puisse avoir lieu une redécouverte progressive et le genre de satisfaction qui en découle. Le caractère déconcertant de notre monde est la conséquence naturelle de ces parties de colin-maillard et de cache-cache que chacun joue avec lui-même autant qu’avec les autres. Nous avons tendance à assigner le divin à un seul état : celui d’être illimité. Mais il peut endosser toutes sortes de limites et jouer vraiment le jeu à partir de là. Cette limitation volontaire est pas le signe d’une incapacité. Elle témoigne au contraire d’une aptitude à se moduler et à naviguer sur toute la gamme des possibilités.
Elle n’est d’ailleurs que périphérique et temporaire.
 
Tournons nous à présent vers l’énigme par excellence: celle de l’origine de toute chose ; ce qui, d’une manière ou d’une autre, a donné naissance à l’ensemble de ce qui existe. Trois hypothèses sont en présence : quelque chose de fini, le néant ou l’absolu.
 
Si l’on conçoit l’existence originelle comme quelque chose de limité, aussitôt une objection s’élève : « au delà du point où elle est supposée s’arrêter, n’y-t-il pas autre chose? – Pas nécessairement un espace vide, mais de l’être, sous une forme ou une autre. » Cette impossibilité d’assigner des limites au tout concerne le temps aussi bien que l’espace. Ce qui est fini ne peut être qu’un élément de quelque chose de plus vaste ou être issu d’un état plus fondamental1.
 
La première hypothèse semble donc improbable. Examinons la seconde. Avant tout, une mise au point s’impose. Rien ne peut sortir du néant, sinon c’est qu’il contient déjà quelque chose en germe, en puissance.
Et dans ce cas, il ne peut s’agir d’un rien mais d’un vide analogue à celui qui est évoqué dans le tao. Au sein de cette philosophie, le vide est considéré comme « la mère de toute chose.» Dans le bouddhisme, il est plus simplement : « ce qui ne peut être qualifié » ou encore : «dont on ne peut rien dire. » Le vide quantique des physiciens n’est pas non plus une non-existence mais l’état fondamental d’un champ d’énergie. Il est doté d’une structure et des particules
virtuelles y apparaissent et disparaissent. Par définition, le néant, ou non-être, désigne quelque chose qui ne fait pas partie de ce qui existe. Un concept aussi problématique ne peut servir de fondement ultime. Ce ne peut être tout au plus, qu’une suspension de l’être. Il n’a de sens que par rapport à une référence préexistante ou une attente. Il ne peut être premier ou essentiel car il se définit nécessairement par rapport
à quelque chose de connu, ou alors il désigne l’absence ou la disparition de ce qui était supposé exister.
 
Les deux premières hypothèses ayant dû être écartées, c’est donc la troisième : celle de l’absolu qui est la plus vraisemblable. Il s’agit d’ailleurs d’une notion qui inclut tout, y compris ce qui est imaginaire.
Le sens d’un concept aussi fondamental demande à être précisé. La prudence s’impose car l’absolu est sans commune mesure avec nos conceptions habituelles. Étant par définition ce qui ne dépend de rien, il ne rentre ni dans le cadre de l’espace ni dans celui du temps. Ces notions ne peuvent servir de référence pour l’appréhender car c’est lui qui leur a donné naissance. Ce n’est pas quelque chose qui serait du même ordre que le fini mais qui ne s’arrêterait nulle part. Ni grand ni petit, il est sans dimension. Il transcende toutes distinctions telles que : présent et avenir, un et multiple.
 
Bien que tout existe en lui et qu’il soit présent en tout, il n’est altéré par rien. L’absolu est indivisible et conserve son caractère quelles que soient les conditions et en dépit des apparences. Il est donc intégralement présent en chacune de ses manifestations. Quelles que soient les formes qu’il assume, il est entier en toutes, équivalent dans la partie et dans le tout2. L’existence de métamorphoses, de paliers ou de fossés n’empêche pas que, dans les profondeurs, il y ait une continuité du flux de l’être. Nous établissons des distinctions
bien tranchées pour appréhender plus facilement le monde mais l’unité sous-jacente ne doit jamais être perdue
de vue. C’est toujours la même réalité fondamentale modulée de toutes sortes de manières. La multiplicité est néanmoins un fait bien réel. L’individu n’est pas un simple produit de l’univers. L’un et l’autre ont un caractère irréductible
et la même origine transcendante.
 
Notre monde est une émanation de l’être primordial dans des conditions particulières. L’odyssée cosmique est véritablement un jeu dans tous les sens du terme. Il comporte d’innombrables facettes et se déroule à plusieurs niveaux en même temps. Partie de cache-cache, mais aussi « jeu de l’oie », de hasard…ou de gladiateurs. On y court, on bondit, on simule aux sein d’âpres compétitions où se joue le sens de l’évolution. Les constructions patientes y sont à la merci d’une simple maladresse ou d’un coup de dés. Des activateurs
de progrès imaginent des scénarios et organisent des canulars où, pris au dépourvu, chacun se révèle à lui-même. Leur caractère énigmatique nous fait oublier que tour à tour nous jouons tous les rôles et que nous sommes au cœur de chaque joueur comme lui est en nous. Et nous avançons ainsi, avec aisance ou à tâtons : tantôt jonglant, tantôt en équilibre sur un fil, explorant tous les recoins de ce labyrinthe
que nous peuplons de rêves et de jouets.
 
Le monde est une œuvre d’art intégrale qui sans cesse se renouvelle à travers la danse des formes et les chants sublimes de l’âme. Il est l’expression d’une grande histoire d’amour : celle de l’Âme et de la Nature, ces deux faces de l’être divin. Chacun d’entre nous interprète dans son propre registre toute la gamme de leurs relations. Celles-ci vont de la tendre guerre à l’union béatifique, par d’infinies modulations.
Craignant de voir l’âme se retirer sur les cimes de l’esprit, la nature l’emprisonne dans le piège des apparences en lui faisant boire le breuvage de l’oubli. Toutefois, grâce à la resouvenance, la mystification finit par être découverte et surmontée. Après bien des péripéties, une paix lumineuse s’installe. Les deux amants éternels peuvent alors se retrouver
en toute liberté sur des bases équilibrées et fécondes. Mais avant d’en arriver là, chacun doit traverser des passages
parfois obscurs.
 
Pendant longtemps, nous nous laissons
prendre au jeu en oubliant que le joueur a une réalité indépendante des personnages qu’il incarne et des parties auxquelles il participe. Nous sommes rarement conscient du fait que nos sensations, nos émotions et nos pensées font aussi partie du jeu. Il est bon d’y participer le mieux possible,
avec intensité et sensibilité, mais sans excès de sérieux. Nous sommes entrés de plein gré dans cette partie pour le simple plaisir d’y participer et parce que nous étions sensibles
à sa beauté et à la grandeur de ses enjeux. Sa configuration
actuelle n’est pas immuable. Nous pouvons changer les règles si nous avons l’audace, la lucidité et un amour suffisants pour pénétrer au cœur des grands secrets. Si nous le voulons vraiment, nous pouvons aussi rencontrer le maître
du jeu, le divin artiste, « l’éternel enfant. »
 
Ce périple débute au cœur d’un feu d’artifice. Il y a tout d’abord, une dispersion des étincelles jaillies du foyer divin. Au niveau de la conscience de surface, chacune se retrouve complètement isolée dans un milieu inconnu. La perte de l’unité entraîne une limitation de la conscience. Et l’ignorance engendre tout naturellement l’erreur et la faiblesse ;
elles-mêmes responsables du manque d’harmonie. L’emprisonnement dans une forme partielle et l’identification
avec elle, crée l’attachement. Celui-ci s’accompagne d’aveuglement et d’entêtement. Il peut ainsi apparaître une volonté plus ou moins consciente de persister dans des voies inadaptées. Et celles-ci vont parfois à contre-courant de ce qui est bon : tant pour l’individu lui-même que pour le groupe. Les conséquences peuvent être effroyables car, lorsque l’ego et le désir règnent en maîtres, tout ce qui fait obstacle à la satisfaction des tendances ou des projets
personnels est regardé avec hostilité et traité sans aucun égard.
 
Renonçant aux capacités illimitées dont elle dispose, l’âme accepte d’endosser les limites que la nature lui assigne. Elle s’identifie avec les particularités de l’organisme : cet instrument vivant aux multiples fonctions, ce temple qu’elle honore de sa présence et qui lui sert de véhicule. Sur le plan de la pensée, il se produit une confusion entre elle et l’ego. En surface, elle fait comme si elle n’était que cela. En un sens, on peut dire qu’à titre temporaire, elle devient cela. Du fait de sa descente, chaque âme se trouve submergée par un océan d’insensibilité. En raison de sa nature, il continue cependant d’y avoir en elle un élan vers la plénitude. Au début, l’influence qu’elle exerce est presque imperceptible, mais étant toujours orientée dans le même sens, elle ne cesse de croître. Sous son égide, la matière se métamorphose. Par l’intermédiaire d’espèces de mieux en mieux équipées par le mouvement évolutif, la vie gravit peu à peu les échelons de la conscience. La sensibilité des êtres se développe. Leur maitrise d’eux-mêmes et du milieu augmente elle aussi. Les caractères individuels deviennent de plus en plus accentués et influents.
 
La psyché reflète les différents aspects de la réalité. Elle peut se tourner vers le temporel ou l’éternel, le relatif ou l’absolu. Lorsque son développement atteint un certain seuil, elle devient capable de reprendre conscience d’elle-même. Au stade humain, ou peut-être avant, l’individu commence
à ressentir le besoin de s’ouvrir à l’illimité : à son contact, son inspiration et son pouvoir transformateur. Une coopération consciente entre l’aspiration individuelle et ce qui s’élabore au niveau universel devient possible. Arrivé à ce point, l’être humain se met à rechercher activement ce qui pourrait l’aider à évoluer dans les meilleures conditions.
Avec plus ou moins de discernement, il utilise tous les moyens qu’il trouve à sa portée. Lorsque la poussée interne devient suffisante, le germe de vie traverse la coque protectrice
de la graine. Devenue inutile, cette enveloppe finit par se désagréger. De la même manière, lorsque les conditions se trouvent réunies, l’ego cède devant la pression intérieure, puis il se dissout. L’âme peut ainsi se libérer.
 
Beaucoup d’obstacles restent à surmonter avant que nous puissions nous épanouir pleinement, être fécondé par la lumière de l’esprit et dispenser les fruits qui comblent toutes les espérances.
Toutefois, à partir de cette émergence, aucun retour en arrière n’est plus à craindre. L’influence de l’âme est désormais directe. L’aventure prend une toute autre tonalité et le chemin devient véritablement ensoleillé. La direction de la psyché est infiniment plus souple et éclairée que celle de l’ego : ce tyran auquel nous obéissions jusque là et que nous avions l’habitude de défendre par tous les moyens. Quand l’âme passe au premier plan, le cœur, la raison et la volonté œuvrent enfin de concert. Une paix profonde s’installe peu à peu dans l’ensemble de l’être. Un énergie créatrice de haute niveau est désormais à notre disposition.
 
S’il advenait que tout ceci puisse vraiment être réalisé, l’Homme pourrait peu à peu devenir l’artisan conscient de sa propre évolution. Il est possible qu’une partie de l’humanité
parvienne ainsi à se hisser au-dessus d’elle-même. Elle donnerait peut-être naissance à une espèce plus évoluée qui aurait la maîtrise directe de sa propre nature et l’utiliserait en accord avec les enjeux universels. Ce serait le couronnement
des efforts accomplis par chacun tout au long de son parcours singulier, avec ses épisodes exaltants mais aussi ses souffrances, ses reculs et ses moments de découragement.
Un tel accomplissement n’est pas invraisemblable si l’on songe à tout le chemin parcouru par l’être vivant depuis ses origines. Le jeu ne perdrait pas pour autant sa saveur. On peut vivre dans l’intimité du monde sans qu’il perde rien de son mystère et soit plus que jamais une source d’émerveillement.
 
1. Dans la Kabbale, l’être primordial se retire d’une partie de lui-même, laissant ainsi un espace libre pour la création.
 
2. En mathématiques, lorsqu’il s’agit d’infinis, la partie est égale au tout. Ainsi, par exemple, l’infini des nombres pairs est égal à celui des nombres entiers.
 
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