« Management de l’innovation dans les entreprises » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Thierryweil (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Thierryweil (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Ligne 7 :
 
Les conditions d’émergence des innovations ont cependant beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Bien qu’une concurrence intense pousse les entreprises à améliorer leur offre, Schumpeter montre que les innovations majeures apparaissent plutôt dans des grandes organisations qui jouissent d’une rente ou d’une quasi-rente, pouvant ainsi s’offrir le luxe d’explorer des voies nouvelles et de financer des recherches audacieuses plutôt que de se focaliser sur l’amélioration incrémentale des coûts de production. Ainsi, jusque dans les années 70, les grands innovateurs sont des entreprises comme AT&T, jouissant alors du monopole des télécommunications américaines et qui met au point le transistor et les fibres optiques, ou IBM, dont la domination est alors écrasante sur le marché des gros ordinateurs et qui perfectionne les composants et l’architecture de ceux-ci ; ou les laboratoires publics qui jettent les bases du génie génétique, ou encore le secteur largement subventionné de la défense qui développe les circuits intégrés, les matériaux à haute performance, les architectures sophistiquées de traitement du signal et des données, les réseaux de communications, y compris le protocole Internet.
 
Avec la dérégulation des marchés des communications et de l’énergie, l’évolution des modalités d’achat de la défense, la globalisation de l’économie et l’accroissement de la pression concurrentielle, la plupart de ces quasi-rentes ont progressivement disparu. Les grands programmes nationaux ne sont plus d’actualité, sauf récemment aux Etats-Unis dans les domaines des technologies biomédicales, de la défense et de la sécurité intérieure.
On constate, dans le même temps, une croissance des coûts de R&D dans des secteurs comme la pharmacie et les semi-conducteurs, qui exclut les petits acteurs et provoque une consolidation de ces secteurs.
 
Par ailleurs, une part croissante des innovations repose plus sur de nouveaux agencements et combinaisons de technologies existantes que sur le perfectionnement de composants isolés. Ainsi les fabricants d’automobiles ne se contentent pas de perfectionner les fonctions traditionnelles du véhicule. Ils intègrent des services d’aide à la conduite (GPS et cartographie), d’aide à la maintenance (autodiagnostic), de financement et d’entretien (on vend la disponibilité d’un véhicule, en apportant une voiture de remplacement pendant la maintenance de l’automobile achetée). De telles offres intégrées reposent sur la maîtrise de nombreuses compétences (électronique, télécommunications, gestion de la relation avec la clientèle, etc.). Intégrer toutes ces compétences au sein de l’entreprise devient difficile et coûteux, et il est souvent plus efficace de pouvoir s’appuyer sur un réseau de spécialistes.
 
Enfin, pour intégrer rapidement des connaissances nouvelles, les entreprises tendent à localiser des services de recherche ou de développement à proximité des sources de savoir et de compétences pertinentes. Il peut s’agir de bien prendre en compte les spécificités locales d’un marché (développements d’adaptation) ou d’interagir avec les équipes qui développent de nouveaux concepts et de nouvelles technologies (recherches à proximité de grands centres universitaires ou de laboratoires publics).
 
Ligne 15 ⟶ 18 :
 
Pour toutes ces raisons, le management de l’innovation dépasse largement le seul cadre des équipes de R&D. Nombre d’innovations ne sont pas issues de la technologie, même si leur mise en œuvre peut réclamer la solution de problèmes techniques complexes. Il peut s’agir de l’offre de nouveaux services autour d’un produit ou d’une prestation (comme le service de mise à disposition d’un véhicule évoqué plus haut), d’une nouvelle architecture de la prestation (comme la vente d’ordinateurs assemblés à la demande et livrés rapidement après un achat par correspondance ou par Internet chez Dell, ou l’offre d’un service « chez vous en 48 heures » par les entreprises de vente par correspondance, ou la distribution de livres par Internet). Les nouvelles idées de produits ou de prestations peuvent venir d’un service de marketing ou émerger n’importe où au sein de l’entreprise, notamment chez les collaborateurs en contact avec le client ou confrontés à un problème particulier.
 
Le management de l’innovation prend des formes variées selon le contexte particulier de l’entreprise et met en œuvre différents dispositifs pour sensibiliser les collaborateurs à l’importance de l’innovation, pour les encourager à exprimer leurs idées, à faire part des observations sur le comportement des clients, des fournisseurs ou des concurrents et, surtout, pour pousser la hiérarchie intermédiaire et supérieure à valoriser ces contributions, à répondre rapidement aux suggestions, soit pour les mettre à l’étude soit pour expliquer pourquoi elles ne sont pas retenues, à valoriser les innovateurs. Citons, sans ordre particulier, les journées passées par des ouvrières de Tefal dans les magasins à observer les attitudes des consommateurs face à leurs produits et à ceux de la concurrence [Chapel 1999], les prix de l’innovation dans des entreprises comme Suez [Tossan 2000], le prix de la meilleure imitation d’invention faite ailleurs chez Hutchinson, la gestion de l’innovation participative chez EDF, à la RATP ou à la DGA [Durieux 2001], les séances de créativité mises en place dans plusieurs entreprises [de Brabandère et Mikolajczak 2002].
 
Nous nous limitons ici au management de la technologie, en restant conscient que celui-ci ne représente qu’une partie du dispositif. Nous utiliserons cependant le mot technologie dans un sens assez large, incluant en fait tout ensemble organisé de compétences et une partie de ce que nous évoquerons pourra s’appliquer à un domaine plus vaste.
Nous allons considérer successivement les problèmes traditionnels du management des équipes de R&D, puis montrer la nécessité d’une gestion intégrée de la technologie fondée sur la capacité de l’entreprise à détecter et intégrer des techniques exogènes, à piloter la gestion de ces compétences en harmonie avec sa stratégie, à augmenter ses capacités d’apprentissage, de capitalisation et de gestion des connaissances, à valoriser ses savoir-faire au-delà de son champ d’activité.
Ligne 28 ⟶ 33 :
Autre écueil, comment gérer des individus plus [[w:compétents]] que ceux qui les encadrent et les évaluent ?
Dans la plupart des postes d’une organisation, les chefs comprennent mieux que les gens qu’ils dirigent le travail de ceux-ci, qu’ils ont souvent fait eux-mêmes à une étape antérieure de leur carrière. Dans la recherche, les savoirs et les techniques évoluent vite et la connaissance la plus pointue est souvent à la base de l’organigramme. Cette situation est d’ailleurs assez fréquente chez les travailleurs de la connaissance et chez les créatifs où, par exemple, un jeune créateur publicitaire sera plus difficile à recruter ou à remplacer que le manager qui vendra ses prestations, ou dans un hôpital où le directeur aura moins de légitimité et de notoriété que tel de ses grands cliniciens. Le problème a cependant été étudié depuis longtemps dans la recherche, ainsi que l’impact et les effets pervers de certains dispositifs de gestion comme la double échelle (reconnaître la contribution des experts à côté de celle des managers) [Allen et Katz 1988].
 
La population des chercheurs est très sensible au regard qu’on porte sur elle et sa gestion demande un tact particulier. Un chercheur dont on s’enquiert trop souvent des résultats a le sentiment qu’on ne lui fait pas confiance ou qu’on le croit paresseux. Un autre qu’on laisse en paix souffre de ce qu’il ressent comme un manque d’intérêt pour ses travaux. L’admiration des pairs est un moteur puissant et on raconte comment Steve Jobs en usait pour stimuler les développeurs d’[[w:Apple]], qui pouvaient être applaudis ou sifflés selon l’impression que donnaient leurs démonstrations [Sculley 1988]. Lotte Bailyn montre, pour sa part, le contresens qui fait que les managers donnent souvent peu de directives sur les objectifs d’une recherche, estimant que les chercheurs comprennent mieux qu’eux les enjeux dans leur domaine, mais imposent des procédures de travail assez rigides, alors que les chercheurs attendent l’inverse, souhaitant disposer d’une grande marge de manœuvre tactique dans la manière de s’organiser, justifiée par leur compétence professionnelle, mais manquant d’éléments de mise en perspective pour déterminer seuls les priorités pertinentes pour leur entreprise ou leur institut de recherche [Bailyn 1996].
 
Ligne 35 ⟶ 41 :
 
La gestion de la R&D ne se limite pas à celle des programmes de recherche. L’entreprise est surtout préoccupée de pouvoir disposer des compétences nécessaires à la réalisation de ses projets de développement. Ses dirigeants rêveraient que la R&D puisse fournir des réponses aux problèmes soulevés par les équipes de développement « à la demande », mais le temps de programmation et d’ exécution des projets, quelques mois à quelques années, est beaucoup plus court que celui nécessaire à la construction d’une compétence (quelques années, voire beaucoup plus). On ne peut donc avoir de R&D « juste à temps » asservie aux besoins des projets.
 
La R&D construit donc plutôt un stock de connaissances et de compétences disponibles, dans lequel les projets peuvent puiser. Pour piloter l’évolution de ce stock, elle s’appuie sur une surveillance et une analyse de l’évolution des technologies, des marchés et de l’environnement concurrentiel. Ainsi Kodak, anticipant l’importance de la photographie numérique, décida dans les années 1990 de moins investir dans ses compétences traditionnelles de photochimie, permetttant de perfectionner les films argentiques photosensibles, et de recruter des spécialistes de traitement d’image numériques.
Toutefois, même si cette analyse est bien faite, les compétences que l’entreprise construit et les connaissances qu’elle accumule peuvent ne pas être les plus adaptées aux besoins des projets, soit que des solutions plus performantes aient été développées ailleurs, soit que l’apport de technologies que l’entreprise ne maîtrise pas puisse être utile. Elle devra alors être capable d’identifier ces technologies utiles, de les récupérer et de les intégrer à ses systèmes. Cela constitue un rôle nouveau et essentiel pour la R&D, traditionnellement plutôt chargée de développer elle-même les compétences nécessaires. Nous verrons que cette nouvelle mission repose souvent sur la construction de réseaux (avec des organismes de recherches, des fournisseurs ou des concurrents) et demande des qualités différentes de celles que requiert le développement interne de connaissances nouvelles.
 
La maintenance du stock de compétences utiles passe aussi par le développement d’une capacité d’apprentissage à partir des projets de développement. En effet, au cours d’un projet, de nombreuses options techniques sont envisagées et évaluées, mais celles qui sont abandonnées sont rarement documentées par des acteurs focalisés sur le respect des échéances et des objectifs du projet. Il faut donc mettre en place des dispositifs pour permettre un apprentissage et une capitalisation des connaissances qui ne vont pas de soi.
Le stock de compétences disponible à un moment donné conditionne aussi les stratégies possibles de l’entreprise, au moins à court terme [Penrose 59] tandis qu’une évolution stratégique de l’entreprise se traduira par de nouvelles demandes sur l’évolution des technologies disponibles, comme on l’a vu plus haut dans l’exemple de Kodak.
 
Enfin, les connaissances que l’entreprise a construites peuvent avoir un impact bien au-delà des marchés sur lesquelles l’entreprise est présente, mais il faut alors maîtriser des compétences complémentaires pour pouvoir en tirer profit et accéder à un nouveau marché. Il peut s’agir de connaissances techniques à intégrer à une offre différente ou de capacités commerciales. Le plus souvent d’autres acteurs seront donc mieux placés et la valorisation de ces connaissances reposera sur la concession de licences ou sur des joint-ventures.
Nous avons déjà évoqué en parlant des problèmes traditionnels de la gestion de la R&D les questions du caractère aléatoire, ambigu et lointain des résultats de l’activité de recherche, des difficultés de gestion des travailleurs de la connaissance et de la gestion par l’allocation d’attention. Dans ce qui suit, nous allons nous pencher sur quelques questions soulevées par le management intégré de la technologie, notamment la construction d’une capacité collective d’absorption de connaissances externes, l’accumulation de compétences dans une organisation en projets, l’intégration du management de la technologie dans la stratégie pour une meilleure résilience de l’entreprise.