« Recherche:La femme sans terre » : différence entre les versions

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Il semble alors que Kateb Yacine utilise la langue comme un Cheval de Troie, afin de faire pénétrer de manière subtile et discrète l’historique dans la théâtralité, pour l’inscrire dans une entreprise littéraire, tout en conservant un fondement plus croyable ; ce fondement est alors à considérer comme une partie prenante d’une tentative d’accréditation ou de justification du traitement administré au fait historique.
Cette piste, simple hypothèse, peut assez aisément être corroborée, et se vérifie car l’auteur recommence : il récidive. Désormais que le langage a percé les murailles troyennes de la théâtralité, on peut se permettre de modifier l’histoire à sa guise. Et c’est ce que Kateb va faire. Dans la pièce, Louise prétend s’être habillée en homme, précisément en uniforme de soldat de la Garde nationale, afin de se protéger des combats. En réalité, selon le rapport de Duplan, elle a revêtu un habit de Garde national pour pouvoir faire feu sur l’Hôtel-de-Ville sans être vue, et tuer plus d’ennemis. Enfin, le troisième détail qui interroge cette montée du littéraire dans l’historique est la présence incongrue du personnage d’Henri Rochefort au procès. Cela, aussi, est inventé. Leurs procès furent distincts l’un de l’autre<ref>Joël Dauphiné, ''Henri Rochefort : déportation et évasion d’un polémiste'', éd. L’Harmattan, Paris, 2004.</ref> . C’est aussi une invention que Rochefort et Louise se reconnaissent sur le bateau et qu’ils se tombent dans les bras comme des amis qui se retrouvent. Ils ont en réalité fait connaissance sur le bateau. Ces divergences entre le fait historique et le fait poétique ne sont pas une fioriture, ou le fruit d’un caprice : ce n’est pas une « confusion sans dessein », comme le dit Pascal<ref>''Pensées'', V, 1, éd. Lahure, 1860.</ref> . Forger une amitié antérieure entre ces deux personnages, c’est donner un liant, donner un ciment au traitement littéraire que Kateb Yacine impulse. Faisant cela, il entre définitivement dans la théâtralité. Et le premier grand acte complètement théâtral, complètement autonome, autarcique par rapport à la condition historique, c’est l’apparition des stances rimées psalmodiées par les personnages :
{{Citation bloc|Là, dans le vaste oubli, le farouche silence <br /> De ce monde enfoui, continent de croissance, <br /> On écoute les éléments. <br /> Et puis tout disparaît, les mornes franges d’ombre <br /> S’estompent doucement, et l’Île Nou plus sombre <br /> Baigne son ombre dans les flots.<ref>''LMNC'', p.124, l. 10, édition de 2004.</ref>.}}
 
On retrouve ici des rimes suffisantes, en apposition finale et interne, des alexandrins, et des hexamètres ; mais aussi plus tard dans la pièce, on notera une alternance d’octosyllabes rompus d’iambiques, d’heptasyllabes, bref : un florilège métrique d’une grande riche. À y regarder de plus près, ce ne sont pas des stances rimées, régulières, comme par exemple chez Corneille. Ce sont plutôt des chansons. Ou plus exactement, ce sont des ariettes, au même sens que les ariettes de Verlaine dans Romances sans paroles. C’est bien là à peu près la même couleur, le même ton. Citant un poète, pourquoi dire alors que ces ariettes sont une référence théâtrale ? D’abord, parce qu’il n’y nulle trace de ces chansons dans le fait historique ; par déduction, elles relèvent donc de l’acte poïétique, de la « construction » littéraire. Et ensuite parce que ces ariettes, ces chansons qui ponctuent le texte sont un héritage très direct du théâtre de la fin du XVIIIème et du {{s|19}}, dont les plus grands exemples sont Beaumarchais, avec les passages en vers à la fin de l’acte V, et plus encore avec Labiche, qui sème dans ses pièce, de fait à la fin de chaque acte, des stances rimées en vers mêlés, qui commentent l’action. Il n’est pas d’héritage théâtral plus direct : c’est une tradition venant du Coryphée des tragédies grecques qui, au centre de l’orchestra, commente l’action. Ce commentaire hautement poétique, donc extrêmement construit, est proprement théâtral. Dans le fond d’archive de l’Institut National de l’Audiovisuel, l’on peut retrouver la captation d’une représentation de Louise Michel et la Nouvelle-Calédonie montée dans les années 1970 par l’un des principaux metteur-en-scènes de la fin du {{s|20}}, Antoine Vitez, ancien administrateur de la Comédie-Française, où il fait « psalmodier » ces extraits en vers : il demandait à son actrice de les dire dans une espèce de sprechgesang. Un parlé-chanté, qui est précisément celui par lequel le Coryphée, qui commentait et annonçait l’action, psalmodiait son texte. Vitez disait de l’écriture de Kateb qu’elle était une écriture prophétique. Le prophétique est étroitement lié au théâtral : le personnage prométhée, celui qui voit avant, est tout à fait récurrent dans le répertoire dramatique. Certains exemples se lient d’ailleurs avec Kateb : deux exemples nous viennent en tête : c’est d’abord avec Shakespeare celui de Lady Macbeth, sorte de panorama d’une psychè névrotique, et dans le théâtre grec, Cassandre, l’esclave sexuelle d’Agamemnon dans la pièce éponyme d’Eschyle, qui plus que Lady Macbeth est proprement oracle. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les personnages prophétiques sont presque toujours des femmes. Et pour Louise Michel, c’est à peu près la même chose : c’est l’idée de femme comme prophétique, dans ses paroles et son comportement.
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Deleuze dit une chose intéressante à ce sujet : dans ''L’Anti-Œdipe'', il montre que l’homme – tout comme le personnage littéraire -, manifeste un changement de comportement quand il est tenu dans un étau de déterritorialisation et de reterritorialisation. Des deux néologismes que nous devons à Deleuze sont, par leur nature, difficiles à prononcer en dehors de toute prosodie à l’espagnole, c’est-à-dire sans accent tonique. De fait, la difficulté de lecture obscurcit la compréhension du concept : un nom plus simple sur le plan grammatical a été forgé un siècle plus tôt par Herman Melville : « outlandish », littéralement « le déterritorialisé ». Dans ''La Kahina'', on peut lire : « Nous pouvons tout perdre, il nous reste la terre », déclare la protagoniste aux paysans. La caractéristique des personnages de cette pièce par rapport aux deux autres, c’est qu’ils sont en déterritorialisation/reterritorialisation : en étant exilés de Paris, ils perdent leur territoire. C’est ce que dit Louise : « Nous sommes loin de la Commune ! » Le mystère est maintenant de savoir ce qui advient à des personnages de théâtre lorsqu’ils sont déterritorialisés. Au fond, le fait que ces personnages soient ''outlandish'' n’est pas une caractéristique spécifiquement littéraire. Les personnages historiques, aussi, étaient déterritorialisés. la vraie question, est Donc de savoir ce que Kateb va faire de ce changement d’agencement. On pourrait dire de cette question, c’est que Kateb va profiter de ce changement d’agencement, pour faire coller la reterritorialisation avec un basculement du caractère des personnages. Dans la science moderne, on appelle ce phénomène un « renversement du paradigme ». Comment Kateb amène-t-il ce renversement ? En parlant des hommes, et en développant les personnages masculins. Le protagoniste masculin, c’est Henri Rochefort. Il est marquis, il a écrit dans le Figaro, et donc, il bénéficie d’un statut quelque peu particulier dans la Commune. Le même que Mirabeau pendant la Révolution Française, c’est-à-dire celui d’un aristocrate de gauche : celui qui semble agir pour le bien du plus grand nombre contre sa propre nature. Les articles polémiques qu’il écrit sont très populaires, mais il tourne sa veste à plusieurs reprises dans sa carrière pour créer ses propres journaux, notamment La Lanterne et La Marseillaise. Dans le procès, il a un statut fictif, puisqu’il y apparait seulement dans la pièce. On y apprend qu’à côté du portrait de Garibaldi, le héros de l’indépendance italienne, il garde une dizaine de portraits de lui dans sa chambre : la pièce semble faire de lui une figure toute en égo. Il ment pendant son procès sous couvert d’un sens de l’humour douteux. Contrairement à Louise, il se pourvoit en appel de son procès. Quand il arrive sur l’île, il exige d’être traité en aristocrate ; il veut faire écraser la révolte des kanaks. Il n’est pas innocent, de faire de Rochefort un aristocrate qui s’accroche à ses privilèges. Cette image trahit l’idéal pour lequel les communards se battirent. Il y a une majorité d’hommes sur l’île, et ces hommes se sont majoritairement transformés avec la fréquentation de leur nouveau territoire. La reterritorialisation des hommes dans l’île a fait changer leur statut, leurs comportements, et même leurs discours, leurs pensées. Louise en parle avec mélancolie :
 
{{Citation bloc|Les Canaques se révoltent et je suis avec eux contre mes propres compatriotes. Ah, nous sommes loin de la Commune ! Aujourd’hui encore, nous avons bien failli nous battre entre anciens Communards : sur trente déportés, nous sommes seulement deux à soutenir l’insurrection.<ref>''LMNC'', p.132, l. 5, édition de 2004.</ref>.}}
 
En somme, l’on pourrait dire que les Communards sont devenus versaillais. Dans cette pièce, le genre masculin est celui qui est muté, qui fluctue, en même temps qu’il se déplace dans les territoires. ''Nedjma'', c’est un récit d’hommes pour qui le voyage est tout un problème. La femme dans Nedjma, c’est un objet de délire ; c’est l’Arlésienne, celle que l’on ne voit jamais, qu’on rêve, dont on rêve. Et dans cette pièce, Kateb Yacine, sans la nommer forcément, sans la montrer forcément, tourne autour de la femme. Il montre que le masculin est une indigence ; que l’homme, tel qu’il est devenu reterritorialisé sur l’île, est presqu’une insulte à toutes les luttes pour lesquelles ils se sont battus ensemble. En devenant majoritaire sur l’île, les hommes se sont vidés de leurs combats passés et ont abandonné toute rage à la lutte. Au contraire, Louise Michel, elle, ne cesse jamais d’être au combat. Pendant son procès, elle manifeste de la sobriété et de la franchise, et non pas comme Rochefort, le fort-en-gueule et méprisant. Elle ne fait pas appel de son procès. Arrivée sur l’île, elle ne demande nulle faveur. Elle continue à être maitresse, avec les indigènes comme avec les enfants de Nouméa.