« Recherche:Écrire contre le théâtre au 18ème siècle : le cas de la ''Lettre à D’Alembert'' de Rousseau » : différence entre les versions

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m profondeur qu’à Harpagon, qu’à Géronte, créés avant tout pour faire rire de leur excès. Alceste crache sur la modération, la bienveillance, la →‎Continuer par les classiques : la folie dans le théâtre du 17{{e}} siècle
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D’abord, il parle de la folie comme colère hyperbolique : c’est ''Zaïre'' de Voltaire.
A Jérusalem, au temps des croisades, Zaïre, jeune chrétienne, épouse le sultan Orosmane. Berné par une lettre ambiguë, il l’interprète mal et croit que Zaïre le trompe avec l’ambassadeur chrétien. Pris d’une colère effroyable, il la poignarde, puis se tue sur le corps de son épouse, comprenant son erreur.
 
L’argument de son sujet est une réécriture d’''Othello'', une pièce de Shakespeare, dont Voltaire est l’un des premiers spécialistes en France. Le personnage de Zaïre est inspiré de Desdémone, et son époux Orosmane, est inspiré du général Othello, vassal de la république de Venise ; Othello et Orosmane sont trompés par la mauvaise interprétation d’un fait, et se tuent sur le corps de leur dulcinée après l’avoir assassinée. Mais ce qui est sauvegardé de la source shakespearienne, c’est, comme le fut pour Catilina et Cicéron, l’opposition entre Zaïre et Orosmane. Rousseau déplore que Zaïre, pure, céleste, bafouée dans sa foi, dans son honneur, accusée, calomniée, finisse transpercée autant par la lame que par la jalousie aveugle d’Orosmane. Rousseau regrette en somme qu’on ne montre jamais la « vertu récompensée », puisque le suicide d’Orosmane n’est qu’une violence de plus infligée aux spectateurs. La peinture de l’action intellectuelle, de la « psychologie » oublie le personnage éponyme pour se concentrer sur le deutéragoniste, comme dans ''Macbeth'', où toute la dimension mentale de l’action est concentrée sur Lady Macbeth, qui subit les stigmates narratifs. Car si la somnambule Lady Macbeth est tourmentée en rêve, le personnage de Zaïre, lui, n’a qu’une chose à montrer : sa mort, rien d’autre ; voilà ce qui scandalise Rousseau : la vertu personnifiée qu’on ne montre que pour la voir s’anéantir.
Mais Rousseau ne se contente pas de critiquer la folie comme colère : il la critique aussi comme passion ; quand l’amour destructeur emporte avec lui tout, et tout le monde. Il mentionne la ''Phèdre'' de Racine et la ''Médée'' de Corneille. La fille de Minos et de Pasiphaé, reine éprise d’Hyppolyte, le fils de son époux, brûle de ne pouvoir apaiser sa flamme en attisant une haine feinte, l’aimant toujours même en tentant de se faire détester de lui. L’amour coupable la conduit, amère, à l’accuser de tentative de viol, ce pourquoi Hyppolyte est banni, peu après quoi il meurt dans un naufrage. Phèdre se tue, après avoir tué en élaborant une calomnie déshonorante. Cet amour, comme celui que nourrira Chérubin pour sa marraine dans ''Le mariage de Figaro'', est considéré au 17e siècle comme contre-nature, juridiquement (Phèdre est une « parente alliée » d’Hyppolyte) et moralement, puisque c’est une femme mariée. Rousseau condamne cet amour ontologiquement : il déplore le fait même qu’il existe. Cette femme mariée, amoureuse d’un homme plus jeune, passionnée et excessive, est « représentativement » dangereuse : elle risque de faire des émules parmi les spectatrices, et de les dévoyer. Médée, comme la reine Phèdre, est aussi une figure du prestige : elle est magicienne, mariée et mère des deux enfants de Jason. Il la répudie pour épouser une autre femme : elle immole Créuse et égorge ses enfants, Jason se suicide. Pour ce qui est de Médée, Rousseau déplore, que le mythe même, les versions d’Euripide, de Sénèque et de Corneille, ne condamnassent pas Médée au suicide – ou, au moins, à l’exécution pour infanticide. Cette fuite hallucinée sur un char conduit par deux dragons, elle riant de la souffrance de Jason, et ne se repentant pas une seconde de ses trois crimes abominables, porte à croire que la souffrance a fait s’envoler sa raison, et que comme elle dit dans la version de Sénèque, « désormais, [elle est] Médée » (Medea nunc sum), et que cette transformation est irrémédiable.
 
Mais ce qui semble peut-être un outrage plus insupportable encore à Rousseau, c’est le dévoiement pur et simple de la vertu sincère ; un homme (un personnage) attaché à défendre la noblesse des valeurs éthiques, qu’on tournerait en dérision, présenté face à la foule de telle sorte qu’on en rie, sans pouvoir en considérer plus rien que ne soit sérieux. C’est la société réunie autour de Célimène et de Philinthe qui fait passer la franchise d’Alceste pour « ridicule auprès de bien des gens » : c’est ''Le Misanthrope'' de Molière. Ce n’est qu’à la fin du 18e, puis pleinement aux 19e et 20e siècles, que le personnage d’Alceste et son histoire seront considérés comme une comédie par défaut, une tragédie contrariée. Auparavant, à Alceste, presque primesautier tellement il s’emporte tout seul, peu nombreux sont ceux qui lui eussent prêté plus de consistance, de noblesse, ou de profondeur qu’à Harpagon, qu’à Géronte, créescréés avant tout pour faire rire de leur excès. Alceste crache sur la modération, la bienveillance, la patience, et foule aux pieds tout ce que la pensée antique considère comme sagesse et preuve de véritable esprit : une « médiosophie », une recherche, un goût, une aspiration à l’équilibre, au milieu, une vision de la justice tout le monde est satisfait à la fin – ce qui est très proche de l’idéal de la comédie. Pourtant, en Alceste, Rousseau ne voit pas le rire : il voit le pathétique ; ce qui est criminel et profondément immoral pour lui dans Le Misanthrope, c’est montrer « le syndrome du Prophète » : il voit déjà en Alceste un martyre de la vertu. Le rire ne sauve pas la société en lui montrant ce qu’il arrive lorsqu’on manque de modération, non : le rire est comme la bave d’Apollon dans la gorge de Cassandre, qui anéantie, neutralise, annihile la justice, bâillonne la vertu, en l’empêchant de s’exprimer. Cassandre ne peut pas convaincre Agamemnôn : Alceste ne peut pas convaincre son meilleur ami, et même pas la femme qu’il aime. Son verbe tombe mort avant d’atteindre l’oreille, sa parole collapse à peine énoncée ; et quelle en est la raison ? Le rire, ce rire provoqué par son extravagance. Rousseau montre ainsi ce qu’il considère comme un véritable prophète ; un prophète, n’est pas comme Mahomet, n’est pas un grand orateur : le prophète, c’est celui que personne n’écoute. On n’écoute pas Jérémie, les juifs sont déportés à Babylone ; Moïse parle, on fait un veau d’or. L’infamie totale, c’est qu’on montre un prophète drolatique : qu’on montre un homme qui sait, qui ne peut convaincre le monde de la vérité, et que l’on rie de cela sans que le dénouement ne lui rende justice. Voilà ce que l’on pourrait appeler « le comique pervers » du Misanthrope, tout à fait inqualifiable, ignoble, insupportable pour Rousseau ; ce rire ne sert pas à assagir le public, il l’endort, le détourne du sens originel : « Alceste a raison », semble nous dire Rousseau. Et celui qu’on nomme ‘‘misanthrope’’ n’en est pas un, bien au contraire : il est le plus philanthrope de tous, celui qui aime tant l’homme qu’il ne supporte pas de voir la médiocrité en lui. Alors que Philinthe, complaisant, « pourrait voir voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre ».
Ce qui est d’autant plus tragique dans la disqualification d’Alceste, c’est le sujet du Misanthrope : la société civile, et les comportements adéquats à y adopter. Et ce qui justifie toute la critique de Rousseau à propos du danger du théâtre, c’est qu’il dévoie, qu’il attise chez les spectateurs des sentiments bestiaux et violents, des ardeurs animales, qu’il développe chez les spectatrices des tempéraments libidineux. Ce dévoiement est mauvais, et métaphoriquement, il « prostitue » la société, car selon Rousseau, il transforme la cité de Platon ou le pays de Tendre en Sodome et Gomorrhe. L’auteur du Contrat social a vite fait de tirer un parallèle entre la décadence politique et socio-économique et la décadence morale des mœurs.