L'harmonie vocalique est le système grammatical qui donne à la langue turque sa musicalité. Cette règle, omniprésente, est dépaysante pour les locuteurs étrangers, et, si elle peut être parfois déroutante pour le novice, elle devient rapidement spontanée avec la pratique.
Ces mécanismes de mutations de voyelles sont peut-être nouveaux pour vous, à moins que vous n'ayez déjà des bases dans d'autres langues qui les utilisent, comme par exemple le hongrois, le mongol, le finnois, ou encore dans une moindre et différente mesure, l'allemand avec l'umlaut
. Aussi, l'objectif de ce chapitre est de vous faire découvrir le principe de fonctionnement et comprendre la logique d'une harmonie vocalique, et si après une première lecture, vous n'avez pas mémorisé les paires de voyelles ou les suffixes utilisés en exemple, ne vous inquiétez pas. Nous aurons l’occasion de revenir sur les suffixes et l’utilisation qu’ils font de ces changements vocaliques ; et ce système parfaitement logique vous paraîtra bientôt naturel avec un peu de pratique.
L'harmonie vocalique s'appréhende en deux degrés de complexité : une harmonie vocalique dite simple et une dite complexe, que nous détaillerons dans cet ordre, après avoir détaillé le fonctionnement général de l'harmonie vocalique.
Origines de l'harmonie vocalique
modifierPrincipes de vocalisation
modifierUne harmonie vocalique, vous l'aurez compris, concerne les voyelles. En effet, la langue turque est une langue dite agglutinante, ce qui signifie qu'elle est friande de suffixes et post-positions grammaticales (comme des prépositions mais après un mot). Ces suffixes doivent donc s'accorder en fonction des voyelles déjà présentes dans le mot, afin de faciliter la prononciation d'un même mot, et également de mieux séparer les mots entre eux (les mots d'une même phrase ne suivent pas forcément le même accord vocalique, qui est bien propre à chaque mot).
Dans la leçon sur l’alphabet turc, nous vous avions présenté plusieurs groupes de lettres. Reprenons donc les voyelles turques, qui sont les suivantes : a, e, ı, i, o, ö, u et ü.
Elles sont d’abord classées en deux catégories principales, qui résultent en fait d'un classement naturel selon la façon dont s'articule la bouche pour les prononcer (en effet, dans un mot, c’est surtout les voyelles qui permettent de faire résonner le son) :
- les voyelles sombres (a, ı, o, u) se prononcent à l'arrière de la bouche ; techniquement, on dit qu'elle sont
postérieures
. On rencontre aussi parfois les appellations voyelles lourdes ou encore voyelles sans points (aucune n'a de point typographiquement) ; - les voyelles claires (e, i, ö, ü) se prononcent à l'avant de la bouche ; techniquement, on dit qu'elle sont
antérieures
. On rencontre aussi parfois les appellations voyelles légères ou voyelles avec points (en imaginant que le e a un accent (é, comme il se prononce d'ailleurs), toutes ces voyelles ont donc un point ou plusieurs points ou un accent)[1].
Elles sont ensuite rangées dans deux sous-catégories selon l'arrondissement de la bouche lorsqu'on les prononce :
- les voyelles
non-arrondies
: a, ı, e, i (on parle aussi parfois de voyellesétirées
) ; - les voyelles
arrondies
: o, u, ö, ü.
On peut enfin les ranger par paires, selon d'autres critères : le degré d'ouverture
de la bouche pour les voyelles non-arrondies, et la position de la langue par rapport au palais (techniquement, on appelle cela le degré d'aperture
) pour les voyelles arrondies. On invoque aussi parfois la hauteur
des voyelles comme critère pour ces paires, mais quel que soit le critère, ces classement sont apparus naturellement dans la langue turque, et l'important est de comprendre le principe de la ressemblance mécanique des sonorités entre elles. Ainsi le a sombre va de paire avec le e clair, le i clair va avec le ı sombre, et o avec ö, et u avec ü.
Faites simplement le test de prononcer à voix haute en articulant ces voyelles turques (si vous ne savez pas les prononcer, relisez la leçon précédente sur la prononciation du turc) :
Voyelles sombres | Voyelles claires | |
---|---|---|
Voyelles non-arrondies | a | e |
ı | i | |
Voyelles arrondies | o | ö |
u | ü |
Une musicalité ancestrale
modifierAinsi, pour des raisons de facilité de prononciation, dans la langue turque des origines (le vieux turc (Eski Türkçe), qui date de plusieurs siècles, quand les Turcs habitaient encore dans les grandes steppes d'Asie et n'avaient pas encore migré en Anatolie) les mots respectaient tous une certaine harmonie : toutes les voyelles d'un mot devaient être du même groupe principal : si la première voyelle du radical est sombre, alors toutes les autres voyelles du mot étaient sombres ; et si la première voyelle est claire, toutes les autres sont claires. Ceci n'est valable que pour chaque mot, et deux mots l'un après l'autre dans une même phrase suivent chacun leur harmonie vocalique propre (c'est donc indépendant entre les mots, ce n'est applicable qu'au sein d'un même mot).
Comparez attentivement les voyelles dans ces noms d'origine ancienne, en turc moderne :
Noms en turc moderne | Sens en français |
---|---|
Çağatay Han | Le Khan Tchaghataï |
Türkiye | Turquie |
Karakoyunlu | Tribu « Moutons noirs » |
Sekiz Oğuz | Fédération des « Huit tribus oghouzes » |
Osmanlılar | Les Ottomans |
Göktürk Kağanlığı | Le Khaganat des « Turcs célestes » |
Ainsi, vous le voyez, ces règles d'harmonie des voyelles n'est valable que pour chaque mot pris séparément. Et on ne joue qu'avec les deux groupes principaux de voyelles (que des sombres ou que des claires dans un mot). Cette harmonie vocalique propre à tout le mot est conservée dans beaucoup de racines du turc moderne, qui proviennent donc directement du vieux turc.
Mais après plusieurs siècles d'influences étrangères, la langue turque s'est enrichie de nombreux apports de vocabulaire étranger : arabe, persan, français, ou italien par exemple. Et ces nouvelle racines barbares (= d'une autre langue) ne respectent souvent pas l'harmonie vocalique, comme par exemple kitap (livre) qui vient de l'arabe, ou encore şezlong (chaise-longue ou transat) qui vient du français. De plus, quelques mots d'origine turque respectant originellement l'harmonie vocalique ont changé de prononciation à l'usage, comme par exemple kardeş (frère en turc moderne) qui provient de la déformation de prononciation de kardaş à l'origine. La grammaire turque s'est donc adaptée pour pouvoir suffixer ces nouveaux mots.
De plus, toujours au sein d'un même mot, deux voyelles ne peuvent se trouver côte à côte : chaque voyelle du mot est séparé de la suivante par au moins une consonne (rappel : en turc, le y est une consonne). Mais deux consonnes peuvent être côte à côte sans problème. Là encore, cette règle est toujours vraie pour les mots en turc moderne provenant du vieux turc, mais les mots d'origine étrangère ne respectent parfois pas cette règle dans leur radical, comme c’est le cas pour le mot nukleer (nucléaire) d'origine française, ou encore saat (l’heure) d'origine arabe (erreur du modèle {{langue}} : texte absent, heure). Cependant, lorsque vous ajouterez des suffixes, cette règle ne permettant pas deux voyelles côte à côte sera toujours appliquée, même si le radical du mot d'origine étrangère en comporte. Mais nous préciserons cela lorsque nous apprendrons les suffixes. Par cette règle, il n'existe donc pas de diphtongues
en turc.
L'harmonie vocalique simple (ou harmonie en E)
modifierCette première règle est dite harmonie vocalique simple
, car, comme l'harmonie vocalique du vieux turc au sein de la racine d'un mot, elle n'a besoin que des deux groupes suivants de voyelles : le groupe des voyelles claires (rappel : e, i, ö, ü) et celui des voyelles sombres (rappel : a, ı, o, u). Ces deux groupes sont respectivement « menés » par les deux voyelles e et a. C'est la raison pour laquelle on l'appelle aussi harmonie vocalique en E
(notez qu'on aurait pu aussi l'appeler harmonie vocalique en soit E soit A mais par convention on ne dit qu'E, en sachant qu'A est la voyelle qui va de pair avec E).
Concrètement, lorsqu'on veut ajouter un suffixe qui utilise l'harmonie vocalique simple à un mot, on regarde la dernière voyelle du mot, si celle-ci est sombre, alors la voyelle du suffixe est a, si elle est claire la voyelle du suffixe est e. Il vous arrivera de mettre des suffixes à un mot ayant déjà d'autres suffixes, et là encore, appliquer simplement cette règle sur la dernière voyelle du mot suffixé.
Voici votre premier suffixe turc : -ler/-lar. C'est le suffixe du pluriel
; il sert simplement à faire le pluriel d'un mot.
Tous les suffixes donnés dans ce cours seront précédés d'un tiret « - » pour signifier qu’ils se collent au mot, contrairement aux post-positions qui se placent après le mot mais en formant un mot séparé.
Reprenons quelques mots de vocabulaire que vous avez déjà rencontré, et mettons les au pluriel :
Singulier | Pluriel | Sens en français |
---|---|---|
Türk | Türkler | Un turc/Les turcs |
dağ | dağlar | La montagne/Les montagnes |
çocuk | çocuklar | Un enfant/Les enfants |
bahçe | bahçeler | Un jardin botanique/Les jardins botaniques |
radyatör | radyatörler | Le radiateur/Les radiateurs |
ada | adalar | L'île/Les îles |
Dernière voyelle | Suffixe |
---|---|
e | -ler |
i | |
ö | |
ü | |
a | -lar |
ı | |
o | |
u |
Cela marche donc de la même façon pour tous les suffixes qui ont deux formes possibles, l'une en e et l'autre en a. Ainsi, pour tous ces suffixes qui se soumettent à l'harmonie vocalique simple, il n'existe pas de « forme canonique », c'est-à-dire qu'on ne peut pas dire « en turc, le suffixe du pluriel est toujours -ler », car il est parfois -ler, parfois -lar. Cependant, par habitude, les grammaires turques ne nomment qu'une seule forme du suffixe, qui est par convention la forme en e. Ainsi, on dira « le suffixe turc du pluriel est -ler », et comme ce suffixe est en e, vous saurez qu’il est soit -ler précédé d'une voyelle claire, soit -lar précédé d'une voyelle sombre. Il en est de même pour tous les suffixes turcs en e que l’on vous présentera. Donc si on vous présente un jour un suffixe en a, ne soyez pas étonné, c’est le même que votre suffixe en e ; les personnes qui vous l'auront présenté ont simplement pris une autre habitude. Certaines personnes présentent également toujours toutes les formes possible d'un suffixe, encore par habitude. Écrire -ler, -lar, ou -ler/-lar renvient donc bien à parler du même suffixe.
Tous les suffixes et post-positions en turcs qui ont la voyelle e ou la voyelle a s'accordent donc vocaliquement selon cette règle. Voici un récapitulatif de cette règle :
Cette règle s'applique à tous les suffixes et post-positions ayant deux formes possibles, l'une en e et l'autre en a.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle claire (e, i, ö, ü), alors le suffixe ou la post-position prend sa forme en e.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle sombre (a, ı, o, u), alors le suffixe ou la post-position prend sa forme en a.
L'harmonie vocalique complexe (ou harmonie en İ)
modifierCette seconde et dernière règle est dite harmonie vocalique complexe
, car elle utilise 4 sous-groupes de voyelles : les claires non-arrondies (e, i), les sombres non-arrondies (a, ı), les claires arrondies (ö, ü), et les sombres arrondies (o, u). Ils sont respectivement « menés » par i, ı, u et ü. C'est la raison pour laquelle on l'appelle aussi harmonie vocalique en İ
.
Le principe de l'harmonie vocalique complexe est globalement similaire à la règle vue précédemment. On regarde la dernière voyelle du mot, et la voyelle du suffixe est la « meneuse » du petit groupe auquel appartient cette dernière voyelle du mot.
Voici votre première post-position en turc : mi/mı/mü/mu. C'est la particule interrogative
; elle se place après le mot sur lequel porte une question dans une phrase en turc (sans se coller au mot ; elle forme un autre mot séparé).
Reprenons encore une fois les quelques mots de vocabulaire que vous connaissez (avec quelques nouveaux), et posons leurs des questions, en observant attentivement les dernières voyelles de mot, et leur influence sur la particule interrogative :
Question | Sens en français |
---|---|
Dağ mı? | Est-ce une montagne ? |
Bahçe mi? | Est-ce un jardin ? |
Çocuk mu? | Est-ce un enfant ? |
Türk mü? | Est-il turc ? |
Radyatör mü? | Est-ce un radiateur ? |
Şezlong mu? | Est-ce une chaise-longue ? |
Kitap mı? | Est-ce un livre ? |
Kapı mı? | Est-ce une porte ? |
Paris mi? | Est-ce que c’est Paris ? |
Köy mü? | Est-ce un village ? |
Kuvaförler mi? | Sont-ils coiffeurs ? |
Adalar mı? | Est-ce que ce sont des îles ? |
Çocuklar mı? | Sont-ils des enfants ? |
Dernière voyelle | Particule |
---|---|
e | mi |
i | |
ö | mü |
ü | |
a | mı |
ı | |
o | mu |
u |
Vous remarquerez bien qu'on ne s'occupe que de la voyelle de la dernière syllabe du mot, même si celle-ci fait déjà partie d'un suffixe, comme c’est le cas dans kuvaförler (kuvaför au pluriel), dont la dernière voyelle n'est plus ö mais le e du suffixe -ler.
Nous avons donc vu maintenant les deux règles de l'harmonie vocalique en turc. Il n'y a donc que deux formes possibles pour les suffixes et post-positions turcs : une forme en e ou a (qui suit l'harmonie vocalique simple), et une forme en i ou ı ou ü ou u qui suit l'harmonie vocalique complexe). Pour ces derniers, on ne donne parfois que la forme en i, parfois que la forme en ı, parfois les deux formes en i et en ı, parfois même les quatre formes (en i, en ı, en ü et en u) ; mais il s'agit donc toujours du même suffixe. Vous noterez donc qu’il n'existe aucun suffixe ou post-position en turc avec les voyelles o ou ö. On ne rencontre ces deux lettres que dans les radicaux
(ou racines lexicales
; le mot tout simple, sans suffixe, tel que vous le trouvez dans le dictionnaire). Voici le récapitulatif de cette dernière règle :
Cette règle s'applique à tous les suffixes et post-positions ayant quatre formes possibles : en i, en ı, en ü ou en u.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle claire non-arrondie (e, i), alors le suffixe ou la post-position prend sa forme en i.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle sombre non-arrondie (a, ı), alors le suffixe ou la post-position prend sa forme en ı.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle claire arrondie (ö, ü), alors le suffixe ou post-position prend sa forme en ü.
- Lorsque la dernière voyelle du mot est une voyelle sombre arrondie (o, u), alors le suffixe ou post-position prend sa forme en u.
Références
modifier