Charlotte avait raison. Bien que le Prince n'eût passé que deux soirées avec Cendrillon, il l'aimait profondément, non seulement à cause de sa beauté, mais aussi pour sa nature douce et tendre. Il pensait qu'elle aussi devait être un peu troublée ; sans cela, se serait-elle enfuie si soudainement du bal ? Il résolut de tenter l'impossible pour la retrouver.
Son premier soin après le brusque départ de Cendrillon fut d'aller dans la cour d'honneur, pensant avoir le temps de la revoir avant que son carrosse ne partit. Grand fut son étonnement quand on lui apprit que carrosse, chevaux, cocher et laquais, tout avait disparu sans laisser de traces. Personne n'avait vu l'équipage franchir la porte d'honneur.
Très surpris, le Prince envoya un serviteur avec mission de s'enquérir si les gardes de faction à toutes les portes avaient vu passer le carrosse. Cette fois encore, la réponse fut négative ; les gardes déclarèrent qu'on n'avait vu personne sortir, sauf une aide de cuisine vêtue selon son état, et quittant hâtivement le palais.
Le Prince Royal n'était pas seulement remarquable par l'élégance de sa taille et le charme de son visage ; il avait aussi beaucoup d'esprit et l'amour aiguisait encore son intelligence naturelle. Il pensa aussitôt que la fille de cuisine ne devait être autre chose que la princesse merveilleuse, et que de sérieuses raisons avaient déterminé celle-ci à s'enfuir et à se déguiser.
« Si elle est partie à pied, se dit-il, elle ne peut pas demeurer bien loin, et, dans ce cas, je la découvrirai. »
Il ne put fermer l’œil de la nuit, et dès le matin, il dressa un plan.
Il commença par ordonner que toutes les dames qui vivaient au Palais se réunissent pour essayer la pantoufle de vair que Cendrillon avait laissé tomber.
D'abord vinrent les Princesses,
puis les Duchesses,
puis les Comtesses,
et toutes les dames de moindre qualité,
puis ce fut le tour des servantes. Toutes essayèrent la pantoufle ; mais celle-ci était si mignonne qu'aucune ne put y introduire son pied.
Alors le Prince fit proclamer que toutes les dames de la ville et des environs, depuis les plus nobles jusqu'aux plus humbles, devaient essayer la pantoufle de vair et qu'il épouserait celle qui parviendrait à s'en chausser.
La lecture de la proclamation sur la place du Marché provoqua une grande agitation. Le peuple n'ignorait pas que, lorsque le héraut d'armes se faisait ainsi entendre, c'est qu'il s'agissait d'un événement important. Aussi l'affluence était-elle énorme, et chacun regardait avec curiosité la pantoufle de vair posée sur un coussin de velours.
Sa lecture achevée, le héraut d'armes replia le parchemin et le serra dans sa poche. Alors, plus d'une centaine de femmes se précipitèrent pour tenter l'essai.
« Voilà une chance comme il ne s'en présente qu'une seule fois dans la vie, » dit une grosse dame, se laissant tomber de tout son poids sur la chaise qu'un serviteur lui présentait ; « on n'a pas toujours l'occasion de se marier avec le fils d'un roi. » Et son large pied frétillait en essayant d'introduire les orteils dans la mignonne petite pantoufle qui se trouvait être au moins de six pointures trop petite.
Toutes se présentèrent, les unes après les autres : bourgeoises, filles de boutiquiers, mais en vain. Beaucoup d'entre elles avaient le pied petit, très petit même, mais pour une raison non expliquée, la mystérieuse pantoufle se trouvait toujours plus petite que le plus petit pied qui l’essayait. La vérité, c'est qu'il s'agissait d'une pantoufle magique que personne ne pouvait chausser à l'exception de sa réelle propriétaire.
Bref, toutes durent s'avouer vaincues. Alors, le héraut d'armes, le chambellan et des valets porteurs de trompettes se retirèrent pour accomplir une tournée dans les campagnes.
Pendant ce temps, les sœurs de Cendrillon, qui avaient appris la grande nouvelle, étaient violemment émues.
« As-tu entendu, Euphrasie ? s'écria Charlotte, le Prince royal a annoncé qu'il épouserait celle à qui irait la pantoufle de vair. Je suis tout à fait sûre qu'elle m'ira parfaitement. J'ai justement regardé le pied de la princesse pendant qu'elle dansait.
– Insensée ! répondit Euphrasie avec un sourire méprisant. Personne n'ignore que tes chaussures sont plus larges que les miennes qui sont minces et élégantes. Pour ma part, j'ai remarqué aussi la pointure des pantoufles de vair et je puis dire qu'elles sont à ma mesure. »
Ce disant, Euphrasie regardait avec admiration ses vastes pieds chaussés de pantoufles rouges pendant que Charlotte reniflait.
Bientôt la trompette se fit entendre et l'on frappa à la porte. Cendrillon ouvrit et conduisit le Chambellan dans le salon où se tenaient ses sœurs revêtues de leurs plus beaux habits et prêtes à essayer la pantoufle. Puis elle retourna dans la cuisine, car on ne la convia pas à rester.
Le Chambellan lut la proclamation et le serviteur qui l'accompagnait s'agenouilla pour essayer la pantoufle à Charlotte qui déjà avait tendu son pied.
« Non, non, moi d'abord, cria Euphrasie. C'est parfaitement inutile d'essayer la pantoufle à Charlotte. Chacun peut voir qu'elle est trop petite pour elle.
– C'est un jeu d'enfant que de mettre cette pantoufle, » s'écria Charlotte, qui contractait ses orteils afin de la faire entrer, tandis qu'elle grimaçait de douleur.
Et elle insistait, essayant encore et encore, jusqu'à ce qu'il fut évident qu'elle ne pourrait jamais mettre la pantoufle de vair, devrait-elle essayer pendant des années.
« Je vous le disais bien, s'écria Euphrasie. Maintenant à mon tour ! »
Et elle tendit son gros pied avec tant de violence qu'elle renversa le pauvre serviteur. Elle aussi essaya à de nombreuses reprises sans plus de succès, si bien qu'à la fin, le Chambellan s'impatienta.
« Ce n'est pas la peine de continuer, mademoiselle, dit-il, la pantoufle ne va ni à l'une, ni à l'autre. N'y a-t-il pas une autre demoiselle dans la maison ?
– Non, s'écria Euphrasie, il n'y en a pas. D'ailleurs je suis sûre que je pourrais entrer dans la pantoufle si vous vouliez me laisser essayer encore une fois. Mon pied était presque entièrement entré lorsque vous m'avez retiré la pantoufle.
– Vous vous trompez, mademoiselle, répondit le Chambellan poliment, il y a une jeune fille qui nous a ouvert la porte. Qui est-elle ?
– Comment ! Vous voulez parler de Cendrillon ? cria Euphrasie avec un rire plein d'arrogance. C'est notre fille de cuisine !
– Peu importe, répondit le Chambellan avec fermeté. Le Prince a prescrit que toutes les femmes, quel que soit leur rang, essayeraient la pantoufle. Je dois exécuter ses ordres.
– Mais c'est une infamie ! » s'écria Euphrasie en frappant du pied.
Mais il était inutile d'insister, car le Chambellan, sans ajouter un mot de plus, passa dans la cuisine. Cendrillon se leva avec surprise lorsque le Chambellan entra. Elle était si belle malgré ses misérables habits que l'envoyé de la cour la regarda attentivement.
« Voulez-vous vous asseoir, mademoiselle, dit-il, et essayer cette pantoufle ?
– Mademoiselle ! ricana Euphrasie. Que d'égards : je n'en reviens pas ! »
Mais le Chambellan ne daigna pas lui prêter son attention, et, sans aucun effort, mit la petite pantoufle au pied de Cendrillon qui y semblait très à son aise.
Quelles figures faisaient les deux sœurs ! Celle d'Euphrasie devint verte de rage et d'envie, tandis que celle de Charlotte pâlissait affreusement. Mais leur stupéfaction augmenta lorsque Cendrillon sortit tranquillement de sa poche l'autre pantoufle de vair et la mit à son pied. L'une et l'autre brillaient et étincelaient avec un tel éclat que ses petits pieds semblaient chaussés de soleil.
« Si jamais ! »... murmura Euphrasie...
Mais elle s'arrêta soudain, car quelqu'un – qui venait d'on ne sait où – se tenait en souriant derrière la chaise de Cendrillon. C'était la vieille fée habillée d'une jupe rouge, avec un chapeau pointu sur la tête.
Elle leva sa baguette et toucha légèrement l'épaule de sa filleule. Au même moment, les haillons de Cendrillon s'évanouirent et elle parut vêtue de la belle robe de soie blanche qu'elle portait au premier bal de la cour.
Elle était si jolie telle qu'elle se trouvait assise que le Chambellan mit un genou en terre et baisa sa main comme s'il se fut agi de la main d'une reine.
Alors la fée parla, et sa voix était sévère et dure :
« Orgueilleuses et cruelles filles, dit-elle, regardez votre sœur que vous avez méprisée et que vous avez traitée sans pitié. Elle est la fille de la maison et vous lui avez dérobé toutes ses joies. Maintenant elle sera la plus grande dame du royaume et vous allez lui demander pardon à genoux. »
Et c'est ce que firent Euphrasie et Charlotte, en pleurant et en implorant le pardon de Cendrillon ; mais celle-ci, dont le cœur ignorait la rancune, les releva et les embrassa. Elle embrassa même la Baronne qui arrivait dans la cuisine juste au moment où ses filles étaient à genoux et qui, de surprise, laissa tomber son face-à-main.
Alors, la fée annonça que la voiture attendait dans la cour d'entrée ; en effet, le beau carrosse doré se trouvait là avec ses six chevaux gris, son cocher et ses laquais.
Cendrillon y monta, et il n'y eut pas dans tout le royaume un homme plus heureux que le Prince quand il la vit et quand il comprit que, pour toujours, elle resterait auprès de lui.
Cendrillon fut, elle aussi, très heureuse, car elle l'aimait et ne désirait rien tant que de devenir sa femme.
Huit jours plus tard, le mariage fut célébré en grande pompe. Les réjouissances durèrent une semaine et toute la ville fut en liesse.
Euphrasie et Charlotte assistaient à la cérémonie. Leur aventure les avait bien corrigées ; elles avaient perdu leur méchanceté et regrettaient leur conduite passée.
Dès que Cendrillon fut installée à la cour, elle envoya chercher ses sœurs et leur donna de grands appartements dans le Palais. Quelque temps après, elle les maria à deux gentilshommes de la cour, et Cendrillon et le Prince vécurent très heureux jusqu'à la fin de leurs jours.