Critique de la faculté de juger (Kant)/Analytique du beau
Les quatre définitions du beau
modifierL'objet d'un plaisir désintéressé
modifierL’analytique du beau du point de vue de la qualité procède du renvoie dos-à-dos et du dogmatisme esthétique et du relativisme sensualiste.
Le dogmatisme esthétique hérite de la conception antique du beau, qui s’articule autour du canon[1]. Le canon est ce qui, esthétiquement, dans sa particularité, prétend représenter la généralité du beau – autrement dit, c’est la forme idéale de la singularité, qui porte en elle le modèle universel de la beauté de toute chose qui en relève. Kant témoigne de l’échec du canon en soulignant le caractère particulier de l’idéal du beau : le Doryphore de Polyclète est une représentation particulière dans une civilisation particulière. De fait, il impose sa particularité en l’universalisant. En ce sens, le canon fait du jugement esthétique un jugement de connaissance, en ce qu’il en appelle à l’entendement – ce modèle du beau enjoignant la comparaison, subsumant le particulier sous l’universel. Le dogmatisme esthétique se présente comme un jugement déterminant, ayant déjà la catégorie généralisante du Beau. Il n’est capable de penser un jugement esthétique, en ce que le Beau est irréductible à une idée de la raison : trouver Beau n’est pas connaître.
De l’autre côté, le relativisme esthétique du sensualiste est tout aussi absurde, en ce qu’il emploie le Beau comme subjectivité individuelle, alors que le beau a de commun ne serait-ce que son objet. En ce sens, il ne pense pas un jugement, mais un sentiment esthétique – le jugement n’est possible car l’objet, indéterminé, désattribué, n’excède jamais le sentiment subjectif. Kant rejette cette appréciation du goût, enfermée en chacun de nous dans le cachot de nos sensations : il veut, au contraire, témoigner de cette communication des affectes, et s’interroge sur la manière dont cette universalité constitue l'unité du groupe. Par-là, il justifie de l’importance et sociale et politique de l’esthétique.
Kant explique que ce qui est partagé et par le Bien comme idée de la raison [dogmatisme], et l’agréable comme objet de sensation [sensualisme], c’est l’intérêt de la satisfaction, en ce qu’elle est l’accomplissement de son jugement, dépendamment de l’existence de l’objet. L’objet devient ou bien un utile médié comme moyen au service d’une fin, ou bien un désir de consommation esthétique : le jugement se donne alors comme pathologique. La satisfaction esthétique s’éprouve lorsque l’existence de l’objet vient combler la sensibilité du sujet : en ce sens, l’agréable est entièrement particulier, et ne peut être universalisable. De l’autre côté, la satisfaction rationnelle vient de ce que le calcul de l’entendement fait de l’objet convoité un bien au service d’une fin.
Kant appelle intérêt la représentation nécessaire de l’existence de l’objet dans un jugement. Il ouvre, avec le concept du beau, une nouvelle voix s’insinuant entre ces deux pans de l’esthétique, faisant surgir un trait du jugement qui se trouve indépendant de l’existence de son objet. Quand bien même l’objet serait une illusion, un fantôme, le jugement esthétique n’en serait pas affecté. La contingence radicale de l’existence de l’objet vient de ce que ce jugement se rapporte à une pure apparence. Kant exclue le mode d’existence de la chose du jugement esthétique, pour ne le focaliser que sur son mode d’apparition. Du même coup, il est tout aussi indifférent que le sujet existe pour son objet : cette qualité du beau rend le sujet contingent – il peut être ou ne pas être. Cette qualité s’attribue malgré l’absence de celui capable de la percevoir.
Par analogie, Kant construit la figure émergente du XVIIIe du spectateur-voyeur : au théâtre, jusque-là, le spectateur se faisait non seulement voir, mais aussi entendre. Le changement architectural de la configuration du théâtre a isolé et caché le spectateur des acteurs : il est devenu voyeur, celui qui voit sans être vu. C’est ce qui confère au jugement esthétique sa pureté, émancipé de tout désir de possession, d’appropriation, de consommation et consumation. C’est ce qui distingue la beauté adhérente de la beauté libre : par la première, se greffe sur les fins de l’objet un jugement esthétique ; la seconde enjoint un jugement esthétique purifié de tout motif pathologique. Kant, de son propre aveu, tout comme il n’est pas certain qu’en ses termes il n’y ait eu un jour un seul acte moral, admet le caractère idéal d’une telle pureté de jugement.
Kant reste prudent : il ne veut pas faire du beau une qualité de l’objet au sens propre du terme – il fonctionne par le comme si c’était une qualité de l’objet qui n’appartenait pas au sujet.
[1] Le Canon, issu du grec Κανών [littéralement, règle] est un ouvrage du sculpteur grec Polyclète (Ve av. JC), qui se présente comme un traité de sculpture. Il prétend saisir, par une mathématisation du corps humain, la loi de la beauté.
Ce qui plaît universellement et sans concept
modifier§6 – « est beau ce qui plaît universellement sans concept »
Ce jugement conserve son ambition de l’universelle en ce qu’elle veut généraliser le particulier de la sensation. C’est la dimension tragique du jugement réfléchissant – le tragique dans l’enchevêtrement du nécessaire et de l’impossible – : cette exigence de généraliser ce qui doit rester singulier. Cette exigence de généraliser vient de cette passion esthétique qui envoie l’homme à la guerre : « qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d’intérêt, ne peut faire autrement que d’estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous » – que ce soit un universel en ce qu’il est objet commun, ou par la projection de la qualité du beau sur l’objet sentis.
Conceptualiser le beau, c’est produire une esthétique de l’entendement, telle qu’imaginée par Pythagore.
« Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; on arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres. » [1]
Pour Kant, l’esthétique pythagoricienne n’a pas rapport au beau, mais à la perfection, en tant qu’elle est qualité de l’objet. La perfection naît de l’alliance entre la raison et l’entendement comme l’adéquation d’une particularité sensible et de son concept. Externe, elle s’identifie à la fonction de l’objet, étant l’adéquation de l’objet à sa fin ; interne, elle est ce en quoi il trouve son unité. La perfection de l’objet ne peut être connue que par la relation du divers à une fin déterminée, donc, par concept. Quand bien même l’influence de l’esthétique pythagoricienne serait appréciée, Kant espère purifier l’esthétique de toute implication de l’entendement – ainsi, le beau se détache de la perfection. En ce que le jugement est réfléchissant, cette universalité ne peut être fondée sur un concept, c’est-à-dire qu’il ne relève pas de l’esthétique de produire une connaissance de l’objet qui lui assignerait, à titre de détermination a priori, la beauté.
Cette universalité n’est pas à considérer comme contenu objectif. C’est un « état d’esprit qui se présente dans le rapport réciproque des facultés représentatives. ». Les facultés qui interviennent sont l’imagination (au sens de la capacité à unifier une diversité sensible pour produire une image) et l’entendement (comme capacité à produire la synthèse qu’est le concept). Dans la connaissance, imagination et entendement s’accordent pour produire un concept d’un objet auquel corresponde une intuition. Cet accord est strictement normé par l’objectivité des règles a priori de la raison pure. Or, dans la représentation esthétique, il n’y a pas de concept : elle se manifeste par le « libre jeu de l’imagination et de l’entendement. ». La représentation de l’objet s’accorde parfaitement avec l’idée du beau et le beau semble s’incarner parfaitement dans objet : le beau vient de « l’harmonie des facultés de connaissance. »
D’où peut-il tirer son universalité ? Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un universel empirique. Cette universalité se manifeste moins comme consentement universel, sentiment collectif, que comme universalité subjective : elle se réalise dans le chacun plutôt que dans le tous, d’après ce corps d’espèce qui est le même. N’est en jeu ni le corps propre singulier, ni la nature universelle de l’être rationnelle qui déborde sur la nature humaine, mais le sens commun qui permet la communicabilité du sentiment esthétique. Le beau révèle de l’excès, sur notre nature particulière, de l’universel subjectif de la nature commune – de sorte « que la même chose doit être pour chacun la source d’une semblable satisfaction ».
[1] Guido De Arezzo, Micrologus [environ 1026]. Guido De Arezzo est un moine bénédictin italien, à l’origine du système de notation musicale toujours en vigueur. Son Micrologus est un traité de musicologie médiévale, qui porte notamment sur la pratique du chant et la composition de la musique polyphonique.
Une finalité sans fin déterminée
modifierUne finalité formelle
modifierLa question de la finalité esthétique vise à déterminer dans quelle mesure la relation entre les facultés de l'entendement et l’objet qui est qualifié de beau est-elle établie. Faut-il notamment considérer le plaisir qui résulte de l'expérience esthétique d'avantage en tant que principe ou comme une conséquence de cette dernière ?
Tout plaisir s'il est considéré de façon empirique résulte d'une action dont on ne peut le séparer : la finalité désigne alors la relation qu’il existe entre la visée, l'accomplissement de l'action et cette dernière. Lors du jugement esthétique, l’objet est la condition du plaisir, il crée une harmonie entre l'imagination (saisit l'objet) et l'entendement(le pense), et celle-ci disparaît dès qu'on le retire. Mais l'entendement, qui procède toujours de l'avant vers l'après, est incapable d'expliquer une fin déterminée mais seulement de se faire une représentation imaginaire de celle-ci. Le plaisir esthétique se suffit alors en la simple représentation de la fin de l'objet.
De plus le concept de fin déterminée pourrait renvoyer à une certaine forme de volonté qui aurait agit suivant la représentation de certaines règles ; mais comme pour Kant aucune connaissance ne permet de conclure formellement sur une volonté divine - du moins avant la CRPQ -. Et concernant la beauté artistique la création elle-même refuse d'affirmer un quelconque lien entre l'effet de l’objet et l'objectif de l'individu créateur. Kant parlera alors d'une finalité sans fin, ou finalité de forme dont on ne pourrait situer l'origine dans une quelconque volonté précise.
La finalité perçue par l'individu n'est alors pas objective, puisque ne renvoyant aucune connaissance, mais subjective car définissant la conscience de son propre état. Il s'agit d'une finalité dépourvue de fins précises car elle ne se rapporte qu’à la forme de l’objet et non à son contenu ; n'atteignant jamais d'accomplissement propre elle ne se consomme pas et se renouvelle elle-même par sa libre utilisation des facultés de l'esprit.