Critique de la faculté de juger (Kant)/Exercices/Explication du paragraphe 5
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Introduction
modifierAu paragraphe cinq, Kant examine si les jugements portant sur le beau, le bien (ou le bon) et l’agréable sont libres. La satisfaction qui détermine le jugement de beau n’est-elle pas la seule qui « nous laisse la liberté de faire de ce que nous voulons un objet de plaisir pour nous-mêmes » ? C’est l’universalité de la représentation de ce jugement par le sujet qui est ici en jeu.
Premier moment
modifierLes satisfactions qui déterminent les jugements portant sur le bien, d’une part, et sur l’agréable, d’autre part, ont un point commun : elles sont totalement ou partiellement provoquée par la représentation de l’existence d’un objet. Ce sont des satisfactions intéressées.
L’agréable étant « ce qui plait aux sens dans la sensation » (cf §3), il ne peut y avoir de jugement sur l’agréable sans représentation de cette sensation. Ce plaisir est conditionné dans la mesure où il a pour condition une sensation qui s’impose au sujet comme agréable ou non.
Dans le jugement moral, il s’agit d’une satisfaction pratique, c’est-à-dire que ce n’est pas le jugement lui-même qui plaît, mais le fait que le bien soit effectif.
Le jugement sur le beau, en revanche, est « purement contemplatif ». Cela signifie qu’il est déconnecté de la représentation de l’existence de l’objet. La représentation de l’objet lui-même suffit à mettre en relation la conformation de cet objet (la forme qui lui est donnée dans la pensée et qui peut impliquer l’entendement) et la satisfaction éprouvée alors.
Mais puisque l’entendement peut être impliqué dans la contemplation il faut que Kant précise en quoi celle-ci se différencie d’un jugement sur le vrai, c’est-à-dire d’un jugement de connaissance. Le jugement sur le beau n’est pas réglé par des concepts, dans la mesure où il est subjectif, c’est-à-dire uniquement rapporté au sujet et à sa satisfaction. Il n’apporte donc aucune connaissance (cf§1) sur l’objet. En revanche, on verra que c’est le « jeu » des concepts de l’entendement qui contribue au plaisir esthétique.
Mais le jugement sur le beau pourrait, malgré cela, « prendre pour fin des concepts », comme par exemple une loi de la raison. Dans ce cas là, cependant, il ne serait rien d’autre qu’un jugement moral.
Au terme de ce paragraphe, Kant a établi que le jugement sur le beau est contemplatif, et c’est dans cette mesure qu’il pourra par la suite être qualifié de libre.
Deuxième moment
modifierLe jugement sur le beau est en relation avec le sentiment de plaisir, tout comme les jugements sur le bien et l’agréable. Kant analyse cette relation dans les trois cas pour dégager ce que le jugement sur le beau présente de spécifiquement différent des deux autres.
En ce qui concerne l’agréable, Kant affirme qu’il « fait plaisir ». Il y a là nécessité d’une effectivité, en l’occurrence un donné sensitif, pour que le jugement soit possible.
Le jugement sur le bien, lui, ne nécessite pas que le bien soit effectif puisqu’on peut juger du bien a priori. Mais en ce qui concerne la relation avec le sentiment de plaisir, la satisfaction est conditionnée au fait que si le bien soit effectif. Le bien ne fait plaisir qu’a posteriori. Le beau quant à lui, « plait », dans la mesure où la satisfaction n’est nécessairement liée à aucune autre effectivité que le vécu du sujet.
L’agréable étant ce qui plaît aux sens dans la sensation, aucune capacité relative à l’entendement où à la raison n’est nécessaire pour en juger. Les animaux, qui possèdent des sensations, sont capables d’agir pour les prolonger ou les faire cesser, ce qui montre qu’ils éprouvent du plaisir ou du déplaisir. Le jugement peut être fait a priori, à partir de la seule raison : il est donc accessible à tout être rationnel, même s’il n’a aucune sensation. On peut ainsi en téléphonant à un ami lui relater une situation et solliciter son jugement moral. Il serait ridicule de lui demander ce qu’il pense de la glace à la fraise qu’on vient de déguster sans lui. Le jugement sur le beau, lui, nécessite à la fois raison et sensation (aesthesis = sensation) , car pour qu’il y ait du beau, il faut que quelque chose soit donné dans l’expérience et que l’entendement « joue » avec ce donné, non pas en vue d’une quelconque connaissance, mais avec pour résultat une satisfaction esthétique. Ainsi, le beau ne peut être conçu a priori comme l’est le bien.
Il résulte de ceci que la satisfaction qu’apporte le beau est la seule des trois qui soit à la fois désintéressée et libre : la faveur. Un objet qu'une loi de la raison nous impose ne nous laisse pas la liberté de faire "de ce que nous voulons un objet de satisfaction pour nous-mêmes". En effet la loi de la raison dicte le bien que nous sommes contraints de vouloir. N’étant pas libre de choisir le bien, nous ne sommes pas libre d’éprouver une satisfaction devant un acte contraire à la loi morale. Mais nous éprouverons un déplaisir, une culpabilité (s’il s’agit de notre acte), une désapprobation ou une colère (s’il s’agit de l’acte d’autrui). Réciproquement, devant un acte « bon », nous éprouverons du respect ou de la fierté. Cela vient du fait que le jugement moral suppose un intérêt pour le bien, c’est-à-dire la représentation d’une connexion entre notre satisfaction et le bien réalisé. Quant au jugement sur l’agréable, il est « pathologiquement déterminé » : la raison y est donc passive et il ne peut alors posséder aucune liberté.
Troisième moment
modifier« La faim est le meilleur des cuisiniers » : Kant recours ici à la sagesse populaire pour illustrer son propos sur la liberté dans le jugement sur l’agréable. Le plaisir de manger dépend avant tout d’un besoin qui est celui de se nourrir. Ceci étant, « ce n’est que quand le besoin est satisfait que l’on peut distinguer qui a du goût ». À ce stade, on pourrait penser que Kant se contredit : après avoir démontré que le jugement sur l’agréable est pathologiquement déterminé, il affirme que malgré tout le gourmet fait preuve de goût, dans la mesure où n’ayant plus faim, il peut vraiment choisir de manger tel ou tel plat. Kant affirme donc qu’il y a un art culinaire : au-delà du caractère agréable d’une saveur, qui ne relève pas du goût pour le beau, il y aurait dans cet art d’apprécier les agencements de saveurs quelque chose de l’ordre du jugement esthétique. « De même, il peut y avoir de bonnes mœurs sans la vertu […] ». Qu’en est-il de ce « de même » ? Il semble que l’analogie se présente ainsi : le gourmet qui apprécie l’amertume délicate de la truffe est à l’enfant qui aime la glace à la fraise très sucrée ce que le gentleman qui fait de la vertu un art de vivre est à l’homme simplement honnête qui se contente de respecter la loi morale, parce qu’elle s’impose comme un besoin.