Fondements et application du socio-cognitivisme/Le développement selon Vygotski
Si la psychologie génétique considère l’intégration sociale de chacun (sa socialisation) comme but final du développement humain, on y discute toujours la part respective de l’inné (les gènes) et de l’acquis social (l’apprentissage d’une culture) dans ce développement. Et dans ce débat Vygotsky fournit un éclairage riche de conséquences pédagogiques.
Développement et culture
modifierPour le neurologue français Babinsky tout nouveau-né humain est doté d’une motricité et d’un tonus dits archaïques qui disparaissent dans les premiers mois pour laisser place au développement moteur définitif. Selon Vygotski il serait aussi doté d’une sociabilité primitive, condition même de sa survie. Pour accéder au développement social définitif cette sociabilité innée de dépendance doit cependant laisser place à la prise de conscience et à l’élaboration d’une identité qui ne s’acquiert qu’au contact de la culture et de la société.
Le développement humain est donc sous l’interaction de deux processus : un processus biologique d'évolution somatique et un processus historique d'évolution culturelle. Avec Jean-Pierre Changeux certains neurologues actuels associent aussi aux aspects biologiques de la genèse (qui ne définissent que le champ du possible) une épigenèse culturelle, développement complémentaire autour du bagage génétique. Celle-ci modèle et remodèle l’organisation des neurones de chaque individu tout au long de sa vie.
Alors que les psychologues classiques ont voulu étudier la genèse des facultés mentales en laboratoire pour en déduire des tests et lois d'apprentissage à l’usage des enseignants, cette découverte rend toute sa place à l’école et aux divers cadres éducatifs, lieux privilégiés de cette épigenèse culturelle dans les sociétés évoluées. Les critiques de la psychologie culturelle à l’égard de la psycho-pédagogie traditionnelle entraînent une réinterprétation novatrice des tests établis par celle-ci pour mesurer le développement et l'émergence d'une nouvelle méthodologie d'étude du psychisme, la méthode instrumentale dont les prolongements psycho-pédagogiques jettent un regard nouveau sur l'enseignement.
La psychologie instrumentale
modifierLa notion d'instrument prend une importance capitale dans le tutorat du développement. Comme l'a démontré Köhler une des principales caractéristiques de l’homo faber et des animaux supérieurs est d'inventer et utiliser des outils matériels pour transformer et/ou s’approprier les ressources et les objets extérieurs. Par analogie Vygotski qualifie d'instruments psychiques les outils (langage, dessin, musique, calcul, écriture...) par lesquels l'homo sapiens contrôle et développe ses propres ressources internes. D’où la création une méthode d'étude du psychisme et de son développement à partir des actes instrumentaux, c'est-à-dire du contrôle que l'homme exerce sur lui-même de l'extérieur à l'aide d'instruments divers. Cette méthode instrumentale débouche sur des applications pédagogiques tels que le programme d’équipement instrumental (P.E.I.) de Feuerstein.
Comme l'instrument technique impose par sa forme et sa fonction des gestes qui agissent à la longue sur l'attitude même de l'artisan, entraînant parfois des pathologies professionnelles, l'instrument psychique agit sur la structure et le fonctionnement même des fonctions psychiques : par ses propriétés spécifiques, il détermine des attitudes et des comportements particuliers. On pourrait donc imaginer une ergonomie de l'instrument psychique qui agit aussi sur le sujet qui le manipule : l'utilisation privilégiée d'un instrument psychique trop original peut mener à l’autisme. D’où l’intérêt de privilégier en pédagogie un instrument universel : le langage.
Le langage et le développement
modifierOn distingue ici deux formes de langage : le langage articulé qui est la transformation de la pensée en mots et le langage pour soi qui est un instrument de structuration et d'auto-contrôle de la pensée. Cependant, langage et pensée constituent au départ deux fonctions bien autonomes et ce n'est que vers deux ans que commence à s'établir un lien entre ces deux fonctions, alors qu’on observe provisoirement un langage égocentrique, véritable instrument de transformation du langage social en langage intérieur. Ainsi l'enfant compte sur ses doigts avant de pouvoir le faire dans sa tête. Ce langage intérieur évolue ensuite en permanence, son volume et ses particularismes syntaxiques augmentant au fur et à mesure que ses manifestations phonétiques s'estompent. Cette évolution en fait à terme un idiome comparable à celui qui s'établit entre les jumeaux. Le langage intérieur sémantique et le langage extérieur coïncident donc rarement si ce n’est au delà du langage commun, en mathématiques par exemple. C'est pourquoi les interventions d'autrui gênent souvent l’étape ultime de tout apprentissage, contrôlée et structurée par le seul langage intérieur.
L'usage de l’outil-langage dans les processus de communication exige la clarification des significations des mots utilisés et l’usage de processus - tels les algorithmes - qui limitent l'incertitude liée à la pluralité des sens. En effet, le langage phonétique extérieur utilise des mots dont la signification fixée dans les dictionnaires n’est pas sans ambiguïté : ils peuvent prendre des sens différents selon les contextes dans lesquels ils sont prononcés. Certains de ces sens sont parfois partagés par une communauté, voire une région : par exemple le dame oui des bretons et le putain(g) té con ! du sud-ouest dont il ne faut surtout pas s’offusquer, quel que soit le contexte dans lequel il est prononcé !
Ce phénomène est amplifié dans le langage intérieur caractérisé par un phénomène d’agglutination : alors que le mot a une signification unique et communément admise, le mot-intérieur est l’objet d’un flux de sens. Et un mot, dont la signification univoque semble pourtant bien fixée, aboutit dans le langage intérieur de certains à la formation d’un concept qui le soude à d’autres mots - ou à un contexte - et le charge ainsi de valences diverses (bien/mal, agréable/dangereux ...), lui donnant pour ce sujet un sens particulier et unique. Ces sens propres à chaque individu et les valences dont ils sont porteurs font obstacle à une juste communication ; l'investigation des représentations des sujets se révèle indispensable pour régler les canaux et limiter le parasitage de l’émission et/ou le brouillage de la réception.
La zone proximale et la gestion du développement
modifierSi le développement mental consolidé se mesure bien à l'aide de tests réalisés en autonomie, l'enfant qui relève d'un niveau ainsi défini parvient aussi à résoudre des tests du niveau supérieur si on lui accorde l'aide d'exemples ou de questions. Or ce niveau atteint avec aide a un intérêt majeur car il informe sur les processus en voie de développement que l’enseignement peut et doit accélérer. Alors que beaucoup pensent que le développement testé est le pré-requis d’un enseignement qui suit toujours la maturation, Vygotski déclare que le véritable enseignement précède toujours le développement. Cet enseignement utile est circonscrit entre le niveau officiel atteint et le niveau atteint avec tutorat (zone de développement proximal).
En repoussant cette double limite de la zone de développement proximal actuelle, ce véritable enseignement mobilise les mécanismes de développement interne de l’enfant. Ceux-ci ne lui sont accessibles au début que dans la communication avec l'adulte et la collaboration avec ses camarades mais deviennent sa conquête propre après intériorisation. Ainsi tout progrès prend deux états successifs. D'abord celui d'une activité sociale interpsychique de communication, puis celui d'une activité solitaire intrapsychique de réflexion. Entre les deux, le langage social phonétique se transforme progressivement en langage intérieur et devient un mode fondamental de pensée, une véritable fonction mentale. Il est ainsi le principal instrument du passage de la communication à la réflexion et peut jouer, pour l'enseignant-expert, une fonction de contrôle dans la période de tutorat.
C’est à partir de l’ensemble de cette réflexion que les soviétiques critiquent les travaux classiques en psychologie de l’apprentissage et proposent de nouvelles solutions. Ils affirment en effet que si il n'est pas négligeable de pouvoir programmer des réponses comportementales comme savent le faire les behavioristes américains, il est encore plus important de pouvoir programmer les structures qui les gèrent. La référence classique de l'enseignement programmé passe ainsi du comportement à la conduite. Les résultats sont tangibles : pour exemple, selon le biologiste Vladimir Kutnetzov, directeur du laboratoire d'anthropomaximologie de l'université Lomonosov dans les années 1970, la suprématie des sportifs soviétiques de l'époque doit plus à une "nouvelle psychologie" qu'aux progrès de sa propre discipline.