Identités troubles au théâtre classique/Giraudoux, Amphitryon 38, acte I scène 5, 1929
Que vous inspire ce texte, quel effet produit-il sur vous ?
MERCURE. — C’est votre corps entier qui doit être sans défaut… Venez là, à la lumière, que je vous ajuste votre uniforme d’homme… Plus près, je vois mal.
JUPITER. — Mes yeux sont bien ?
MERCURE. — Voyons vos yeux… Trop brillants… Ils ne sont qu’un iris, sans cornée, pas de soupçon de glande lacrymale ; – peut-être allez-vous avoir à pleurer ; – et les regards au lieu d’irradier des nerfs optiques, vous arrivent d’un foyer extérieur à vous à travers votre crâne… Ne commandez pas au soleil vos regards humains. La lumière des yeux terrestres correspond exactement à l’obscurité complète dans notre ciel… Même les assassins n’ont là que deux veilleuses… Vous ne preniez pas de prunelles, dans vos précédentes aventures ?
JUPITER. — Jamais, j’ai oublié… Comme ceci, les prunelles ?
MERCURE. — Non, non, pas de phosphore… Changez ces yeux de chat ! On voit encore vos prunelles au travers de vos paupières quand vous clignez… On ne peut se voir dans ces yeux-là… Mettez-leur un fond.
JUPITER. — L’aventurine ne ferait pas mal, avec ses reflets d’or.
MERCURE. — À la peau maintenant !
JUPITER. — À ma peau ?
MERCURE. — Trop lisse, trop douce, votre peau… C’est de la peau d’enfant. Il faut une peau sur laquelle le vent ait trente ans soufflé, qui ait trente ans plongé dans l’air et dans la mer, bref qui ait son goût, car on la goûtera. Les autres femmes ne disaient rien, en constatant que la peau de Jupiter avait goût d’enfant ?
JUPITER. — Leurs caresses n’en étaient pas plus maternelles.
MERCURE. — Cette peau-là ne ferait pas deux voyages… Et resserrez un peu votre sac humain, vous y flottez !
JUPITER. — C’est que cela me gêne… Voilà que je sens mon cœur battre, mes artères se gonfler, mes veines s’affaisser… Je me sens devenir un filtre, un sablier de sang… L’heure humaine bat en moi à me meurtrir. J’espère que mes pauvres hommes ne souffrent pas cela…
MERCURE. — Le jour de leur naissance et le jour de leur mort.
JUPITER. — Très désagréable, de se sentir naître et mourir à la fois.
MERCURE. — Ce ne l’est pas moins, par opération séparée.
JUPITER. — As-tu maintenant l’impression d’être devant un homme ?
MERCURE. — Pas encore. Ce que je constate surtout, devant un homme, devant un corps vivant d’homme, c’est qu’il change à chaque seconde, qu’incessamment il vieillit. Jusque dans ses yeux, je vois la lumière vieillir.
JUPITER. — Essayons. Et pour m’y habituer, je me répète : je vais mourir, je vais mourir…
MERCURE. — Oh ! Oh ! Un peu vite ! Je vois vos cheveux pousser, vos ongles s’allonger, vos rides se creuser… Là, là, plus lentement, ménagez vos ventricules. Vous vivez en ce moment la vie d’un chien ou d’un chat.
JUPITER. — Comme cela ?
MERCURE. — Les battements trop espacés maintenant. C’est le rythme des poissons… Là… là… Voilà ce galop moyen, cet amble, auquel Amphitryon reconnaît ses chevaux et Alcmène le cœur de son mari…
JUPITER. — Tes dernières recommandations ?
MERCURE. — Et votre cerveau ?
JUPITER. — Mon cerveau ?
MERCURE. — Oui, votre cerveau… Il convient d’y remplacer d’urgence les notions divines par les humaines… Que pensez-vous ? Que croyez-vous ? Quelles sont vos vues de l’univers, maintenant que vous êtes homme ?
JUPITER. — Mes vues de l’univers ? Je crois que cette terre plate est toute plate, que l’eau est simplement de l’eau, que l’air est simplement de l’air, la nature la nature, et l’esprit l’esprit… C’est tout ?
MERCURE. — Avez-vous le désir de séparer vos cheveux par une raie et de les maintenir par un fixatif ?
JUPITER. — En effet, je l’ai.
MERCURE. — Avez-vous l’idée que vous seul existez, que vous n’êtes sûr que de votre propre existence ?
JUPITER. — Oui. C’est même très curieux d’être ainsi emprisonné en soi-même.
MERCURE. — Avez-vous l’idée que vous pourrez mourir un jour ?
JUPITER. — Non. Que mes amis mourront, pauvres amis, hélas oui ! Mais pas moi.
MERCURE. — Avez-vous oublié toutes celles que vous avez déjà aimées ?
JUPITER. — Moi ? Aimer ? Je n’ai jamais aimé personne ! Je n’ai jamais aimé qu’Alcmène.
MERCURE. — Très bien ! Et ce ciel, qu’en pensez-vous ?
JUPITER. — Ce ciel, je pense qu’il est à moi, et beaucoup plus depuis que je suis mortel que lorsque j’étais Jupiter ! Et ce système solaire, je pense qu’il est bien petit, et la terre immense, et je me sens soudain plus beau qu’Apollon, plus brave et plus capable d’exploits amoureux que Mars, et pour la première fois, je me crois, je me vois, je me sens vraiment maître des dieux.
MERCURE. — Alors vous voilà vraiment homme !… Allez-y !
Mercure disparaît.
Il faut prendre position de manière intellectuelle ou émotionnelle : ce texte me révolte, m’intrigue, m’interprète, me fait réfléchir, me met mal à l’aise, m'effraie, me fait rire, m’émeut…
Que trouvez-vous important de se lever et commenter dans ce texte ?
- accumulation : l. 49
- métaphore « un sablier de sang » : l. 25
- impératif : l. 1, 6, 11, 12
- champ lexical sur le corps
- antithèse : l. 27
- métaphore « sac humain » : l. 22
- questions « avez-vous »
- champ lexical sur le temps
- l. 28
- champ lexical sur les animaux
- « mes pauvres hommes »
- antithèse : l. 7
- comparatif : l. 64
- champ lexical de l’allure : « rythme », « galop », « amble »
- comparaison : l. 7
Il faut toujours interpréter les procédés.
Quelle vision de l’humanité nous donne ce dialogue ? (repérage : éléments de la question + réponse explicite)
Ce dialogue présente une image pessimiste de l’humanité car il emploie la métaphore « sac humain » (l. 22) pour présenter l’anatomie humain en comparant un être complexe « humain » avec un objet commun « sac ». De plus, aux lignes 48-49, Jupiter, déguisé comme un humain, donne son point de vue sur l’univers et l’accumulation des redondances montre l’impression que la compréhension sur la réalité par l’humanité est simple et infantile.
L’auteur porte sur l’Homme un regard pessimiste/négatif/péjoratif, critique, affectueux/admiratif/tendre, moqueur/amusé…
Plan du commentaire
modifierProblématique : Quels sont les objectifs de l’auteur dans cette scène de métamorphose ?
Introduction : situation/présentation/annonce
- Une situation comique
- Des dieux désacralisés
- des personnages de comédie :
- hiérarchie maître-valet : « tu »/« vous »
- domination de Mercure : impératifs, phrases averbales (l. 15, 43)
- dépendance de Jupiter : question
- langage familier : « sac humain » (l. 22), « flottez » (l. 23), « oh ! oh ! » (l. 35), « la ! la ! » (l. 36)
- préoccupations triviales et prosaïques
- vocabulaire concret (préparation d’une tempérie) : corps humain, « uniforme »/« fixatif »
- phrases averbales « plus lentement », « un peu vite »
- effet burlesque (!= héroï-comique)
- des personnages de comédie :
- Une métamorphose laborieuse
- manque de maîtrise de Jupiter
- champ lexical de l’inconfort : « gêne », « désagréable », « très curieux »
- rappels à l’ordre de Mercure : outils de négation (l. 11, 4, 12, 31)
- adverbes d’intensité : « trop » (l. 4), « peu » (l. 35)
- métamorphose lente et progressive
- yeux > peau > cœur > l’esprit > la psychologie
- usage des verbes modaux : « peut » (l. 12)
- présence d’énonciation : « maintenant » (l. 47), « voilà » (l. 66)
- manque de maîtrise de Jupiter
- Des dieux désacralisés
- Une réflexion sur la condition humaine
- Un corps mortel plein de faiblesses
- un animal parmi d’autres : un peu vite/trop espacés (l. 39-41), != dieux (antithèse) (l. 7-8)
- passivité humaine :
- propositions infinitives (l. 24-25, 35-36), les organes sont plus actives que la personne + réification (l. 25)
- une dégradation permanente liée à l’effet du temps (l. 31-36) : temporalité (momento mori)
- « change » : prs de l’indicatif : vérité générale
- « essayons » : prs d’imperatif
- « vais » : prs de l’indicatif : futur proche
- « vivez » prs de l’indicatif : énonciation
- accumulation
- chiasme
- Un esprit étriqué
- pensée peu établorée :
- l. 48-50
- pléonasme « l’air est l’air » + « simplement » (l. 58) antithèse
- orgueil (l. 62-65) :
- comparatif de supériorité
- hyperbole « maître des dieux »
- accumulation « je me crois, je me vois […] »
- défauts
- superficialité (l. 51-53)
- inconstance (l. 60)
- pensée peu établorée :
- L'éloge des imperfections humaines
- « sans défaut » : déguisement + apparence humaine > singularité (possessifs) l. 19, 40, 56
- tendresse :
- « veilleuses » (l. 8) métaphore > yeux
- « aventurine » (l. 12-14) : pierre précieuse
- (.l 26) compassion (proche, émotionnel) != pitié (distinct, intellectuel) + (l. 31) « pas encore »
- la force de la pensée humaine qui refuse de sa laisser limiter (l. 65) : accumulation + rythme + effets sonores (échos) : 6/9/6 (je me vois, je me crois…) : assonance (voyelles)/allitérations (consonnes) (l. 65)
- Un corps mortel plein de faiblesses