La justice et le droit/Droits et faits

Début de la boite de navigation du chapitre

L'origine du droit est une question à laquelle Platon s'est intéressé, mais on peut aussi s'interroger sur les fondements du droit. Quelle est la différence entre origine et fondement ?

Droits et faits
Icône de la faculté
Chapitre no 2
Leçon : La justice et le droit
Chap. préc. :Introduction
fin de la boite de navigation du chapitre
En raison de limitations techniques, la typographie souhaitable du titre, « La justice et le droit : Droits et faits
La justice et le droit/Droits et faits
 », n'a pu être restituée correctement ci-dessus.

Origine et fondement modifier

L'idée d'origine désigne d’abord l'apparition d'un phénomène, on parle par exemple d'origine de l'univers. Par une légère dérivation, on utilise ce terme pour évoquer les conditions et les circonstances (causes accidentelles) qui expliquent l'apparition d'une réalité qui dure et se modifie. Par exemple, l'égoïsme des hommes, leur injustice naturelle, ou encore leur bonne volonté, leur amour du bien sont autant d'origines possibles du droit. Alors que la notion d'origine nous renvoie à l’idée de point de départ (un premier moment dans le temps, un commencement, et/ou un premier ensemble de conditions et de circonstances), celle de fondement évoque plutôt le vocabulaire de l'architecture et les idées de base, d'élément solide sur quoi peut reposer un ordre de choses (une cathédrale ou un système philosophique). La philosophie recherche des fondements qu'elle veut construire, expliquer ou rendre légitime une pensée, un raisonnement. Les fondements seront donc des principes certains, des vérités, sinon premières, en tous cas antérieures à ce que l’on veut établir. Lorsque l’on veut définir les fondements du droit on ne cherche donc pas son origine, les faits qui expliquent son apparition, mais ce qui peut le rendre légitime, ce qui lui donne sa raison d’être : l'égoïsme ne peut être le fondement du droit. Enfin, nous devons considérer une seconde définition du fondement, en tant que principe qui fait exister une réalité. Ainsi, si la science a pour origine le désir des êtres humains, elle est fondée sur leur raison.

Fondements du droit modifier

Quel est donc le fondement du droit ? Qu'est-ce qui peut le rendre légitime ? Quelle est sa raison d’être ? À partir de quel grand principe le construit-on dans l'histoire ?

On peut voir parfois le droit fondé sur le fait. Souvent, les humains fondent leur droit sur la coutume, une manière habituelle d’agir qui devient dans l'esprit de ceux qui l'entretiennent une norme, une règle de droit. Par exemple, dans le cadre du droit des familles, on peut supposer que c’est une très ancienne coutume qui a imposé que le chef de famille devait être le mari. Cette coutume est devenue une loi écrite jusqu'à ce que la loi du 4 juillet 1970 abandonne cette notion de chef de famille au profit de celle de l'autorité parentale (le but de cette réforme étant de faire respecter l'égalité et la solidarité conjugale des époux, autrement dit instaurer plus de justice). À côté de la coutume, on peut voir que le fait qui servit à fonder le droit fût bien souvent la force. Dans son dialogue du Gorgias, Platon, à travers de son personnage Calliclès, nous donne l'argument des sophistes qui défendent la thèse que le véritable droit reste la force. En effet, le droit institué qui soumet les humains de manière égale reste profondément injuste, car il place à un niveau égal ce qui est inégal. Seule la loi de la nature qui n'est que le droit du plus fort à dominer les plus faibles permet de respecter ce qui est juste, de traiter inégalement des individus inégaux, ce dont témoignent toutes les sociétés animales. Le principe ultime auquel se réfèrent donc les sophistes est la nature. Alors que le droit du plus fort est immuable et universel, le droit égalitaire institué par les hommes reste relatif et changeant, il n’est pas fondé. Pire encore, il n'est finalement qu'un artifice, une invention des faibles pour contrarier le droit naturel du plus fort. il est en contradiction avec la nature, il est contre-nature et injuste parce que les faibles vont dominer les forts.

Mais suffit-il de se référer à ce qui est naturel pour fonder le droit ? La nature est-elle le principe qui peut nous permettre de définir ce qui est juste dans une société humaine ?

Le droit du plus fort est une absurdité modifier

Rousseau tranche ces questions en montrant que la notion de droit du plus fort est absurde, notamment dans Du contrat social (chapitre III du livre I). "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître", et en effet personne n'est assez fort pour le rester toujours. Il y aurait finalement une faiblesse dans la force. C'est pourquoi toute tyrannie finit par être renversée si elle se contente de s'imposer par la force. Afin de résoudre ce problème, les grands doivent transformer la "force en droit". Le droit n'est alors plus qu'un maquillage, le droit du plus fort n'est qu'une apparence de droit servant à masquer cette faiblesse de la force dans le temps. Bien qu’ils disent le contraire, les grands utilisent le droit comme un masque, le droit du plus fort est "pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe."

Mais force et droit sont réellement distincts et leur confusion n'est faite que pour servir l’intérêt des princes. La force n'étant "qu'une puissance physique", elle s'oppose au droit qui ne peut être, comme le disait Leibniz, qu'un pouvoir qui contraint moralement. Lorsque Rousseau utilise le terme de moralité, il ne désigne pas l’ensemble des règles qui aident chaque être humain à se conduire dans son existence, il veut seulement signifier que le droit contraint d'un autre point de vue que celui de la force physique. Alors que la force impose l'obéissance, le droit ne peut qu'incliner les volontés, il fait agir seulement par devoir. Agir forcé et agir par devoir ou respect du droit n’est pas la même chose. Dans une tyrannie ou un État sans loi, nous sommes contraints par la violence ou la peur; dans un État de droit, nous nous obligeons nous-mêmes. La force rend nos actions nécessaires, et si les personnes obéissent malgré tout volontairement au tyran "c'est tout au plus un acte de prudence".

Quelles sont alors les conséquences de la confusion entre droit et force ?

Faire référence à un droit du plus fort revient à prendre l'effet pour la cause, "l'effet change avec la cause". Au lieu de garantir la légitimité et l'exercice du pouvoir par le droit, on fait de la force une cause du droit. Mais si tel est le cas alors le droit du plus fort disparaît lorsqu'une force supérieure apparaît. "Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ?" Il n'est rien si ce n'est qu'une apparence, une illusion. Et si la force fait le droit, tout ce qui échappe à la force n’est pas dans l'illégalité, on peut alors désobéir "légitimement". Autrement dit, quand la force règne nous ne sommes plus soumis à aucun droit. "Obéissez aux maîtres" serait le seul devoir dans un État où règne la force, mais il n'est même pas besoin de prononcer cette règle puisque de toute manière nous y serons soumis. Cette formule est moins une prescription qu'une menace, "ce mot de droit n'ajoute rien à la force".

Ainsi, nous pouvons comprendre que le droit ce qui doit être, ne peut être fondé sur les faits, ce qui est. Les faits ne font qu'exister, et c’est seulement en fonction d'une valeur, contenue dans le droit, que l’on peut envisager d’en modifier le cours. Ce n’est pas parce-qu’il est habituel de faire travailler les enfants de 4 ans dans certains pays que cela peut être légitime, ce n’est pas parce que l'excision est un fait de culture qu’il est juste... Cependant, le droit positif, même s'il est sensé porter cette valeur que l’on peut résumer par le terme de justice, n’est pas toujours juste comme nous l'avons déjà évoqué. Ce qui est légal n’est pas forcément légitime. Si les faits ne peuvent fonder le droit, sur quoi peut-il s'appuyer, se fonder ? Sur quelle autorité ?

Il apparaît nécessaire de faire la distinction entre droit positif et droit naturel.

Droit positif et droit naturel modifier

Si le droit positif correspond à la légalité, il ne faut pas, comme Calliclès, entendre par droit naturel la force, puissance naturelle pour agir. Le droit naturel est celui qui est conforme à la nature de l'être humain, à ce qu’il est. Le respect de la liberté, définie comme aptitude à se conduire soi-même, est considéré comme droit naturel. Alors que le droit positif est institué et décidé par les êtres humains, le droit naturel est découvert et reconnu par la raison humaine : déjà présent, immuable, universel (les droits de l'homme sont seulement déclarés).

Dans l’Antigone de Sophocle, on voit une opposition au droit positif en refusant la loi instituée : Antigone refuse la loi de son oncle, le roi Créon, qui voulait interdire d'enterrer Polynice, frère d'Antigone et traître à sa patrie. Antigone incarne dans cette tragédie le refus légitime de la légalité politique, elle montre que face à la loi instituée peut être opposée une autre loi plus authentique et fondamentale. Créon a raison de condamner la traîtrise de Polynice, mais Antigone lui rappelle l’existence de "lois, non écrites celles-là, mais intangibles" et que personne n'a vu naître. On peut distinguer encore une fois ce qui est légal de ce qui est légitime : non seulement certaines lois ne sont pas justes, mais aussi, comme le montre Sophocle, le droit positif ne parvient pas toujours à reconnaître tout ce qui est juste. Mais juger ainsi du droit positif suppose la possession d'une norme pour pouvoir le faire. Antigone se référait aux lois divines, à partir du XVIIe siècle on va évoquer un concept plus général et moins connoté religieusement : celui de droit naturel.

Que peut contenir ce droit ? Qu'est-ce qui est absolument juste ? Quels sont les impératifs inconditionnels que toute raison humaine doit reconnaître ?

On constate que le droit naturel ne fonde aucune loi claire et évidente de telle sorte qu’il serait reconnu universellement. Il semble que la détermination du droit naturel ne puisse pas échapper aux définitions idéologiques de chaque époque. On croit remonter au droit naturel, et découvrir le fondement qui dépasserait tout droit positif, alors qu'en fait on ne fait que poser comme naturel ce qui n'est qu'historiquement déterminé. On pose comme juste ce qui n'est qu'en réalité qu'une certaine idée que l’on se fait de la justice. C'est en ce sens que Marx critiquera les Droits de l'homme et du citoyen dans son texte La question juive de 1843. Il nous met en garde contre un droit qui se prétendrait non-historique, immuable et universel, tel est le cas de cette déclaration des droits inaliénables de l'être humain. On peut donc se demander "quel est l'homme des droits de l'homme ?" Pour définir les droits naturels d'un homme encore faut-il définir ce que peut être un homme, ce qui est essentiel en lui. Marx soupçonne que cette déclaration contient une définition historiquement datée, il ne s'agit pas de l'être humain universel, mais tel qu’il est défini dans la société bourgeoise qui apparaît au XVIIIe siècle.

Mettre au centre l'égalité, la liberté, et la propriété ("le droit de jouir de sa fortune") relève à l'évidence d'une conception individualiste et capitaliste (au sens de Marx) de l'être humain. Le droit naturel serait donc comme le droit du plus fort un masque de légitimité servant à cacher des intérêts particuliers et à faire perdurer dans le temps une certaine forme de droit positif.

Le positivisme modifier

On peut donc penser qu’il est impossible de déterminer ce qui est juste parce qu’il est impossible de déterminer par la raison un droit naturel. Ainsi, Pascal dans ses Pensées (fragment 288, édition Brunschvicg) justifie l'usage de la force et l'identification de la justice au droit positif par cette incapacité humaine à identifier des normes universelles et absolues. Alors que le droit naturel est une notion qui reste confuse, la force apparaît clairement à tous. Si le droit naturel était évident, il n'y aurait pas autant de diversité dans le droit positif humain. Les humains doivent donc se résigner sur le plan de la vie collective à obéir aux lois promulguées par le pouvoir en place, par celui qui détient la force, bien que l’on sache "que notre justice, n’est pas la justice". Puisque personne ne peut reconnaître et établir ce qui est juste, pour que la vie en société soit permise, il est nécessaire de considérer comme juste ce qui apparaît à tous : la force du pouvoir en place. "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste".

Cette difficulté à déterminer le droit naturel a donc conduit à ce qu'on nomme le positivisme juridique. Comme le montre Kelsen dans Le droit naturel cette théorie affirme qu’il existe bien des normes de justice à partir desquelles on pense n’importe quel droit positif, mais ces normes restent relatives. Par conséquent, la seule norme absolue est le fait que le droit soit posé par l'autorité juridique. Une loi est légitime si elle est reconnue comme une règle de droit, c'est-à-dire si elle est issue de l'autorité et si elle est cohérente avec l’ensemble des lois qui existent déjà dans une société. Toujours selon cette théorie, une règle de droit apparaît lorsque la masse des esprits, on parle aussi d'assentiment populaire ou d'opinion publique, prend conscience d'une violation ou d'une injustice. Le rôle du législateur consiste donc à déchiffrer sous les mouvements sociaux les règles de droit qui sont suggérées.

Cette théorie du droit reste critiquable : D'abord, il semble peu admissible que l'opinion puisse dicter la norme. Lorsqu'en effet l'opinion est divisée, ce qui est souvent le cas, comment choisir la règle ? De plus, ce fondement de la loi reste changeant et influençable de telle sorte que la loi finirait par défendre l’intérêt ou l'idéologie de certains. Mais surtout, cette conception du droit, qui fait l'économie de toute norme transcendante, empêche toute critique du système juridique et législatif en place. À la limite n’importe quelle loi même la plus injuste devient légitime du moment qu'elle devient une loi et qu'elle s'intègre dans le système juridique en vigueur. On ne peut donc pas renoncer à l’idée d'un droit naturel, ou si l’on préfère une norme de justice qui reste transcendantale et universelle. Ce qui est relatif n’est pas ce droit mais l'approche et la manière de le reconnaître. Selon Hegel, ce sont les progrès du droit positif qui finissent dans l'histoire par éclairer peu à peu les êtres humains sur le contenu du droit naturel, comme si l'histoire du droit positif était la longue prise de conscience d'une norme universelle de justice.

Plus précisément Hegel veut montrer que c’est l'universalité du droit qui en fait la légitimité. À travers l'exemple du droit de punir, il suggère non seulement une articulation entre droit et force, mais aussi que la justice ne peut être réalisée que sous la forme du droit.