La justice et le droit/Introduction
Introduction
modifierSi nous revenons à l'étymologie de ces termes, nous pouvons voir à quel point ces deux notions sont relatives, à tel point que la signification de l'une implique forcément celle de l'autre. Le mot droit vient du latin directus: de la même façon que je trace une ligne droite en me munissant d'une règle (au sens propre), de la même façon je vais agir de manière droite si je possède une règle ou une loi reconnue comme juste (au sens figuré). Pour comprendre ce que peut être le droit, il nous faut donc savoir ce que l’on entend sous le mot "juste". Si nous nous limitons au sens des mots nous ne sommes pas bien avancés puisque ce terme vient du latin jus qui veut dire droit (jus dire: dire le droit). La justice apparaît donc comme étant la raison d’être du droit et le droit comme l'essence même de ce qui est juste. Afin d'échapper à ce cercle, nous devons donc dépasser l'étymologie et préciser philosophiquement ce qui caractérise le droit et la justice.
D'une façon générale et commune, le droit est ce qui est permis. Mais cette acceptation repose sur un aspect plus fondamental : le droit désigne ce qui peut être exigé conformément à une règle reconnue comme légitime. Ce qui est permis dans une société ne peut être déterminé qu'en fonction des exigences d’abord énoncées par les lois. Cette définition du droit correspond finalement à ce que l’on nomme le droit positif, c'est-à-dire l’ensemble des lois instituées dans une société à une époque. C'est donc la légalité qui définirait ici le droit, et sa fonction consiste à régler les rapports entre les hommes vivant au sein d'une même société (aussi ne doit-on pas confondre le droit et la loi morale qui est universelle et reste l'affaire de l'individu). Comment le droit peut-il atteindre cette finalité ? Il faut pour le comprendre préciser certaines caractéristiques.
La loi est, comme nous venons de le dire, l’expression du droit. Par conséquent, le droit est général. En effet, une loi politique se doit d’être par essence générale. Cela veut dire qu'elle doit s'appliquer pour tous, à tous et toujours. Une loi qui interdit par exemple le vol sert le bien de toute collectivité, concerne tous les hommes vivant dans cette société, et doit être appliquée toujours et dans tous les cas, même si les circonstances peuvent amener à adapter son application. Nous pouvons comprendre alors pourquoi il est nécessaire d'opposer le droit au fait, ce qui doit être à ce qui est. D'une part, une action, une situation singulière ne peuvent jamais par définition représenter le cas général; d’autre part, le droit sous-entend une valeur alors que le fait n'est que ce qui existe.
Le droit se confond-il avec ce qu’il est légitime de faire, avec ce qui est juste ? Afin de comprendre que la notion de justice dépasse de beaucoup celle du droit, il suffit de remarquer tout d’abord qu’il peut exister un droit injuste, des lois qui mènent les hommes à se conduire injustement. Autrement dit, ce qui est juste ou légitime ne peut se réduire à la simple dimension de la légalité. C'est pourquoi le terme de justice ne peut désigner en premier lieu l'institution judiciaire. Si l’on se limite à ce sens on doit affirmer que seul ce qui est légal est juste, il devient alors impossible d'envisager l'injustice de la loi et donc de s'interroger sur la valeur du système juridique, comme si la seule existence de ce dernier suffirait à le rendre légitime. S'il peut donc exister des lois injustes, si un système juridique peut être discuté et amélioré, cela veut dire que le droit positif et l'institution judiciaire qui l'applique sont animés par une réalité qui les dépasse, une exigence, une valeur : ce que l’on nomme au sens premier la justice.
Au-delà du droit comment définir alors cette justice ? Lorsque Aristote présente "une esquisse" de définition au livre V de l'Ethique à Nicomaque, il commence par montrer que la justice existe parce-qu’il existe des êtres justes. Elle est donc d’abord réellement une disposition qui nous permet de poser des actions justes. Cette disposition s'acquière et se cultive pour devenir une seconde nature, c’est donc ce que l’on doit nommer une vertu. Mais, à la différence des autres vertus, Aristote indique que la justice concerne essentiellement l'autre. Agir avec justice est avant tout agir pour les autres, et c’est en ce sens qu’il faut interpréter la formule d'Aristote lorsqu’il dit que la justice est "un bien étranger". Qu'est-ce qui maintenant émane de cette vertu ? Qu'est-ce qui définit l'action juste ? Aristote affirme que c’est le respect de l'égalité.
L'égalité comme justice ?
modifierEn reprenant dans l’ordre la pensée d'Aristote, on voit deux définitions de la justice : d'une part, ce qui est légal, et d’autre part ce qui respecte l'égalité. Il reconnait donc dans un premier temps ce qui est conforme au droit. Mais il précise alors que la justice est la légalité lorsque les lois d'une société sont bien faites, lorsqu'elles servent l’intérêt de la communauté politique (la cité) toute entière et non l’intérêt particulier de quelques uns, et lorsqu'elles encouragent la vertu en général (ainsi, une loi qui interdit la désertion incite au courage.) Mais, au-delà, c’est bien l'égalité qui est au fond même de la justice. Mais une égalité de quoi ? Aristote dit qu'être juste en respectant l'égalité revient à rendre à chacun son dû. Or ce dernier point doit être précisé en fonction des situations. Aussi faut-il faire une distinction importante entre deux espèces de justices :
- La justice corrective concerne toutes les transactions entre particuliers et réclame une égalité mathématique. Un échange économique est juste lorsque la valeur des biens échangés est strictement égale, sinon c’est un vol. La volonté qu’il y ait réparation après un crime ou un délit relève de cette même justice.
- La justice distributive concerne quant à elle le rapport qui peut exister entre les individus et la société, et donc finalement la question de la répartition des biens et des avantages entre les membres d'une même communauté politique. Ici, une égalité mathématique ne pourrait conduire qu’à une injustice, il faut donc préférer une égalité proportionnelle : la justice consiste donc à traiter de manière inégale des facteurs inégaux. Serait-il juste de fixer le même impôt pour tous ? Nous pouvons donc partager un gâteau en dix parts égales ou le distribuer en fonction de chacun. Mais dans le dernier cas quel sera alors le principe du calcul des parts ? (Qui aura la plus grosse part ? Le plus gros, le plus affamé, le plus gentil...?)
La question de justice est donc essentiellement une question d'évaluation, de discernement, bref de jugement, ce qu'Aristote résume par le terme d'équité. Pour être juste, il ne suffit pas d'appliquer strictement la loi ou de respecter une parfaite égalité, encore faut-il savoir interpréter la loi ou évaluer la bonne proportion.