Le travail et la technique/Le travail comme malédiction

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Nous avons vus que la technique, rendant notre travail efficace, va nous libérer de la nature mais aussi du travail lui-même. À quelle liberté parvient-on ? Quel est l'objectif du développement technique ?

Le travail comme malédiction
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Chapitre no 2
Leçon : Le travail et la technique
Chap. préc. :Introduction
Chap. suiv. :L'humain est homo faber
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Le travail et la technique/Le travail comme malédiction
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L'enseignement des mythes

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Quand ils abordent la question du travail, comme dans le mythe de Prométhée, ils la présentent comme une malédiction, une punition divine, relevant de la fatalité. Ils expriment aussi à la fois que le travail est nécessité naturelle et contre-nature, car l'homme ne semble pas fait pour travailler, le travail est corvée, labeur, peine. Dans la Génèse, il est dit que le travail est conséquence du péché originel : "Le sol sera maudit à cause de toi [...] à force de peine [...] produire épines et ronces [...] gagnera le pain à la sueur de ton visage [...] tu es poussière et tu retourneras à la poussière".

L'humain doit donc engager une lutte contre la nature qui aura pour forme le travail : alors que la nature semble tout donner à l'animal, l'homme naît démuni, et doit donc de lui-même transformer la nature pour l'adapter à ses besoins. Le travail semble être aussi un effort permanent contre l'attraction de la terre autrement dit la mort.

Si le travail est punition, il n’est pas conforme à la nature humaine. Rousseau, dans son Essai sur l'origine des langues dit que les hommes sont naturellement indolents (au sens d'inertes, résistants face à une activité comme le travail) et se plaisent à ne rien faire. C'est seulement lorsqu’ils vivent en société que l'inquiétude de l'avenir va les rendre actifs. Dans une société, il faut faire montre d'une certaine performance, avoir des caps à franchir, imposés par l'inquiétude.

Mais il reste au fond de chacun de nous deux tendances fondamentales : le désir de se reproduire et l'oisiveté. Après l'amour, ne rien faire est ce que l’on préfère. C'est pourquoi, même en société, "c'est encore la paresse qui nous rend laborieux", si nous travaillons autant, c’est pour ne plus travailler.

Le mépris du travail chez les philosophes de l'antiquité

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Contrairement à ce que croient beaucoup d'historiens et certains philosophes comme Marx, ce n’est pas parce que le travail était la tâche des esclaves que les grecs méprisaient le travail; en réalité, c’était le raisonnement inverse[1]: c’est parce-que le travail est un asservissement qu’il dévalorise les humains; il n'y en a pas un fait pour l'esclavage, par contre, le travail entraîne une transformation de la nature humaine, une dégradation. L'esclavage n’est pas institué par soucis du gain, mais par celui d'échapper à la nécessité naturelle. Voilà pourquoi Aristote, tout en justifiant l'esclavage, rêve d'un monde technique où il n'est plus besoin d’utiliser d'esclaves, où le travail ne dégraderait aucun humain.

Aristote part d'une distinction entre praxis et poësis :

  • Praxis désignant les activités immanentes (n'engendrant pas de modification en dehors de nous-même), qui ont pour fin d'accomplir notre nature, permettant d’être autrement
  • Poësis désignant l'action productrice d'objets extérieurs

Aristote n'assimile pas le travail à la poësis, ni à la praxis, il le considère comme faisant partie des deux catégories, car le travail a une action modificatrice à la fois sur le réel et sur la nature humaine. Aristote préfère à l’idée du travail et à la nécessité l’idée de loisir et de liberté. Mais il ne faut pas confondre les différents sens du loisirs : dans le sens commun, le loisir correspond au moment du jeu et de la détente, ou encore un temps pour consommer, et donc tout loisir est un temps pour récupérer du travail, permettant de conserver un certain rendement, ou encore le temps qui n’est pas passé à travailler est utilisé pour l'usage du fruit de notre travail. Ainsi, loisir et travail sont les deux phases d'une même activité, car le travail n'a pas de valeur en lui-même, et nous ne pouvons travailler éternellement : le jeu et la détente n'ont donc pas d'autres buts que le travail lui-même[2].

Aristote conçoit différemment le loisir, comme étant l’ensemble des activités faites pour elles-mêmes, qui ne sont pas nécessaires. Nous pouvons les choisir, et c’est là que nous sommes réellement libres. Le loisir n'est donc pas nécessaire mais essentiel, dans le sens où il concerne notre être, notre nature et son développement (les arts, la philosophie ne sont pas nécessaires). Cependant, le loisir ne semble pas incompatible avec le travail : la réalisation d'un chef-d'œuvre, le plus souvent, a demandé un travail énorme à l'artiste; tout comme la philosophie demande un effort de réflexion...

La technique comme moyen de se libérer du travail

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Aristote, dans La Physique (Livre II, Chapitre 8), dit : "L'art en général (=la technique), ou bien imite la nature, ou bien exécute ce que la nature est dans l'impossibilité d'accomplir." Cette phrase ne peut être entièrement comprise sans le concept d'imitation qu'Aristote rend central. Par définition ce qui n'est que ressemblant, n’est pas identique, donc l'imitation n’est pas une simple reproduction. Cependant, la technique n’est pas la tentative de refaire ce que la nature accomplit, car dans l’idée d'imitation, il y a la ressemblance mais aussi la différence.

Ainsi, la nature va nous servir de modèle pour produire nos propres objets, mais les choses naturelles ne sont pas de simples plans à suivre, la nature va inspirer nos plans de construction, car la production technique suppose que nous ayons compris au préalable la nature et ses lois afin de produire des objets efficaces. Cette compréhension permet aussi d'inspirer de nouvelles idées, par exemple les combinaisons de nageurs sportif ayant une structure analogue à celle des peaux de requins. Dans le fait d'exécuter ce que la nature ne peut faire, il y a deux choses :

  • Premièrement, la technique est le moyen par lequel l'humain va augmenter les effets ou détourner à d'autres fins les activités de la nature. Ainsi le marteau augmente la force de notre bras, et l'irrigation est bien un détournement de l'écoulement l'eau, en vue de cultiver des terres qui ne seraient pas fertiles sans ce moyen.
  • Deuxièmement, à cause de la technique, il existe une rivalité humain/nature.

L'homme, en inventant et produisant des choses qui n'existent pas, imite encore la nature, qui invente aussi, comme en témoignent les mutations génétiques. Les objets artificiels peuvent être alors comparés à ceux de la nature car tout en étant très différents, ils peuvent rivaliser en termes d'effet et de capacités, et ce ne sont pas toujours les créations techniques qui ont le dessus (par exemple, certaines molécules contre le cancer ne peuvent être produites que par de petites fleurs et toute notre industrie, si gigantesque soit-elle, en est incapable)

Puissance de la technique

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21 siècles après Aristote (donc au XVIIe siècle), Descartes prolonge son raisonnement. Il devine, dans la forme moderne de la science qu’il met sur pied, le moyen de développer de manière indéfinie la technique, permettant d'obtenir une domination sur la nature. À partir de deux intuitions fondamentales :

  • Tout, dans la nature, peut être réduit à un mécanisme
  • La science doit être considérée comme une technologie du réel

La première intuition prend le contre-pied d'Aristote, qui disait que l'étonnement est le moteur de la connaissance, en démontrant que la condition pour progresser dans le savoir consiste à postuler qu’il n'y a rien d'étonnant ni d'admirable dans la nature. Aucune exception, aucun mystère, aucune puissance cachée ne peut y exister, sinon, par avance, la science n'a aucune raison d'être.

En effet, les sciences depuis Descartes, nous font découvrir la nature comme étant un vaste empire de la banalité, une grande machinerie. À l'origine de cette réflexion, il y a eu l'expérience des automates rendant compte de l'ingéniosité des humains pour produire des artifices (combinaisons habiles de techniques). Par l'artifice technique, on peut produire des effets semblables à la nature, il est alors probable que la nature dissimule son propre artifice, semblable à celui des humains. Raisonnement justifié par le principe de causalité. Ainsi nous devons, pour l'appréhender, considérer que la nature imite la technique des humains, et pas l'inverse comme le dit Aristote.

La nature, le modèle, doit donc être considéré à l'image de son image : le corps est une machine, le cœur une pompe, les muscles des ressorts, les veines une tuyauterie... À chaque fois, l'artifice représente le modèle pour décrire la nature. Évidemment, la complexité des créations humaines est moindre que celles de la nature, il existe un écart infini entre l'humain et Dieu. C'est d'ailleurs cette complexité qui donne l'illusion d’avoir affaire à autres chose que des machines naturelles.

Mais selon Descartes, il existe une exception, celle de la conscience et de l'esprit, qui ne peut être expliquée comme un mécanisme. Nous sommes des machines mais nous sommes essentiellement une conscience qui peut réfléchir sur cette machinerie. Le grand mystère est de savoir pourquoi et comment existe l'esprit, sa présence métaphysique, dans un monde physique.

La deuxième intuition, la science est une technologie du réel, est en corrélation avec la première. Descartes est obsédé par la vérité, car il a le soucis d’agir efficacement dans le monde; la science ne devrait être développée que si elle a des applications pratiques; par conséquent le fait que la science n'émette pas la vérité, mais des théories de plus en plus vraisemblables importe peu, du moment qu'elle permet d'obtenir les effets désirés.

Quelle conséquence de ces deux intuitions ? La possibilité "de se rendre maître et possesseur de la nature" : non-seulement l'invention d'artifices mais aussi de repousser les limites de la mort et de toujours savoir comment agir à chaque instant de nos vies. Les sciences, en rendant la technique efficace, arrachent l'humain à la malédiction évoquée plus haut. En considérant les réalités de la nature, et en particulier le corps humain, comme des mécanismes, les progrès vont nous permettre d’en disposer et de les utiliser comme s'il s'agissait de nos propres machines.

Références

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  1. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne
  2. Jean Baudrillard, La Société de consommation "L’apparent dédoublement dans le temps de travail et temps de loisir [...] est un mythe"