Introduction à l'anthropologie/Qu'est-ce que l'anthropologie ?
Étymologiquement parlant, le mot anthropologie se décompose en deux parties. Tout d'abord le préfixe « anthropo- » issu du mot en grec ancien « ánthrôpos » traduit en français par le mot « humain », ensuite, le suffixe « -logie » qui fait référence au mot « lógos », toujours du grec ancien, et qui se traduit par le mot « discours ». Au sens propre et lorsqu'il se présente sans adjectif, le mot anthropologie désigne donc un « discours sur l'être humain »[1].
Or, il faut bien reconnaître qu'il y a de nombreuses manières d'établir un discours sur l'être humain. On peut le faire en se concentrant sur l'évolution physique et biologique du genre Homo, comme on le fait en anthropologie physique, ou bien en s'intéressant aux corps actuels, comme le fait la médecine. On peut aussi le faire à la manière des psychologues qui se concentrent sur les aspects psychiques et individuels, ou encore comme les sociologues, les économistes et les politologues qui s'intéressent à l'organisation des groupes humains de manière contemporaine, etc.
De nos jours cependant, lorsqu'on utilise isolément le terme « anthropologie », c'est très souvent pour désigner l'anthropologie sociale et culturelle, cette discipline qui s'intéresse à l'humain sous ses aspects culturels et sociaux dans une perspective contemporaine. Pour ce faire, les chercheurs ont pour habitude de recourir à l'ethnographie. Soit une pratique qui consiste à produire des observations de terrain et des analyses issues d'une participation active à la vie quotidienne des communautés étudiées.
Cette méthode d'acquisition du savoir, très prisée par les anthropologues, se désigne couramment par l'expression « observation participante ». Les travaux ethnographiques fournis par cette méthode sont ensuite comparés entre eux et analysés dans une sous-branche de l'anthropologie que l'on appelle l'ethnologie[2]. Suite à quoi, l'anthropologie dite fondamentale, travaille sur une synthèse des connaissances sur l'humanité en vue d'en distinguer des théories, principes et fondements.
L'ethnographie et l'observation participante sont des pratiques relativement récentes au regard de l'apparition des êtres humains sur Terre. C'est Johann Friedrich Schöpperlin, semble-t-il, qui utilisa pour la première fois le terme ethnographie en 1767[3], tandis que Frank Hamilton Cushing introduit l'idée d'être participant (participator), lorsqu'il décrit ses activités de recherche au sein du peuple amérindien zuñi du Nouveau-Mexique, dans un article intitulé : The Zuni Social, Mythic, and Religious Systems[4], publié en 1882.
Avant cela et au cours de l'année 1800, Joseph-Marie de Gérando, un philosophe reconnu à ce jour comme l'un des précurseurs de l'anthropologie moderne, avait déjà publié au sein du journal de la société des observateurs de l'homme un article qui avait pour titre : Considération à suivre dans l'observation des Peuples sauvages. Dans ce texte il écrivait : « le premier moyen pour bien connaître les Sauvages, est de devenir en quelque sorte comme l'un d'entre eux[5] ; et c'est en apprenant leur langue qu'on deviendra leur concitoyen »[6].
Il fallut ensuite attendre le début du 20ᵉ siècle pour que la méthode de l'observation participante devienne populaire en anthropologie sociale et culturelle. À l'origine de cet engouement, il y eut Les Argonautes du Pacifique Occidental[7], un ouvrage populaire écrit par Bronislaw Malinowski en 1922. Dans ce livre, l'anthropologue polonais expliquait effectivement comment, des années durant, il avait observé et partagé le quotidien des Trobriandais de Nouvelle-Guinée dans le cadre de ses recherches anthropologiques.
Moins de trois cents ans de pratique de l'ethnographie et de l'observation participante ont ainsi permis de récolter une importante quantité d'informations sur la vie sociale et culturelle des communautés humaines. Cependant, ces quelques centaines d'années représentent peu de choses quand on sait que les plus anciens fossiles de l'espèce Homo sapiens, retrouvés sur le site de Djebel Irhoud, datent d'environ 300 000 ans avant notre ère[8]. Voici pourquoi sans doute, certains anthropologues, à l'image d'Alain Testart, se sont intéressés aux travaux d'historiens et d'archéologues, pour en tenir compte au sein de leurs analyses.
Parmi les documents historiques les plus précieux pour les anthropologues, on retrouve de nombreux récits d'explorateurs, de colonisateurs, d'aventuriers, ou même de simples écrivains qui ont pris la peine de décrire la vie des peuples au sein desquels ils ont vécu. Grâce à tous ces textes et selon les sujets qu'ils traitent, on peut alors confronter les données ethnographiques contemporaines à des observations historiques plus anciennes. Cela permet notamment de développer une argumentation plus solide au sein des débats théoriques, et même dans certains cas, de remettre en question des théories existantes.
Mais à nouveau, les plus anciennes formes d'écriture connues à ce jour furent retrouvées en Mésopotamie sur des tablettes en argiles datées de 3 500 ans av. J. -C[9]. Ce qui signifie donc que l'histoire et aussi la protohistoire des peuples sans écriture mentionnés par des personnes lettrées, en tant que période d'observation de l'humain, ne couvre finalement qu'un pour cent du temps de d'existance des Homos sapiens. Les 99 % restants font de ce fait partie de ce que l'on appelle couramment la préhistoire, soit une époque qui se termine avec l'invention de l'écriture et qui commence avec l'apparition des premières traces humaines retrouvées lors de fouilles ou suite à l'exploration de zones peu accessibles.
Ces traces sont des os, des dents ou autres restes humains qui ont résisté à la dégradation par le temps, mais aussi tout type d'objets fabriqués par les humains, que l'on appelle artefacts. Parmi ceux-ci, on retrouve une diversité pouvant aller du simple éclat de pierre à des édifices de grandes complexités, en passant par tout un ensemble d'outils fabriqués dans des matières imputrescibles.
C'est à l'archéologie que revient la tâche d'en faire la récolte, l'inventaire et l'analyse, avec pour objectif de produire des affirmations et théories sur le passé des êtres humains et sans que ce passé ne se limite forcément à la préhistoire. Cela en sachant qu'en cas d'absence d'observation directe et de documents écrits pour situer l'usage des artefacts retrouvés, les archéologues sont exposés à certains biais d'interprétation. Par exemple : en « exagérant grossièrement l'importance de l'outil et minimisant celle du savoir-faire »[10].
Puis, pour des temps plus reculés encore, où les restes humains font place aux fossiles, c'est alors à la paléoanthropologie que revient la tâche d'étudier le passé des humains. Ceci parfois, avec une aide précieuse apportée par la paléogénétique, de la même manière que l'archéogénétique vient au secours des archéologues.
En 2014 par exemple, un séquençage complet du génome de l'homme de Ust-Ishim, un Homo sapiens décédé il y a 45 000 ans dans une vallée de Sibérie, a permis de découvrir que cet homme était physiquement très proche de notre apparence actuelle. À tel point que selon les estimations de Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à la Société Max-Planck pour le développement des sciences, son « visage est celui d'une personne que vous pourriez aisément croiser dans le métro ou dans la rue »[11].
Ce transfert apparaît comme une spécificité de l'être humain liée au maintien de l'altricialité de son cerveau durant l'enfance. La poursuite du développement cortex cérébral permet ainsi l'apparition de nouvelles capacités cognitives transmises de générations en génération, ainsi que le développement de comportements sociaux très élaborés[12]. D'ailleurs, selon les recherches sur la stabilisation sélective des neurones[13], une compétence cognitive génétiquement présente chez le nouveau-né, mais qui n'est pas stimulée durant sa croissance, disparaît à jamais. Un phénomène qu'illustrent parfaitement certains enfants sauvages ou séquestrés dont les retards mentaux sont irrécupérables[14].
Tout cela justifie l'importance qu'il faut accorder à la culture et à son évolution dans le cadre de l'étude des êtres humains. Malheureusement, si les récoltes minutieuses et abondantes d'informations produites par les ethnographes permettent d'étudier en détails les variations sociales et culturelles contemporaines, on ne peut pas dire autant des textes anciens et encore moins des informations récoltées par les archéologues et paléoanthropologues.
Plus on remonte dans le temps, plus l'information devient lacunaire et insuffisante pour établir des théories inébranlables sur ces changements apparus chez l'humain. Ce que l'on peut faire toutefois, c'est croiser les travaux contemporains produits par les ethnographes et ethnologues au sujet des communautés de chasseurs-cueilleurs, dans le but d'établir des analogies avec les organisations sociales et culturelles des peuples vivant au cours du paléolithique, du mésolithique et du néolithique.
Une telle pluridisciplinarité permet d'apporter des significations sociales et culturelles aux objets et traces récoltées par l'archéologie et la paléoanthropologie. Cela en tenant compte que les informations récoltées par ces disciplines ainsi que celles produites par les généticiens sont généralement plus fiables et objectives que celles obtenues par le biais d'interviews, de comptes-rendus, ou même d'observation participantes directes. Les traces laissées par l'humain, y compris dans son code génétique, resteront de fait toujours plus objectives que le discours situé et sujet à une interprétation personnelle.
Produire un discours correct sur l'humain implique donc de faire un recoupement entre des savoirs récoltés au sein de nombreuses disciplines. Cela permet d'éviter la spéculation, la fabulation ou la falsification du passé dans un but idéologique. Grâce aux nouvelles informations fournies par la génétique, des techniques de datation, de télédétection ou autres, certaines croyances sur le passé des êtres humains peuvent ainsi être revues.
En faisant l'impasse sur l'histoire des courants et des théories[15], il reste enfin à signaler que l'anthropologie et l'ethnologie se déclinent dans de nombreux sous-domaines. On parle effectivement d'anthropologie du corps, de la religion, de la mondialisation, du numérique, mais aussi d'ethnoliguistique, d'ethnomusicologie, d'ethnobotanique, et même d'anthropologie de la santé, d'anthropologie médiale et d'ethnomédecine, sans qu'il soit vraiment possible de distinguer les différentes apporches, si ce n'est d'un point de vue historique[16].
Toutes ces dénominations illustrent à nouveau la diversité des approches nécessaires pour cerner l'ensemble des activités humaines. Elles nous invitent aussi finalement à comprendre que ce qui distingue l'anthropologie des autres sciences et disciplines, c'est surtout sa méthode, et ce bien plus que son objet d'étude. Contrairement aux méthodes d'observations passives basées sur la collecte d'informations visuelles et auditives et parfois de témoignages, l'observation participante, durant une longue période de préférence, permet d'avoir une connaissance beaucoup plus intime des groupes et cultures que l'on étudie. En expérimentant dans son propre corps ce que les gens vivent, on en arrive ainsi à comprendre très précisément leurs ressentis, tout en s'imprégnant de leur imaginaire par la connaissance de leur langue et leurs pratiques journalières.
Comme autre spécificité, l'anthropologie est aussi une science inductive bien plus que déductive, puisque c'est au départ de situations particulières qu'elle construit des théories générales. Elle est aussi finalement une science réflexive, puisqu'elle inclut dans ses analyses la posture et le comportement de ses chercheurs et chercheuses, soit des êtres humains eux-mêmes impliqués dans les phénomènes culturels et sociaux qu'ils étudient.
Avant de terminer la découverte de ce qui se cache derrière le mot anthropologie, il reste enfin à signaler que l'anthropologie est une sciences en constante évolution. Elle peut être résolument tournée vers le futur et non seulement vers le passé et permet aussi de faire preuve d'un certain engagement politique. En voici trois illustrations : L'anthropologie numérique, un domaine en constante évolution, l'anthropologie prospective, qui se questionne sur l'avenir des sociétés humaines et l'anthropologie anarchiste, qui tient un discours sur l'anarchie en tant qu'organisation politique originelle.
Mots-clefs
modifierÉtymologie - diversité des approches - anthropologie sociale et culturelle - ethnographie - ethnologie - observation participante - sources contemporaines, historiques et préhistoriques- archéologie et archéogénétique - paléoanthropologie et paléogénétique - importance du changement culturel - pluridisciplinarité - pièges logiques et idéologiques.
Notes et références
modifier- ↑ Contrairement au terme anthropogogie remplacé par celui d'andragogie, qui signifie un enseignement destiné aux adultes, bien qu'il serait plus juste de dire aux êtres humains.
- ↑ Marc Augé et Jean-Paul Colleyn, L'anthropologie: « Que sais-je ? » n° 3705, Presses Universitaires de France, 2009-03-11 (ISBN 978-2-13-057427-9) [lire en ligne]
- ↑ Hans Vermeulen, Early History of Ethnograph and Ethnolog in the German Enlightenment: Anthropological Discourse in Europe and Asia, 1710–1808, Leiden, Privately published, 2008
- ↑ Frank Hamilton Cushing, « The Zuni Social, Mythic, and Religious Systems », dans Popular Science Monthly Volume 21 June 1882 (lire en ligne)
- ↑ Mot retranscrit tel-quel dans son orthographe ancienne.
- ↑ Joseph-Marie de Gérando, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l'observation des peuples sauvages, 1800 [lire en ligne]
- ↑ Malinowski, Bronislaw, Les argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963 (OCLC 954049132)
- ↑ Jean-Jacques Hublin, Abdelouahed Ben-Ncer et al., New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens, Nature, juin 2017
- ↑ Jean-Jacques Glassner, Écrire à Sumer, l'invention du cunéiforme, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 304 p. (ISBN 2-02-038506-6), p. 65
- ↑ Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, Editions Gallimard, 2017-03-16 (ISBN 978-2-07-271180-0)
- ↑ Jean-Jacques Hublin, « Une nouvelle découverte remet en cause l'évolution de l’Homo sapiens », sur National Geographic, (consulté le 6 octobre 2022)
- ↑ Joel Candau, « Altricialité », Anthropen, 2018-09-08 (ISSN 2561-5807) [texte intégral lien DOI (pages consultées le 2022-12-02)]
- ↑ Jean-Pierre Changeux, Philippe Courrége et Antoine Danchin, « A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 70, no 10, 1973-10, p. 2974–2978 (ISSN 0027-8424 et ISSN 1091-6490) [lien PMID lien DOI]
- ↑ Lucienne Strivay, Enfants sauvages: approches anthropologiques, Gallimard, 2006 (ISBN 978-2-07-076762-5)
- ↑ « Qu'est-ce que l'anthropologie ? », sur www.scienceshumaines.com (consulté le 10 février 2025)
- ↑ https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/sci_hum/03211.pdf
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