Recherche:Wikipédia, un média de colonisation culturelle
Par Lionel Scheepmans (2016)
Introduction
modifierDans un contexte de mondialisation incessante, les questions de néo-colonisation refont parfois surface (Cornu et Mezghani 2005, p. 13). Au sein de cette néo-colonisation, l’idée de colonisation culturelle mise en œuvre par des médias tels que la télévision n’est pas nouvelle (Koffi 1973). Avec l’apparition d’Internet et des réseaux de téléphonie mobile de nouvelles questions se pose au sujet de ce dernier processus. Certains parlent de la téléphonie mobile tel un outil de développement (Barroux 2012) pendant que d’autres attireront l’attention sur le fait que « les pratiques de téléphonie mobile non seulement reflètent et reproduisent les hiérarchies sociales, mais participent également à la négociation des inégalités » (Archambault 2010). Qu’en est-il si l’on se pose la question au niveau de Wikipédia ?
Questions éthiques au sujet de la colonisation culturelle occidentale
modifierLes échanges culturels entre l’Occident et les régions du monde les plus pauvres économiquement parlant, peuvent parfois être lourds de conséquences. Voici par exemple un récit qui peut en témoigner :
- « En quelques années, tout change. Face à l’afflux des touristes qui dépensent des sommes inimaginables, face aux images factices que déverse la télévision, les ladakhis se découvrent soudain pauvres et honteux. Les solidarités traditionnelles s’écroulent. La fascination des modèles de réussite à l’occidentale joue à plein pour faire naître des rivalités entre générations, entre paysans "arriérés" et citadins "évolués" […] Cerise sur le gâteau, une éducation complètement décalée finit le travail de sape sur une population désormais complexée, en voie de clochardisation » (Aubin 2006, p. 149).
La clochardisation d’un peuple n’est évidemment pas souhaitable. Au-delà de ça, la colonisation culturelle peut aussi poser question au vu de la disparition de connaissances parfois susceptibles de répondre aux problèmes auxquels l’ensemble de l’humanité est confronté. Les Warlis par exemple, peuple vivant dans l’ouest de l’Inde, apportent des réponses concrètes en termes de développement durable dont pourrait s’inspirer l’Occident ainsi que l’ensemble des pays émergents si la culture Warlis pouvait être aussi influente sur le reste du monde que l’est la culture Occidentale (Pereira 2010).
Le mécanisme de colonisation culturelle via Wikipédia
modifierWikipédia, qui apparait en cinquième place des sites les plus consultés sur la planète[1], est devenu une composante importante dans les flux d’informations transmis via le net. Sa situation s’établit en quasi-monopole en matière d’encyclopédie et l’information qu’elle diffuse est loin d’être culturellement neutre. Bien que la neutralité de point de vue fasse part des piliers fondateurs du projet[2], son contenu est dans la pratique et dans l’observation fortement influencée, d’une part, par l’origine culturelle des contributeurs et d’autre part, par l’interdiction d’y produire des travaux inédits[3].
En effet, l’obligation pour les éditeurs de puiser leurs sources dans ce qui est édité par des organismes reconnus et majoritairement orchestrés en Occident constitue un biais fatal au sein des différents projets linguistiques de Wikipédia. Au sein de l’encyclopédie s’installe ainsi un cercle économique vicieux rendant la reconfiguration des réseaux et des hiérarchies dans la production de la connaissance difficile[4]. Puisque la diffusion de la connaissance doit se faire sur la base de sources secondaires préalablement éditées par des organismes reconnus, étant donné que la reconnaissance institutionnelle d’un organisme est propre à la culture occidentale et vu que l’édition du savoir a un coût en termes de publication, il en résulte que le savoir des peuples économiquement pauvres trouve donc plus difficilement sa place au sein de l’encyclopédie. Ceci a pour résultat que la connaissance diffusée au sein de Wikipédia est donc majoritairement produite par les populations riches et occidentales. Si cette diffusion de la connaissance était limitée à la sphère culturelle occidentale, l’idée de colonisation culturelle ne serait pas pertinente au sujet de Wikipédia. Mais il s’avère que le contenu de l’encyclopédie est de plus en plus utilisé dans les pays pauvres économiquement parlant et non occidentaux, notamment via des programmes d’appuis à la diffusion tels que Wikipédia Zéro[5].
Une série de cartes datant de 2011, permettent de visualiser ce processus de colonisation culturelle :
Conscient de ce problème, la Fondation Wikimedia développe, dans son plan stratégique en vue de l’année 2015, différentes actions visant à établir une meilleure répartition géographique des contributeurs actifs dans ses projets[6]. C’est ainsi qu’un projet de recherche stratégique sur les citations orales fut mis en œuvre[7] sans succès malheureusement, car celui-ci se trouve actuellement à l’état d’abandon. Parallèlement à ceci, le projet Wikipédia Zéro emporta une grande adhésion. Mais, si la réussite de ce projet rend le contenu de Wikipédia accessible à un grand nombre de personnes disposant de peu de ressources financières, aucune garantie ne peut être offerte quant à leurs possibilités de participer aux processus éditoriaux mis en œuvre au sein des projets. Même si techniquement l’édition était possible, l’inconfort d’éditer un article via un smartphone bas de gamme restera toujours présent. Car avoir l’accès gratuit à l’encyclopédie est une chose, mais se procurer le matériel pour y contribuer de façon confortable en est une autre. Il est donc probable que ce programme ait finalement pour conséquence de renforcer le phénomène de disparité de diffusion culturelle au sein des peuples en rendant accessible Wikipédia au sein des milieux défavorisés sans pour autant leur offrir une réelle capacité de modifier son contenu.
Perspectives
modifierDiverses stratégies pourraient voir le jour dans le but de rétablir un équilibre culturel « lecture-édition » au sein de l’encyclopédie Wikipédia.
Une première idée serait par exemple d’installer ou de subventionner des locaux d’édition au sein d’établissements pédagogiques des pays déficitaires tout en motivant les utilisateurs à contribuer aux projets via, par exemple, des concours offrant des bourses d’études aux meilleurs contributeurs.
Une deuxième idée serait de réfléchir à la manière d’assouplir ou de contourner les limitations de contenu provoquées par l’obligation de faire référence à des sources secondaires pour éditer l’encyclopédie. Ceci pourrait soit se faire en apportant certains amendements aux règles établies au sein de Wikipédia soit en faisant la promotion et le développement d’activités au sein des projets frères, tel que Wikiversité par exemple, où la production de travaux inédits est autorisée[8]. Par extension, les informations contenues dans les sources secondaires produites au sein des projets frères, si elles sont reconnues par la communauté Wikipédia, pourraient dès lors être intégrées dans le contenu de l’encyclopédie.
Bien d’autres solutions peuvent probablement être envisagées dans le but de traiter les problèmes soulevés par cet article. Les idées seront toujours les bienvenues, mais leur développement et leur mise en pratique, seront toujours liés à la gouvernance des projets ; en espérant que cette gouvernance puisse s’inspirer de réflexions éthiques tel que celle-ci.
Note et références
modifier- ↑ Information récoltée sur web-hobbies.com.
- ↑ Plus d’informations sur ce sujet disponible sur la page Wikipédia:Neutralité de point de vue
- ↑ Plus d’informations sur ce sujet sont disponibles sur la page Wikipédia:Travaux inédits
- ↑ (Graha, Straumann et Hogan 2015)
- ↑ Le programme Wikipedia Zero vise à offrir à la population d’un pays un accès gratuit à Wikipédia ou parfois l’ensemble des projets de la fondation grâce à une convention établie avec un opérateur de téléphonie mobile. Plus d’informations sur ce sujet sont disponibles sur la page dédiée à Wikipedia Zero publiée sur le site de la Fondation Wikimedia
- ↑ Voir à ce sujet les pages 12 & 13 du Strategical plan through 2015 .
- ↑ Voir à ce sujet la page du projet sur le site MetaWiki : https://meta.wikimedia.org/wiki/Research:Oral_Citations
- ↑ Pour plus d’information au sujet de Wikiversité, voir la page d’accueil du projet francophone.
Bibliographie
modifier- Archambault, Julie Soleil (2010)
Julie Soleil Archambault et Nadine Machikou Ngaméni 89231, La fièvre des téléphones portables : un chapitre de la “success story” mozambicaine ?, vol. N° 117, 2010 (ISSN 0244-7827) [lire en ligne], p. 83–105
- Aubin, Jean (2006)
Jean Aubin, Croissance : l’impossible nécessaire, Saint-Thurial, Planète Bleue Editions, 2006 (ISBN 9782951953635) [lire en ligne]
- Barroux, Rémi (2012)
Rémi Barroux, Le téléphone mobile, un outil de développement, 2012-07-18 (ISSN 1950-6244) [lire en ligne]
- Graham, Mark (2015)
Mark Graham, Ralph K. Straumann et Bernie Hogan, Digital Divisions of Labor and Informational Magnetism: Mapping Participation in Wikipedia, vol. 105, 2015-11-02 (ISSN 0004-5608) [lire en ligne], p. 1158–1178
- Koffi, Atta (1973)
Atta Koffi, Télévision et colonisation culturelle en Afrique Noire, vol. n° 88, 1973 (ISSN 0032-7638) [lire en ligne], p. 98–112
- Pereira, Winin (1992)
Winin Pereira, The Sustainable Lifestyle of the Warlis, Kolkata (India), Eathcare Books, 2010 (ISBN 8185861404)