De la propriété au commandement/De la propriété aux inégalités sociales suite aux techniques de conservation de la nourriture

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Dans son ouvrage intitulée Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités[1], Alain Testart soutient cette thèse selon laquelle ce n'est pas tant la sédentarisation, l'adoption de l'agriculture et de l'élevage, ou autrement dit la révolution du néolithique⁣⁣, qui serait à l'origine des inégalités sociales entre les êtres humains, mais bien l'invention des techniques de conservation de la nourriture.

De la propriété aux inégalités sociales suite aux techniques de conservation de la nourriture
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Chapitre no 6
Leçon : De la propriété au commandement
Chap. préc. :Considérations sur la notion de propriété
Chap. suiv. :Les origines de l'État
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Il est vrai que sans moyens de conservation, l'accumulation de moyen de subsistance est fortement limitée dans le temps, et ce, particulièrement dans les régions du monde ou la température et l'humidité ambiante provoque la putréfaction rapide des matières organiques.

Dans de telles conditions, les personnes revenant de la chasse, de la pêche ou de la cueillette avec une certaine quantité de nourriture ont tout intérêt à partager celle-ci pour ne pas gaspiller un surplus qui pourrait profiter au reste de la communauté. Dans de telle société de chasseurs-cueilleurs, le partage de ce qui est comestible semble donc une chose naturelle et peu propice au développement d'un sentiment de propriété privée ou privative en ce qui concerne la nourriture pour le moins.

Avec l'arrivée des techniques de conservation des aliments, il en devient tout autrement, puisque l'on peut conserver et stoker la nourriture à des fins strictement personnelle. Cette évolution majeur dans l'organisation des sociétés humaines permis ainsi l'apparition d'inégalités en faveur de ceux qui réussissent prendre possession et à stocker le plus de nourriture.

Dans ce nouveau contexte, on peut alors imaginer que les plus démunis, pour ne pas mourir ou souffrir de la faim, sollicitent les propriétaires de stock alimentaires suffisant pour en permettre le partage. Une situation qui fait apparaitre un endettement favorable aux détenteurs de nourriture et défavorable aux à ceux qui ne parviennent pas à s'en procurer. Selon l'organisation sociale du groupe ou de la société, dans laquelle ils vivent, les personnes qui ne peuvent subvenir à leur existence pour des raisons diverse (incompétence liée à l'âge, tabou, etc.) peuvent se retrouver littéralement à la merci des propriétaires.

D'un système supposé originellement basé sur le partage et la solidarité, les techniques de conservation des aliments, auraient ainsi permis la mise en place d'un système basé sur le don et l’endettement. Un sujet traité en détail par l'anthropologue anarchiste David Graeber dans son ouvrage intitulé Dette : 5000 ans d'histoire[2].

Ce changement de paradigme au sein de notre humanité aura ensuite entrainé certaine forme de compétitivité qui n'existaient pas au par avant. Comme exemple des plus spectaculaires, il y a certainement les cérémonies du potlach qui consistent à entretenir une guerre de rivalité au travers des démonstrations ostentatoires de distribution et la destruction de nourriture, d'artéfacts et autres types de richesse.

Ce type de cérémonie, ainsi que la notion du don, furent longuement discutés en anthropologie depuis la publication du célèbre ouvrage de Marcel Mauss, anthropologue français et sympathisant socialisme révolutionnaire, intitulé Essais sur le don[3]. Car contrairement au partage, que l'on observe communément dans la nature au niveau de l'eau et de l'air, qui sont pourtant les éléments les plus indispensables à la survie de toutes espèces vivantes, le don apparait comme un phénomène à la fois plus complexe et plus ambigu. Car lorsque que quelque chose est donné, il y a en effet un transfert de propriété, alors que la propriété, comme vu précédemment, est un concept précisément peu naturel en soi et dont la pertinence peut être remise en cause au départ d'une argumentation relativement simple.

Ensuite, qui dit don, dit bien souvent réciprocité, au travers d'un endettement explicite ou implicite, économique ou morale, selon la célèbre formule de Marcel Mauss qui spécifie que le don appel le « contre-don ». Un contre-don ou autrement dit une dette dans le chef du receveur, qui devra s'acquitter un jour ou l'autre.

Lorsque les dettes s'accumulent, il peut alors devenir difficile, pour soi-même et pour les membres de sa famille dont on assure la subsistance, de ne pas rentrer dans un rapport de servitude, ou plus exactement de péonage, au profit de ses créanciers et au déficit de sa propre autonomie alimentaire. Puis, si la dette devient récurrente ou trop élevée pour prétendre à un quelconque remboursement, le péonage peut alors se transformer en servitude involontaire, dans les sociétés qui autorise l'esclavage.

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), un des pères de l'anarchisme, écrivait en 1840 dans son premier ouvrage majeur titré : Qu'est-ce que la propriété ? que « le travailleur n'est pas même propriétaire du prix de son travail, et n'en a pas l'absolue disposition. [...] ce qui est accordé au travailleur en échange de son produit ne lui est pas donné comme récompense d'un travail fait, mais comme fourniture et avance d'un travail à faire. »[4].

Si l'on replace cette affirmation à l'époque à laquelle elle fut formulée, la condition de prolétaire s'assimilait donc à celle des péons. Des travailleurs agricole dépossédé de terre et entièrement tributaire d'un patron propriétaire pour garantir sa subsistance et celle de sa famille au sein des anciennes haciendas et latifundium[5].

Dans son ouvrage portant le titre L’esclave, la dette et le pouvoir[6], Alain Testart aborde en détails ce qu'il vient d'être dit, tout en mettant en évidence que certaines sociétés humaines, en Afrique subsaharienne notamment, pratiquaient l'esclavage interne. C'est-à-dire qu'elles autorisaient à mettre en esclavage des membres de leur propre communauté en raison suite à un meurtre par exemple, ou une dette insolvable. Autant de cas de figure ou la personne, sa femme ou son enfant servait de compensation dans une sorte de transfert de propriété. Une chose qui resta tabou dans les sociétés qui pratiquent l'esclavage externe et qui veille à ce que l'esclave soit toujours une personne extérieur à la communauté qu'elle soit étatique ou religieuse.

Une telle conjoncture explique sans doute pourquoi les peuples d'Afrique subsaharienne furent particulièrement touchés par la traite des esclaves. Une véritable marchandisation d'être humains qui s'établit aux bénéfices des peuples adeptes de l'esclavage externe, qu'ils soient musulmans ou chrétiens, avec peu de sentiment de culpabilité. La pratique de l'esclavage interne dans les sociétés panafricaines, apparaissait en effet comme un trait de sauvagerie propice à la déshumanisation et la mise en servitudes forcées de millier d'hommes, de femmes et enfants.

Devenir esclave, c'est enfin perdre tous liens familiaux et donc toute appartenance à un clan, un lignage, une nation ou tout type de regroupement identitaire. Un esclave devient ainsi la propriété d'un maître qui détient, dans les cadres fixés par les lois ou règles de sa communauté, un droit de vie ou de mort sur la personne asservie. Ce qui représente donc une position hiérarchique absolue et extrême.

Pourtant, dans les faits, les esclaves n'étaient pas forcément moins bien traités que les ouvriers. L'esclave est plus précieux que l'employé dans le sens où il représente une part du capital de son maitre. Lorsqu'un esclave meurt pour cause de maltraitance, il faut remplacer sa force de travail par un nouvel achat. Si un ouvrier meurt, il suffit d'en engager un autre sans que cela provoque une perte financière.

En revanche, la mort du maître peut entraîner celle de l'esclave, au sein des sociétés dans lesquelles se pratiquait la mort d'accompagnement. Ce principe macabre avait ainsi pour conséquence radicale de fidéliser les esclaves à leurs maitres dans une posture de bienveillance afin qui meurt le plus tard possible. Un maitre pouvait ainsi avoir plus de confiance en son esclave qu'à un membre de sa famille qui pourrait convoiter sa fortune ou son statut au travers l'héritage. De l'institution de l'esclavage et des morts d'accompagnement, Alain Testart en est donc venu à théoriser sur les origines de l'état.

Références modifier

  1. Alain Testart, Les chasseurs-cueilleurs, ou, L'origine des inégalités, Société d'ethnographie, 1982 (ISBN 978-2-901161-21-9) 
  2. David Graeber, Dette: 5000 ans d'histoire, Éditions les Liens qui libèrent, 2013 (ISBN 979-10-209-0059-3) 
  3. Marcel Mauss, Essai sur le don: forme et raison de l'echange dans les sociétés archaiques, L'annee sociologique, 1923 
  4. Pierre-Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété?: ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement, A la librairie de Prévot, 1841, p. 158 
  5. Encyclopædia Universalis, « PÉONAGE », sur Encyclopædia Universalis (consulté le 28 septembre 2023)
  6. Alain Testart, L'esclave, la dette et le pouvoir: études de sociologie comparative, Errance, 2001 (ISBN 978-2-87772-213-1)