Recherche:Recherche Responsable/Annexe/"Ceci n'est pas une synthèse" mais...
Le titre complet de ce texte est : "Ceci n'est pas une synthèse"* mais une composition singulière de choses vues ou entendues lors de la 2e journée de colloque « Pour une recherche scientifique responsable » visant à argumenter une certaine vision constructiviste de la recherche et de la responsabilité individuelle tout en exposant certains désaccords afin d'en discuter avec d'autres et y répondre collectivement.
*De la même manière que l'image surréaliste bien connue, cette "hyperthèse" (autrement dit cette thèse affirmant manifestement son caractère d'opinion discutable) aurait tout aussi bien pu s'intituler "la trahison des discours" tant elle ne se veut pas être un compte-rendu fidèle mais une interprétation critique de ce qu'il s'est dit (d'après moi, son auteur) en ce jour de colloque…
Le 29 mai dernier s'est tenu au sein de l’école des hautes études en sciences sociales le deuxième des trois colloques organisés par l'association Sciences Citoyennes plaidant « Pour une recherche scientifique responsable ». Ce fut l'occasion pour certains d'entre nous de partager un point de vue concernant la responsabilité des chercheurs eux-mêmes (thème de cette deuxième journée) forgé à partir de son expérience et vision singulière de la recherche. Le texte que vous vous apprêtez à lire est une synthèse de cette journée, mais avant de vous en proposer la lecture, je[1] me dois de vous déclarer mes intentions, de vous donner à comprendre le sens de cet acte dont je me rend responsable.
Réaliser une synthèse pour poser des problèmes et poursuivre les discussions amorcées lors du colloque.
modifierComme souvent lors d'un colloque, chacun vient avec l'envie de dire quelque chose, et réciproquement, d'écouter ce que d'autres ont à dire. Et sans doute que pour être réussi, un colloque (du latin colloqui signifiant « parler avec ») doit susciter le dialogue. Peut-être même qu'il devrait se réaliser ainsi, c'est-à-dire non seulement comme une suite d'interventions programmées, mais aussi à travers de nombreuses discussions, de multiples débats entre ses participants (invités à intervenir ou non) puisque ces échanges sont la finalité même du colloque. Mais l'exercice est difficile car il faut du temps pour véritablement saisir ce qu'il se dit à chaque exposé, le mettre en lien avec sa pensée, s'en faire une opinion suffisamment construite pour tenter de la partager et ainsi amorcer le dialogue – presque autant de temps que pour préparer une intervention. Or, bien souvent, le temps nous manque... Malgré les quelques moments réservés – comme l'indique le programme – aux « échanges avec la salle » (à la fois trop courts pour certains et trop longs pour ceux qui sont déjà ailleurs... pris dans une discussion plus privée avec leur voisin ou par la perspective du déjeuner) et les tentatives de « table ronde » tendant – par irénisme sans doute – à reprendre une forme normalement rectangulaire comme le déplore Rudy Patard (sur la page wikiversité dédiée au colloque) alors qu'il était invité à y participer. Paradoxalement, c'est lors des « pauses » (donc, par définition, des moments de silence ou lorsque l'action s'arrête) que les débats se font plus intenses. Ainsi, c'est par petits groupes, en choisissant plus particulièrement ses interlocuteurs ou le sujet à débattre que l'on s'exprime, que l'on se positionne, et ce malgré tout l'inconfort du dispositif. On veut discuter, quitte à se retrouver serrés, bousculés (pas seulement intellectuellement) au pied de l'estrade, en plein milieu des escaliers ou pris entre deux rangées de sièges. Et en cela, le colloque était tout à fait réussi.
D'ailleurs, c'est suite à une discussion de ce type-là, au cours du déjeuner avec les autres intervenants et les organisateurs, que je me suis décidée à écrire cette synthèse. Alors que mes deux interlocuteurs[2] – Léo Coutellec et Rémi Barré – critiquaient à juste titre la synthèse en tant qu'exercice formaté un peu trop monotone, autrement dit lorsqu'elle est une agrégation forcée et réductrice de discours pluriels devant faire office de résumé consensuel (rendant de ce fait totalement inaudibles les voix discordantes), j'ai eu envie de défendre une autre forme de synthèse. Car celle-ci peut aussi (et devrait plutôt) être conçue comme un point de vue, autrement dit comme une sélection et un agencement particulier de choses vues ou entendues qui se trouvent alors singulièrement problématisées par son auteur de façon à construire un discours, certes partiel et partial, mais surtout cohérent et finalisé, c'est-à-dire aspirant à démontrer donc convaincre de quelque chose. C'est d'ailleurs ce qu'a décidé de faire Pierre Calame en charge de l'exercice devant finir (au sens de la finalisation plus que de la clôture) cette journée. Conscient de « la diversité des interventions et de la richesse de chacune », il a jugé nécessaire d'« adopter un point de vue ». Parce ce que je suis convaincue qu'il en est toujours ainsi, autrement dit que toute synthèse, toute étude, tout discours (scientifique ou non) est un point de vue engageant la responsabilité de celui qui le produit, c'est ainsi que je considérerai et critiquerai les autres interventions : non comme des discours de chercheurs apportant un éclairage nécessaire pour répondre à un problème, mais comme d’intrigantes opinions de citoyens à propos de la responsabilité des chercheurs.
Bien loin du compte-rendu au sens du rapport mesuré faisant la somme des événements avec exactitude factuelle[3] et retenue interprétative, il s'agira de raconter ce qu'il s'est passé avec – rassurez-vous – autant d'exigence et de rigueur argumentative que nécessaire pour que l'histoire soit convaincante. Justement, ayant choisi un mode narratif – et ce afin de me rendre entièrement responsable (en tant qu'auteur/narrateur plutôt que rapporteur/témoin) de cette histoire –, il va me falloir dramatiser ! Comprenez : il me faut poser le problème, l'élément perturbateur qui engage l'action, et mettre en scène les événements en vue de construire la fin de l'histoire, autrement dit sa morale (au sens du projet politique) ou sa finalité (la transformation qu'elle vise). En cela, la dramatisation se rapproche de la problématisation : de la formulation du problème ou de la problématique qui engage habituellement le travail scientifique. Ici, elles tendent même à se confondre à ceci près que la dramatisation me semble davantage affirmer son caractère artificiel, c'est-à-dire son travail de manipulation intentionnelle et dirigée[4] de la réalité – bien qu'il en soit exactement de même lors de la construction d'un discours normalement considéré comme scientifique. Ainsi, la "manipulation expérimentale" ou l'expérience de pensée (autrement dit la réflexion) sont, je crois, toujours à l'œuvre dans le travail scientifique, et lorsque l'on croit "faire parler la nature" ou "se confronter au réel" alors conçu comme unique et extérieur à la pensée, on ne fait que travailler à rendre naturelles nos constructions intellectuelles, nos idées, et donc à s'en déresponsabiliser.
Le problème pragmatique ou la volonté de transformer l'imaginaire économique
modifierPeut-être qu'à cet instant, avec toutes ces précautions et décisions sémantiques, je vous ai perdus... non que vous ayez perdu le fil de la narration mais que votre intérêt se soit émoussé : vous vous attendiez à autre chose. Et je comprends bien. Personnellement, cela m'arrive souvent. Peut-être auriez-vous aimé que j'attaque directement le "fond" du problème (celui de la responsabilité des chercheurs et de ce qu'on en a dit ce jour-là) plutôt que de m'embarrasser avec ce genre de problèmes "formels" (notamment le choix des mots et de leur définition que, j'en suis presque sûre, nous ne partageons pas tous... ou pas encore). Peut-être vous attendiez-vous à ce que je prenne pour acquis ce problème en forme de constat alarmiste qui introduit (et justifie) le programme de la journée :
« L'espèce humaine fait aujourd'hui peser un grand risque sur sa propre survie. Pourquoi nos connaissances scientifiques ne nous aident-elles pas à redresser la barre ? »
Si c'est le cas, je doute que nous ayons choisi d'embarquer sur le même bateau. Si vous pensez que le problème de la responsabilité peut s'affranchir d'un travail (nécessairement un peu pénible, ennuyant, car nécessitant quelques efforts pour sortir de ses propres habitudes langagières et conceptuelles) visant à se mettre d'accord sur les mots et les formulations à travers lesquels nous nous exprimons et (potentiellement) nous partageons des idées, si vous croyez que l'histoire racontée jusque-là ne traitait pas que de la responsabilité des chercheurs, si vous trouvez le temps (de lecture) long quand il y a urgence à agir, c'est sans doute que nous ne sommes pas d'accord sur le choix de notre destination, autrement dit de la société dans laquelle nous voulons vivre et que nous essayons de construire. Car si j'entends bien cet intérêt inquiet (formulé dans le manifeste de Sciences Citoyennes) pour « les risques sanitaires et écologiques » rendant insupportables l'« irresponsabilité illimitée » de certains acteurs sociaux – États, entreprises, décideurs institutionnels et politiques, chercheurs... bref, tous ceux qui "évidemment" ont du pouvoir –, je crois que ce point de vue[5] n'a justement rien d'une évidence. Puisque l'évidence désigne ce qui est immédiatement perçu par les sens ou ce qui s'impose immédiatement à l'esprit comme une vérité sans qu'il soit besoin d'en faire la démonstration (et plus loin encore ce qui est incontestable), elle est sans doute bien loin, voire contraire au projet des chercheurs qui passent du temps (sans immédiateté donc) à se poser des questions, à "re"chercher, autrement dit à chercher de nouveau ce qui était considéré jusque-là comme évident[6]. Parce qu'elle ne produit pas de vérité atemporelle ou incontestable, une recherche doit prendre le temps de la démonstration pour se rendre intelligible donc partageable.
Ainsi, malgré le ton dramatique (du grec drama « action ») du manifeste rédigé par l'association Sciences Citoyennes, et donc leur volonté d'amorcer quelque chose, de faire agir, cette action me semble un peu trop pragmatique. Formé sur le latin pragmaticus « relatif aux affaires politiques », lui-même emprunté au grec pragmatikos « qui concerne l'action, les affaires », cet adjectif semble annoncer un intérêt pour la politique, pour les choses qui se passent dans la cité, qui nous concernent tous. En politique justement, on qualifie de "pragmatiques" ceux qui sont plus soucieux de l'action et de la réussite de l'action que de considérations théoriques ou idéologiques. Un choix pragmatique est une décision adaptée à l'action, qui s'impose immédiatement, qui s'avère plus pratique à mettre en œuvre. Dès lors, le pragmatique est efficace parce qu'il ne réfléchit pas, parce qu'il compte sur ce qu'il sait déjà... Attention : je ne voudrais surtout pas suggérer que c'est ainsi que je comprends la volonté ou les actions de Sciences Citoyennes. Je vois (d'après la plaquette qui la présente et qui nous a été distribuée en début de journée) que cette association produit des documents et des textes variés, crée des débats, trouve des lieux et des moments pour « explorer, proposer, promouvoir de nouvelles formes d'élaboration démocratique », incite à la « réflexivité critique », bref : elle veut engager (et engage, à l'instar de ces journées de colloque) de la réflexion. Mais à trop déclarer l'urgence de l'action (celle qui s'accomplit idéalement et même "normalement" dans le projet de loi – et ce sans qu'il soit question de critiquer le modèle politique lui-même pourtant fondé sur une délégation de responsabilité...), à trop s'ajuster sur un langage et une conception économico-centrée du monde (pourtant presque systématiquement critiquée voire désignée comme principale responsable), à trop vouloir engager le compromis plutôt que la transformation politique totalement cohérente, je crois que l'association Sciences Citoyennes compromet son intelligent et enthousiasmant projet en une entreprise beaucoup plus habituelle.
Car il est habituel de penser qu'il faut de tout pour faire un monde (et bien sûr, je reviendrai sur ce goût pour la diversité, le pluralisme défendu par certains intervenants), que « les conflits d'intérêts, l'influence des lobbys, ça existera toujours, [pire encore :] ça sera de plus en plus développé, ça sera de plus en plus difficile à identifier donc il ne faut pas se faire d'illusion »[7], il est habituel de concevoir la politique comme un champ de lutte ou un lieu de négociation où chacun cherche avant tout à défendre ses intérêts "privés" le plus souvent au détriment des autres, donc de sa société (celle non commerciale) et donc, quelque part, de soi... mais apparemment, la mise en intelligence des choses va rarement jusque-là. À décrire le monde comme une course (sportive ou marchande), on le fait exister ainsi. Ainsi, en reprenant la distinction proposée par Isabelle Stengers lors de sa présentation – entre imagination (active et constructrice) et imaginaire (passif et conservateur) – je rêverai d'imaginer avec vous une autre forme de société, une autre vision du monde afin de sortir de cet imaginaire économique dont les échos, indénombrables, tendent à uniformiser les discours... même les plus critiques.
Le problème écologique ou la volonté de se rendre non-naturellement responsable
modifierPassant d'un "éco" à un autre, je voudrais aussi affirmer que ma volonté de responsabiliser les chercheurs [mais le chercheur ici n'est qu'un prétexte : il s'agit plutôt de responsabiliser tout le monde (ou plutôt chacun) car nous participons tous à construire notre monde, y compris les chercheurs normalement considérés comme neutres, tels de simples descripteurs ou révélateurs de ce dernier] n'est pas spécialement liée à la perspective d'une catastrophe écologique ou d'une probable extinction. Elle est liée au désir de faire exister une autre société, elle-même fondée sur une autre conception de l'homme (et sans doute que dans cette société, j'aimerais que nous soyons beaucoup plus attentifs à notre environnement). Dès lors, je ne sais pas vraiment comment comprendre cette déclaration figurant dans le programme, à la suite de l'alarmant constat :
« Quels rôles jouent les chercheurs actuels dans l'accélération ou la réparation des dommages créés par l'Homme ? Si la responsabilité de chacun est à proportion de ses avoirs, de son pouvoir et son savoir alors le questionnement sur les pratiques des chercheurs de profession doit désormais dépasser les considérations philosophiques. »
L'extrême concision nous laisse une grande liberté interprétative... notamment lorsqu'il s'agit de donner du sens à l'injonction finale : « le questionnement […] doit désormais dépasser les considérations philosophiques ». Je ne sais pas exactement comment les rédacteurs de cette phrase considèrent la philosophie, mais je crois comprendre qu'ils ne se font pas d'illusions quant à sa capacité d'action. Le « désormais » semble presque nous dire : "on y a bien réfléchi, maintenant il faut agir... vraiment quoi !" Bien sûr, je peux aussi entendre ici une volonté d'ouvrir la réflexion et la prise de décision à un public le plus large (les citoyens) concernant la responsabilité de la recherche, mais je suis convaincue qu'elles n'étaient pas cantonnées jusque-là à la philosophie (ou aux philosophes "de profession"). Comme vous peut-être, je rêve d'une société où les projets de recherche seraient choisis après avoir étaient exposés et même façonnés par le débat citoyen. Je rêve que chacun ait son mot (et même ses mots, c'est mieux !) à dire sur tous les sujets et que nous nous sentions tous responsables de nos réalisations individuelles comme collectives (à commencer par notre modèle de société). Je rêve de cette responsabilité « au sens noble » selon l'expression de Marie-Angèle Hermitte, ou plutôt de cette responsabilité totale que permet (je crois) une épistémologie constructiviste[8], non pour repérer et sanctionner (économiquement sans doute...) ceux qui porteraient atteinte à notre santé individuelle et environnementale, mais parce qu'ainsi nous serions heureux, car totalement convaincus que nous pouvons, à chaque instant, transformer le monde. En cela, j'ai été enthousiasmée par la véhémence de Florence Piron lorsqu'elle nous dit (à propos des choix de publication scientifique, mais le raisonnement peut s'appliquer beaucoup plus généralement) :
« Il y a une façon simple d'en sortir, c'est d'arrêter ce cirque qui se passe beaucoup plus dans la tête que dans la réalité[9]. Les évaluateurs d'articles, les directeurs de centres de recherche, les directeurs et directrices de revues sont tous des scientifiques. Ce ne sont pas des monstres qui viennent terroriser les gens. On peut discuter, on peut changer les choses. […] Ou bien on se soumet à un système hégémonique et tyrannique mais qui ne fonctionne que parce que tout le monde y croit, ou on choisit de publier librement dans différents lieux selon le public auquel on veut s'adresser. »
De la même manière, je partage l'idée exprimée dans le manifeste selon laquelle « nul ne peut s'exonérer de sa responsabilité, au nom de son impuissance s'il n'a fait l'effort de s'unir à d'autres, ou au nom de son ignorance s'il n'a fait l'effort de s'informer »[10]. Effectivement, se déclarer responsable, c'est choisir de faire des efforts, de travailler – au sens non normalement professionnel mais avec passion et conviction – afin de pouvoir donner du sens à sa vie et répondre de ses actes.
Dès lors, j'ai été perturbée par certaines déclarations qui m'ont fait comprendre que, peut-être, nous n'avions pas tous les mêmes ambitions. Ainsi, lorsque Yves Bertheaux nous fait part de son expérience concernant une procédure mise en place par la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité afin de collecter l'avis d'un grand nombre d'experts – celle-ci consistant en une suite de questions (sans doute assez longue) dont chaque réponse aurait nécessité, au dire du biologiste soucieux de bien réaliser cette tâche (et c'est tout à son honneur), au moins deux heures de réflexion – il conclut : « mais moi j'ai quand même un autre travail à côté... qui va me payer ? » Malheureusement, je ne comprends que trop bien cette remarque puisque je fais partie du même monde, un monde idéologiquement marqué par l'économie, où l'on associe plus facilement le travail avec la rétribution monétaire ("tout travail mérite salaire") qu'avec l'agréable sensation d'avoir participé à construire quelque chose de juste. Alors que – j'en suis presque sûre – Yves Bertheau voulait nous dire par le biais de cette anecdote qu'il fallait penser à établir des moyens durables afin que chacun puisse, dans des conditions convenables, donner son avis, il en est venu à user de cette bonne vieille technique rhétorique : l'interrogation pragmatique à la mode économique – mais au fait, qui va me payer ? – alors que rien ne l'y obligeait.
Le problème rhétorique ou la volonté de manipuler et transformer singulièrement le langage
modifierJe saute sur l'occasion pour m'attarder sur une autre des déclarations de Yves Bertheau m'ayant posé problème. Faisant état d'un certain nombre de « sources d'erreurs[11] » directement imputables aux chercheurs et experts scientifiques, il en vient à nous confier sa sidération concernant l'usage de la rhétorique chez certains. Pour moi qui me déclare chercheur en éristique – en me réappropriant[12] cette discipline liée, dans la philosophie grecque, à la rhétorique mais que l'histoire de la pensée n'aura retenu que de façon très anecdotique (contrairement à la polémique et la sophistique avec lesquelles on la confond souvent...) – pour moi donc, qui veut pratiquer un art de la discussion, du débat, qui m'intéresse aux mots et à leurs histoires, qui étudie les discours des autres en spéculant sur leurs intentions et en attendant leurs réponses, et qui comprend le langage à la fois comme un moyen et une finalité de la recherche scientifique (donc comme quelque chose que l'on doit habilement manipuler et singulièrement transformer), il est très difficile d'entendre quelqu'un dénigrer – qui plus est par le biais d'un discours oral à visée argumentative – la rhétorique. Car la rhétorique est d'abord définie[13] comme « l'art de bien parler », comme « l'ensemble des moyens d'expression, des procédés stylistiques propres à une personne ou à un groupe de personne », et c'est sans doute depuis une conception très particulière (malheureusement trop répandue) du langage et de la vérité qu'elle est devenue une manière de qualifier péjorativement un « discours vain et pompeux » voire trompeur. C'est ainsi, je crois, que Yves Bertheau a voulu définir la rhétorique : en l’associant sans ambiguïté à « la promotion des idées biaisées ou fausses ». Sans doute que la citation qui va suivre est un peu longue et que la transcription[14] de ce discours conçu pour l'oral ne lui rend pas justice (j'ai essayé cependant de suivre au plus près la démonstration), mais l'enjeu est à mes yeux tellement important que je n'ai pas pu faire l'impasse d'une analyse plus détaillée de cet argument "anti-rhétorique". Voici donc ce que nous dit Yves Bertheau à ce propos :
Je m'arrête ici, sur cette évocation de l'argument d'autorité dont il ne sera rien dit de plus par la suite. Bien sûr, je sais que le temps de parole est court et laisse bien peu d'espace au déploiement d'une argumentation soignée, mais là, je n'arrive même pas à saisir le rôle des exemples. Alors qu'il veut nous convaincre, sur la base d'études et de preuves vaguement vulgarisées – les plantes ont des milliers d'années mais pas de verrues : personnellement, je ne vois pas le rapport avec l'évolution ou la stabilité du génome... peut-être a-t-il pensé que nous serions sensibles à ce genre d'images (largement véhiculées par la science-fiction) associant mutations génétiques et monstruosités répugnantes – mais surtout sur la base de sa légitimité de biologiste usant d'un vocabulaire technique à la limite du compréhensible (il m'a fallu effectuer quelques recherches pour décoder le "crispèrcazneuve" et le "ènacheuji"), il veut nous convaincre donc que le génome est stable. C'est comme ça, c'est un fait. Et tous ceux qui vous diront le contraire sont des affabulateurs, des manipulateurs de mots qui dénature le vrai langage. Pour ma part, c'est ce que j'appelle un argument d'autorité.
Il peut être intéressant de rappeler ici l'étymologie du mot fait : celui-ci est formé à partir du terme latin factum désignant « une action humaine » et notamment une « action remarquable », d'où le "fait d'arme" et l'expression "être le fait de quelqu'un" signifiant « (constituer) sa manière d'agir ». Au fur et à mesure de son utilisation (en particulier en droit, en science et dans le journalisme), il en est venu à désigner ce qui ne fait pas l'objet d'une interprétation, autrement dit « ce qui est indiscutable ». Mais pourquoi vouloir dissimuler que les faits (ceux que l'on exprime nécessairement par des mots, que l'on partage et dont on se sert pour comprendre et agir dans le monde) sont "faits", fabriqués, entretenus, produits et reproduits par des personnes ? Pourquoi se faire croire qu'ils existent en dehors de nous et que nous n'en sommes pas responsables ? Si ce n'est pour ne plus faire l'effort de les démontrer, ou plutôt de les redémontrer (à chaque fois un petit peu différemment car la démonstration s'ajuste au contexte) alors que certains semblent les mettre en doute (de façon pertinente ou non... ce dont il faut aussi discuter). Ainsi, je veux considérer le langage comme une construction humaine, artificielle, qui ne trouve définitivement pas ses origines et sa détermination dans le génome. Et puisque le "génome" est un mot, un concept, une chose qui n'a de sens qu'au sein d'un discours intentionnellement produit pour se comprendre (littéralement « prendre ensemble » ou saisir ensemble) et donc agir ensemble, il me paraît tout à fait vraisemblable qu'il ne soit pas stabilisé. C'est tout le problème et l'intérêt du langage : il est polysémique, je dirais même qu'il est plastique... mais là, je vais peut-être trop loin dans la métaphore génomique.
Car, en plus de vouloir affermir son discours par une rhétorique scientifiste[15] plutôt que d'affirmer son point de vue sur la question – ainsi, j'aurais beaucoup aimé comprendre l'enjeu du problème, autrement dit pourquoi il est une bonne chose de considérer que le génome est stable ou pas – Yves Bertheau en vient à disqualifier, l'air de rien, l'usage des métaphores. Mais étrangement, il se sert d'une métaphore (le ciseau que l'on utilise pour découper des herbes aromatiques) afin de déconstruire ce qui semble être une expression bien moins métaphorique (le ciseau moléculaire). Plus étrangement encore, il évoque tout de suite après, selon une volonté qui m’échappe totalement, un système de réparation qui colle des morceaux d'ADN sans se préoccuper de savoir s'ils étaient jointifs ou "à l'autre bout"... je souris en imaginant que c'est ainsi que l'argumentation s'est construite : sans se préoccuper de savoir si le morceau de phrase placé ici avait un sens. Je souris mais tristement, un peu troublée, altérée, car je ne sais pas comment d'autres auront compris son discours (personne ne semble avoir été particulièrement dérangé ou intrigué par celui-ci) et comment lui aura compris le discours de certains d'entre nous... Je pense à celui d'Isabelle Stengers qui aura filé une longue métaphore (celle de la poule aux œufs d'or) pour parler de la science. Ou à celui de Robin Birgé qui aura joué avec le nom du comité d'éthique du centre national de la recherche scientifique – le COMETS – pour donner à comprend le projet, la trajectoire de ce groupe se donnant des allures extra-terrestres (de par leur objectivité, leur position en surplomb) qui, régulièrement, vient nous éclairer de ses lumineux avis.
Le problème irénique ou la volonté de faire œuvre éristique
modifierÀ cet instant, j'aimerais revenir sur le projet de cette synthèse car certains pourraient être surpris et même rebutés par la manière dont je traite le point de vue des autres. Comme je l'ai dit, j'ai choisi de qualifier ma pratique scientifique d'éristique, d'abord parce que c'est une discipline inhabituelle et même inexistante dans les institutions normales (elle donc intrigante voire dérangeante : autant d'effets que je souhaite produire), ensuite parce qu'elle donne à comprendre mon intérêt pour le discours des autres, pour la confrontation des points de vue, et enfin parce qu'elle engage une conception particulière de la vérité définie comme un produit de la discussion, autrement dit comme une construction collective singulière. Mais l'éristique, c'est aussi l'art de la dispute (le terme vient d’Éris, la déesse grecque de la discorde), et justement, parce que je crois que nous ne sommes pas tous d'accord mais que nous devons travailler à nous entendre, à nous accorder sur ce qu'il faut faire et proposer à d'autres, je pense qu'il faut que nous nous disputions un peu. Il faut faire l'effort de confronter notre pensée non à la nature ou au réel mais aux autres façons de penser, car ce sont elles qui, je crois, nous résistent. Comme le disait Florence Piron, « un système ne fonctionne […] que parce que tout le monde y croit », et j'ajouterais que pour en sortir, il faut le contredire. Voilà pourquoi j'aurais envie, afin d'introduire le paragraphe suivant, de faire mienne l'une de ses affirmations (suffisamment extraordinaire dans le cadre d'une présentation scientifique pour être remarquée) : « Je vais vous dire quelque chose qui va vous choquer, mais c'est ce que je pense ! »
Je pense donc que si le monde est injuste, ce n'est pas par essence ou seulement à causes des actions réalisées par de mauvaises personnes (les "injustes") mais d'abord et surtout du fait que certains choisissent de réaliser l'injustice en décrivant nos rapports comme tels (avec le plus souvent, heureusement, l'envie de les transformer). De même, je pense que si le monde est écologiquement en péril, c'est pas du fait de la nécessité logique de maintenir des équilibres naturels, c'est parce que certains veulent le voir et le faire exister ainsi. Et ce n'est pas parce que je déclare que nos problèmes sont humainement construits que je les dépouille de leur réalité ou de leur pertinence : bien au contraire ! C'est justement parce que les problèmes sont humainement construits qu'ils sont importants et que, par ailleurs, nous pouvons agir dessus. À l'inverse, un problème réel ou "naturel", un problème qui concernerait "la nature" elle-même, comprise comme une chose existant indépendamment des perspectives humaines (et je vous l'avoue, j'ai bien du mal à imaginer un tel problème), ne nous intéresserait sans doute que très peu. Mon point de vue – que je qualifie de constructiviste – défendant le caractère positif des perspectives humaines (alors que, étrangement, les épistémologies positivistes nous ont habitués à les voir comme autant d'erreurs, de biais ou d'illusions) m'a justement valu une (trop brève) dispute avec Fabrice Flipo lors d'une "pause". Et je l'en remercie car cela m'a donné matière à penser et envie (à nouveau) d'écrire cette réponse.
Si la dispute est conçue de la même manière, c'est-à-dire de manière constructive, en considérant que le point de vue de l'autre est intéressant, qu'il n'est pas un propos erroné mais un discours participant à construire le monde (et que dès lors, si l'on veut transformer le monde, il faut s'en soucier) et surtout que nos points de vue nous les construisons ensemble, par le dialogue, avec l'intention de mieux nous comprendre, alors j'aimerais beaucoup que l'on se dispute. Et puisque la dispute est une confrontation à l'autre (alter), une "altération", il ne faut pas avoir peur d'être malmené, de voir son intégrité intellectuelle (au sens de l'ensemble des idées que l'on incarne à un moment donné) mise en péril... Car si l'on discute, c'est certes pour agir sur le monde et les autres, mais c'est aussi pour se transformer soi-même. Pour finir sur ce point, je voudrais vous assurer que c'est avec beaucoup d'intérêt pour vos idées et beaucoup de bienveillance envers vous (qui avez l'ambition de rendre la recherche responsable) que j'écris que cette synthèse. J'espère que qu'elle vous donnera envie de répondre et qu'elle vous incitera à juger et manipuler mon texte avec toute la liberté nécessaire à l'expression de vos idées.
Que peut être une recherche responsable ?
modifierAprès cette déclaration d'intentions un peu longue (mais qui me semblait indispensable), j'aimerais à présent vous exposer la manière dont j'ai compris chacun des discours de cette journée de colloque (pas nécessairement dans leur intégralité mais dans ce qui m'a interpellé) et comment ceux-ci m'ont semblé discordants malgré une entente apparente. Le thème du colloque étant la responsabilité du chercheur, c'est sur cette notion et les différentes définitions/conceptions proposées que je me concentrerai afin d'exposer ce que je crois être des désaccords (à comprendre comme autant de points de départ à la discussion).
La responsabilité prise dans une lutte de pouvoir
modifierDans la première intervention, celle de Kevin Jean (le président de l'association Sciences Citoyennes), la question de la responsabilité des chercheurs est posée dans des termes assez semblables à ceux du manifeste. De sa position, j'aimerais remarquer deux choses. D'abord, sa volonté de présenter la responsabilisation comme une lutte. Il s'agit, dans un monde où il existe des « diktats », où la dénonciation est « risquée » et doit engager des mesures de protection (des « refuges »), où « il ne faut jamais baisser la garde », où l'on met en place des « armes de dissuasion » pour protéger ses secrets... dans ce monde peu enviable donc, il faut se battre. Il faut se battre pour avoir des responsabilités (donc des choix) mais aussi pour faire reconnaître la responsabilité des autres. Ensuite, le fait que cette lutte s'exprime (au moins en partie) dans les mêmes termes que ceux de "l'ennemi", à savoir le mode de pensée politiquement et économiquement concurrentiel. À titre d'exemple, je trouve très dommageable d'avoir choisi l'expression « tiers-secteur scientifique » pour désigner tous ceux qui, de façon non normalement institutionnelle, participent à la recherche scientifique : fondée sur une analogie avec le tiers-état ou le tiers-monde, cette expression nous donne à comprendre, certes la légitimité du nombre, de la masse, mais surtout l'infériorité symbolique que l'on juge avant tout (et surtout normalement) par des critères économiques. La combinaison du champ lexical de la lutte et de la politique dans tout ce qu'elle a de plus économique donne à ce discours une teinte syndicaliste, plus manifeste encore lors de la conclusion :
« Ce qui va se discuter ici aujourd'hui, au sujet de la recherche publique, rentre très clairement en résonance avec ce qui est en train de se passer dans d'autres secteurs. Les logiques sont les mêmes : court termisme, mise en concurrence, logique de retour sur investissements. Les raisons de la colère des chercheurs, des enseignants-chercheurs et en particulier des plus précaires, fait ici écho à ce qui est vécu dans l’hôpital public ou encore le secteur ferroviaire. Car derrière la mise à mal du statut et des conditions de travail des cheminots ou des infirmières, c'est également une attaque en règle qui est menée contre leur institution et le service publique qu'ils assurent. Ce qui est peut-être plus spécifique aux chercheuses et chercheurs, c'est qu'on peut considérer qu'ils sont à la fois victimes, mais aussi complices de leur propre servitude. »
Ici, je ne peux que manifester mon désaccord avec la phrase finale : pourquoi vouloir responsabiliser spécifiquement les chercheurs ? En quoi les cheminots, les infirmières ou toute autre personne seraient moins responsables (donc moins libres) de l'état du monde qu'ils contribuent, par leurs choix de vie singuliers, à construire ? Affirmer que le président-directeur général d'une entreprise est plus responsable qu'un cheminot, c'est sous-entendre, je crois, que les meilleurs avoirs ou le plus grand pouvoir, c'est celui de l'argent. Déclarer qu'un homme politique ou qu'un chercheur est plus responsable qu'une infirmière par exemple, c'est sous-entendre qu'il existe de meilleurs savoirs pour faire des choix et intervenir en politique. Cette conception de la responsabilité limitée ou restreinte, c'est-à-dire « à proportion de ses avoirs, de son pouvoir et de son savoir » me pose problème, en particulier du fait qu'elle repose sur une conception trop implicite (et par là trop habituelle) du pouvoir, autrement dit de ce dont on dispose matériellement et intellectuellement pour agir. Ainsi, doit-on déresponsabiliser le salarié d'une grande entreprise alors que celui-ci sait (croit) que cette entreprise est injuste et qu'il pourrait faire autre chose de sa vie mais qui, par confort, ne le fait pas ? Ou celui qui se bat contre (ou avec... on ne sait plus) ses "patrons" pour sauver son entreprise menacée de délocalisation ou de restructuration, une entreprise et une direction avec lesquelles il ne partage pas grand-chose mais qui, malgré tout, le fait vivre ? Doit-on condamner le président ou directeur ou général qui ne se croit pas responsable de l'état du monde, un monde qu'il a pris en cours de route et auquel il s'adapte, donc qu'il ne sait pas avoir construit ? Le savoir de se vouloir responsable, est certes accessible à tous mais donné à personne, et sans doute qu'il est (d'après moi bien sûr) le meilleur des pouvoirs qui soit pour faire de la politique. Je reviendrai sur ce point qui est, je crois, extrêmement important, mais avant cela j'aimerais faire un lien avec l'intervention d'Elen Riot.
La responsabilité prise dans une autogestion (non-autonome)
modifierDans une démarche bien plus syndicaliste encore, Elen Riot nous a fait part de son engagement au sein de l'association Sciences en marche qui milite (évidemment, comme toute lutte syndicale) en marchant dans la rue – d'où leur nom qui, par ce que je crois être un malheureux (ou heureux ?) hasard, pourrait les faire entrer en connivence avec la politique du gouvernement actuel – mais aussi en réalisant des enquêtes, en rédigeant des rapports afin de prouver aux citoyens et aux responsables politiques, chiffres et diagrammes en bâtons ou camembert à l'appui, la nécessité d'allouer plus de fonds à l'enseignement supérieur et la recherche. La solution proposée consiste à réclamer environ 2 milliards d'euros à l’État (c'est la somme qu'il manquerait pour « faire de la recherche à un niveau à peu près normal, enfin, celui des pays développés qui sont nos équivalents ») en les prélevant sur le crédit d'impôt recherche dont une de leurs enquêtes prouve que, dans certains cas, ces fonds ne sont « pas réellement utilisés pour faire de l'innovation et de la recherche »[16]. Ainsi, comme nous le dit Elen Riot :
« Les deux milliards qu'il nous manque, on pourrait nous les donner plutôt que de les donner à toutes les entreprises... sans pour autant – et je le précise bien – nous attaquer aux entreprises. Alors là, ça peut être une différence avec d'autres mouvements sociaux. Moi j'ai travaillé dans le privé. Je suis solidaire avec les chercheurs de base, tous les chercheurs qui travaillent dans les entreprises, je connais leurs conditions de travail, je les respecte autant que moi-même, j'aurais pu avoir ce parcours-là moi aussi, et je sais qu'ils sont souvent (comme dans les start-up) extrêmement précaires aussi. »
Prendre ses responsabilités signifie donc ici qu'il faut aller chercher soi-même les moyens dont on a besoin. Mais pour faire quoi ? Il s'agit par exemple de créer « une coopérative, une entreprise, n'importe quoi... pour aller chercher du crédit d'impôt recherche, tous les budgets possibles et imaginables, et on va essayer de travailler autrement ». Et de cet "autrement", il ne sera rien dit d'autre que cette proposition d'auto-organisation pour lever des fonds. Or, peut-être que travailler autrement consiste justement à ne pas s'inscrire dans ce modèle de développement. J'ai l'impression que dans cette histoire, les héros-chercheurs-précaires devraient « regagner de la force » (de l'argent) en faisant en sorte que "les politiques" « reconnaissent leur capacité de négociation », autrement dit leur capacité à bien suivre les règles, ou plutôt à jouer (stratégiquement) leur jeu. En conclusion : « on a perdu des batailles, on vient encore d'en perdre une sur la loi ORE mais, en se soudant et en travaillant à partir de coopératives, on peut regagner notre autonomie. » Quelle est donc cette autonomie (du grec autonomos « qui est régi par ses propres lois ») qui semble se réduire à une aisance financière et s'inscrire complètement dans ce jeu politico-économique sans vouloir le déranger, c'est-à-dire en respectant les autres qui "galèrent" (les précaires du privé) alors que, du même coup, ils participent à faire avancer notre bateau dans une autre direction... ?
Cette position me paraît d'autant plus étrange que, presque toujours dans les autres interventions, le projet qu'incarne (au moins symboliquement) l'entreprise privée est vivement critiqué – à l'instar du manifeste qui, dès les premières lignes, pointe « l'irresponsabilité des entreprises, dont les préoccupations vont quasi-exclusivement vers les profits, en s'exonérant de toute responsabilité dès lors que la connaissance des risques est insuffisante ou occultée, et en s'affranchissant de tout contrôle par les citoyens ou les États ». Effectivement, le projet d'une entreprise privée (le plus souvent à but lucratif) n'est pas celui d'une entreprise publique et sans doute faudrait-il davantage les distinguer et les définir pour pouvoir sélectionner ceux qui nous plaisent. Sans doute aussi faudrait-il que chaque institution, laboratoire, équipe et chercheur travaille à exposer singulièrement son projet scientifique mais aussi politique. Cela nous inciterait à davantage en débattre et nous permettrait peut-être de construire, individuellement et collectivement, des mobiles autonomes (bateau ou autre) pour nous transporter ailleurs... vers des sociétés que l'on désire véritablement.
La responsabilité comme une forme de culpabilité
modifierS'il en est un qui ne semble pas faire de différence entre recherche publique et recherche privée, sinon presque à l'inverse, pour souligner les avantages financiers que présente la seconde (ou pour suggérer qu'elle est certes impure mais appliquée), c'est Jean-Marc Lévy-Leblond. Il nous confie ainsi au cours de son exposé que :
« Cette idée qu'il n'y aurait rien de plus noble que de faire de la recherche pure et fondamentale, […] nombre de jeunes gens aujourd'hui ne sont absolument plus dupes […]. Un grand nombre d'entre eux, finalement, préfèrent aller dans le privé et dans l'industrie, de façon on pourrait dire cynique, mais moi je dis simplement réaliste, parce que de toute façon ils savent que […] ils ne seront pas plus libres, pas plus autonomes, pas plus maîtres de leurs décisions en rentrant au CNRS que en étant recrutés chez Google ou une firme de ce genre-là. Presque au contraire […], leur liberté de choix professionnels est beaucoup plus grande. D'abord ils sont mieux payés que s'ils rentraient au CNRS, et […] s'ils sont dans une boite où, au bout de deux ans, ils ne se sentent pas à l'aise, il n'y a aucun problème pour changer, trouver un autre boulot ailleurs où ils seront aussi bien payés. »
Certes, c'est très bien d'être bien payé (c'est-à-dire d'avoir les moyens de réaliser ses projets), mais si c'est pour vivre dans un monde que l'on trouve injuste et que, sans doute, par notre participation lucide ou "réaliste" (j'aurais envie de dire consciente), nous contribuons à entretenir, cela a-t-il vraiment la même saveur ? Sans doute que le savoir (du latin sapĕre « avoir du goût », « sentir par le sens du goût », d'où par figure « avoir de l'intelligence, du jugement ») pour être véritable, doit être savoureux, et qu'à mes yeux, celui-là ne l'est pas. Je comprends tout à fait le risque de culpabilisation que pointe Jean-Marc Lévy-Leblond et qu'il voudrait éviter. Mais je crois que, pour éviter cela – pour éviter la culpabilisation, la reconnaissance d'une faute alors qu'on ne s'entend pas (par manque de travail politique sans doute) sur le projet moral que l'on veut soutenir – il faudrait davantage insister sur le fait que la morale ou l'idéologie (au sens du discours cohérent faisant tenir ensemble certaines idées) se construit, qu'elle est loin d'être évidente et qu'il nous faut donc en discuter. C'est ainsi que l'on peut concevoir la responsabilité (du latin responsus « qui doit répondre de ses actes »), non comme un poids, un fardeau – celui de la possible faute qui entraînerait la condamnation – mais comme une charge volontaire : celle de répondre à ceux qui se posent des questions, celle de donner à comprendre ses actes, ses choix donc ses goûts, autrement dit celle de discuter. Ce que l'on pourra également exiger des autres. J'espère que cette vision enthousiasmante de la responsabilité "répond" à ceux qui voudraient la voir comme pénible, telle l'ombre menaçante du collectif planant au-dessus des individus et pouvant s'abattre sur eux à chaque instant pour leur demander de « rendre des comptes ». J'espère aussi qu'elle répond à une distribution de la responsabilité des chercheurs en fonction de leur âge ou de leur ancienneté "dans le milieu" – ce qui, d'après moi, infantilise et donc réduit au silence (puisque l'enfant, du latin infans, c'est celui « qui ne parle pas ») bon nombre d'entre eux – comme dans cette déclaration :
« La grande majorité des chercheurs a si peu de liberté et d'autonomie qu'on ne voit pas comment on pourrait leur demander d'être responsable de ce qu'ils font. […] Quand je voyais un doctorant ou un jeune chercheur rentrer dans un laboratoire, il a extrêmement peu de choix – le seul choix qu'il a eu c'est de dire "je vais faire de la recherche ou je ne vais pas en faire" mais une fois qu'il rentre dans un laboratoire, ses sujets lui sont imposés, ce n'est pas lui maîtrise les financements, les modes d'organisation etc. Et donc il y a là un vrai risque [de culpabiliser]. »
Je voudrais donc décrire les choses autrement en affirmant qu'à chaque instant, l'étudiant comme le chercheur choisit ses centres d'intérêts, ses lectures, ses sujets de conversation, sa manière de parler et de poser les problèmes, son ou ses modes d'argumentation, sa discipline, ses combats intellectuels, ses auteurs fétiches, ses professeurs ou interlocuteurs favoris, ses lieux de publication, ses engagements au sein de l'administration, ses tentatives de subversion... bref, tout ce qui fait de lui un "universitaire" très singulier, aussi jeune ou âgé soit-il. Et je souhaite à chacun d'entre vous de se vivre ainsi : comme quelqu'un qui fait des choix et qui se sent très différent des autres (très anormal d'une certaine façon), mais qui travaille à les comprendre.
La responsabilité comme une forme de courage
modifierIci, je ferai le lien avec l'intervention de Rudy Pattard dont le propos n'a peut-être pas été complètement saisi par tout le monde – en tant cas pas par moi qui suit davantage convaincue par la prise de position argumentée que par l'exposé semi-participatif et semi-improvisé. Mais c'est tout de même avec beaucoup de sympathie et de bonne volonté que j'ai participé à l’expérience en répondant à des questions qui m'ont, à plusieurs moments, laissée un peu perplexe. Bien sûr, j'ai compris certaines choses... j'ai compris la volonté d'interroger les normes (y compris celles du colloque et de l'exposé scientifique bien cadré dans le temps et dans l'esprit), de poser des questions « un peu gênantes », de « bousculer un peu les gens » (qui jusque-là étaient confortablement assis en position de spectateurs) et d'exposer cela – l'existence d'obstacles normatifs – directement sur place, dans la salle (qui ne s'y prête pas) et au moment du colloque (qui ne s'y prête pas beaucoup non plus), par exemple en exposant la difficulté pour nous, public, de donner un ou plusieurs avis afin de contribuer à la réflexion, donc au travail scientifique, alors que cela est sans doute une ambition commune (la participation du public). Seulement voilà : nous ne sommes pas préparés, nous n'avons pas l'habitude, il n'est pas normal de nous demander un avis, et du coup, nous sommes un peu perdus ou au moins surpris. Le temps nous manque pour nous organiser car l'intervention est très courte : 7 minutes 30 comme l'indique Rudy Patard qui, régulièrement, nous "montre" l'objet qu'il aura détaché de son poignet afin de rappeler la contrainte temporelle imposée. Mais nous aurions pu continuer le jeu de la participation ailleurs, en prenant davantage de temps et d'espace... ce qu'aura essayé de suggérer et d'initier Rudy Patard en créant une page wikiversité dédiée à la recherche responsable. Cependant, alors même qu'il existe des outils participatifs relativement faciles d'accès et d'utilisation – tel que l'"univers wiki" et son projet wikiversité visant « à produire et diffuser des documents […] permettant à chacun d'apprendre ou de réapprendre de façon la plus autonome possible » mais aussi à produire de « nouveaux savoirs »[17] – alors même qu'il existe des manières alternatives de faire qui sont peut-être plus adaptées au travail collaboratif, nous ne les utilisons pas ou trop peu. En démontre la page wikiversité que personne n'aura amendée (à l'exception de son initiateur) depuis le colloque[18]... Et c'est sans doute cela que Rudy Pattard voulait nous dire – ou plutôt c'est comme ça que j'ai voulu le comprendre.
Mais je n'ai pas compris que cela, car il nous a aussi parlé de « violence » dans la recherche. Ainsi, hormis les trois ou quatre premières questions visant à définir (assez normalement d'ailleurs) le statut des personnes présentes et la dernière nous interrogeant sur nos « idées d'action » à propos de « l'irresponsabilité de la personne chercheuse » (en avons-nous oui ou non, et si oui, il nous fallait les exprimer sur la page informatique créée "en direct"), mis à part à cela, nous étions questionnés sur la violence dans la recherche. En avions-nous subi ? En avions-nous commis ? Seulement voilà, malgré quelques sollicitations de la part du public, il n'était pas question pour l'interrogateur de nous proposer une définition – il fallait nous appuyer sur notre propre conception et perception de la violence – et sans doute qu'en cela, le jeu proposé manquait de dialogue. Nous avons tout de même eu un indice lorsque Rudy Pattard (ayant, contrairement à moi, levé la main aux deux questions) nous évoque l'histoire assez mystérieuse d'une stagiaire qu'il aurait « forcé à travailler dans un sens opposé à celui que voulaient ses encadrants ». De mon point de vue, il est difficile de juger de la violence de cet acte... Est-il violent de travailler dans un sens qui nous semble être le bon ou de ne pas se soumettre à des règles que l'on ne comprend pas ? Est-il violent de contredire quelqu'un ? Est-il violent d'affirmer quelque chose ? Je crois que si la volonté n'est pas de détruire mais de déconstruire alors non, ce n'est pas violent, même si cela peut être inconfortable. Mais malheureusement, l'histoire – et donc l'argument – n'est pas vraiment exposée : on ne sait pas ce qu'il s'est passé, on ne comprend pas le désaccord et donc l'enjeu de cette incitation à travailler "en opposition"... C'est un peu la même chose lorsqu'il évoque les "BIATOSS", un acronyme des plus laids (personnellement, cela m'évoque le nom d'un produit d'entretien à usage industriel ou d'un système informatique douteux) pour désigner les personnels de "bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniques, ouvriers de service, sociaux et de santé". À ce sujet, Rudy Pattard nous indique, l'air de rien, qu'on peut les rencontrer dans la salle de pause située sous les gradins et que « ils sont rigolos, ils sont sympathiques. » Voilà bien une drôle de déclaration dont on comprendra – si on fait l'effort de lire la sous-page « Pourquoi j'ai fait ça ? » de la page wikiversité déjà mentionnée – qu'elle était importante. L'auteur de la "contre-intervention" (le contrevenant ?) de cette journée de colloque nous confie :
« Comme indiqué lors de ma prise de parole, une des premières choses que j'ai faites en arrivant, c'est d'aller sous l’amphithéâtre, avant que le spectacle ne commence. Devant le mur où les intervenant-e-s du spectacle et les spectateur-rice-s arrivaient à l'EHESS, discutaient des ouvrages en vente sur les tables disposées à cet effet, il y avait un travailleur. Sous les gradins de l'amphi, derrière ce mur, moi j'y suis allé. J'y ai discuté agréablement d'une contradiction qui me tiraillait avec un agent s'occupant d’ascenseurs (je ne connais ni son nom ni son statut ni son pays d'origine ni sa langue natale) et nous nous sommes (je pense mutuellement) appréciés (de moi vers lui de m'avoir répondu et lui vers moi que je sois allé lui parler). Lorsqu'on prend la chose avec distance, on peut trouver cela "rigolo" (je crois que c'est le terme que j'ai employé en prise de parole). […] Je crois que c'est en lui souhaitant bonne journée, quittant le dessous pour le dessus, que les dernières forces nécessaires à mon geste me furent définitivement acquises. Je me devais (pour lui comme pour moi), de ne pas lire le texte convenu (ce que vous pouvez d'ailleurs faire), de ne pas l'oublier, de le mentionner et de souligner qu'il a fait lui aussi partie du colloque. Et si vous me suivez (genre vraiment), vous comprenez alors aussi qu'il a effectivement contribuer à la matière scientifique et politique de la journée. »
Cette interaction n'était pas seulement importante, elle était décisive. Mais malheureusement, comme avec l'histoire de la stagiaire, on ne sait pas du tout ce qu'ils se sont dit. On ne sait pas vraiment comment cette personne l'a convaincu de ne pas lire le texte qu'il avait préparé et donc comment il a participé au colloque si ce n'est "en étant là", dans les coulisses, à s'occuper des ascenseurs plutôt que de ce qu'il était en train de se dire (et qui le concerne directement) dans la salle. Je ne sais rien ou presque de « cet agent » (peut-être est-il très engagé par ailleurs) mais là, dans cette histoire, je ne vois pas comment le distinguer de tous ceux qui se contentent de faire leur travail normalement (donc avec la volonté de ne pas se sentir responsable de l'état du monde). Et je ne peux comprendre le choix de Rudy Pattard – celui de faire intervenir ce personnage – que comme un goût pour la minorité, le marginal ou l'anormal... dans le sens le plus normal qui soit.
La responsabilité de ses mots et de ses manières
modifierFinalement, j'ai trouvé plus anormale l'intervention de Florence Piron quand bien même elle était une lecture d'un texte préparé. Car ce qu'elle a dit, avec sa manière de le dire (elle a d'ailleurs bien préciser son intérêt pour « le style »), était je crois très différent des autres discours. D'abord, elle a pris soin de nous donner sa définition de la science. Il s'agit :
« d'un ensemble de textes publiés dans et par des institutions, avec leurs actrices, qui leur donnent une légitimité particulière, un statut social qui en font une référence majeure que ce soit pour éclairer ou prendre des décisions de politique publique ou pour construire la culture politique commune à travers le système d'éducation qui reprend ces textes et les diffusent massivement dans les programmes scolaires ou qui les utilisent pour former les futures étudiantes, les futures citoyennes. »
Cette définition, qui fait de l'activité scientifique une production textuelle, est associée à des déclarations constructivistes (que je partage complètement). Pour elle, les scientifiques « contribuent à façonner [le monde] par leurs textes, leurs mots, leurs publications » et les textes scientifiques (livres, articles ou billets de blog) sont « des outils de construction du monde ». Elle évoque même leur « puissance transformatrice », leur « pouvoir immense ». On comprend mieux son intérêt pour la publication scientifique et sa volonté d'affirmer qu'il existe des espaces de liberté, des marges de manœuvre concernant la manière de publier. Dès lors, il faut s'interroger : pour qui écrire ? Pour ses collègues, "ses paires", seuls capables de vraiment comprendre les problèmes scientifiques dont il est question ou également pour les autres – idéalement pour tout le monde car la science ne veut, par principe, exclure personne ? La manière dont vous répondrez à cette question en dira long de votre conception de la science.
Détour narratif : Pour qui écrire ?
modifierIci, je me permets de faire un rapide détour par l'intervention d'André Cicollela et plus particulièrement par ce qu'il a déclaré en conclusion :
« L'enjeu pour moi, c'est de mettre les enjeux de la recherche en matière de santé environnementale dans le débat public, en partant de ce qui intéresse la société. C'est pas la recherche en tant que telle qui intéresse la société, c'est le pourquoi, le sur quoi de la recherche, et aujourd'hui c'est d'arriver à faire prendre conscience à la société... qui connaît effectivement cette réalité parce qu'elle la vit... quand le cancer aujourd'hui touche une personne sur deux […]. »
Bien sûr, je reviendrai sur cette conception de la société, de ses intérêts, de sa conscience, et sur la manière dont on doit lui faire "re"connaître des enjeux qu'au fond elle connaît déjà parce qu'elle les vit, mais ici ce qui m'intéresse, c'est la phrase que j'ai mise en italique. Je crois comprendre dans cette déclaration que ce ne sont pas les recherches en tant que telles, donc les publications scientifiques elles-mêmes (sans doute trop pointues ou trop peu intéressantes) que les chercheurs doivent essayer de partager, mais les enjeux, c'est-à-dire les décisions concernant le type de recherches qu'il faudrait soutenir ou encourager. Ce ne sont pas vraiment les textes qui, par leurs idées, leurs manières de décrire (et donc construire) le monde, sont transformateurs, ce sont les applications et implications (au sens presque causal, ou normalement logique) qui en découlent. Sans doute qu'à la question pour qui chercher ? l'auteur de cette déclaration, soucieux du bien-être de ses semblables et de la durabilité de son environnement, nous répondrait "pour la société", mais à la question pour qui écrire ? … je doute que la réponse soit la même. Peut-être êtes-vous en train de vous dire que toutes les recherches scientifiques (au sens des textes qu'elles produisent) ne se valent pas, qu'il est bien plus facile de lire un livre de sociologie dont le sujet semble nous concerner directement qu'un article de mathématiques par exemple. Eh bien moi, je ne le crois pas du tout. Je crois que les deux types de démonstrations sont tout autant difficiles à saisir, notamment parce qu'elles s’appuient sur des constructions intellectuelles disciplinaires – une terminologie, une histoire des idées, des problèmes pertinents et des moyens d'y répondre, avec toutes les variations et contradictions dans les réponses apportées – qu'il faut d'abord connaître. S'imaginer pouvoir lire un texte de sociologie comme on lit "un bon bouquin", sans travail ni projet intellectuel particulier, c'est à mon avis passer totalement à côté de ce qu'il y a de scientifique dans le texte. Par ailleurs, le fait que la plupart des articles scientifiques soient jugés bien peu intéressants (sauf par quelques spécialistes du domaine... et encore) n'est pas lié au fait que le domaine de recherche dans lequel l'étude s'inscrit n'est pas intéressant en lui-même. Je crois plutôt que c'est tout un ensemble de choix – allant de la standardisation (de l'écriture, des démonstrations, du plan argumentatif, des justifications, de la langue, etc.) qui amenuise grandement notre capacité d'imagination, jusqu'à l’extrême spécialisation à vocation universelle (c'est-à-dire qu'on étudie une toute petite partie du monde, on apporte sa toute petite pierre au grand édifice du savoir, quitte à devenir aveugles ou « myopes » selon l'image choisie par Kévin Jean au reste du monde et des problèmes) – qui rendent la plupart des textes scientifiques peu intéressants. Et la plupart des chercheurs n'ont absolument pas la volonté d'intéresser un public plus large que leurs quelques collègues. Autrement, je crois qu'ils écriraient autre chose... Comme il est question de publications et de lectures intéressantes (ou non), je terminerai ce détour par une étrange remarque de Yves Bertheau qui, lui aussi, se pose des questions (avec une perspective certes très différente) sur l'utilité des articles scientifiques et notamment notre capacité à les lire :
« On se retrouve ensuite avec des déluges d'articles. Il y a eu des études qui ont été faites récemment : il y a 80% quand même des articles qui ne sont pas lus... il y a 90% des articles qui ne sont pas cités... »
Bien sûr, je doute un peu de ces chiffres (dont voici les sources[19][20] qui m'ont été transmises par Yves). Comment fait-on pour estimer la proportion d'articles qui sont lus ? À partir de combien de lecteurs (ou de lectures) estime-t-on qu'un article a été lu ? Un seul ? Dans ce cas, je doute qu'il existe ne serait-ce qu'un seul article qui n'ait pas été lu, d'autant plus qu'il y a presque toujours des évaluateurs (qui ne sont pas moins des lecteurs). Imaginons ensuite qu'un article ne soit lu que par une seule personne, mais qu'il lui a été utile – mieux : cet article a transformé sa manière de voir les choses. Est-ce un échec ? Je pense que non. De même, je ne m’inquiéterai pas tellement « du déluge » qui pourrait toucher la littérature scientifique, mais plutôt du désert qu'elle représente en matière de création et de portée émancipatrice (du fait de la standardisation et de la spécialisation). Mais je ne suis pas inquiète... De mon côté, je lis beaucoup de choses avec lesquelles je ne suis pas du tout d'accord mais que je trouve intéressantes (tel que les travaux de Nathalie Heinich dont j'ai parlé lors de mon intervention commune). Je crois qu'il faut se départir de cette idée (universaliste ou encyclopédiste) que pour être un bon scientifique, il faut avoir tout lu. Je dirais plutôt que pour être un bon scientifique, il faut avoir envie de dialoguer, donc de régulièrement lire et répondre à d'autres discours scientifiques. Quant aux considérations sur le nombre de citations d'un article, je crois – comme il a d'ailleurs été dit par plusieurs intervenants – que cela n'a pas beaucoup de valeur : être cité peut être moins gage de qualité que de normalité (voire de médiocrité dans le cas d'articles qui ne sont cités que pour être disqualifiés ou déconstruits).
Retour narratif (en passant par le problème du féminisme)
modifierComme Florence Piron, je crois que la question pour qui écrire ? est très importante car elle engage une certaine conception de la science, de même que la question qui écrit ? Est-ce de fidèles travailleurs de la preuve qui ne font que retranscrire ce que leur dicte (ou murmure) la Nature ? Est-ce des individus aisément remplaçables qui produisent des études devant être reproductibles ? Est-ce des regards empreints de subjectivité qui font état de ce dont ils sont témoins ? Je crois qu'il est très important de formuler une réponse à cette question. Pas "la vraie" réponse, celle qui vaudrait pour tous universellement, mais une réponse singulière (qu'elle soit construite individuellement ou collectivement), avec des mots singulièrement choisis et définis, et qui agit (avec le même pouvoir qu'une formule magique ou mathématique) comme une clé de compréhension pour les lecteurs. Florence Piron nous a proposé une réponse singulière. Elle nous a dit qui elle est, quels sont ses intérêts, quelles sont ses opinions, quels sont ses projets et la manière (ou le style) avec laquelle elle réalise cela. Elle a ainsi déclaré : « Je travaille autant l'écriture, le style que le contenu de mes textes pour créer explicitement, consciemment une écriture scientifique vivante, humanisante, touchante, tout en étant capable de transmettre des savoirs. » Ce dont on a pu se convaincre en l'écoutant parler. Pour finir d'insister sur l'importance de la singularité dans le travail scientifique (qui se veut attentif et rigoureux, donc précis avec les mots – tous les mots – qu'il mobilise), je voudrais dire que si je partage beaucoup des idées constructivistes de Florence Piron, je crois que je ne les exprime pas du tout de la même manière[21] – c'est l'illustration même de ce que j'appelle la singularité. Par exemple, il ne me viendrait jamais à l'idée d'utiliser des adjectifs tels que "vivant", "touchant" et "humaniste" sinon pour les critiquer (en déconstruisant ce que j'y associe, à savoir l'habituel partage entre raison et sentiment, ou rationalité et émotion, ou je ne sais quelle autre distinction en laquelle je ne crois pas du tout).
De même, je ne rejoins pas du tout le combat féministe de Florence Piron, ce que j'ai d'ailleurs exprimé (plutôt assez mal) au début de mon intervention commune. Car si je travaille incessamment à interroger les normes – c'est-à-dire les manières de faire et de penser habituelles – que je juge (le plus souvent avec d'autres) problématiques, à commencer par celle visant à définir une personne d'abord par son sexe (ou par son genre) alors que cette distinction ne me paraît presque jamais pertinente, alors que je déplore le fait que cette norme sexuo-genrée soit si solide, si bien construite (ou depuis si longtemps) qu'on la retrouve dans presque tous les plis et les replis de notre tissu social, et donc bien sûr dans notre langage, malgré cela donc (ou plutôt à cause de cela) je ne pourrais jamais qualifier ce combat intellectuel de "féministe", littéralement « qui croit en la femme » (alors que l'étymologie du mot femme la réduit à celle « qui allaite »). Ainsi, je ne crois pas que "les femmes" soit un groupe social à défendre ou une construction théorique à promouvoir. J'aimerais plutôt qu'elle ne soit plus une catégorie sociale "évidente" et plus encore qu'on n'y associe pas certaines qualités morales telle que la bienveillance, l'empathie, la tempérance, la tolérance, la sensibilité, la fragilité et aussi le dynamisme, le courage, la convivialité, la solidarité, la persévérance, la force... bref, tout (et son contraire) ce qui viendra consolider encore un peu plus cette entité, ce groupe d'individus qui n'ont finalement de commun (pour qui voudrait déconstruire ce terme jusqu'à ses fondements ou ses origines) que leur sexe. C'est donc plutôt en affirmant que les idées, les opinions, les goûts ou les problèmes d'une personne (qui peuvent d'ailleurs faire intervenir une croyance en une distinction sexuo-genrée) sont bien plus intéressants que son identification sexuelle ou genrée, et en réalisant cela dans mes discours (textuels ou non) que j'essaye de transformer cette norme. Dès lors, je ne crois pas aux actions visant à "rendre plus visibles les femmes" telle que l'instauration de la parité dans les assemblées représentatives ou dans les jurys de thèse par exemple. Je crois qu'il faut choisir des personnes motivées, intéressées et intéressantes, et que cela n'a rien à voir avec leur sexe. Ainsi, je peux tout à fait imaginer qu'un jury ne soit composé que de "femmes" ou que d'"hommes", du moment que ces personnes sont bien choisies. De la même façon, je n'ai pas envie de dire "la chercheuse" plutôt que "le chercheur" à chacune de mes phrases, parce qu'ici encore, cela sous-entendrait que cette différence est importante, qu'il faut la faire (et donc la faire exister encore plus). Or moi, je ne veux pas la faire, sinon pour la déconstruire. Je comprends bien que "le chercheur" ne résonne (et raisonne) pas de la même façon aux oreilles de Florence Piron ou aux miennes. De même que le point de vue nous rend attentifs à certaines choses plutôt qu'à d'autres, notre écoute est dirigée, façonnée par notre conception du monde. Ainsi, c'est sans doute l'usage d'un masculin prééminent qu'elle entend, alors que moi, selon le discours dans lequel il est pris, il pourra davantage s'agir d'une volonté d'indifférenciation genrée. Inversement, quand j'entends "la chercheuse" dans le discours constructiviste de Florence Piron, je l'interprète comme une volonté de construire une place pour les femmes, donc de construire un peu plus encore l'idée de la femme, donc d'entretenir la distinction entre les femmes et les hommes, donc finalement de faire preuve de sexisme (et sans doute de naturalisme). Et je trouve ça dommage. Je n'en dirais pas beaucoup plus dans cette synthèse – bien que ce problème ait des implications très importantes – en espérant que la réponse qu'apportera Florence Piron (ou toute autre personne ayant un avis à partager) engagera davantage de compréhension entre nous.
J'en profite pour réaffirmer que c'est de cette manière que l'on pourrait, je crois, exercer au mieux notre responsabilité en tant que chercheur (et même plus largement en tant que citoyen) : en répondant de nos actes, quel qu'il soit (scientifiques ou politiques) et quelle que soit la personne qui s'interroge à leur propos. Je pense que c'est ainsi, par le dialogue, par un jeu de questions/réponses visant non pas à établir la vérité de faits (non humains), mais à mieux nous comprendre afin de rendre possible l'accord, donc la décision collective (telle que la rédaction d'un manifeste, l'organisation d'un colloque, l'autorisation d'une pratique ou d'un produit, l'adoption d'une loi, etc.). Dès lors, pour que le dialogue politique soit le plus intelligent, le plus complexe et le plus réaliste possible, chaque citoyen devrait y participer, donc partager ses opinions, exposer ses problèmes, proposer ses réponses... et d'une certaine manière, je crois que c'est déjà le cas, c'est-à-dire que tout le monde participe déjà à la construction politique (de manière plus ou moins volontaire), mais que trop souvent "on" croit qu'"on ne sait pas", ou qu'"on a rien à dire", ou qu'"on ne peut pas faire grand-chose", ou que "de toute façon, les gens font bien comme ils veulent". Et c'est cette manière de voir la politique (au sens large, de celle qui concerne les rapports humains) qu'il faudrait à mon avis transformer.
La responsabilité contre l’impunité
modifierJ'ai peur que ce genre de déclarations n'ait aucune prise dans l'esprit de certains (et que, malheureusement, cette synthèse fasse long feu), notamment dans l'esprit de ceux qui cherchent à mettre en place des procédures ou des dispositifs avec une vision beaucoup plus pragmatique des choses. Je pense par exemple à Marie-Angèle Hermitte qui nous a confié lors de son intervention :
« J'avoue que je ne sais plus comment faire pour introduire une véritable responsabilité scientifique au sens noble du terme, et du coup, je me dirige plutôt vers des responsabilités déontologiques et juridiques. »
Et on comprend bien pourquoi. Car si elle aussi définit la responsabilité comme la capacité à « répondre de ses actes », c'est uniquement (en tout cas dans le cadre de sa présentation) avec la perspective d'établir un lien entre un ou plusieurs actes précis et certaines conséquences afin que les auteurs de ces actes (les responsables) en assument les conséquences et prennent en charge les éventuels dommages. On retrouve ici une conception de la responsabilité étroitement liée à celle de la culpabilité. Ici, l'intérêt de la responsabilisation n'est pas d'engager de la compréhension mais de permettre un dédommagement – ce qui en fait du même coup un moyen de dissuasion (pour ceux qui ne saisiraient pas l'idée d'un principe de précaution). Car « si on veut quelque chose de responsable, eh bien il faut accepter les sanctions. » Se pose ensuite la question (et c'est finalement tout le sens de son intervention) de la très grande difficulté à établir le lien entre les actes d'un chercheur et « la cascade de conséquences » qu'ils entraînent. Voilà ce que nous dit Marie-Angèle Hermitte :
« Qui est responsable du réchauffement climatique en général ? C'est tellement tout le monde. Qui est responsable de la perte globale de la biodiversité ? À qui allez-vous adresser cette demande de mise en œuvre de responsabilité ? Personnellement... bon, sur des points très particuliers, la destruction de telle forêt ou la construction d'une centrale à charbon supplémentaire, ça je sais faire. Ça ne marche pas... mais en fait, on sait faire. Ça ne marche pas parce qu'on ne veut pas que ça marche, mais on sait faire. Par contre, remonter aux responsables du réchauffement climatique en général, ça je crois que, même avec la meilleure volonté du monde, on ne sait pas faire. »
Pourtant, elle nous a donné une réponse (que je partage complètement) à cette question : c'est tellement tout le monde. Oui, c'est sans doute "un peu tout le monde" qui contribue au réchauffement climatique, car il s'agit d'un problème à l'échelle globale et que nous avons tous une part de responsabilité dans le mode de vie choisit par notre "société globale". Est-il vraiment nécessaire d'identifier les plus gros contributeurs au réchauffement climatique pour leur réclamer des comptes ? Ne vaudrait-il pas mieux essayer de comprendre pourquoi la plupart des gens (et conséquemment, la plupart de nos représentants politiques) ne se sentent pas suffisamment concernés par ce problème pour engager une transformation de leur mode de vie ? Ne serait-il pas plus intelligent de vouloir convaincre les autres de l'intérêt de cette transformation plutôt que de sanctionner ceux qui sont convaincus de l'intérêt d'autres choses (d'autres activités ou d'autres constructions qui altèrent[22] l'environnement) ? Bien sûr, je répondrai par l’affirmative, car je crois que les individus ne font que ce dont ils sont convaincus. Et si l'on peut en convaincre certains par la peur de la sanction plutôt que par le dialogue, je doute que cela ne tienne vraiment. Personnellement, je ne suis pas du tout convaincue par l'intérêt d'un projet politique fonctionnant sur le modèle simpliste de la carotte et du bâton. Par contre, je suis très inquiète de l'effet produit par ce genre de discours qui semblent enterrer la potentialité d'une véritable mise en accord de nos intérêts, de nos valeurs, de nos idées afin de faire société. Non sans une forme de résignation, Marie-Angèle Hermitte conclura ainsi son intervention : « Ce n'est pas logique que tout le monde soit d'accord... ce n'est même pas possible. » Et juste avant, elle nous aura dit son projet, sa réponse singulière face à cette impossible tentative de responsabilisation que les intérêts dominants (et le « mainstream ») réduisent à néant : « essayer d'imposer progressivement le pluralisme des points de vue en science. »
La responsabilité contre l'indifférence
modifierSur ce dernier point au moins, elle semble rejoindre le projet de Léo Coutellec qui, dans son intervention, prône une pluralité et même une « fragmentation » des savoirs. Celui-ci semble cependant motivé par tout autre chose que le problème de l'impunité (favorisant d'après certains l'irresponsabilité). Il s'agit d'abord pour lui de se défaire du « mythe » véhiculé par certains chercheurs (notamment par ceux du comité d'éthique du centre national de la recherche scientifique qui est cité), celui faisant exister l'idée d'une « communauté scientifique à défendre » face à des attaques (idéologiques, morales, politiques, religieuses, etc.), d'une « science une et indivisible » produisant des connaissances acquises qu'il s'agirait « de mieux communiquer, de mieux expliquer » aux publics alors jugés ignorants. Il déclare ainsi : « Je considère plutôt moi, en tant qu'épistémologue, que la communauté scientifique n'existe pas, que c'est une fiction. »
Crochet mythologique
modifier[Je me permets ici de faire un rapide "crochet mythologique". Le mythe (du latin mythos « fable, récit », emprunté au grec muthos signifiant « suite de parole ayant un sens » puis « discours »), c'est l'histoire que l'on se raconte, c'est le récit symbolique qui façonne nos représentations. La fiction (du latin fictio « action de façonner, créer »), c'est le fait imaginé, construit non par le réel "tel qu'il est" mais par la réalité telle que la conçoit notre imagination. L'un comme l'autre sont normalement peu appréciés par les chercheurs scientifiques qui, malgré leur grande capacité d'imagination, préfèrent se faire croire que leurs connaissances ne sont pas des manières intelligentes de raconter et donc de voir le monde mais des choses qui existent en dehors de la pensée. Ayant déclaré mon constructivisme épistémologique et un certain goût pour les histoires, je ne pourrais pas me défaire d'un mythe sans vouloir, du même coup, en raconter un autre[23]. Ainsi, si je partage complètement la critique du "mythe de la Science" (celle unifiée, idéalisée, décontextualisée et désincarnée), je voudrais également en critiquer un autre que je crois plus répandu encore : le "mythe de la science ordinaire" tel qu'il véhiculé d'après moi par une large majorité de chercheurs et qui constitue – d'après moi toujours – l'idéologie de la science normale (au sens de celle qui est actuellement majoritaire). Loin d'insister sur la "noblesse" de la recherche (celle pure et fondamentale) et sur la loyauté des scientifiques (reclus dans leur tour d'ivoire) envers la Vérité et contre l'obscurantisme, ce mythe ordinaire nous raconte au contraire que les scientifiques normaux sont impurs (toujours biaisés) mais appliqués, qu'ils sont de laborieux travailleurs de la preuve qui, en respectant des protocoles standardisés, en contrôlant régulièrement les biais, en vérifiant la reproductibilité, la généralisation et la fiabilité de leurs résultats, finissent par faire des découvertes – dont il faut toujours se méfier des applications et détournements possibles. Je termine ici ce crochet pour déclarer que le mythe véhiculé dans cette synthèse, c'est celui (que j'espère extraordinaire) du chercheur totalement responsable de ses constructions intellectuelles.]
Retour narratif : l'indissociabilité contre la fragmentation
modifierEn choisissant de regarder la science autrement, à un niveau « beaucoup plus bas » d'après lui – c'est-à-dire en observant la très grande diversité de ses productions (les savoirs ou connaissances scientifiques) et de ses modes de production – Léo Coutellec déclare ne pas croire en l'existence d'une communauté scientifique mais en celle d'« un ensemble de fragments », c'est-à-dire un ensemble de pratiques et de productions qui ne s'intègrent pas les unes aux les autres. La responsabilité à laquelle il aspire doit donc composer avec le développement de cet ensemble fragmentaire (qu'il observe et veut préserver... et même encourager) et ne peut plus, dès lors, se formuler simplement comme un ensemble de principes ou de règles applicables à tous uniformément... À la place, il nous propose de suivre une logique (qui doit, j'imagine, se déployer un peu différemment dans chaque "fragment" de la recherche scientifique afin de garantir son intégrité particulière) qu'il nomme « logique de l'implication ». Il nous dit :
« […] si je pouvais la formuler en quelques mots : c'est penser l'indissociabilité d'une réflexion scientifique et sociale, ou autrement dit d'une réflexion épistémologique et éthique. Et cette implication, c'est finalement une lutte – il faut le prendre vraiment comme un outil de lutte – contre l'indifférence. Parce que je crois que le pire des mots aujourd'hui de la recherche scientifique, c'est l'indifférence. L'indifférence aux conséquences, ça a été dit ici. Moi j'appelle ça l'implication ontologique : la science produit des connaissances qui changent le monde, et le chercheur a à s'intéresser aux conséquences qu'elles soient prévisibles ou pas, à court terme et à long terme. Une indifférence au pluralisme. Quand on dit "la science est plurielle", c'est "oui, il y a des disciplines, des institutions, des thèmes..." mais qu'il y ait des styles de raisonnement scientifique pluriels, des méthodologies plurielles, des temporalités plurielles, des ingrédients de la démarche scientifique pluriels, ça ce n'est pas accepté. Il y a une indifférence face à ce que la science peut produire, créer si on respectait vraiment la pluralité de ses ingrédients. Et puis une indifférence aux contextes. C'est ce que j'appelle une implication axiologique, c'est-à-dire cette idée encore très présente que sciences et contextes sont deux choses séparées alors que, évidemment, la science influence énormément le contexte, tout comme le contexte influence énormément la science, et ici c'est la question de la place des valeurs dans la production des connaissances scientifiques – valeurs qui n'interviennent pas après lorsqu'il s'agit d'appliquer ou d'expliquer ou de dupliquer la science, mais valeurs qui sont constitutives de la façon dont on produit des connaissances. »
J'arrête ici la citation mais le reste de la proposition est tout autant intéressant, car ce que Léo Coutellec souhaite finalement mettre en place, c'est (je crois) une autre conception/organisation de la recherche qui serait beaucoup plus attentive aux différences, aux distinctions, aux particularités, autrement dit à la singularité de chaque recherche, de chaque chercheur, de chaque collectif de recherche... ce à quoi j'aspire également. Car la singularité (c'est-à-dire le fait de se réapproprier, d'utiliser des signes et représentations culturelles d'une manière qui nous est propre) engage d'après moi la responsabilité : c'est en se distinguant des autres (qui réalisent d'autres choses) que l'on devient véritablement auteur de ses actes (acteur), donc responsable.
En revanche, si je reconnais la pluralité des sciences et que conséquemment, je conçois l’"œuvre" scientifique comme tout un ensemble de productions singulières qui ne participent pas d'un même projet[24] mais qui sont tout de même liées les unes aux autres par le dialogue, je ne crois pas qu'il faille prôner la « fragmentation ». D'abord parce que je trouve que cette notion véhicule trop l'idée (précédemment déconstruite) que chaque fragment participe d'un grand Tout et que c'est seulement en rassemblant tous les fragments que l'on peut saisir le projet de l'ensemble (donc le véritable rôle de chacun). Un peu comme les fragments d'un puzzle ou d'une carte qui, correctement disposés, dessineraient le paysage scientifique actuel. Je suis presque sûre que cette image n'était pas volontaire au su de l'ensemble de son intervention, mais ce choix terminologique est ambigu d'après moi. Je préfère donc choisir le terme de singularité qui offre davantage d'autonomie intellectuelle aux productions scientifiques : celles-ci ne participent pas nécessairement du même "tout" (à l'instar de certaines théories se voulant totales et qui, de ce fait, excluent ou englobent les autres sans se soucier de leur intégrité). Ensuite, si je partage l'idée qu'il existe une très grande diversité des points de vue du fait de notre expérience toujours singulière du monde – chaque individu "vit" et réalise des choses différentes dans sa vie – je crois qu'il nous faut justement travailler à accorder nos points de vue. Je sais l'avoir déjà déclaré de nombreuses fois dans ce texte mais cela me semble extrêmement important : c'est tout l'intérêt du travail scientifique (et à fortiori du travail politique) que de se mettre d'accord sur des définitions, des faits, des idées, des sujets, des règles, des méthodes, des valeurs, des intérêts, des projets... bref, tout ce qui peut permettre de mieux nous comprendre, de mieux saisir ensemble le monde afin de mieux le construire et ainsi réaliser la meilleure société possible pour ce "nous", pour cet "ensemble" particulier de personnes qui travaillent. Comment faire cela si l'on prône non le partage des idées ou la mise en lien par le dialogue, mais la fragmentation[25], donc la dissociation ? Je crois que l'« indissociabilité » souhaitée par Léo Coutellec doit se travailler au niveau individuel mais aussi au niveau collectif : il faut effectivement travailler à rendre cohérente sa pensée singulière mais aussi sa pensée avec celles des autres (qui eux aussi construisent le monde dans lequel "je" vis). Je dirais donc qu'il ne faut pas prôner la fragmentation mais plutôt la mise en lien – et même, idéalement, la mise en accord – des savoirs. Et ces savoirs (tout comme ces liens ou ces accords) ne sont jamais que des constructions singulières... ce qui les rend d'autant plus intéressantes et réalistes (mais transformables) d'après moi !
La responsabilité de l'individu lambda et l'intérêt général
modifierS'il est bien un terme à propos duquel les intervenants de la journée n'ont pas du tout réussi à s'accorder, c'est celui d'intérêt. Quand certains ont voulu le comprendre comme quelque chose de positif (à savoir la manifestation de nos intentions, de notre intelligence), d'autres l'ont plutôt considéré négativement, par exemple en utilisant des expressions telles que "conflit d'intérêts" ou "intérêt privé" (forcément très mal vu dans le cadre d'un tel événement visant « le bien commun »). D'autres encore l'ont utilisé de façon beaucoup plus polyvalente... C'est le cas de Fabrice Flipo qui, tout en s'attachant à nous déclarer des intérêts (il nous dit par exemple : « je précise que je m'intéresse à l'écologie politique [...] depuis longtemps, et que donc ce que je vais vous dire est tiré de tout ce que j'ai pu observer des débats autour des OGM, du climat... toutes ses questions dites du développement durable ») mais aussi à nous manifester ses intérêts (pour l'épistémologie, pour l'engagement citoyen, pour des modèles économiques alternatifs, pour l'enseignement, pour le débat, mais aussi pour certains mots, certains problèmes, certaines idées et bien d'autres choses encore), tout en exprimant donc de nombreux intérêts ayant motivé son parcours, ses observations et ses jugements, il semble qu'il souhaiterait éviter de faire participer certaines personnes à certaines discussions décisionnelles, notamment des personnes qui seraient particulièrement intéressées par le sujet. Avant d'essayer de comprendre cette conception un peu paradoxale (bien que très commune) de l'intérêt, je crois qu'il est important de préciser le sens, d'après moi, de son intervention.
Après avoir regardé ce qu'il était dit au sujet de la responsabilité individuelle du chercheur dans certains textes officiels et constaté qu'on y abordait que très peu la question de la finalité des recherches, autrement dit « savoir qu'est-ce qu'on veut produire » [alors que c'est sans doute l'une des premières questions qu'il faut se poser lorsque l'on veut se responsabiliser : qu'est-ce que je fais ? à quoi est-ce que je participe ? est-ce que c'est ce que je veux faire ?], Fabrice Flipo a souhaité poser ce problème sous l'angle de la sociologie du travail. Il nous a affirmé que cette question (savoir ce que l'on veut produire) est très difficile à poser sur le lieu de production parce que les travailleurs tendent à vouloir défendre l'outil de production dont ils dépendent – et donc, d'après ce que je crois comprendre, ce n'est pas parce qu'ils seraient convaincus de l'intérêt idéologique de cet outil et du projet qu'il façonne, mais parce qu'ils en dépendent disons... économiquement. Par exemple – et ce n'est pas l'exemple choisi par Fabrice Flipo bien que celui-ci porte aussi sur le nucléaire – si les employés d'une centrale participent à la production de l'énergie nucléaire, ce n'est pas tellement parce que c'est un bon moyen pour notre société de se développer ou s'épanouir, mais parce que c'est un bon moyen pour eux de gagner de l'argent. C'est une idée plutôt simple à comprendre, non qu'elle soit plus logique ou plus "naturelle" mais parce qu'elle est une manière extrêmement habituelle de voir le monde : chacun à des intérêts "particuliers" ou "privés" qu'il doit, selon un obscur calcul, mettre en balance avec des intérêts plus généraux, plus publiques. C'est une sorte d'économie de la pensée dont bon nombre de personnes semblent se satisfaire quand bien même cela viendrait contredire leur expérience (que je leur souhaite bien plus complexe) du choix.
De manière bien moins simpliste, Fabrice Flipo décrit ce qu'il appelle des « communautés épistémiques », c'est-à-dire des groupes de personnes qui partagent les mêmes croyances, qui partagent un même « cadrage cognitif » lié à leur activité sociale (le plus souvent leur travail). Ainsi, les chercheurs ont tendance, du fait de leur "cadrage cognitif de chercheur", à s'extraire du monde (ce monde que, d'ordinaire, ils étudient objectivement plutôt qu'ils ne transforment subjectivement), donc à se déresponsabiliser de son état. Plus encore, du fait de leur "cadrage cognitif disciplinaire", les chercheurs sollicités pour leur connaissance particulière d'un sujet (les experts) tendent à formater les problèmes, c'est-à-dire à les former, à les délimiter toujours de la même manière (selon les normes de la discipline... ce qui est le principe même de l'objectivité) et donc à laisser de côté « tout un tas de problèmes » que d'autres, avec d'autres cadres, seraient susceptibles de poser. Ainsi, parce que la construction intellectuelle tend à définir les choses (les objets, les sujets, les méthodes, les concepts, les problèmes... et du même coup les réponses), on peut avoir l'impression, lorsqu'on est extérieur à cela (à cette construction), que les choses sont figées, « ancrées dans leur paradigme »... alors qu'il n'en est rien, je crois, pour ceux qui vivent dans cette construction, toujours prompts à agrandir l'édifice quitte à revoir certaines de ses fondations. Tout est une question de point de vue me direz-vous (et là je vous mets "dans le coup", dans mon raisonnement, pour rappeler que c'est à vous que je m'adresse, mais ce n'est que mon point de vue). Je crois qu'il n'est pas possible de faire société (du latin socius « uni, partagé, mis en commun ») sans solidifier ou stabiliser certaines choses. Dès lors, je ne suis pas inquiète du fait qu'il faille "cadrer" les problèmes au sens où il faut les poser ou encore s'accorder sur la manière de les poser. En revanche, je partage cette inquiétude au sujet de la norme, autrement dit la manière habituelle de voir les choses... Il est vrai qu'à force d'habiter dans une construction (qui, le plus souvent, a été commencée par d'autres bien avant qu'on y participe), on peut risquer de s'enfermer, se replier chez soi ou finir par prendre ses habitudes et aisément oublier que cette construction en est une : elle n'est pas innée, elle n'est pas donnée mais elle se travaille, elle s'entretient. Dès lors, à chaque fois qu'une manière (de faire ou de penser) habituelle posera problème à l'un des participants ou voisins de cette construction, il faudra se mettre au travail en réinterrogeant l'habitude. On pourra soit la maintenir en essayant de donner à comprendre son intérêt, soit la transformer[26], mais en aucun cas on ne devrait la justifier simplement en tant qu'habitude ("c'est comme ça qu'on fait" ou pire "le monde est fait comme ça"). La réponse que j'aimerais proposer à ce problème (partagé mais singulièrement posé par Fabrice Flipo dans son exposé et par moi dans ce texte) du "cadrage de la pensée" consiste à dire qu'il nous faut – pour savoir quoi faire, quoi produire, quoi réaliser ensemble – travailler à accorder nos points de vue, c'est-à-dire à partager nos cadres de pensée, et que cela ne peut se faire que par l'expression singulière. Seuls ceux qui s'expriment (nécessairement singulièrement selon moi) participent à cette définition du cadre commun, de ce que l'on partage, de ce qui fait notre société. Cela étant dit, quand bien même le cadre est commun, il n'en est pas moins une construction singulière lui aussi : c'est une réalisation qui pourrait être différente ; autrement dit c'est une manière qu'il nous faut nécessairement choisir mais qui n'est pas nécessairement celle-ci ; ou encore autrement dit, c'est un choix collectif parmi d'autres possibles. De plus, s'il existe un cadre commun, celui-ci est toujours appréhendé (vécu) singulièrement par chaque individu. Il ne faudrait pas voir dans cette volonté de partage, de socialisation, une tentative d'unification, d'uniformité ou d'universalisation de la pensée... bien au contraire. Voilà donc en quelques mots, une manière d'exprimer mon projet politique, mon rêve de société – ce dont (vous le comprenez j'espère, maintenant que vous savez qu'il nécessite l'expression singulière de chacun) il fallait bien que je vous parle.
Revenons maintenant à la réponse proposée par Fabrice Flipo qui craint que le « cadrage cognitif[27] » n’entraîne l'ancrage dans le paradigme (c'est plus confortable de suivre le paradigme plutôt que de « risquer » un changement) et le renfermement des communautés épistémiques sur elles-mêmes (il s'agit alors d'exclure les autres manières de voir, les autres paradigmes). Avec la conviction (j'imagine) qu'une croyance ou une idée n'est jamais aussi bien fondée que lorsqu'elle a été mise de nombreuses fois à l'épreuve (donc qu'elle prend des risques, qu'elle est inclusive), et qu'ainsi, il faut soumettre nos idées (scientifiques et/ou politiques) à l'épreuve du plus grand collectif possible, Fabrice Flipo nous dit :
« Pour "sauver la recherche" – c'est un slogan, mais je le crois vraiment – il faut l'ouvrir, c'est-à-dire arriver à faire participer les citoyens. Seuls les citoyens peuvent amener une légitimité sur des questionnements larges qui ne soient pas liés à des intérêts immédiats ni de communautés épistémiques, ni industriels, ni de partis politiques qui eux aussi ont leur agenda... des questionnements qui sont beaucoup plus larges, moins liés à des intérêts cognitifs et donc plus susceptibles d'aller dans le sens de la justice cognitive. »
Ainsi, c'est parce que nous serions capables d'inclure dans nos questionnements ceux d'individus étrangement moins liés à des intérêts cognitifs que nous serions capables d'aller dans le sens de "la justice cognitive" – c'est-à-dire de cet idéal « où les savoirs scientifiques, sortis de leur rivalité avec les autres savoirs et dépouillés de leur arrogance, feraient partie des ressources du bien commun »[28] qui, dès lors, engage la pratique d'un « universalisme inclusif ». J'imagine que cela consiste à déclarer (et considérer) que la voix d'un individu ne vaut pas plus ou pas mieux que celle d'un autre, et que la meilleure décision que peut réaliser un collectif, c'est celle qui sera prise par le plus grand échantillon d'individus le composant. Encore faut-il savoir comment se forme cette décision... Revenons-en donc à la volonté d'exclure certaines personnes d'une discussion qui les intéresserait particulièrement. Ainsi, alors que venait le temps des questions faisant suite à l'intervention – le petit moment inclusif que l'on pratique à l'occasion des colloques – une personne du public s'est mise à douter de cette « injonction » (actuellement dominante d'après lui) à faire des sciences participatives en adressant finalement cette question à Fabrice Flipo : « Est-ce que le citoyen est dégagé de tout intérêt épistémique ? De toute communauté ? » Ce dernier répondra de manière un peu détournée[29], en s'appuyant sur l'exemple d'une procédure décisionnelle mise en place par l'association Sciences Citoyennes – la « convention de citoyens » – qui vise, par le biais d'une formation interactive, à faire en sorte qu'un groupe de citoyens se positionne collectivement sur un sujet. Voici donc une partie de sa réponse :
« La voie qui est portée par Sciences Citoyennes – je pense que celle-ci est intéressante d'un point de vue notamment épistémologique – est "la convention de citoyens" avec l'idée que des citoyens qui sont non pas totalement désintéressés, mais qui n'ont pas un intérêt disons particulier dans le choix qui doit être fait, que ce soit les OGM, le nucléaire... – donc sur le climat, on ne va pas inviter des gens de Greenpeace, on ne va pas inviter des gens de Total non plus […] – Eh bien ces individus-là, n'ayant pas d'intérêt particulier dans le choix qui doit être fait, sont capables d'exprimer ce que Rosanvallon appelle « la généralité sociale », et c'est ce qu'il se passe dans les jurys de citoyens, dans les cours d'assises. Donc, c'est des citoyens qui n'y connaissent rien, qui n'ont pas d'intérêt dans le jugement en question [...] et l'historique des jugements d'assises montre que ces jugements sont très constants quelque soit les citoyens qui sont sollicités et aussi qu'ils sont, de manière très constante, différents des évaluations des juges experts. »
Je ne sais pas de quelle manière, avec quel "cadrage cognitif", cet historique a été réalisé, mais je doute beaucoup de sa construction... tout comme je redoute beaucoup ses effets. Car si nous avons tous au cours de cette journée voulu affirmer l'existence de la pluralité des points de vue, des savoirs, des intérêts ou des cadrages, c'est justement pour éviter ce genre de conclusion : à savoir que l'avis des uns équivaut, en moyenne, à l'avis des autres et donc de tous. Dans cette constatation que "les jugements des citoyens sont très constants", je comprends que, peu importe les personnes avec qui je discute, nous en viendrons toujours (plus ou moins) à la même conclusion, au même jugement. Un peu comme s'il existait un jugement moyen vers lequel nous tendrions tous : le jugement du citoyen lambda, celui qui n'a pas d'intérêts particuliers, pas de connaissances particulières, pas de savoirs (ni de saveur) particulières, pas de personnalité particulière... le type normal auquel personne, je crois, ne s'identifie. Personnellement, ce nivellement des points de vue visant à définir (statistiquement) la généralité, la norme, la moyenne ou la médiocrité ne me fait pas du tout rêver... il s'oppose même totalement à mon projet qui vise l'expression singulière, la recherche de singularité (y compris dans la manière dont on peut définir une norme). Ainsi, dans la procédure appelée conventions de citoyens, dans ce moment de d'apprentissage et d'échanges visant « un positionnement collectif », il s'agit non pas d'inclure tout le monde (ou tous ceux qui voudraient participer) mais d'exclure tous ceux qui auraient un intérêt particulier. Bien sûr, la première difficulté réside dans la définition de ce qui constitue un intérêt particulier (et du même coup, un "désintérêt particulier"). J'aimerais ici reporter une partie du dialogue qui se sera amorcé lors de cette matinée de colloque, un autre point de vue sur cette question de l'intérêt apporté cette fois par Isabelle Stengers :
« Ce terme, intérêt, est victime d'une espèce de mot d'ordre par rapport à désintéressé. On dirait que l'intérêt, c'est mal. Alors que la question c'est plutôt à quoi vous porte l'intérêt ? Moi j'aime bien rappeler que intérêt, étymologiquement, ça peut vouloir dire « être entre », quel est votre lien à ? D'où, par exemple, la question "Est-ce que le citoyen aurait moins d'intérêt ? Le citoyen est-il dégagé de tout intérêt épistémique ?" qui a été posée là. On en tombe par terre ! J'espère qu'il en a des intérêts épistémiques ! J'espère que ce qu'il objecte ou ce qu'il propose l'engage à la fois du point de vue de ce qu'il connaît et de ce qu'il pense important. Donc, le mot intérêt est mal vu […]. Je crois que dans l'histoire des sciences, ça intervient en même temps que la menace de la technoscience, c'est-à-dire de l'asservissement, de la montée des grandes industries, de la déliaison des industries artisanales pour les grands réseaux industriels… à ce moment-là, désintéressé… Mais, désintéressé ça n'a pas de sens ! »
Effectivement, lorsqu'on a la volonté de donner du sens aux choses (ce qui est sans doute le projet de la science, et plus localement celui de tout être intelligent) et d'être attentif aux multiples liens que l'on peut potentiellement tisser entre les choses pour essayer de les comprendre (de les saisir toutes ensemble selon un certain motif – éthique et esthétique – que l'on décide de réaliser), alors l'idée que certains puissent être désintéressés, détachés, désolidarisés de l'ensemble me semble manquer d'intelligence (de cette capacité à faire sens en distinguant et en rassemblant), sinon de complexité.
En plus de cette difficulté à définir l'intérêt particulier – dont il faut, j'imagine, juger au cas par cas, et j'espère selon des raisonnements moins simples, moins "évidents" que celui reliant un militant de Greenpeace ou un employé de chez Total à un intérêt concernant le climat… – je crois que mon incompréhension vient du fait qu'il me semble tout aussi important (voire nécessaire) de dialoguer avec ceux qui ont déclaré leur intérêt et qui ont, du coup, des idées plus établies sur un sujet. Puisque c'est par la discussion, par le dialogue (et non simplement par l'information) que l'on forge ses opinions, et que la discussion est à la fois une transformation de soi (de ses idées) et des autres, pourquoi vouloir exclure certaines personnes qui seraient volontaires pour discuter ? Ne faudrait-il pas justement elles aussi les transformer ? et qu'elles nous transforment ? (dans le sens par exemple où nous aurions une autre image d'elles après la discussion) et qu'ainsi, au fur et à mesure de la discussion, nous nous comprenions de mieux en mieux... Pourquoi faudrait-il craindre d'inclure quelqu'un qui a déjà un point de vue (que l'on peut aussi voir comme singulier plutôt que formaté) ? Ce n'est pas parce que quelqu'un s'est déjà intéressé à un sujet [et qu'il connaît ce sujet d'une certaine manière qui n'est pas celle de toutes les autres personnes qui connaissent aussi ce sujet] que, à la fin, tout le monde partagera son point de vue... sauf à penser que les individus ne pensent pas par eux-mêmes, donc qu'on leur "impose" des idées. Finalement, je crois qu'il vaut mieux multiplier les moments de discussions politiques entre les citoyens, en essayant peut-être d'imaginer, d'essayer différentes formes, et sans jamais exclure personne... en tout cas pas une personne qui voudrait faire partie de cette société.
J'ai l'impression que l'idée sous-tendant la « convention de citoyens » pourrait être, non pas le fameux point de vue de Sirius bien sûr (qui fait preuve d'un universalisme exclusif allant jusqu'à s'exclure lui-même d'un monde qu'il ne fait qu'observer depuis une lointaine étoile), mais quelque chose dont le jugement distancié est tout aussi idéalisé et que j'appellerais le point de vue de Lambda. Le point de vue de Lambda soutiendrait donc cet « universalisme inclusif » qui permettrait, par l’agrégation de tous les points de vue possibles (ou plutôt effectifs), de construire son idéal de savoir et de justice. Bien sûr, je m'interroge sur la cohérence d'un tel assemblage... et sur la forme que prendrait une société ainsi construire. À vrai dire, je ne l'imagine pas tellement différente de celle actuelle, car je crois que c'est principalement ainsi que l'on conçoit la politique : on veut que tout le monde donne son avis ou sa voix, mais pas nécessairement celle que l'on exprime singulièrement, on veut que tout le monde participe, mais pas nécessairement par la discussion, c'est-à-dire le travail transformateur visant non à s'informer et choisir (les bonnes connaissances, les bonnes règles ou les bons représentants) mais à imaginer puis réaliser, éprouver des manières de penser et de faire que l'on apprécie. Et puis "on veut que", mais beaucoup de gens ne veulent pas trop... alors ils participent à leur manière, allant parfois jusqu'à choisir de ne pas participer ou mettre en péril les constructions engagées par d'autres. Mais voilà, "c'est leur choix" et on le respecte, on l'inclut presque malgré eux, autrement dit on tolère la présence de ceux qui ne veulent pas travailler à construire une politique commune. Et cela est sans doute l'un de mes plus "gros" problèmes en matière de responsabilité politique. Bien sûr, c'est une image très particulière de la société et de la politique actuelle que je dessine ici – et qui, j'en suis sûre, ne sera pas complètement ou pas du tout partagée par certains – mais sachez que celle-ci n'a pas de prétention à la vérité (universelle). Elle me sert juste à vous partager un problème concernant la responsabilité d'un individu en société à propos duquel, je l'espère, vous aurez des choses intéressantes à me répondre.
La responsabilité de chacun et l'engagement politique singulier
modifierPeut-être suis-je allée un peu trop loin (en affirmant presque à chaque phrase, avec force de "je", mes opinions et aspirations politiques) dans ce texte qui se voulait d'abord être une synthèse d'une journée de colloque. Mais en cela, j'ai essayé de suivre les conseils de certains d'entre vous. Je pense notamment aux propos de Rémi Barré pour qui les propositions et les critiques se présentant comme strictement scientifiques ne sont pas suffisantes pour infléchir les choix de société et qui appelle dès lors les chercheurs à « s'impliquer dans un cadre collectif, dans une arène ouverte, bref dans une arène publique » et à « s'engager ». Voilà ce que j'ai essayé de réaliser ici : une sorte d'engagement public, une déclaration d'intentions politiques qui m'oblige (volontairement) à agir d'une certaine manière et qui donne à comprendre aux autres le sens de mes actes. C'est, je crois, un moment nécessaire à la construction de sa responsabilité (tout comme peux l'être la rédaction d'un manifeste par exemple).
Je pense également à l'intervention d'Isabelle Attard et à cette déclaration – à mon avis très enthousiasmante bien qu'elle soit exprimée sous la forme d'un regret – qu'elle aurait aimé, lors de son mandat de député, que les chercheurs « donnent leur point de vue même quand on ne leur demande pas ». Bien sûr, j'ai envie de comprendre cette phrase d'une certaine manière, en imaginant que son intérêt ne portait pas que sur le point de vue des chercheurs à propos de la recherche, mais bien plutôt sur le point de vue singulier de tout citoyen ayant la volonté d'exprimer publiquement ses problèmes et ses idées de réponses afin d'engager un travail politique, une transformation sociale. Moi aussi, je souhaiterais que la participation politique soit beaucoup plus volontaire : je souhaiterais que les gens aient envie de se former une opinion sur tout, et surtout qu'ils aient envie de l'exprimer singulièrement, de la transformer par la discussion et de l'accorder avec celles des autres afin de construire intelligemment le monde et réaliser un projet de société à leur goût. Mais je sais aussi que ce souhait, cette envie, ce goût pour le travail politique n'est pas partagé par tout le monde (autrement, "le monde" serait différent et nous serions en train de travailler à autre chose que d'essayer d'inciter les chercheurs et les citoyens à s'engager ou à participer). Et puisque je veux penser que les gens sont déjà responsables (y compris de leur volonté de déresponsabilisation), donc réalisent déjà, à leur manière, le monde qu'ils désirent (y compris lorsque ce désir consiste à "trouver sa place", à se conformer au monde tel qu'il est ou tel que d'autres le façonnent), je ne peux que travailler individuellement à imaginer et exprimer autre chose (un autre point de vue, un autre projet politique) en espérant que, avec certains, nous nous comprendrons et que collectivement nous réaliserons autre chose[30].
Ainsi, parce que je veux croire que les autres sont déjà responsables de leurs choix, donc de leur mode de vie, je doute du point de vue qui consiste à dire que la politique ou la démocratie "échappe" aux citoyens, et que si les citoyens décidaient un peu plus, la société serait nécessairement meilleure. Encore une fois, tout dépend de la manière dont on prend les décisions : vise-t-on un accord (au sens le plus fort qui soit, c'est-à-dire celui de la totale conviction) ou un consensus (au sens le plus mou, c'est-à-dire celui de la négociation ou du compromis) ? Et bien sûr, tout dépend aussi des croyances, des intérêts, des valeurs... bref du goût de chacun des citoyens qui prendront la décision. Car, si c'est bien l'accord avec tous que je recherche idéalement, je sais que celui-ci n'existe effectivement pas... Nous sommes tous, je crois, des personnes extrêmement singulières qui se comprennent plutôt difficilement. Voilà pourquoi je doute... je doute de cette déclaration (déjà citée) de André Cicollela alors même que j'y lis beaucoup d'intérêt pour les autres et beaucoup de ses bonnes intentions :
« L'enjeu pour moi, c'est de mettre les enjeux de la recherche en matière de santé environnementale dans le débat public, en partant de ce qui intéresse la société. C'est pas la recherche en tant que telle qui intéresse la société, c'est le pourquoi, le sur quoi de la recherche, et aujourd'hui c'est d'arriver à faire prendre conscience à la société... qui connaît effectivement cette réalité parce qu'elle la vit... [il poursuit son propos en évoquant le problème du cancer]. »
André Cicollela veut intéresser la société à ce qu'il croit, lui (avec son regard de chercheur en toxicologie), être des problèmes, en partant de ce (qu'il croit) qui intéresse la société. Il veut que "la société" (cette entité dans laquelle il ne s'inclut manifestement pas) prenne conscience de ce qu'elle est en train de vivre. Il veut l'informer, ou pire encore (d'après moi) l'éduquer, lui rappeler qu'il faut qu'elle prenne soin d'elle, de sa santé et de son environnement. Et surtout, il croit que "la société" ne sait pas ce qu'il se passe mais que cela l'intéresse, car "évidemment", comme tout individu ou tout corps constitué, elle est d'abord intéressée par son intégrité et sa longévité... Cette « société durable et de bien-être » que l'association Sciences Citoyennes dit vouloir mettre en œuvre dans son manifeste ne me semble pourtant pas être un projet partagé par notre société actuelle[31] au sens le plus normal qui soit (c'est-à-dire celle de la république française). Ni même celui de la plupart des individus composant cette société. C'est pourquoi, je crois qu'il faudrait proposer, argumenter et complexifier ce projet plutôt que de le prendre pour acquis ou nécessairement acceptable (car tout le monde ne vit pas aujourd'hui seulement pour pouvoir vivre demain : d'autres intérêts viennent contredire celui-là). De même, je crois qu'il faudrait poser ses problèmes et non les problèmes en tant qu'ils s'imposent à tous. Cela fait partie d'une manière de faire qui me semble plus responsable dans la mesure où l'on se présente comme l'auteur de l'acte (consistant à poser des problèmes) sans pour autant déresponsabiliser les autres (qui seraient passés à côté de leurs "vrais" problèmes).
La responsabilité de ses problèmes
modifierPour illustrer cette difficulté à propos de la définition des problèmes (et conséquemment des projets), je voudrais rappeler deux exemples qui ont été choisis pour dire l'erreur ou la bêtise que constituent, aux yeux de certains, d'autres projets scientifiques. Le premier concerne le boson de Higgs et le second la conquête spatiale. Répondant à l'idée de « renoncement » (le fait de ne pas s'engager ou poursuivre certaines recherches) d'abord suggérée par Marie-Angèle Hermitte puis reprise par certains intervenants du public, Jean-Marc Lévy-Leblond nous a dit ceci :
« Il y a des voies de recherche où la communauté, la collectivité s'honorerait de réfléchir, de savoir si ça vaut la peine, et éventuellement de dire non. Je prends juste un exemple : le boson de Higgs. Bon... Belle découverte[32]... prédite par les théoriciens... Est-ce que le rapport qualité/prix est bon ? Est-ce que, construire un accélérateur de quelques milliards d'euros pour trouver le boson de Higgs, ça valait la peine ? Personnellement je pense que non. »
Personnellement, je partage sa position. Je partage l'idée (également exprimée par Fabrice Flipo à propos du renoncement) que l'on ne peut pas réaliser toutes les recherches qu'il serait possible de réaliser. C'est d'ailleurs ce qu'il se passe aujourd'hui : il existe tout un ensemble de modes de sélection qui vont des normes académiques, disciplinaires, sociales, etc. (définissant ce qu'il convient de faire, ce qu'il est intéressant de chercher, ce qui une bonne méthode pour y parvenir... depuis nos connaissances actuelles) jusqu'aux concours pour l'attribution d'un contrat de financement (démontrant de l'insertion[33] de la recherche dans notre société économiquement concurrentielle). Nous avons évoqué cela au cours de la journée, certes en critiquant les manières de sélectionner, mais pas avec l'envie de s'affranchir totalement de la sélection. Dès lors, il nous faut choisir... Et là, après coup, Jean-Marc Lévy-Leblond choisit de dire que les recherches visant à confirmer l'existence du boson de Higgs n'étaient peut-être pas nécessaires au su de leur très grand coût. Bien sûr, son point de vue est plus affirmé que argumenté (il lui aurait fallu plus de temps). Mais il en passe tout de même par un argument, celui du « rapport qualité/prix » (qui "parle bien" aux consommateurs que nous sommes) ou du calcul coûts/avantages qui est ici plus suggéré comme défavorable que démontré. Et sans doute que cela est indémontrable... au sens où la démonstration (et donc le résultat, le jugement) s'imposerait à tous telle une grande équation à résoudre. En effet, des manières de définir un coût ou un avantage (tout comme la qualité ou le prix d'une recherche), il y en a beaucoup – en tout cas beaucoup plus que des manières de résoudre un calcul mathématique normalement posé, car à propos du langage mathématique, on a décidé qu'il fallait que nous nous accordions[34]. Ainsi, je pourrais tout à fait entendre (et finalement partager) le point de vue de ceux qui considèrent que cette recherche est belle malgré son coût, qu'elle en vaut la peine parce qu'elle démontre notre intelligence collective, c'est-à-dire la manière dont, depuis des siècles, nous façonnons des concepts (et des instruments pour les mettre en valeur), la manière dont nous parvenons si bien à nous accorder que certains sont capables de prédire ce que d'autres pourront concevoir. Sans doute que cette invention est une folie, mais je comprends que cette folie (celle du projet collectif singulier, anormal, excessivement poussé à bout) peut être infiniment exaltante... pour ceux qui la construisent bien sûr, mais aussi pour ceux qui s'y relient en tant qu'être humain/concepteur du monde. Car il est sans doute plus beau de se sentir concepteur que simple usager. Voilà un autre des effets (autre que son coût) de la recherche sur le boson de Higgs.
Cependant, malgré la puissance intellectuelle de cette recherche particulaire, je ne la sélectionnerais pas. D'abord parce que – contrairement à ce que ma description pourrait laisser entendre – elle participe davantage d'une pensée réeliste (c'est-à-dire croyant en un réel unique, existant indépendamment de la pensée et s'imposant à tous) que d'une pensée constructiviste (voyant le monde comme autant de constructions intellectuelles réalisées). La prédiction concernant l'existence de cette particule ne serait alors nullement due à une mise en intelligence et un effort de construction, mais à une nécessité naturelle et une logique de découverte (elle a toujours été là cette particule, cachée quelque part dans l'infiniment petit... il nous fallait juste soulever le bon voile d'ignorance ou d'erreur pour la trouver). Parce que les chercheurs en physique théorique (et du même coup, les amateurs de physique théorique) veulent présenter leur travail ainsi, comme une découverte, je n'ai pas envie de les soutenir : ce serait incohérent vis-à-vis de mes intérêts, de mes valeurs constructivistes. Ensuite, malgré toute la beauté que peut recouvrir un tel acte de construction collective, je suis bien plus intéressée par les actes visant une transformation sociale en réponse à un problème que l'on croit être important – ce qui est par exemple le cas des colloques « Pour une recherche scientifique responsable » visant à transformer nos manières actuelles (jugées irresponsables) de faire de la recherche.
Un peu plus tard dans la journée, André Cicollela a participé (à mes yeux tout du moins) à ce dialogue concernant la manière de définir les problèmes importants et les recherches qu'il faudrait choisir de poursuivre (ou abandonner) en déclarant cela :
« Il y a une phrase que j'aime bien citer […], c'est la phrase de Ulrich Beck dans "La société du risque". Il dit : "Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique est vide. Sans la rationalité scientifique, la rationalité sociale est aveugle." Pour moi cette phrase résume bien ce que doit être le positionnement de la recherche. L'idée d'une recherche hors-sol, en dehors de la société, qui est le mythe scientiste en fait... dont on sort laborieusement... et je crois que c'est l'enjeu : c'est d'arriver à construire une recherche en phase avec la société. Sur les enjeux, pour moi la bataille aujourd'hui c'est d'arriver à faire ne sorte que l'appareil de recherche se développe, se construise par rapport au grand enjeu de la société, de l'humanité, qui est la crise écologique. Quand j'entends les discours toujours... (ça me rajeunit, ça me rappelle les premiers satellites) : "on va aller conquérir Mars. On va aller... voilà." Qu'est-ce qu'on nous raconte là ?! Où est l'enjeu pour la société ? »
Cette manière d'affirmer que les enjeux de la crise écologique identifiés par les chercheurs doivent être les enjeux de notre société, et tout en même temps que ce sont les enjeux définis par la société qui doivent être nos enjeux en tant que chercheurs me laisse tout à fait perplexe. Qui pose les enjeux finalement ? Qui décide des problèmes intéressants et des recherches à soutenir ? Est-ce que ce sont les chercheurs – qui, je crois, ont très largement contribué à construire et "populariser" la crise écologique en tant que problème de société important – ou les citoyens – qui, d'après le choix de nos représentants politiques et de la plupart de nos comportements quotidiens, ne semblent pas si soucieux de l'état de leur environnement... ? Et quel serait le contenu de cette recherche « hors-sol » (la recherche spatiale) qui, ne s'appuyant apparemment pas sur la rationalité sociale bien terre à terre mais sur le délire de certains chercheurs, serait donc vide du point de vue de la rationalité scientifique ? D'où vient ce partage entre une "rationalité sociale" et une "rationalité scientifique", si ce n'est d'un mythe "scientiste" que l'on peine effectivement à dépasser ? En étant un peu attentif à la diversité des productions culturelles (notamment celles littéraires et cinématographiques) et à leur influence, je crois que l'on en vient rapidement à se dire que la conquête de Mars est un enjeu, un rêve... du moins pour certains, même si ce n'est pas le nôtre.
FIN
modifierAprès avoir essayé de poser quelques uns de mes problèmes et affirmer certains désaccords (notamment avec l'action pragmatique, avec l'impératif écologique, avec le dénigrement de la construction artificielle et de la manipulation langagière, et avec le désir d'irénisme), après avoir essayer de reformuler ces problèmes et proposer certaines réponses en m'appuyant sur ce que j'ai compris et retenu des interventions de la journée de colloque (en particulier concernant leur manière singulière de poser le problème de la responsabilité – par exemple en termes de lutte, d'autonomie, de culpabilité, d'obstacles normatifs, de choix volontaire, de punition, d'indissociabilité, d'intérêt, d'engagement, etc.), je voulais finir en réaffirmant que c'est seulement avec l'envie de mieux vous[35] comprendre – et donc d'entendre vos réponses – que j'ai écrit cette synthèse. J'espère ainsi qu'on en restera pas "là", que le dialogue se poursuivra, autrement dit que ce n'est que le début de nos problèmes...
Notes et Références
modifier- ↑ Sarah Calba, chercheur en éristique et intervenant lors de ce jour-là au sujet de "la tragique fin des experts"
- ↑ Je n'oserais dire "copains" alors que, pour une fois, la situation rendrait ce terme tout à fait approprié de par son étymologie : effectivement, nous discutions amicalement tout en « partageant le même pain ».
- ↑ Je reviendrai sur cet usage du terme factuel et donc sur la définition du mot fait plus avant dans ce texte (notamment en page 8) parce que celui-ci est, à mon avis, important et qu'il a spécialement fait débat lors du colloque.
- ↑ Le terme biaisé conviendrait aussi bien alors même qu'il est jugé négativement par de nombreux scientifiques qui veulent "éliminer les biais" ou disqualifier les études biaisées. Pourtant, le biais – littéralement « la direction oblique » – c'est l'angle avec lequel on regarde le monde, c'est le moyen (détourné ou anormal) par lequel on résout un problème. En ce sens, tout point de vue est biaisé : l'auteur dirige son regard quelque part et passe à côté de ce que d'autres voudront voir. Charge à ces derniers de pointer ce qu'ils considèrent être des angles morts afin de construire collectivement une vision partagée du monde.
- ↑ Étrangement présenté comme un constat, un « préambule » (de ce qui précède la démonstration et n'ayant donc pas à être argumenté) dans le manifeste de Sciences Citoyennes.
- ↑ Sans doute que si quelque chose est évident pour vous, c'est que vous le saviez déjà. Non que cela soit (d'après moi) plus vrai, plus immédiatement ou directement lié au réel, c'est juste plus habituel.
- ↑ Je cite ici les propos d'Yves Bertheau lors de son intervention matinale. Celui-ci finira par conclure que l'instauration d'une « nouvelle police » ne servirait à rien, qu'il nous faudrait bien plutôt instaurer un "contrôle citoyen" en favorisant l'accès aux données brutes par exemple, en encourageant les expertises et les contre-expertises, en valorisant l'intégrité et en appliquant des sanctions (pour « éliminer le sentiment d'impunité de certains scientifiques »). Il appellera cela « la stratégie de la carotte et du bâton », ce qui semble finalement signifier qu'ils considèrent les chercheurs davantage comme des êtres un peu "bêtes" et dociles que comme des personnes intelligentes et responsables.
- ↑ J'utilise ici un qualificatif très habituel (en épistémologie tout du moins), celui de constructiviste, et en faisant cela, je prends le risque que vous le compreniez de manière habituelle, c'est-à-dire selon l'idée que (peut-être) vous vous en faites déjà. Mais comme avec n'importe quel terme, avec n'importe quel concept, les définitions et implications peuvent être très différentes. Je vous incite donc à ne pas le comprendre trop rapidement, ou en tous cas, à être attentifs à toutes les particularités que j'essayerais de lui donner dans ce texte.
- ↑ Attention, je ne partage pas totalement la formulation de cette phrase. Quand bien même cette décision de responsabilisation volontaire est possible à tout moment, à propos de tout et concerne tout le monde, rien n'est plus complexe que de construire cela de manière cohérente donc convaincante. Et si cela se passe bien d'une certaine manière « dans la tête », cela n'en devient pas moins « la réalité ».
- ↑ Ici encore, si j'ai envie de partager cette idée qu'il faut « faire l'effort de » quelque chose, ce n'est pas pour « pouvoir s'exonérer » mais pour essayer de transformer les choses. Quand à l'information suggérant qu'il peut y avoir des connaissances brutes, "in-formes", "non formées" ou "non déformées par le point de vue", c'est un point de vue en lequel je ne crois plus.
- ↑ C'est déjà une conception bien particulière de la vérité.
- ↑ Singulièrement je l'espère, c'est-à-dire en la détournant un peu de ce qu'elle était dans la philosophie grecque antique (dont le rapport à la vérité ne me convint pas, en tout cas pas chez la plupart de ses auteurs) ou dans la pensée de Schopenhauer (dont le pessimisme ne me convint pas).
- ↑ Dans les quelques dictionnaires (et encyclopédie participative) que j'ai consulté.
- ↑ Une transcription non moléculaire – bien que le discours s'appuie précisément sur des exemples en biologie de ce type – ou alors si, moléculaire dans le sens (métaphorique) où elle n'est qu'un très petit morceau du discours prononcé par Yves Bertheau et que c'est ainsi qu'il faut la considérer : comme une réduction ou plutôt une sélection issue d'une manipulation intellectuelle et langagière dont je suis entièrement responsable, comme un moyen de servir mon argumentation (et non celle de Yves Bertheau puisqu'elle s'en trouve déconnectée). Il ne s'agit donc pas d'une preuve (une "evidence") mais d'une illustration que vous pourrez interpréter autrement afin, peut-être, de me contredire. Considérer qu'un discours n'est que le point de vue de celui qui l'a formulé permet d'éviter la suspicion quand à la véracité d'une "information" [encore une fois, je crois qu'il n'existe aucun point de vue in-formé, sans forme, car tout discours engage une forme (la manière dont on dit) indissociable du fond (ce que l'on dit)] et les débats de chiffres qui sont souvent intellectuellement très pauvres.
- ↑ Je ne ferai pas la liste des nombreux "éléments de langage" utilisés, qui sont autant de manières de « bien parler » en tant que scientifique, ou plutôt de parler normalement, en respectant certains codes habituels qui font que notre discours est d'emblée entendu comme "scientifique".
- ↑ Dans ce rapport d'enquête intitulé « CIR et R&D : efficacité du dispositif depuis la réforme de 2008 », dont l'esthétique (depuis le choix de la police d'écriture jusqu'aux choix argumentatifs) nous donne à comprendre le goût de ses rédacteurs pour la science normalement neutre et objective – celle qui n'interroge pas les réalités mais le réel (unique), qui ne donne pas son point de vue mais décrit le monde tel qu'il est, qui n'interprète pas mais établit, qui ne raconte pas mais prouve par le calcul –, dans ce rapport problématique donc pour ceux qui ne crois pas (ou plus) en l'objectivité scientifique, il est intéressant de remarquer que l'innovation et la recherche y sont évaluées non au cas par cas (en essayant de comprendre le projet singulier des entreprises ayant bénéficié du crédit d’impôt recherche), mais en regardant la création ou perte d'emploi, sa croissance, ses dépenses... bref : la manière dont elle gère son argent. C'est très triste de s'apercevoir que c'est ainsi que certains comprennent et jugent le fonctionnement de la recherche.
- ↑ Il est écrit, dans la description du projet en page d'accueil, que : « Dans cet espace, chacun est libre de récolter de nouvelles informations, d'émettre de nouvelles idées, de nouveaux concepts ou de nouvelles théories pour les confronter à d'autres membres de la communauté et même à tous les visiteurs de notre site. »
- ↑ En tout cas en date du 9 juillet 2018, soit plus d'un mois après la tenue du colloque. Et en écrivant cela, j'ai eu envie de m'engager ici à ajouter très prochainement tout ou partie de cette synthèse – en tout cas quelque chose. [Et voilà : cela est à présent réalisé !]
- ↑ Mark Bauerlein, Mohamed Gad-el-Hak, Wayne Grody, Bill McKelvey, and Stanley W. Trimble, « We Must Stop the Avalanche of Low-Quality Research », sur www.chronicle.com, : « Consider this tally from Science two decades ago: Only 45 percent of the articles published in the 4,500 top scientific journals were cited within the first five years after publication. In recent years, the figure seems to have dropped further. In a 2009 article in Online Information Review, Péter Jacsó found that 40.6 percent of the articles published in the top science and social-science journals (the figures do not include the humanities) were cited in the period 2002 to 2006. »
- ↑ Dahlia Remler, « How Few Papers Ever Get Cited? It’s Bad, But Not THAT Bad », sur www.socialsciencespace.com, : « “90% of papers published in academic journals are never cited.” This damning statistic from a 2007 overview of citation analysis recently darted about cyberspace. A similar statistic had made the rounds in 2010 but that time it was about 60 percent of social and natural science articles that were said to be uncited. Neither statistic came with a link to supporting academic research papers. »
- ↑ Une manière que j'ai essayé de concevoir en collectif et d'exprimer singulièrement dans un texte intitulé « Langagement ou la déconstruction de la neutralité scientifique mise en scène par la sociologie dramaturgique ». Ce titre doit d'ailleurs vous donner comprendre mon intérêt pour le langage, mon engagement par le langage et ma volonté non de neutraliser mais bien plutôt de singulariser le travail scientifique, notamment par la dramatisation.
- ↑ J'utilise ici le verbe altérer sciemment. Car si l'altération est d'ordinaire comprise comme une dégradation, je voudrais la définir ici (et ailleurs dans le texte) comme un changement d'état des choses, une transformation par l'autre afin d'insister sur le fait que toute action, toute activité humaine engage une transformation (aussi minime soit elle... quitte à ce qu'elle soit une confirmation de ce qui est déjà) et que le sens de cette transformation – positif ou négatif – n'est jamais "évident" : c'est un jugement qui engage une certaine vision de ces "choses".
- ↑ En cela, je suis dubitative quant au choix du titre pour la conférence introductive « Les rôles sociaux des chercheurs, mythes et réalités » qui semble suggérer l'"évidente" distinction qu'il nous faut faire entre mythe et réalité, entre fausseté et vérité, entre l'artificiel et le naturel…
- ↑ Alors que certains déclarent par exemple que cela participe d'un même projet de connaissance universelle.
- ↑ Cette volonté de fragmentation est d'autant plus étrange à mes yeux qu'elle n'est justifiée (à plusieurs reprises au cours de son intervention) que par l'affirmation que c'est sa nature, que de toute façon la recherche scientifique est fragmentée. Mais en quoi est-ce une bonne chose ? En quoi faut-il entretenir cette fragmentation (donc cette discontinuité, cette dissociation) plutôt que d'y remédier par exemple ? Est-ce à dire qu'on ne peut pas la concevoir autrement (ce que contredit l'existence du mythe de la Science auquel beaucoup de personnes ont cru et croient encore) et donc la réaliser autrement ? Je crois qu'en utilisant un tel argument – "il faut prôner la fragmentation de la science parce que c'est comme ça qu'elle est, c'est sa véritable nature" – Léo Coutellec fait preuve au mieux d'une incohérence (si elle est comme ça de toute façon, il n'y a pas lieu d'essayer de prôner quoi que ce soit), au pire d'un naturalisme du même type que ceux qu'il souhaite démystifier.
- ↑ Ce qui est le cas à chaque fois je crois... Car comment penser qu'un travail réflexif ne transforme en rien notre manière de faire et de penser ?
- ↑ Un choix de mot tout à fait particulier, je dirais même très particulièrement cadré et que, personnellement, je ne fais pas tant il suggère que la pensée n'est rien d'autre qu'un "phénomène naturel" (un processus physico-chimique ou un procédé logico-informatique ou quelque chose de ce genre-là) qu'il faudrait étudier en tant que tel et sans vraiment s'intéresser à ce sur quoi elle porte.
- ↑ Je reprends ici les mots d'Isabelle Stengers (de son compte-rendu de la première journée de colloque) à propos de l'intervention de Florence Piron qui portait justement cette idée de « justice et injustice cognitive ».
- ↑ Attention : j'utilise ce mot qui, pour moi qui aime à manipuler le langage, revêt une connotation tout à fait positive. Mais je sais qu'il est habituel de le comprendre autrement, comme une manière de se dérober, de ne pas "vraiment" répondre à la question – et ce n'est pas en ce sens que je l'emploie ici. Ainsi, ce détournement était sans doute une bonne chose au regard de ce qu'il voulait dire, une bonne manière d'exprimer l'idée qu'il voulait faire passer.
- ↑ Ce que je réalise déjà avec certains complices (notamment Robin Birgé lors de notre intervention commune) avec qui – à force de discussions, d'expressions singulières et de réalisations collectives – nous sommes parvenus (et continuons) à nous accorder sur une certaine vision du monde, un certain goût en matière de politique, autrement dit un projet.
- ↑ "Le" projet de cette société serait sans doute bien difficile à définir tant celle-ci fonctionne autrement, je crois, que par la mise en accord projective. Elle me semble bien plutôt motivée par un entrelac de projets individuels et collectifs très différents (qui sont parfois totalement contradictoires).
- ↑ Je dirais plutôt invention très abstraitement concrétisée.
- ↑ Insertion dont, d'ailleurs, devrait se réjouir tous ceux qui affirment haut et fort qu'il faudrait que la science soit plus en lien avec la société. Et bien voilà ! Elles sont en lien (mais ni plus ni moins qu'avant à mon avis... l’idéologie n'était juste pas la même) : la science façonne la société par ses productions conceptuelles et techniques, et en retour la société façonne la science en l'intégrant à ce qu'elle croit être le meilleur modèle de développement qui soit. Cela devrait nous convaincre, en tant que chercheurs, à nous engager scientifiquement (en imaginant avec nos complices d'autres modèles, d'autres modes de pensée) et politiquement (en imaginant avec nos concitoyens d'autres modèles, d'autres modes de pensée... car oui, faire de la recherche scientifique et participer au travail de construction politique, ça pourrait ne pas être si différent).
- ↑ Comme quoi, quand on veut s'accorder sur quelque chose, on peut. Et cela n'enlève aucune liberté à ceux qui ne veulent pas (ou très peu) pratiquer ce langage parce qu'il est trop réducteur, limitatif ou tout simplement mal construit d'après eux.
- ↑ Les personnes citées bien entendu, mais aussi tous ceux qui ne sont pas d'accord avec ce texte et qui voudraient, dès lors, y répondre.