Recherche:Imagine un monde/Partie 3


L'imaginaire Wikimédia
Quand un mouvement social global et numérique imagine le monde


Troisième partie du travail de recherche Imagine un monde


De Lionel Scheepmans avec l'aide de la communauté Wikimédia



centrer



Chapitre 7 : L'innovation politique Wikimédia

Pour poursuivre mes recherches sur le mouvement Wikimédia en m'intéressant cette fois à sa gestion politique, j'ai pensé qu'il serait bon de repartir d'une conclusion émise dans un ouvrage portant également sur mon sujet d'étude. Il s'agit de Commons knowledge ? An ethnography of Wikipédia. dans lequel on voit apparaître au dernier paragraphe de la conclusion « la loi zéro de Wikipédia », qui s'énonce ainsi[B 1] :

L'utilisateur Raul654 a créé une collection de "Lois de Wikipédia", dans laquelle il rassemble à la fois ses propres morceaux de sagesse et ceux apportés par d'autres (voir User:Raul654/Raul's_laws). Le 21 mars 2006, il a ajouté "la loi zéro de Wikipédia", d'attribution inconnue. Il s'agit d'un bon résumé de cette communauté en constante évolution, étonnamment différente et étonnamment efficace, qui conclut ce livre : "Le problème de Wikipédia est qu'elle ne fonctionne qu'en pratique. En théorie, ça ne peut jamais fonctionner"[T 1].

Si cette dernière affirmation doit sans doute être considérée comme une boutade, je vais cependant jouer le jeu et la prendre au premier degré afin de produire tout au long de ce chapitre les fondements d'une théorie que je vais précisément construire au départ d'observations pratiques. Je vais donc pour ce faire, section par section, prendre la peine de rassembler suffisamment d'indicateurs empiriques issus de mes observations de terrain pour, au final, les confronter à des concepts déjà existants, de manière à pouvoir théoriser le fonctionnement politique du mouvement Wikimédia. Avec, pour débuter ce parcours, une revue historique de l'évolution de la gestion politique du mouvement.

Évolution de la gestion politique de Wikimédia

Pour entamer l'analyse politique du mouvement Wikimédia, commençons par nous souvenir de la naissance de Wikipédia, qui en fut le projet fondateur. On se rappelle alors l’existence du projet encyclopédique précédent hébergé à l'adresse Nupedia.com. Son but était de générer des revenus à l'entreprise Bomis qui avait financé son lancement, et qui était gérée par Jimmy Wales en tant que chef manager, avec le personnel Larry Sanger comme rédacteur en chef. Cette situation perdura quelque peu, puisqu'il fallut attendre le 20 juin 2003, soit près de deux ans et demi après le lancement du premier site Web Wikipédia, pour que la Fondation Wikimédia en tant qu'organisme sans but lucratif récupère les avoirs de la firme Bomis[N 1].

En se remémorant ces faits, on peut alors mieux comprendre les motivations qui ont poussé des éditeurs du projet Wikipédia en espagnol à créer une encyclopédie dissidente en février 2002. Si ce mouvement de diaspora avait principalement été déclenché quand il fut question de placer des publicités sur Wikipédia, il ne faudrait pas oublier pour autant les autres griefs qui furent aussi avancés, tels que la censure, une ligne éditoriale déplaisante et même une attitude arrogante de la part des fondateurs[S 1]. L'épisode espagnol fut donc aussi, de ce point de vue, un antécédent important dans la gestion politique du projet Wikipédia et des projets frères naissants, puisqu'il représente en fait un premier avertissement adressé aux fondateurs de l'encyclopédie sur la nécessité de démocratiser son fonctionnement.

Cependant, les choses avaient déjà basculé bien avant l'arrivée de la Fondation. Ceci dès janvier 2001 lorsque Jimmy Wales, sous la pression exercée par Richard Stallman et son projet encyclopédique concurrent GNUPedia, décida de mettre le contenu des Nupedia et Wikipédia de la firme Bomis sous licence de documentation libre GNU[N 2]. C'était là une manière de rassembler deux initiatives similaires au même endroit, puisqu'après cette décision, Richard Stallman invitait publiquement les gens à contribuer sur Wikipédia. Car il savait pertinemment que ce changement de licence avait instantanément fait disparaître toute revendication de propriété de la part de la firme Bomis sur le contenu des projets, ceux-ci appartenant dorénavant à la collectivité. Le pouvoir de vie ou de mort de Jimmy Wales sur ce contenu, puisque c'est bien là le propre de la propriété, avait donc déjà disparu à cette époque pour laisser place à une nouvelle forme d'autorité qui était légitimée par son statut de cofondateur.

Après la démission de Larry Sanger, Jimmy Wales vit son autorité grandir, jusqu'à être considéré avec humour par les membres des communautés d'éditeur comme un « dictateur bienveillant ». Mais à partir de 2021, tant son prestige que son autorité finirent par se réduire peu à peu. Pendant qu'il devenait une figure publique et emblématique du mouvement, sa présence dans la gestion du mouvement se faisait de plus en plus discrète. Comme seules prérogatives au sein du mouvement en ce début d'année 2022, il lui reste le fait que ses mandats de trois ans peuvent être renouvelés sans limite grâce à son statut de membre fondateur du conseil d'administration de la Fondation, ainsi que le privilège de pouvoir désigner chaque année le ou la Wikimédien·ne de l'année lors d'un discours de présentation des conférences internationales Wikimania.

Puisque l'évolution du leadership du fondateur a déjà été largement documentée dans d'autres ouvrages[B 1][B 2], je me limiterai ici à présenter les étapes importantes de ce changement. La première étape fut la création d'un premier comité d'arbitrage, permettant de ne plus devoir gérer seuls les conflits entre les éditeurs de l'encyclopédie en anglais. Cette instance de médiatisation fut créée au cours de l'année 2003, en rassemblant des utilisateurs de confiance qui avaient dès lors pour fonction de gérer en dernier recours les conflits qui n'avaient pas pu se résoudre par la discussion. C'était là une première initiative de délégation d'autorité qui fut ensuite reproduite sur 10 autres versions linguistiques de Wikipédia ainsi que sur projet Wikinews en anglais[S 2].

Au niveau du projet francophone, ce comité fut mis en place dans le courant de l'année 2004 pour traiter les problèmes de comportement, sans s'impliquer dans les questions relatives aux contenus des articles, et faire ainsi face à certains conflits d'éditions qui risqueraient de diviser la communauté[M 1]. En décembre 2020, le règlement du comité francophone est proche de celui d'une juridiction classique, avec un domaine de compétence et une procédure de dépôt et de traitement des plaintes permettant de déterminer leur recevabilité et leur pertinence avant toute délibération[S 3].

Après cette première délégation de pouvoir, l'autorité de Jimmy Wales fut de nouveau affaiblie à la suite d'un conflit d'intérêt dont il fit preuve au cœur même de son encyclopédie. C'était durant l'année 2005, lorsqu'il fut découvert qu'il avait tenté de modifier lui-même sa propre biographie, dans le but de retirer la présence de Larry Sanger en tant que cofondateur de Wikipédia. Cette mauvaise idée lui valut une réaction très vive de la communauté d'éditeurs, qui fut par la suite largement commentée dans les médias[M 2]. Mais c'est seulement cinq ans plus tard que deux événements successifs au cours de l'année 2010 aboutirent à la suspension de ses droits d'administration au sein des projets.

Le premier incident dont il fut déjà question en section 2 du chapitre précédent, arriva en mars, lorsqu'il supprima, d'une façon tout à fait arbitraire, une page du projet Wikiversité en anglais qu'il jugeait hors de propos, pour ensuite bloquer son auteur en édition, destituer un administrateur qui s'y était opposé[S 4], et adresser une demande de suppression du projet au conseil d'administration de la Fondation[S 5]. Tous ces agissements furent bien entendu considérés comme abusifs par la communauté des éditeurs des autres projets anglophones. En réaction à cela, un appel à commentaires intitulé « Remove Founder flag »[S 6] fut rapidement lancé sur le projet Meta-Wiki, dans le but de rassembler l'avis de la communauté sur le retrait des privilèges techniques octroyés au fondateur de l'encyclopédie. Dans le courant du mois de mai, 400 avis sur un total d'environ 530 participants étaient favorables à cette demande de destitution.

Les relations entre Jimmy Wales et la communauté d'éditeurs restèrent ainsi tendues jusqu'à un nouvel incident, courant avril 2010. Suite à une lettre envoyée par Larry Sanger le 7 avril au FBI pour dénoncer abusivement la présence de pornographie infantile sur le site[M 3], le fondateur s'était lancé dans la suppression arbitraire de nombreuses images hébergées sur le projet Wikimedia Commons. Son emportement s’expliquait par le fait que le magazine Fox News avait relayé publiquement les informations contenues dans la lettre de délation de Larry Sanger, tout en interpellant de manière très maladroite les personnes qui faisaient des dons au mouvement[S 7]. Face à ce qui fut considéré comme un nouvel excès d'autorité, une pétition fut alors ouverte le 7 mai 2010, et signée par 323 contributeurs avant d'être adressée à Jimmy Wales[S 8], qui décida finalement de renoncer à ses outils d'administrateur sur l'ensemble des projets Wikimédia le 9 mai 2010[M 4].

Par la suite, Jimmy Wales resta cependant très influent politiquement parlant dans le mouvement, notamment grâce à une popularité entretenue chaque année par des campagnes de donation qui le mettent en scène dans leurs messages de sollicitation. Mais après l'arrivée de Katherin Maher au poste de directrice de la Fondation et du nouveau charisme qu'elle sut développer en faveur du mouvement, Jimmy Wales perdit aussi de son aura médiatique. Lors de la dernière rencontre Internationale Wikimania de 2019, où sa présence fut très discrète, il me semblait exprimer une certaine lassitude qui contrastait fortement avec le souvenir que j'avais gardé de lui la première fois que je l'avais rencontré. C'était lors de la conférence Wikimania de Londres en 2014 et je me souviens qu'il était encore sollicité par certains contributeurs qui lui demandaient, durant les moments les plus informels, de prendre la pose le temps d'un selfie.

 
Fig. 7.1. Photo des membres du comité d'affiliation réalisée en 2018 (source : https://w.wiki/4$AA)

Il est vrai que depuis 2010, le mouvement Wikimédia et la Fondation avaient changé du tout au tout. Avec pour commencer le siège de la Fondation qui sera passé de 39 employés en mars 2010[S 9] à plus de 350 en mars 2020[S 10] et même plus de 600 en juillet 2021 selon les chiffres de la directrice des ressources humaines[V 1]. Durant ces dix ans étaient apparus de nombreux comités[S 11] qui répartirent un peu plus les responsabilités politiques du mouvement. En plus de la dizaine de comités qui existait déjà en 2010, d'autres virent le jour pour réussir à gérer une structure de plus en plus imposante et un flux d'argent toujours plus important. Parmi ces comités, certains sont uniquement composés de salariés de la Fondation et de membres de son conseil d'administration : le comité d'audit financier, de recrutement du personnel, de gouvernance, et de production. D'autres comprennent à la fois des salariés, des volontaires issus du mouvement et des membres du conseil d'administration. Ce sont :

Le Comité Wikimania (2005) qui organise les cycles de conférences mondiales et annuelles du mouvement[S 12].

Le Comité des langues (2007) qui est chargé de seconder le conseil d'administration dans le développement de la gestion des requêtes de nouvelles langues au sein des projets[S 13].

Le Comité des élections (2007) qui supervise, les élections au conseil d'administration Wikimédia et au comité de distribution des fonds[S 14].

Le Comité des communications (2012) dont le but est de soutenir et de collaborer aux efforts de communication globale du mouvement Wikimédia[S 15].

Le Comité de distribution des fonds (2012), qui statue sur la distribution des subsides en provenance de la Fondation[S 16].

La Commission de médiation (2013) qui enquête sur les cas de violation de la politique de confidentialité, protection des données personnelles, etc[S 17]..

Le Comité d'affiliation (2014) qui statue sur les nouvelles demandes d'affiliation de groupes ou associations[S 18].

Le Comité intérimaire d'examen des cas de confiance et sécurité (2020) qui protège les membres de la communauté d'une application trop intrusive, trop stricte ou trop laxiste des normes de conduite de la Fondation[S 19].

Le Comité de rédaction de la charte du mouvement (2021) qui rédige la nouvelle charte du mouvement en respect des recommandations stratégiques[S 20].

Les comités de nomination (2020) élus par les communautés dans les projets et qui ont pour rôle de désigner les vérificateurs d'adresses IP et les masqueurs de modifications[S 21].

 
Fig. 7.2. Carte mondiale illustrant la répartition géographique des régions de demande de financement distincts (source :https://w.wiki/4znZ)

Parmi tous ces comités, celui de la distribution des fonds connut plusieurs réformes. La première, en 2013, permit tout d'abord de séparer les demandes, selon qu'elles concernaient un projet individuel de longue durée, un voyage, une association, et plus tard encore, une conférence ou une demande rapide d'un montant limité. Par la suite, une deuxième réforme qui eu lieu en 2020-2021[S 22] aboutit à la séparation des subventions en sept zones géographiques dont chacune s'est vue attribuer un comité spécifique. Lors de cette dernière réforme, une nouvelle distinction fut également faite entre les financements à destination de la communauté Wikimédia, et ceux destinés à des organismes externes au mouvement, avec dans une troisième catégorie séparée tout ce qui concerne les projets de recherches technologiques. Ceci alors que la distinction entre projet individuel, événement, financement de groupes ou d'organisations affiliées et financement rapide, fut toujours maintenue.

Au moment où j'écris ce texte, l'organisation du nouveau système n'est pas encore tout à fait terminée. Mais à son stade de développement actuel, on peut toute fois déjà remarquer, qu'à l’exception des demandes de financement rapide, qui peuvent toujours être gérées sur Meta-Wiki[S 23], les autres demandes sont maintenant gérées sur une plate-forme indépendante intitulée Wikimedia Foundation Funds Portal[S 24]. Celle-ci fonctionne avec Fluxx, un logiciel de gestion de subventions développé par une entreprise californienne et utilisé par plus de 300 fondations, pour lequel il est nécessaire de créer un compte différent de celui utilisé pour éditer les projets, avec notons le au passage la possibilité de s'inscrire directement grâce à un compte Gmail.

Ce changement aura donc apporté une meilleure efficacité dans le traitement des demandes de financement accordées par la Fondation, ainsi qu'une plus grande facilité pour les demandeurs grâce notamment à la traduction simultanée assurée par Google. Mais en contrepartie, cela apporte moins de transparence sur les processus en cours, bien que les demandes soient toutes recopiées sur le site Meta-Wiki à l'aide d'un script automatisé. C'est aussi un nouveau rapprochement avec un certain monopole financier déjà installé en Californie, et une collaboration plus étroite avec les géants de l'informatique, comme en témoigne l'omniprésence des services Google (Doc, Translate), et aussi la présence de Fluxx parmi les partenaires de l'écosystème Microsoft[M 5].

À côté des financements accordés par la Fondation, il faut encore signaler l’existence d'autres possibilités de financements, souvent de moindre envergure, qui peuvent être accordés par plus de vingt associations nationales, lesquelles en général, fonctionnent chacune avec un système d'évaluation des demandes qui repose sur des comités composés de volontaires[S 25]. Tous ces comités, qu'ils soient du côté de la Fondation ou des associations, sont formés sur la base de candidatures bénévoles, renouvelables, comme c'est le cas tous les deux ans pour le comité d'affiliation. Les candidatures sont ensuite évaluées à partir de questions-réponses avant d'être sélectionnées selon un principe de cooptation, ou après des élections comme c'est le cas du comité de distribution de fonds et le comité formé pour rédiger la charte du mouvement.

Comme autre processus électoral, il y a aussi celui qui est organisé pour choisir les membres du conseil d'administration de la Fondation Wikimédia, qui une fois en fonction, doivent respecter un code de conduite préétabli[S 26] et certaines priorités[S 27]. Ce conseil apparait ainsi comme l'organe suprême en matière de décision au sein du mouvement, puisqu'il se voit attribuer de nombreuses validations finales. Ainsi l'acceptation ou la suppression des projets éditoriaux, la reconnaissance ou le retrait d'affiliation, mais aussi tout un lot d'autres décisions qui se rapportent à la nomination des postes clefs dans le mouvement et même de la cooptation de certains membres au sein de son propre conseil. Dans un but de transparence, un résumé de toutes les résolutions prises par le conseil est mis à disposition du public sur une page[S 28] du site https://foundation.wikimedia.org qui fait office de vitrine du conseil, et aussi de lieu de diffusion de tous les textes officiels et des minutes de chaque conseil d'administration.

Puisque chaque organisation sans but lucratif affiliée au mouvement possède aussi son propre conseil d'administration, d'autres élections y sont organisées un peu partout dans le monde pour en déterminer leurs compositions. Chacune de ses associations respecte les règlements administratifs établis dans chaque pays concerné. La durée des mandats peut donc ainsi varier tout comme le fonctionnement de chaque conseil, à l'image des comités dont il fut déjà question puisque le mandat du comité des élections est limité à deux ans[M 6], alors qu'au niveau des projets, les cinq membres des comités de nomination doivent quitter leurs postes après un mandat de trois ans[S 21].

 
Vidéo 7.1. Vidéo de présentation du conseil d'administration de la Fondation Wikimédia (source : https://w.wiki/4mns)

En raison de la croissance du personnel de la Fondation, de la complexité de la gestion financière du mouvement, et suite aux recommandations de l'entreprise Board Vertias[S 29], le conseil d'administration décida en février 2020 d'augmenter son effectif pour passer de 10 à 16 sièges[S 30]. À présent, un maximum de 8 sièges sont attribués à des personnes en provenance des communautés d'éditeurs et d'organisations affiliées, tandis qu'un maximum de 7 autres personnes sont cooptées par les premières, sans que leur nombre puisse dépasser celui des membres en provenance du mouvement (vidéo 7.1[V 2]). Le dernier siège restant est attribué au fondateur, avec un mandat renouvelable sans limite. La volonté de diversifier le conseil tant au niveau du genre que des origines géographiques[S 31] justifia le choix du scrutin à vote unique transférable qui fut adopté lors des dernières élections de 2021[S 32], même si l'effet attendu ne fut pas au rendez-vous[S 33].

Au terme de cette rapide présentation de l'évolution de la gestion politique de Wikimédia, il apparait donc clairement que le mouvement affiche un désir de multiplier les lieux de prise de décisions au sein des projets comme dans le reste du mouvement, tout en cherchant à les maintenir accessibles et autonomes au niveau de chaque projet et association. La création de nombreux comités a permis effectivement de distribuer le pouvoir décisionnel à un grand nombre de membres de la communauté dispersés dans le monde, tout en essayant d'augmenter la représentativité au niveau des plus hautes instances décisionnelles. Le choix d'élargir le conseil d'administration de la Fondation fut un premier pas, mais nous verrons par la suite que d'autres initiatives vont dans le même sens. Cette quête de pluralité géopolitique, comme nous allons le voir, ne fait que renforcer l'autonomie du mouvement face à certains souhaits exprimés par différentes instances étatiques.

Une autonomie face aux instances étatiques

En parcourant l'histoire du mouvement Wikimédia, on découvre tout une série de crises et de tensions apparues entre le mouvement et différentes instances étatiques situées à divers endroits du monde. La première date de 2004, lors du 15ème anniversaire des manifestations de la place Tian'anmen, lorsque la république populaire de Chine décida de bloquer l'accès au projet Wikipédia. Cela débuta tout d'abord par une première censure de Wikipédia en mandarin sur l'ensemble du territoire chinois, déclenchée suite au refus de Jimmy Wales de supprimer certains articles considérés comme politiquement sensibles. Une décision qui à l'époque avait par ailleurs été perçue comme une belle « leçon » au regard de « l'attitude complice de Google, Microsoft et Yahoo!, qui n'ont pas hésité à tomber dans la censure afin de mieux pénétrer le marché de l'Internet chinois en plein essor »[M 7]. Ensuite, la position de la Chine se durcit d'avantage à l'approche du trentième anniversaire des mêmes événements de la place Tian'anmen. En mai 2019, les dirigeants du pays décidèrent de censurer cette fois toutes les versions linguistiques de l'encyclopédie[M 8]. Un an plus tard, en 2020, après la reconnaissance de l'association Wikimédia Taïwan comme chapitre Wikimédia, la candidature de la Fondation Wikimédia au poste d'observateur à l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) fut bloquée par le veto des représentants chinois déjà en place[M 9].

La Chine ne fut pas le seul État qui, en raison de contenus jugés déplaisant et dont le retrait n'aura jamais été accordé, aura bloqué, de manière partielle ou totale, momentanée ou permanente, l'accès à au moins un projet Wikimédia. En 2017 par exemple, ce fut le cas de la Turquie qui prit cette décision suite au refus de la Fondation de supprimer deux articles établissant un lien entre Ankara et des organisations extrémistes. Ce blocage fut toutefois levé en 2019 par voie de justice, à la suite d'une plainte déposée à la cour constitutionnelle du pays qui la reconnut valide et fondée sur base du principe de la liberté d'expression[M 10]. Sans pouvoir développer ici tous les cas de figures dont la grande majorité, si pas tous, sont de toute manière repris dans l'article Wikipédia intitulé Censure de Wikipédia[S 34], ce sont ainsi plus de 15 gouvernements qui auront à un moment ou l'autre empêché l'accès à un ou plusieurs projets Wikimédia.

Un désaccord entre un État et le mouvement Wikimédia peut aussi parfois avoir des conséquences plus intimidantes qu'une simple censure. En mars 2013, dans une affaire qui concernant la station militaire de Pierre-sur-Haute, la Direction centrale du Renseignement intérieur de France (DCRI) entra en conflit avec le mouvement suite au refus de la communauté d'éditeurs de supprimer l'article pour des raisons de secret défense[M 11]. Rémi Mathis, président de l'association Wikimédia France à cette époque l'avait supprimé après avoir été mis en examen, mais quelques instants plus tard l'article fut restauré par une administratrice suisse, et finalement resta en ligne[S 35]. Dans le cadre de cette histoire, la fondation resta à nouveau intransigeante sur le principe de liberté d'édition en assumant la décision de sa communauté d'éditeurs, tandis que Jimmy Wales alla même jusqu'à délivrer le titre de Wikimédien de l'année à Rémi Mathis. Autant de réactions et de postures qui finalement, n'auront fait qu'agacer les défenseurs de la justice française pour lesquels toute cette affaire aura mis en avant un certain « vide juridique »[M 12].

Au-delà du blocage, du recours en justice et des menaces de sanctions administratives, un autre moyen de pression sur le mouvement Wikimédia consiste à tenter de produire un clone national de Wikipédia. Ce fut le cas en Russie, là où les habitants du pays étaient déjà privés d'accès de manière sélective à certains contenus des projets Wikimédia[M 13]. En 2019, l'État russe investit 28 millions d'euros pour promouvoir le développement de l'encyclopédie russe Bigenc[S 36] vanté par Vladimir Poutine, comme espace de fourniture d' « informations fiables »[M 14]. Ceci alors que l'année suivante, le magazine Fast Company rendait hommage aux bénévoles de Wikipédia en reconnaissant qu'ils étaient « devenus la meilleure arme du web contre la désinformation »[M 15].

Face à ce type d'éloges exprimés par un magazine d'affaires américain, et en sachant que sa fondation tient son siège dans la ville de San Francisco aux États-Unis, on est alors tenté de croire que Wikimédia serait un mouvement pro-américain et qu'il éviterait tout conflit avec le gouvernement de son pays de tutelle. Or, le 10 mars 2015, une plainte fut déposée par la Fondation Wikimédia à l'encontre la National Security Agency (NSA). Cette action juridique faisait suite aux révélations d'Edward Snowden[M 16] concernant la surveillance de masse exercée par cette agence du département de la défense des États-Unis. Après plusieurs rejets des accusations par la justice américaine, les avocats de la Fondation ont même fait preuve d’une certaine opiniâtreté en poursuivant la démarche, en février 2020, au niveau de la cour d'appel des États-Unis pour le quatrième circuit[M 17].

 
Vidéo 7.2. Vidéo pédagogique Enseigner Wikipédia par les anecdotes proposant de revisiter l'article consacré à Alain Marleix (source : https://w.wiki/34oP)

Les conflits entre le mouvement Wikimédia et des instances étatiques peuvent être aussi à plus petite échelle, sans que cela dépasse quelques échanges entre les éditeurs des projets et des responsables politiques où les administrations qui les entourent. En 2009, dans une affaire qui fut expliquée en détail par Alexandre Hocquet[M 18] (vidéo 7.2[V 3]), la suppression d'un paragraphe de l'article concernant Alain Marlaix fut ensuite annulée par la communauté d'éditeur. Une action banale somme toute, mais qui produit un buzz médiatique dès lors que la communauté d'éditeurs découvrit que l'adresse IP qui a effectué la suppression provenait du ministère de l'intérieur français. Dans un autre exemple moins médiatisé cette fois, les pages de Wikipédia relatives à la « loi anti-piratage française et l'amendement 138 » furent elles aussi modifiées par une adresse IP utilisée par le ministère de la culture[M 19].

Encore une fois, tous ces conflits qui auront opposé les contributeurs des projets Wikimédia à des personnalités ou instances étatiques, ne pourraient tous être cités ici dans leur intégralité. Mais cette approche suffit à illustrer à quel point Wikimédia est un mouvement autonome au sens politique du terme, et ce tant au niveau de sa Fondation, que de ses associations locales et des communautés actives au sein des projets. C'est donc bien là l'une des caractéristiques premières du mouvement que l'on peut déjà retenir, ceci avant de découvrir à présent comment, fort de cette indépendance, le mouvement aura progressivement développé un certain militantisme.

La croissance du militantisme

À ma connaissance, la première action militante de grande envergure produite par le mouvement fut un black-out organisé par la communauté italienne au niveau de Wikipédia en octobre 2011. Cette décision fut prise en réaction à un projet de loi du gouvernement Berlusconi qui visait, en partie, à obliger tout gestionnaire de site Internet à rectifier un contenu publié sur simple demande d'une personne qui s'estimerait lésée[M 20]. Avant d'être soutenue par la Fondation, cette action avait pris par surprise son personnel qui ne fut mis au courant du blocage que 24 heures avant son application[B 1]. Et c'est là une remarque importante, puisqu'elle indique qu'au-delà des instances étatiques, l'autonomie politique des projets se situe aussi dans leurs rapports avec la Fondation et les organisations affiliées.

Il est ensuite intéressant de voir comment le black-out de Wikipédia en italien fit des émules dans le mouvement. Le 18 janvier 2012, après concertation de plus de 2000 personnes[B 3]. ce fut au tour du projet Wikipédia en anglais d'afficher une page noire en signe de ralliement aux nombreuses manifestations organisées dans le cadre d'une campagne Stop Online Privacy Act et Project IP Act (figure 7.3). Quelques mois plus tard le 10 juillet de cette même année, ce fut Wikipédia en russe qui emboîta le pas pour réagir face à une loi proposée par le parlement de Russie[M 21].

 
Fig. 7.3. Version anglaise de Wikipédia pendant le black-out du 18 janvier 2012 (source : https://w.wiki/35Vi)

Ensuite, les revendications se multiplièrent et s'organisèrent de plus en plus en partant de la Fondation et des associations locales. Par exemple en 2015, l'association Wikimedia Deutschland participa à la dénonciation du Copyfraud orchestrée par le musée allemand Reiss-Engalhom[M 22]. Deux ans plus tard, en 2017, ce fut le tour du parlement européen d'être interpelé par différentes versions linguistiques du projet Wikipédia[M 23] et par un message public de la Fondation. Il s'agissait d'influencer un texte de loi concernant la refonte de la réglementation régissant les droits d'auteur[M 24]. Cette action précédait un autre communiqué de 2018, dans lequel la Fondation partageait certaines inquiétudes sur le texte qui sera finalement ratifié[M 25].

Même au niveau du mouvement, peu de gens savent qu'il existe à Bruxelles une organisation Wikimédia dont le but est de surveiller et d'influencer les choix politiques de l'Europe et de tenir informées les différentes entités du mouvement de ce qui se passe au niveau du parlement et de la commission et du conseil européen[S 37]. Composée d'une trentaine de bénévoles et de deux permanents, cette instance Wikimédia, qui répond au nom de Free Knowledge Advocacy Group EU[S 38], est financée par plusieurs organisations nationales. Ajouté aux nombreuses actions militantes régulièrement organisées par le mouvement, ce groupe de pression démontre que l'action politique est devenue au fil du temps une nouvelle mission auxiliaire à celle du partage de la connaissance.

Le développement d'un militantisme politique au sein du mouvement, et plus particulièrement au niveau des projets éditoriaux, n'est pas forcément quelque chose qui plaît à tout le monde. En juin 2015, l'affichage sur toutes les pages de Wikipédia d'un bandeau en faveur d'une la liberté de panorama au moment où le parlement européen s’apprêtait à réformer les lois concernant le copyright[S 39] provoqua ainsi le départ d'un administrateur[S 40] et contributeur de longue date[S 41]. Lors d'un sondage qui avait précédé la mise en place de la bannière, 65,9 % des voix avaient pourtant été récoltées en faveur de son affichage[S 42]. À ceci près que sur les projets Wikimédia, on estime en général qu'un consensus en faveur d'une décision ne sera pas atteint tant qu'il n'aura pas réuni 75 % des votants. La question avait d'ailleurs été posée durant la prise de décision, mais sans jamais recevoir de réponse[S 43], tandis que le débat qui avait précédé la décision[S 42] fut relativement contrasté comme pourront en témoigner les deux échantillons repris ci-dessous :

Comment peut-on (contributeurs ET lecteurs) sérieusement croire en ce principe fondateur [Neutralité de point de vue] avec la présence d'un tel bandeau militant ? Floflo62 (d) 27 juin 2015 à 16:17 (CEST)

On le peut parce que la neutralité de point de vue concerne le contenu des articles, pas le projet, lequel a une position bien affirmée et nullement neutre, loin de là, en ce qui concerne la diffusion libre et gratuite du savoir. >O~M~H< 27 juin 2015 à 19:41 (CEST)

Nul doute que le lectorat, peu au fait et intéressé par des échanges wikipédiens se fiche éperdument des différences entre meta et main. Pas de neutralité du fait du bandeau = encyclopédie partisane, voilà ce qu'il va constater. Floflo62 (d) 28 juin 2015 à 17:50 (CEST)

Je défends la liberté de panorama, mais dans ma qualité de citoyen français et non de wikipédien. La Fondation Wikimédia et les associations nationales ont de plus en plus tendance à oublier que nous, les wikipédiens, écrivons une encyclopédie, ce que eux ne font pas, préférant l’activisme politique et le prosélytisme législatif. Je revendique une Wikipédia neutre, et cela commence dès la page d’accueil. --Consulnico (discuter) 27 juin 2015 à 16:23 (CEST)

Je me suis inscrit formellement au projet d'élaboration d'une encyclopédie parce que j'adhère avec enthousiasme à l'idée de diffuser la connaissance. Ce projet, un des plus grands chantiers intellectuel que l'humanité ait connu, a des principes fondateurs. Il n'est pas neutre. La rédaction de l'encyclopédie doit être neutre, mais le projet ne l'est pas. C'est une lutte contre l'ignorance. « Wikipédia a une vocation universelle, et doit présenter une synthèse raisonnée de l'ensemble du savoir humain établi. » (cf Wikipédia:Wikipédia est une encyclopédie). En conscience, je ne peux que désapprouver l'entreprise d’appropriation du paysage par les cliques ultra-libérales, laquelle est un obstacle à notre projet. Par conséquent j'approuve l'apposition de ce bandeau. -- Jean-Rémi l. (discuter) 27 juin 2015 à 17:15 (CEST)

Ces discussions symbolisent ainsi les tensions qui peuvent apparaître au sein des communautés d'éditeurs bénévoles quant à savoir comment se positionner par rapport au débat politique. Car pour bien situer les choses, il faut se rappeler ce qui a été dit dans le second chapitre de ce travail de recherche au sujet des influences idéologiques du mouvement Wikimédia et de son héritage en provenance d'une contre-culture qui aura muté dans l'histoire, mais toujours en gardant sa détermination de défendre les libertés humaines. Ceci alors que d'un autre côté, les projets Wikimédia se veulent être des espaces d'informations fiables, mais aussi dans le cadre des projets encyclopédiques, neutres quant au point qu'ils adoptent dans la rédaction des articles.

Rendre ces deux aspects du mouvement conciliables entre eux n'est pas forcément impossible. Mais cela nécessite alors tout une réflexion qui permettrait d'établir une distinction plus claire entre, d'une part, le militantisme en faveur d'un environnement politique propice à la mission pédagogique du mouvement, et d'autre part l'activité de partage de toutes les connaissances humaines. Car comment serait-il possible en effet de partager librement et entièrement toute cette connaissance sans préalablement instaurer une neutralité axiomatique parmi celles-ci ? Fort heureusement et comme nous allons le voir au sein du mouvement, si ce flou peut parfois persister entre science et politique, il n'aura toutefois pas empêché son encyclopédie d'établir une distinction claire entre opinions et savoirs partagés.

Une résistance à l'élitisme

Comme cela a été vu dans le chapitre consacré à l'économie du mouvement, les projets Wikimédia doivent parfois faire face à de nombreuses pressions en provenance de la sphère privée et commerciale sous la forme de plaintes dont nombreuses durent être traitées par voie de justice[S 44]. En 2012, et au niveau du projet Wikipédia en anglais, il y eut par exemple une affaire concernant l'article consacré au roman La Tache de Philip Roth. Elle commença à la suite de modifications apportées par le biographe de l'auteur qui avaient rapidement été retirées par des contributeurs. En réaction à cela, Philip Roth publia alors une lettre ouverte[M 26] dans The New Yorker, pour demander de rectifier ce qu'il considère être une erreur.

En réponse à cette lettre, la communauté demanda alors à l'auteur de produire des sources vérifiables et dignes de foi pour justifier la demande de modification[M 27]. Et alors que l'affaire était déjà très médiatisée, la fille de Philip Roth provoqua un nouveau rebondissement dans cette histoire en publiant un message sur Facebook qui contredisait les propos de son père. Cependant, comme le contenu des réseaux sociaux ne peut pas servir de source pour un article de Wikipédia, la communauté d'éditeurs dut alors attendre que le témoignage de la fille Roth soit relayé par un journal, après quoi il pouvait seulement être intégré à l'article concernant l'auteur[M 28].

Cet épisode illustre parfaitement le fait que, dans l'absolu et en matière d'autorité, ce ne sont pas les personnes concernées par un article de Wikipédia, ni leur entourage qui en détermine le contenu, tout comme ce n'est pas non plus à la communauté des éditeurs que revient le choix des informations qui s'y trouvent. En réalité, l'autorité éditoriale dans le cadre de l'encyclopédique libre, et sans que cela s’applique aux autres projets Wikimédia, s'est vue petit à petit externalisée vers d'autres lieux d'édition. Quant au fond des articles à proprement parler et leur mise en forme, il a déjà été vu dans le chapitre précédent qu'ils devaient répondre à des normes de neutralité de point de vue, sans oublier bien sûr que pour certains le fond et la forme resteront toujours deux choses indissociables[B 4].

 
Fig. 7.4. Dessin représentant de manière humoristique la recherche de neutralité sur Wikipédia (source : https://w.wiki/4$7v)

Comme autre exemple moins médiatisé, il y a aussi cette modification faite à l'article consacré à Philippe Manœuvre[S 45], pour en déclarer la mort alors qu'il était toujours vivant. En réponse à une plainte adressée par le rédacteur en chef du magazine Rock & Folk au service de traitement des courriels Wikimédia, cette information fut alors annulée par un administrateur de l'encyclopédie qui avait pris le soin de contacter par téléphone le principal intéressé pour s'assurer des faits[S 46]. Dans ce cas figure, la réaction fut donc rapide et adéquate, mais il peut aussi arriver que certaines informations fausses persistent plus longtemps dans l'encyclopédie. Tel fut le cas par exemple de celles qui auront permis en 2018, à un joueur de football angolais, d'être engagé par un club de football lituanien de deuxième division[M 29].

En raison de tous ces évènements et de bien d'autres qu'il serait vain de citer ici et qui n'ont rien d’exceptionnel au niveau du projet Wikipédia, les communautés d'éditeurs ont alors fini par adopter une série de règles spécifiques aux biographies de personnes vivantes. Celles-ci apparurent tout d'abord dans le projet anglophone suite à l'affaire Seigenthaler déjà présentée dans la deuxième section du chapitre précédent, pour être ensuite adaptées et adoptées progressivement par les autres versions linguistiques. Il s'agit d'une recommandation qui avant tout insiste sur le respect de la neutralité de point de vue, la vérifiabilité des informations et l'interdiction de produire un travail de recherche original tout en attirant l'attention sur la délicatesse d'un tel travail. Autant d'indications donc, qui permettent à nouveau de cadrer toute volonté de modifier l'information sur la base d'opinions ou d'intérêts externes au projet. Malheureusement, si ces bonnes résolutions sont efficaces pour garantir la fiabilité du contenu de l'encyclopédie, elles sont aussi à l'origine d'une impasse épistémique qui valut au projet de nombreux reproches, tels que ceux adressés dans une lettre ouverte adressée à la nouvelle directrice de la Fondation[M 30].

L'impasse épistémique du mouvement Wikimédia

Wikipédia est un projet extrêmement intéressant et dont l'utilité mesurée par les statistiques de consultation ne fait aucun doute, pas plus que la grande fiabilité de son contenu tel que cela vient d'être vu. Mais cela n’empêche pas pour autant certaines personnes d'être préoccupées par d'autres statistiques qui démontrent tout aussi clairement l’existence de biais multiples[B 5] au sein de l'encyclopédie[N 3]. Car même si Wikipédia avait pu être considérée comme une république démocratique de la connaissance à une certaine époque[B 6], et que les choses peuvent toujours apparaitre contrastées au sein du projet[B 7], il faut bien reconnaître qu'aujourd’hui la question démocratique est plutôt vue comme un aspect défaillant au niveau de la représentativité du contenu du projet. Et c'est là un problème qui comme nous allons le voir, est politique bien sûr, mais spécifiquement lié à une politique éditoriale, qui abouti au fur et à mesure de sa construction à une impasse épistémologique, voir une violence épistémique diront certains, dont témoignent les conclusions d'une étude réalisée au sein du mouvement[M 31] :

Tant les organisateurs ayant une expérience de l'édition que ceux qui étaient nouveaux dans Wikimédia ont rencontré des politiques et des processus communautaires qui ont ralenti ou augmenté les défis de leur propre travail, ou découragé les participants de participer après les événements d'édition. Il s'agit notamment de processus tels que la suppression d'articles, de politiques communautaires telles que la Notabilité, et du processus de changement de politique. Ces défis étaient particulièrement visibles lorsque l'on travaillait avec des connaissances marginalisées, où les politiques et les pratiques communautaires ne tiennent pas compte des différences de contexte, par exemple l'application des politiques de vérifiabilité pour supprimer le contenu ghanéen parce que les publications en ligne du Ghana ne ressemblent pas aux documents sources occidentaux.[T 2]

Pour bien situer ce dernier témoignage, il est avant tout indispensable de savoir qu'à partir de 2007, et non sans une certaine résistance de la part d'une frange de la communauté d'éditeurs, le projet Wikipédia dut se positionner autour de l'émergence d'un lobby en faveur du référencement des informations. Le référencement ou « sourçage des articles » comme le disent les Wikipédiens[S 47], fut quelque peu plébiscité par le fondateur de l'encyclopédie afin « de résoudre les problèmes de confiance épistémique interne (arbitrage des conflits entre contributeurs) et externe (prise en compte d'un impératif de crédibilité) »[B 8]. Cela fut en définitive une bonne chose, sauf qu'à cette première mesure s'est ensuite ajouté la nécessité de produire des sources « fiables et de qualité ». Même si ces sources ne sont dans les faits que très peu consultées[B 9], il était désormais question de ne faire confiance qu'aux sources secondaires en provenance de lieux d'édition réputés, plutôt qu'à des sources primaires qu'une communauté en manque d'expertise aurait du mal à sélectionner[B 10][B 11][B 12]. Ces changements allaient donc faire apparaitre au sein de l'encyclopédie une inévitable « délégitimité », celle de tout un pan du savoir humain, ainsi que le « rejet du savoir issu de l'expérience personnelle »[B 8]. Ceci alors que cette position est aujourd'hui pratiquement institutionnalisée dans le projet en français, puisqu'elle fait l'objet d'une vidéo réalisée dans le cadre du WikiMOOC destiné à l'apprentissage du travail d'édition sur Wikipédia (vidéo 7.3[V 4])

 
Vid. 7.3. 9ème vidéos du WikiMOOC concernant le choix des sources que l'on peut utiliser pour éditer un article Wikipédia (source : https://w.wiki/4YTH)

Voici donc comment cette forme de « violence épistémique » sera apparue dans le projet, avec une ligne éditoriale qui ferma la porte à toute connaissance en provenance de cultures minoritaires qui, de faite, sont souvent incapables de fournir les sources attendues pour pouvoir rendre compte de leurs réalités dans les articles Wikipédia. Car il ne faut pas oublier que de nombreux peuples ne pratiquent pas l'écriture, tels que les Inuites pour ne citer qu'un seul exemple, qui « accordent peu de valeurs aux généralisations [...et ou...] l'idée d'un savoir vrai visant un objectif particulier n'intéresse personne [...] le savoir est très personnel, lié à un nom et enraciné dans la pratique [...] bien que les blancs, eux, ne croient que ce qui est écrit »[B 13]. Ce à quoi il faut ajouter la question récurrente à laquelle se voit confronté toute personne de culture orale : « quelle part de moi-même suis-je forcé de délégitimer quand j'accepte de reconnaître la légitimité de l'écriture ? »[M 32]. Un phénomène regrettable donc, dont découle alors une « ségrégation idéologique »[B 14] dans la construction de l'encyclopédie, dont l'une des conséquences sera « un magnétisme de l'information vers le noyau dur de l'économie mondiale, rendant difficile la reconfiguration des réseaux et des hiérarchies dans la production de la connaissance »[T 3][B 15]. Et face à quoi, certaines personnes s'efforcent par conséquent à trouver des solutions de fortune, en créant par exemple des projets au cœur même de l'encyclopédie, comme celui imaginé par une chanteuse cubaine et contributrice de Wikipédia désireuse de » noircir Wikipédia »[S 48].

Lors d'une présentation de Wikimania 2021, une éditrice de l'encyclopédie, passionnée par le monde équestre, apporta aussi un témoignage très parlant quant à l'impasse créée par le refus des sources primaires dans l'encyclopédie. Après avoir travaillé sur l'article Wikipédia consacré à la ville de Tozeur, jusqu'à le porter candidat à un label de qualité, cette éditrice en manque de sources secondaires, s'est alors sentie obligée de se lancer dans la publication d'un article scientifique, dans le but de pouvoir apporter les informations manquantes pour compléter les manquements de son article encyclopédique. Après sa présentation, elle répondit ensuite à une question posée par une personne présente dans l'auditoire qui consistait à demander si « un article universitaire lui paraissait plus pertinent qu'un article de presse qui pourrait être dans un média partenaire de bonne qualité » (vidéo 7.4[V 5]). Ce à quoi elle répondit :

 
Vid. 7.4. Enregistrement d'une présentation de la WikiConvention francophone de 2021 intitulée : « Tozeur - d'une labellisation à une publication scientifique » (source : https://w.wiki/4YYN)

J'aurai travaillé beaucoup plus rapidement en presse. J'ai travaillé en presse équestre par le passé pendant cinq ans, donc les articles de presse j'ai l'habitude. Mais, j'ai trouvé que la démarche de m'auto-sourcer avec un article de presse que j'aurais écrit ne passerait pas. Donc, j'ai voulu me confronter en fait à une publication universitaire pour cette raison-là.

Cette réponse indique donc clairement comme il peut être difficile à toute personne externe à une culture qui domine le domaine d'un savoir qui se voit elle-même cloisonnée par le pouvoir octroyé à la presse et aux maisons d'édition, de franchir cette barrière culturelle construite dans les projets Wikipédia. Une barrière qui en fin de compte ne doit pas être vue comme une politique raciale en tant que telle, mais bien comme la conséquence d'une ligne éditoriale et épistémique qui a voulu se délester de certaines responsabilités et complications adjacentes. D'ailleurs, cette barrière éditoriale ne représente pas seulement une exclusion culturelle, mais aussi une exclusion identitaire, puisqu'elle empêche également des personnes non originaires des cultures qui dominent le milieu de l'édition, de se voir représentées de manière égalitaire dans le contenu encyclopédique. Avec comme premier exemple, cette situation absurde, où un éditeur dut demander à une connaissance dont les écrits étaient reconnus par Wikipédia, de publier un avis dans le but de permettre l'usage de la forme féminisée d'un statut dans la description d'une politicienne polonaise[B 1].

 
Vid. 7.5. Enregistrement d'une présentation de la Wikiconvention francophone de 2021 intitulée : « Biais de genre : proposition de nouveaux indicateurs » (source :https://w.wiki/4YYK)

Des anecdotes de ce genre doivent être nombreuses depuis que les tentatives existent pour équilibrer la proportion de femmes et d'hommes dans les articles biographiques publiés par Wikipédia (vidéo 7.5[V 6]). En février 2014 déjà, une campagne Art+Feminism avait déjà été lancée au sein du mouvement Wikimédia dans le but d'ajouter du contenu sur Wikipédia concernant les artistes féminines. Un an plus tard et à la suite d'une étude linguistique computationnelle qui relança le débat[M 33], c'est le mouvement Women in Red qui vit le jour pour coordonner toute une série de campagnes d'édition visant à réduire les biais de genre parmi les projets Wikimédia. Cependant, malgré toutes ces années de sensibilisation et d'édit-a-thons, à la fin de l'année 2021, 81 % des bibliographies de Wikipédia en français étaient toujours consacrées aux hommes. Or, même s’il est vrai que le déficit de femme parmi les éditeurs de l'encyclopédie doit aussi jouer un certain rôle, comment expliquer ce blocage si ce n'est pas le fait qu'il ne fait que refléter ce qui se passe dans le monde de la presse et de l'édition ? Car le fait est là, le combat de longue date au sein du mouvement à l’encontre du biais de genre sur Wikipédia, qui fut porté par des équipes des plus motivées[M 34] n'aura jamais réussi à rétablir l'équilibre au sein de l'encyclopédie. Tout ceci sans oublier bien sûr, que ce qui est vrai au niveau du genre le sera aussi pour toutes autres particularités humaines malmenées ou oubliées par l'histoire.

Pour sortir de cette impasse, le mouvement Wikimédia ne pourra évidemment pas se lancer dans un révisionnisme de l'histoire, ni même changer les principes éditoriaux qui ont fait le succès de l'encyclopédie. Car même si « la fiabilité ne doit pas être synonyme d'exclusion »[M 35], dès que l'idée d'identifier les politiques éditoriales qui font barrière à l'inclusion fut émise le site Meta-Wiki dans le cadre de stratégie 2030 du mouvement, elle reçut, de manière unanime, une volée de bois verts en provenance d'une dizaine d'éditeurs[S 49]. Personne n'aura même pris la peine de répondre à leurs commentaires dont voici deux extraits repris ci-dessous :

  Contre Vous pouvez gaspiller des millions de dollars en "consultation" sur ce sujet autant que vous voulez, cela ne se produira pas. La communauté ne permettra jamais à la Fondation de supprimer ou de saper nos politiques de notabilité, de vérifiabilité, de fiabilité des sources et de qualité du contenu. Ouvrez un Blogwiki si vous voulez héberger du contenu non fiable comme les éthers plats et les "histoires orales". Alsee 04:18, 23 novembre 2020 (UTC)[T 4]

Nous savons déjà ce qui va se passer si vous faites cette consultation, parce que nous avons déjà vu des choses comme ça plusieurs fois auparavant. La grande majorité des membres de la communauté anglophone de Wikipédia sera opposée à tout changement dans les politiques de notabilité, mais une petite minorité fera des commentaires en faveur de la W?F. La W?F ne prêtera attention qu'aux commentaires qui sont en accord avec leur résultat prédéterminé. Ils essaieront ensuite d'appliquer ces changements de politique non désirés de manière autoritaire, la communauté se révoltera et la W?F abandonnera les changements, mais seulement après avoir gaspillé beaucoup de temps et d'argent pour imposer des changements dont personne ne voulait. pythoncoder 16:46, 23 novembre 2020 (UTC)[T 5]

Ces réactions très vives, indiquent donc à quel point le projet Wikipédia est réticent à tout changement de sa politique éditoriale. Et c'est là un problème d'autant plus embarrassant lorsque l'on récolte le témoigne d'un organisateur au sein du mouvement qui confirme que : « Le site que les gens utilisent le plus souvent pour s'inscrire est Wikipédia et ils y restent souvent bloqués. Il faut parfois des années pour que les gens réalisent qu'il existe d'autres projets. »[T 6][M 31]. Tout se passe donc un peu comme si au niveau du mouvement, on assistait à une monopolisation comparable à ce qui se passe dans le reste de l'espace Web où l'on voit quelques grandes enseignes commerciales accaparer toute l'attention des utilisateurs d'Internet. Chacune de ces entreprises privées offrent en effet des produits bien spécifiques qui ne laissent en général aucune chance aux alternatives pour pouvoir se développer. Qu'un phénomène similaire puisse se développer et persister au cœur du mouvement Wikimédia, dont la mission pourtant est de gérer le partage de toutes les connaissances, est donc une chose tout à fait interpellante, pour laquelle je suis toujours surpris de voir le manque de réaction en provenance des leaders du mouvement.

Car souvenons-nous que derrière Wikipédia se cache tout une galaxie de projets, tels que Wikilivres, Wikinews, Wiktionary, Wikiquote, Wikivoyage, Wikispecies, Wikidata, et finalement Wikiversité, sur lequel l'édition de ce présent travail de recherche apporte la preuve qu'il est possible de produire un savoir que je peux espérer de qualité, et qui dans tous les cas, sera fiable en raison de la prise en compte de toutes les remarques faites en page de discussion. Tout un travail qui, ceci est important à mettre en lumière, n'aurait pas pu se faire sur Wikipédia. D'une part, parce que les travaux de recherche n'y sont pas autorisés, mais surtout d'autre part, parce que avec Wikisource, qui n'est autre qu'une bibliothèque du domaine public, et partiellement le Wiktionnaire lorsqu'il s'agit de documenter une entrée lexicale[M 36], Wikipédia est le seul endroit où il est mal vu d'utiliser des sources primaires. Ce qui fut d'ailleurs l'un des principaux reproches qui, suite aux améliorations que j'avais pu y apporter, me furent adressés lorsque j'ai posé la candidature de l'article Wikipédia consacré au mouvement Wikimédia au label de « bon article »[S 50]. Parmi les commentaires reçus pour en justifier le refus, il y avait par exemple celui-ci :

Pour moi, si une information dans un article Wikipédia n'est corroborée que par des sources primaires (ce qui est souvent le cas dans cet article), alors elle n'est pas vérifiable, et donc les phrases liées devraient alors être supprimées de l'article. Si cela réduit l'article, tant pis, c'est comme ça. Dans certains cas, notamment des résumés d'histoires fictives (livre, jeu vidéo, etc.), je suis tolérant, mais quand il s'agit d'informations qui me font lever le sourcil, il est nécessaire de contrôler l'information avec une source secondaire.

En lisant ce commentaire, dont je ne dis pas que le point de vue est partagé par l'ensemble de la communauté Wikipédia, on a donc l'impression que les sources primaires sont associées à une réputation de non fiabilité. Or, dans les sciences historiques, au même titre qu'en justice d'ailleurs, il me semble que les choses sont présentées de manière contraire. On accordera effectivement plus de crédit à une photographie, un enregistrement sonore ou cinématographique sur un support analogique, ou même à un journal intime authentifié ou des archives administratives, qu'à tout type de document publié par la presse ou dans le monde de l'édition peu importe qu'il soit le fruit d'un auteur des plus respectables. Quand il s'agit d'apporter une preuve authentique d'un fait, les sources primaires ou autrement dit les documents bruts sont effectivement prioritaires. Et c'est bien pourquoi, la communauté Wikipédia gagnerait sans doute, au lieu de considérer les sources primaires comme peu fiables en général, à apprendre à identifier parmi ces documents, ceux qui sont authentiques et ceux qui ne le sont pas. Sans cela, le projet encyclopédique se prive alors de toute une quantité d'informations précieuses, en l'absence desquelles, sa représentation du monde restera à la fois incomplète et biaisée.

Du reste, n'est-il pas vrai que la presse et même certains auteurs publiés par des maisons d'éditions, affirment des choses tout à fait fausse sur Wikipédia et le mouvement Wikimédia ? N'est-il pas notable que pendant des années, la presse a relayé le mensonge consistant à prétendre que les dons offerts à la Fondation servaient essentiellement à couvrir les frais d'hébergement des projets, et que ce mensonge fut reproduit au cœur même de l'encyclopédie des années durant ? Et n'est-il pas vrai finalement qu'il fallut que quelqu'un se décide enfin à explorer les sources primaires que sont les rapports financiers, pour parvenir à mettre la vérité en plein jour ? Il reste donc à espérer que les communautés Wikipédia tireront un jour l'enseignement de ce qui vient d'être décrit. Alors qu'au niveau des leaders du mouvement, il reste légitime d'attendre de ceux-ci qu'ils attirent enfin l'attention des médias, du public et de toutes les personnes désireuses de partager de la connaissance, sur l’existence d'une dizaine d'autres projets de partage qui ne demandent qu'à atteindre le niveau de popularité de Wikipédia.

L'Étatisation comme principe de gestion de l'autorité dans les projets

Si l'on s'en réfère à l'une de ses définitions contemporaines en français, l'État serait une « autorité politique souveraine, civile, militaire ou éventuellement religieuse, considérée comme une personne juridique et morale, à laquelle est soumise un groupement humain, vivant sur un territoire donné »[S 51]. Cependant, cette définition ne fait pas référence à l'une des caractéristiques première de l'État, qui selon une rumeur dont je n'ai jamais trouvé la source, aurait été perçu par Nicolas Machiavel, comme : « une unité politique qui double celle d'un peuple et lui survit aux allées et venues de ses gouvernements mais aussi des formes de gouvernement ». Car il est effectivement évident que l'État survit à ses dirigeants, et cela pour la simple raison que son existence repose sur une constitution écrite, un mythe fondateur ou tout autre récit transmis de génération en génération, au départ duquel s'élabore ensuite tout un ensemble de textes législatifs ou de coutumes que tout le monde respecte y compris les dirigeants et à l’exception bien sûr des hors la loi.

C'est donc sur la reconnaissance de ces récits par le peuple d'une nation mais aussi par les peuples des nations avoisinantes, que repose toute la légitimité d'un État, et finalement donc, toute l'autorité d'un acte de constitution. Car comme l'écrivait Alain Eraly : « l'autorité est toujours porte-parole, elle assume la fonction de parler au nom d'un groupe et de mettre en récit la communauté »[B 16]. Or le récit d'une communauté, c'est l'histoire de sa genèse ou le récit ontologique d'un peuple, tandis que son application quotidienne, c'est la loi ou la coutume. C'est donc là un préambule qu'il était important d'aborder avant de poursuivre d'autres analyses au sujet d'un phénomène d' « étatisation » que j'ai pu observer au sein des projets Wikimédia, et plus particulièrement dans le projet Wikipédia puisqu'il est le plus ancien mais aussi le plus étudié.

Car si l'on compare le projet Wikipédia à un État, et sa communauté d'éditeurs à une nation, alors les cinq piliers fondateurs en représenteront certainement sa constitution. D'ailleurs comme tout acte de constitution, les deux premiers principes fondateurs de Wikipédia consistent à énoncer les limites du projet et de sa communauté. Ce qui fut par ailleurs fait dès la création de la page de présentation des principes fondateurs sur l'encyclopédie en français, où l'on pouvait lire dans sa toute première version : « Wikipédia est une encyclopédie gratuite et au contenu libre de droits. Participer à Wikipédia est très facile et ouvert à tous. »[S 52].

C'était le 16 avril 2004. Et cette page a bien entendu évolué avec le temps, et tout au long de ses 480 modifications, mais en juillet 2021 l'acte fondateur se présentait toujours sous la forme de cinq principes en tant que règles non négociables pour l'ensemble de la communauté[S 53]. Tandis que par la suite, ce sont pas moins de 20 règles et 110 recommandations[S 54] qui ont vu le jour après toute une série de débats suivis de votes, jusqu'à constituer une véritable juridiction. En soulignant que celle-ci concerne bien entendu tous les aspects éditoriaux du projet, mais aussi dans une vingtaine de cas, le comportement des contributeurs.

L'une de ces règles concerne la contestation du statut d'administrateur[S 55] dont la procédure débouche sur un jugement qui doit être rendu par des arbitres qui eux-mêmes peuvent être soumis à contestation[S 56]. Telle qu'analysée par Emmanuel Wathelet dans le cadre de sa thèse de doctorat en science de l'information et communication, la règle concernant les administrateurs aura pris près de six ans avant d'atteindre sa forme définitive, avec deux premières prises de décisions en décembre 2005 et une dernière en novembre 2011. Cette prise de décision est très instructive pour déterminer comment se construit une règle au sein du projet Wikipédia en français. Voici pour s'en rendre compte un extrait des analyses du chercheur[B 17] :

À travers la construction des deux règles portant sur la contestation du statut d'administrateur, on peut faire une distinction entre l'autorité émergeant de ce qui est accompli par les 262 wikipédiens en négociations (leurs actions) et l'autorité émergeant de ce que les wikipédiens expriment (leurs discours), en notant que ces phénomènes d'autorité ne portent pas sur les mêmes éléments. En effet, l'autorité dans l'action concerne la façon dont la procédure de décision est gérée tandis que l'autorité dans le discours porte sur des phénomènes extérieurs au processus lui-même (par exemple, la destitution des administrateurs qui est le sujet de la procédure mais non la procédure elle-même).

Les résultats montrent que l'autorité émergeant du discours des wikipédiens porte sur des actions particulièrement coercitives. Dans ce cas, les phénomènes d'autorité paraissent très décentralisés – ce qui est notamment visible à travers les nombreuses imbrications d'autorité qui intègrent, souvent, les statuts officiels (administrateurs ou bureaucrates), lesquels voient cependant leur pouvoir restreint ou dépendant de leur articulation à d'autres agents comme, par exemple, le vote de la communauté.

A contrario, l'autorité émergeant des actions des wikimédiens en train de négocier s'appuie elle sur des leaders et des militants « locaux », sans statuts, correspondant à la définition d'auteurs organisationnels. Les actions dont ils se rendent responsables sont peu coercitives prises individuellement mais, agrégées, permettent à l'ensemble des processus de négociations d'aboutir. Les deux règles analysées illustrent la diversité de ces actions par rapport aux règles précédentes et, par conséquent, la complexification du rôle d'auteur : on note le rôle d'initiateur, d'agent, de vigie, de militant, de proposant, de synthétiseur, de délégation, de porte-parole ; celui consistant à publiciser son travail, à autoriser certaines actions, à se remettre en question voire à décider !

Cependant, l'échec relatif de la première règle et l'instabilité du leadership qui en est une des causes montrent combien le rôle d'auteur et, encore plus, celui de leader sont très relatifs : on ne peut compter a priori sur un leadership émergeant dans la mesure où rien n'indique que celui-ci sera suffisamment fort pour mener à bout de bras la prise de décision. Il en résulte que le caractère éminemment contingent de l'autorité et, par suite, de l'organisation, est réaffirmé avec force renvoyant aux risques que suppose une organisation reposant exclusivement sur ce type d'autorités dans les processus de négociations.

Cette analyse permet donc de réaliser à quel point l'autorité au sein du projet Wikipédia en français peut être distribuée, voire diluée, dans l'ensemble de la communauté des contributeurs les plus actifs. On y remarque ensuite que dans l'État Wikipédia, l'autorité n'est pas personnifiée, comme c'est toujours le cas au niveau des États géographiques. Avec pour preuve, cette récente guerre entre l'Ukraine et la Russie, qui donne presque l'impression qu'il s'agit d'un conflit entre deux personnes. D'un côté un chef d'État belligérant et de l'autre le président d'un État moins armé, mais qui semble cependant prendre le dessus par rapport aux « offensives médiatiques »[M 37] qui se déroulent dans cet autre espace de vie que représente l'écoumène numérique. Sans oublier que dans cet écoumène, les cyberattaques des deux pays en conflit n'ont cessé de rivaliser[M 38][M 39].

 
Fig. 7.5. Photo d'une ligne de désir (source : https://w.wiki/52CU)

Ce que nous enseigne le projet Wikipédia en français est donc tout à fait différent de ce que l'on observe des États-Nations réparties sur le globe terrestre. On y voit en effet non plus une « personnification » de la politique mais bien une « présentification »[B 18] de celle-ci à travers tout un système d’imbrication de règles donnant naissance à une « autorité procédurale et bureaucratique sans hiérarchie statutaire »[B 19]. Mais une bureaucratie bien spécifique puisqu'elle est sans bureaucrate, même si le terme fut choisi maladroitement pour désigner les personnes élues par la communauté dans le but d’opérer les changements de statuts, et donc la distribution des outils techniques, selon les décisions prises par la communauté.

Dans les projets Wikimédia, il n'y a par conséquent pas de dirigeant, ni d'architecte, mais seulement un principe de mise en œuvre propre aux « wikis », qui fut comparé à l'idée de « fournir un champ d'herbe et à regarder où et comment les utilisateurs marchent selon ce qu'on appelle les Lignes de désir »[T 7][B 20], pour ensuite faire les chemins définitifs en dur au départ de ces tracés. Dans le cas des projets Wikimédia, ces chemins ne sont rien d'autres que les pages de règlements et de recommandations, rédigées conjointement par les communautés à la suite des prises de décisions. Des décisions collectives et consensuelles sans lesquelles les règles établies n'auraient aucune légitimité ni autorité au sein des projets. À ces textes de réglementation succèdent alors tout un ensemble de pages d'aides et autres types de textes rédigés collectivement dans le but d'organiser la participation aux projets numériques, tout comme les États géographiques régularisent ce qu'il est permis de faire dans leurs nations.

Bien sûr, et comme toujours, ce qui se passe dans une version linguistique de Wikipédia ne peut se voir généraliser à tous les autres projets et versions linguistiques. La taille de la communauté, l'ancienneté du projet, la présence ou non d'un comité d'arbitrage, et surtout la culture communautaire qui s'y sera développée en fonction d'une finalité pédagogique qui peut être très différente, sont en effet autant de facteurs déterminants. Mais ceci étant dit, ces premières observations suffisent pour remettre en perspective cette affirmation de Hannah Arendt[B 21] selon laquelle :

La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.

Cette affirmation ne semble pas correspondre à ce qui se passe dans les projets Wikimédia puisque, encore une fois, la hiérarchie ne pourrait être vue comme une relation statutaire entre commandeurs et commandés, mais bien comme une posture d'autorité à laquelle chacun peut prétendre en se référant à telle ou telle décision prise par la communauté. D’ailleurs, pour Alain Eraly « L'autorité n'est rien de naturel, elle est instituée, elle n'émane pas de la personne, mais de la communauté et s'arrête d'ailleurs aux limites de cette communauté »[B 16].

Cette dernière perspective est donc beaucoup plus proche de ce qui se passe dans l'espace numérique Wikimédia où comme nous l'avons déjà vu, une délégation en provenance du projet Wikipédia n'aura pas réussi à avoir gain de cause quant à la suppression d'un article sur le projet Wikiversité. Chaque projet peut effectivement être considéré comme un État indépendant des autres projets qui constituent la galaxie Wikimédia, et pour s'en convaincre, on peut alors se référer aux nombreuses discussions entre utilisateurs de différents projets comparables à celle que j'ai pu retrouver sur le forum principal du projet Wikipédia en français[S 57] et dont voici quelques extraits :

Je m'aperçois suite à des diffs comme celui-ci que nombre d'articles Mathématiques par exemple, possèdent un lien sur Wikiversité bien en évidence en tête d'article. Je pensais que ces interwikis étaient traditionnellement en bas, avec Commons, Wikisource, Wikiquote etc.. Sinon, pourquoi mettre en tête Wikiversité et pas les autres ? D'où vient cette pratique ? Jean-Christophe BENOIST 27 juin 2021 à 23:21 (CEST)

Bon. On laisse comme cela. On verra quand Wikisource, Wikiquote etc.. voudront faire de même.. Jean-Christophe BENOIST 28 juin 2021 à 16:58 (CEST)

Je n'y suis pas favorable, en tout cas pas sans consensus communautaire. Cdlt, — Jules* 28 juin 2021 à 18:18 (CEST)

Bonjour, +1. L'étendue de l'encyclopédie permet d'imposer une pratique comme celle-ci par le fait accompli... Récemment j'ai retiré des bandeaux Wikinews placés en en-tête d'article (ex.). --ContributorQ 28 juin 2021 à 19:23 (CEST)

[...]

Surtout pas Wikiversité, qui est tellement peu fiable qu'elle y accueille des "articles" supprimés sur wp, par exemple un mémorable TI révisionniste viré de wp. Wikiversité a jugé bon de le conserver en dépit des interventions argumentées et sourcées de plusieurs wikipédiens. Alors, non merci. Ni en tête d'article ni ailleurs. Ce n'est ni Commons ni Wikiquote ni le Wiktionnaire. Cdt, Manacore 28 juin 2021 à 22:30 (CEST)

[...]

Bonjour à tous. L'ajout des 2 modèles Homonyme Wikiversité/Faculté ou Homonyme Wikiversité/Classe en tête d'article est contradictoire avec Wikipédia:Conventions de plan#En-tête, qui mentionne uniquement des modèles renvoyant à WP. Par ailleurs, la section Wikipédia:Conventions de plan#Voir aussi / Annexes est claire : les projets frères sont indiqués en bas des articles (via modèle:Autres projets). Donc je pense qu'il faudrait supprimer ces 2 modèles. Mais avant tout, je pense qu'il faudrait prévenir Hérisson grognon, qui a créé ces 2 modèles et les a insérés dans des articles. Cordialement --NicoScribe 28 juin 2021 à 23:49 (CEST)

[...]

Bonsoir à tou.te.s @Jules*, merci pour le ping @NicoScribe. Tout d'abord, je tiens à répondre à Manacore qui considère Wikiversité presque comme une « poubelle » de Wikipédia qui accueille des articles supprimés suite à PàS. Je ne comprends pas ce jugement. Wikiversité est un autre projet, donc forcément différent de Wikipédia ; il est tout à fait normal qu'il accueille d'autres types de pages. Wikiversité se veut être une bibliothèque de cours, heureusement qu'on y autorise les travaux inédits ! Pour ce qui est de mes nouveaux modèles, le véritable cœur du sujet, je les ai créés à la fois pour rediriger les lecteurs/ices égaré.e.s (qui chercheraient plutôt des cours et des exercices sur le sujet de l'article) et pour donner plus de visibilité à WV (et, du coup, aux autres projets frères de Wikipédia en général). Je suis   Pour un sondage ou une prise de décision, mais   Contre un retrait massif sans discussion. --Hérisson grognon 30 juin 2021 à 21:31 (CEST)

On pouvait aussi être contre un ajout massif sans discussion  . Jean-Christophe BENOIST 30 juin 2021 à 21:48 (CEST)

! Conflit d’édition - Bonjour Hérisson grognon, je ne suis pas contre une prise de décision pour modifier le consensus actuel, néanmoins, je suis contre un POINT partisan (« pour rediriger les lecteurs/ices égaré.e.s » ; « pour donner plus de visibilité à WV ») par lequel du contenu non consensuel est ajouté vers un projet externe comme tu le soulignes (« Wikiversité est un autre projet, donc forcément différent de Wikipédia »). Cet ajout se fait au détriment de ce qui a été décidé... cf. Wikipédia:Conventions de plan#En-tête ; cf. cette prise de décision, 1er vote : la suppression systématique est justifiée. Mais si le consensus a changé, il est préférable de le savoir en amont plutôt que de tenter de prouver que c'est une bonne solution. Bref, je sais que ça part d'une bonne intention mais ce n’est pas une bonne manière de faire, bien à toi. LD 30 juin 2021 à 21:53 (CEST)

Bah, c’est perdu d’avance je pense. J’ai perdu une énergie folle à faire un peu de pub pour Wikiquote, en souhaitant - au départ - juste proposer un divertissement « instructif » sur le bistro en combinant image/citation si possible. J’ai eu droit à quoi (?) : un refus massif en bloc. Qu’ai-je pensé des avis ? Seul un était argumenté, rien d’étonnant; c’est Jean-Christophe l’auteur de cet avis éclairé. Drôlement, je n’ai pris connaissance de cette prise de décision quand consultant l’historique de cette page : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Leonard_Susskind&action=history. En gros, je pense que certaines pratiques/habitude/bla-bla-bla sont établies depuis bien trop longtemps et il est clairement impossible de les faire évoluer même si cela peut, sur certains points, être une amélioration. Ne pas changer les habitudes. Y’a qu’à voir les pages bistro ces jours ci. C’est à chaque fois pareil. Non non non non non. Ahhhhh au secours où sont les liens où sont mes petits ahhhh je m’y retrouve plus. J’ironise of course. Ou pas. Et la y’a plein de fautes et j’ai la flemme de corriger. J’ai mieux à faire sur Wikiquote. Bye. Humeur du soir, en musique, devant M6. Malik (en vacances !)

 

En plus de mettre en lumière l'autonomie, mais aussi une certaine rivalité entre les projets, ce dernier commentaire de Malik, soulève une autre particularité des projets Wikimédia : la résistance au changement. Cela n'est pas du tout quelque chose spécifique au projet Wikipédia. J'ai pu moi-même l'observer à plusieurs reprises sur le projet Wikiversité, avec comme exemple le plus flagrant cette proposition d'adopter une règle selon laquelle « En l'absence de règle définissant ce que l’on doit faire sur la Wikiversité, tout contributeur doit contribuer sur celle-ci conformément à ce qui existe déjà majoritairement sur la Wikiversité ». Une proposition qui fut reformulée de la sorte : « En l'absence de règle, la coutume remplace les règles inexistantes »[S 58].

Cette nouvelle règle ne fut toutefois pas acceptée, mais alors qu'il y avait 12 participants à la prise de décision, 72.73 % s'exprimèrent en sa faveur. Dans un système démocratique à vote majoritaire elle aurait donc été acceptée, alors que dans les projets Wikipédia il faut atteindre le consensus qui en général n'est reconnu qu'à partir de 75 %. Je faisais partie des trois personnes qui ont voté contre la proposition à côté d'une autre qui avait préféré s'abstenir. Et une partie de mon argumentaire final pour justifier mon vote était celle-ci : « Je pense que les anciens doivent être là pour aider les nouveaux, de façon individuelle et contextualisée, par pour leur poster des liens vers des pages de prises de décision en leur disant d'appliquer ce qui a été fait ou décidé auparavant ».

Au-delà de mes penchants anarchistes bien connus au sein du projet, ce que je voulais dire et que je n'ai pas eu le temps d'expliquer à ce moment, c'est qu'accepter cette règle était implicitement donner du pouvoir aux anciens, ou plus précisément à leurs coutumes, ce qui complique ensuite la vie des nouveaux arrivants et le développement de certaines innovations qu'ils peuvent apporter. J'y voyais ainsi une sorte de tyrannie des premiers arrivants qui imposent leur volonté aux nouveaux venus, un peu à l'image de mon club de voile dont le conseil d'administration décida un jour de faire payer un droit d'entrée, que bien sûr les personnes déjà membres n'avaient pas à débourser. Si l'« organisation wiki » semble résister à la loi d'airain de l'oligarchie[B 22], elle n'est pas pour autant épargnée par une autre loi d'airain qui est propre à toute organisation : celle de la résistance au changement[B 23]. Une résistance qui sera d'ailleurs encore plus forte dans les projets, quand le changement provient d'une initiative non concertée réclamée par la Fondation.

Les rapports de pouvoir entre la Fondation et la communauté Wikimédia

C'est là sans doute une chose surprenante par rapport à tout ce qui vient d'être dit, mais au niveau juridique la Fondation n'a aucune obligation légale de tenir compte des avis de la communauté des bénévoles actifs au sein du mouvement, ni même de ceux exprimés par toutes les instances affiliées au mouvement. Les personnes actives au sein de son conseil d'administration, qui ont pour obligation de quitter tout autre conseil d'administration au sein du mouvement lors de leur mandat[S 59], sont en effet tout à fait libres de faire leur choix de manière non impérative.

L'article III des statuts de la Fondation concernant l'adhésion indique en effet noir sur blanc que « La Fondation n'a pas de membre »[T 8][S 59], ce qui veut donc dire aussi, pas d'assemblée générale ni d'élection des candidats au conseil d'administration. C'est là semble-t-il une chose commune pour les fondations qui contrairement aux organisations, ont pour fonction de gérer un capital financier à des fins caritatives et non un ensemble de membres dévoués à une cause commune. Une cause qui peut être traduite par le mot « mission » dans le cadre du mouvement, telle qu'elle apparait dans l'article II des statuts de la Fondation, sous l'intitulé anglais « Statement of Purpose »[S 59].

La distinction entre organisation à but non lucratif, fondation et plus récemment, fonds de dotation, n'est pas toujours très claire. En France il fallut par exemple attendre 1987 pour qu'une loi définisse la fondation comme « l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident de l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif »[B 24]. Ayant son siège aux États-Unis, la Fondation Wikimédia est alors soumise au code fédéral des impôts américain, après avoir été reconnue en tant qu'organisation de type 501(c)(3) selon l'article 501 de texte de loi. De ceci découlent donc les statuts bien particuliers de la Fondation dont voici quelques extraits importants :

[...] Les « affiliés », tels qu'utilisés dans les présents statuts, seront définis par le Conseil, conformément à la déclaration d'intention de la Fondation telle que définie à l'article II ci-dessus, et fonctionneront comme des groupes indépendants ou des entités juridiques qui opèrent en coordination avec la Fondation. pour mettre en œuvre l'énoncé de mission. Les affiliés doivent avoir un accord écrit avec la Fondation. En aucun cas, un Affilié ne sera un agent ou un membre de la Wikimedia Foundation[T 9]. [...]

Les candidatures sélectionnées par la communauté et les affiliés seront examinées par le conseil d'administration pour être nommées au conseil d'administration[T 10]. [...]

Le conseil d'administration déterminera qui est qualifié pour participer au processus d'approbation des fiduciaires sélectionnés par la communauté et les affiliés[T 11]. [...]

Tout membre du conseil peut être révoqué, avec ou sans motif, par un vote majoritaire des fiduciaires alors en fonction et conformément aux procédures[T 12] [...]

Sauf délégation contraire du conseil d'administration à un autre organe ou à une autre personne, le conseil d'administration est habilité à prendre tous les règlements, règles, politiques, accords d'utilisation, conditions d'utilisation et autres décisions nécessaires à la poursuite du fonctionnement de la Fondation non incompatible avec les présents statuts[T 13]. [...]

Ces règlements peuvent être modifiés, amendés ou abrogés et de nouveaux règlements peuvent être adoptés par une majorité de l'ensemble du conseil d'administration lors de toute réunion ordinaire ou réunion spéciale[T 14], [...]

À cette lecture, on constate donc que le pouvoir statutaire accordé au conseil d'administration de la Fondation est énorme. Ceci alors que seuls ses membres actifs sont en mesure de déterminer sa composition, soit sur base des propositions faites dans la foulée des élections organisées au sein du mouvement, mais sans obligation contractuelle de le faire, soit encore par cooptation. Sans oublier non plus qu'il suffit d'un simple vote majoritaire au sein du conseil pour que l'un de ses membres s'en voie exclu. C'est ce qui s'est passé le 25 décembre 2015, quand James Heilman, un médecin Wikimédien et ancien président de l'association Wikimédia Canada sélectionné par la communauté des contributeurs, fut révoqué par huit des dix membres du conseil[S 60]. La décision avait été motivée par une perte de confiance du conseil d'administration envers les capacités de James de remplir ses obligations en matière de confidentialité, de jugement et de discrétion[S 61].

Cependant, il s'est avéré par la suite que le manque de discrétion de James concernait le développement du projet de moteur de recherche Knowledge Engine dont il fut déjà question dans le chapitre précédent et sur lequel la Fondation travaillait discrètement, tout en bénéficiant d'un financement accordé par la Knight Foundation. Lorsque l'affaire éclata au grand jour, grâce au message d'alerte lancé par James, les membres de la communauté se sont précisément révoltés en raison du manque de transparence dont avait fait preuve la Fondation. Durant la crise qui s'ensuivit, ce fut alors la directrice de la Fondation, ainsi qu'Arnnon Geshuri qui décidèrent de démissionner, la première sous la pression des employés de la Fondation, et le second à la suite d'un appel à commentaire sur Meta-Wiki qui avait rassemblé près de 300 signatures pour dénoncer les implications de l'administrateur coopté dans certains scandales[S 62]. Ceci alors qu'en 2017, soit deux ans après le début de cette affaire, le médecin déchu du conseil d'administration fut alors réélu par la communauté lors de nouvelles élections et fut à nouveau sélectionné par le conseil pour prendre place en son sein.

Cet épisode démontra ainsi les faiblesses d'un conseil d'administration qui à l'époque était composé de dix membres dont cinq avaient été identifiés comme étant en lien avec Google, tout comme Geshuri l'avait été en tant qu'ancien directeur des ressources humaine[M 40]. Il nous démontre ensuite que malgré l'indépendance statutaire du conseil d'administration quant au choix de ses membres, les pressions en provenance de la communauté Wikimédia peuvent, dans les faits, influencer grandement cette composition, et ce malgré l’absence d'élections statutairement reconnues.

L'absence d'obligation juridique de tenir des élections est effectivement liée au fait que la Fondation ne possédait pas de membre à cette époque et jusqu'à ce jour, alors que cela n'avait pas toujours été le cas auparavant. En septembre 2003, Alex Roshuk, l'avocat bénévole qui conseillait la Fondation, qui pour rappel est restée sans employé jusqu'en 2005[S 63], avait en effet écrit sur la liste de diffusion Wikipedia-I que toutes les personnes impliquées dans Wikipédia étaient membres de par leur simple participation[M 41]. Une affirmation qui resta valide jusqu'en début d'année 2006, puisque les statuts de la Fondation de cette époque spécifiaient, dans leur article III consacré au membership, l’existence de 5 types de membres. Soit : actif (avec droit de vote) cotisant, volontaire actif, à vie (fondateur), de soutien (grand donateur individuel), de soutien corporatif (grand donateur institutionnel)[S 64]. En précisant pour les volontaires actifs que :

Cette adhésion est ouverte à toutes les personnes intéressées à soutenir les activités de la fondation qui ont contribué sous un nom d'utilisateur à tout projet Wikimédia avant la date limite de demande de vote pour les élections. Le conseil peut fixer des exigences minimales de contribution dans le but d'éliminer les votes frauduleux. Les Membres Actifs Bénévoles bénéficient de tous les privilèges des Membres Actifs Contributeurs. Les membres actifs bénévoles sont automatiquement qualifiés pour voter, n'ont pas besoin de s'inscrire en tant que membre avant de voter et peuvent se retirer de l'adhésion à tout moment.[T 15]

Mais à partir de juin 2006, Florence Devouard, avant qu'elle ne devienne présidente du conseil pendant deux ans[M 42], a alors émis l'idée que toute forme d'adhésion serait retirée des statuts dans le but de rationaliser le profil juridique de la Fondation. Une idée qui fut discutée jusqu'en novembre 2006, et juste avant que la décision soit prise de manière unanime que la Fondation n'aurait dorénavant plus de membres[S 65]. Ce choix fut justifié par le fait que l'adhésion n'avait en réalité jamais existé auparavant de manière légale et qu'elle n'était pas souhaitée pour plusieurs raisons : (1) la nécessité de divulguer la réelle identité des membres, (2) les risques de déstabilisation du mouvement en raison d'une distinction inutile entre membres et non membres, (3) les risques de prise de contrôle par un mouvement politique, (4) les frais administratifs et finalement (5) la possibilité d'avoir les avantages d'un système d'adhésion sans pour autant qu'il apparaisse dans les statuts[M 43].

Tous ces arguments n'ont toutefois pas convaincu l'avocat bénévole du mouvement, qui suite à ce changement de cap, proposa la création d'une association de Wikimédiens indépendante selon les recommandations suivantes[S 66] :

Je pense que la façon de procéder serait de créer une nouvelle association de wikipédiens et de wikimédiens qui devrait être totalement indépendante des serveurs WMF, et avoir sa propre structure, son statut d'exonération fiscale, tout en étant un endroit où quiconque a contribué à WMF ou à n'importe lequel de ses projets (pas nécessairement en tant qu'éditeur bénévole) devrait avoir pouvoir commenter et critiquer ce qui se passe dans cette organisation. Cela sans jugement ni créer aucune sorte de pression sur les participants individuels pour qu'ils se conforment aux soi-disant idéaux du WMF. Une telle Union des membres pourrait agir comme une véritable arène de réforme qui pourrait exercer des influences positives sur une culture devenue compliquée, déroutante et débilitante pour un véritable travail collaboratif.[T 16]

Bien qu'une pétition ait été lancée sur le site Meta-Wiki en 2008 pour protester contre la disparition du statut de membre, et qu'elle ait récolté 145 signatures[S 67], les statuts sont toutefois restés tels quels jusqu'à ce jour. Plus récemment, en juin 2021, un appel à commentaire fut aussi lancé sur la plateforme inter communautaire, mais n'aura fait l’objet que de quelques échanges entre quatre contributeurs seulement[S 68]. Face à ce manque d'engouement, on peut donc raisonnablement croire que la remise en question de l'absence de membres et de processus d'adhésion à la Fondation ne fait plus partie des préoccupations du mouvement. Une chose qui s'explique sans doute par le fait que l'attention des Wikimédiens fut grandement sollicitée par le processus d'élaboration de la stratégie du mouvement jusqu'en 2030, dont l'une des issues fut précisément de créer un conseil mondial au sein du mouvement, dans le but de superviser une nouvelle charte qui concernerait tous ses membres.

La stratégie du mouvement comme processus participatif

Le mouvement Wikimédia semble avoir toujours accordé beaucoup d'importance à l'expression de ses valeurs dont on retrouve l'évolution historique depuis 2006 sur une page du projet Meta-Wiki[S 69], ainsi qu'aux principes directeurs de sa fondation approuvés dès 2013 par son conseil d'administration[S 70]. Mais avant cela, il y eut d'abord cette phrase prononcée par Jimmy Wales lors d'une interview postée le 28 juillet 2004 sur le site Slashdot[M 44], et qui fut reprise telle quelle comme vision d'avenir du mouvement Wikimédia[S 71] : « Imaginer un monde dans lequel chaque personne sur la planète a librement accès à la somme de toutes les connaissances humaines. C'est ce que nous sommes en train de faire. »[T 17].

Cette déclaration resta gravée dans les mémoires, pour finalement devenir unificatrice au sein du mouvement. C'est aussi par rapport à celle-ci que la Fondation aura par la suite défini sa mission, qui au début du mois d'avril 2022 était reprise dans ses statuts[S 59], sur une page Web de son site de gouvernance[S 72] et sur le projet Meta-Wiki[S 73] :

La mission de la Wikimedia Foundation est de donner aux personnes du monde entier les moyens de collecter et de développer du contenu éducatif sous licence libre ou dans le domaine public, et de le diffuser efficacement et à l'échelle mondiale.

En coordination avec un réseau de volontaires individuels et nos organisations de mouvement indépendantes, y compris les chapitres reconnus, les organisations thématiques, les groupes d'utilisateurs et les partenaires, la Fondation fournit l'infrastructure essentielle et un cadre organisationnel pour le soutien et le développement de projets wiki multilingues et d'autres efforts qui servir cette mission. La Fondation mettra à disposition gratuitement et à perpétuité les informations utiles de ses projets sur Internet.[T 18]

À la suite de la création de la Fondation en 2003, il fut ensuite rapidement question d'élaborer des plans stratégiques pour déterminer les priorités et objectifs à atteindre. Au niveau historique, ces plans furent tout d'abord élaborés par les premiers conseils d'administration, toujours très attentifs aux différents débats entretenus dans les espaces de discussion du mouvement, tels que les forum et listes de diffusions[S 74]. Puis, au fil du temps et de la même manière que la Déclaration universelle des droits de l'homme (premier contenu publié par le projet Wikisource en français[S 75]) fut adoptée par la Fondation en décembre 2021, ce sont finalement 33 textes d'origine externe au mouvement et trois chartes internes qui furent ainsi adoptés par le conseil[S 76]. Tandis que parallèlement à ceci, de véritables processus collaboratifs et participatifs furent mis en place pour déterminer la stratégie du mouvement.

 
Fig. 7.6. Graphique illustrant l'évolution du pourcentage des articles du projet Wikipédia en français en fonction de leur géolocalisation. (source : https://w.wiki/4$Re)

Le premier de ces processus fut lancé en 2009[M 45] en recourant à la participation de milliers de volontaires dispersés dans le monde[B 25]. Il déboucha sur une série de priorités et d'objectifs à atteindre pour 2015 sur la base d'initiatives opérationnelles. Ce processus faisait ainsi appel à l'intelligence collective et au soutien du personnel de Wikimédia pour identifier, affiner et relever les défis stratégiques fondamentaux, tout en reposant sur un principe de transparence, de collaboration et de participation répondant aux attentes des parties prenantes[B 26]. C'était là en tout cas le discours officiel, qu'il faut évidemment remettre en perspective par rapport à d'autres témoignages qui font part des tensions existantes entre les besoins stratégiques et les normes établies par des communautés de volontaires souvent trop sollicitées[B 26], et qui se seraient retrouvées incluses dans le processus par moment et exclues à d'autres, de façon ambivalente sinon arbitraire[B 27].

Dans ce plan stratégique, on retrouvait comme objectif d'atteindre les 25 % d'éditrices et les 37 % de rédacteurs en provenance des pays du Sud[M 45] associé à une volonté de voir dépasser la centaine le nombre de versions linguistiques de Wikipédia contenant au moins 120 000 articles significatifs[B 28]. Malheureusement, à la date du premier avril 2022, aucun de ces objectifs n'aura été atteint puisque seulement 71 versions linguistiques de Wikipédia avaient dépassé la barre des 100 000 articles[S 77], et que le pourcentage de femmes et personnes en provenance de pays du sud parmi les rédacteurs de Wikipédia n'a toujours pas évolué de manière significative[N 4]. Par ailleurs, les résultats des recherches menées par The Wikipedia Diversity Observatory[S 78] mettent en évidence d'autres sous représentations au sein du mouvement, par rapport cette fois à la religion, l'orientation sexuelle et l'appartenance culturelle et ethnique. Quant à la géolocalisation des articles de l'encyclopédie dans le monde, elle n'évolue pas vraiment en faveur des pays du Sud (figure 7.6).

 
Fig. 7.7. Photo d'un des groupes de conversations mondiales organisé le 5 décembre 2020 dans le cadre de la stratégie du mouvement Wikimédia 2030 (source : https://w.wiki/$eX)

Face à ces constats, il n'est donc pas étonnant que les mêmes préoccupations soient réapparues dans le plan stratégique adopté à l'horizon 2030. Celui-ci fut l'occasion de tester de nouvelles formes de participation auxquelles tous les membres du mouvement furent conviés. Dès 2017, des pages de discussions furent créées dans les différents projets et versions linguistiques, par exemple sur le Wiktionnaire en français[S 79], et des rencontres hors ligne et en ligne furent organisées pour partager les points de vue dans de nombreuses langues pratiquées au sein du mouvement, et ce y compris avec des experts locaux et organisations partenaires[S 80].

Ensuite, neuf groupes de travail ont été formés dans le but d'élaborer des ébauches de recommandations[S 81]. Ce fut donc pour ceux-ci l'occasion de repartir dans de nouveaux débats en-ligne et parfois hors-ligne, comme ce fut le cas durant le Sommet Wikimédia de 2019 à Berlin[S 82]. La publication des recommandations[S 83] marqua alors le début d'une nouvelle phase de transition durant laquelle de nouvelles rencontres furent organisées dans le but de discuter de leur mise en pratique[S 84]. À cela s'ajouta même, de manière innovante pour le mouvement, une série de demi-journées de conversations mondiales[S 85] en vidéo conférence (figure 7.7) agrémentées de discussions en petits groupes et de partages collectifs d'opinions par vote. Parmi ces votes l'un des plus tranchés, fut en faveur d'un nombre fixe de sièges attribués à la Fondation, les projets, et les groupes et organisations affiliées, lors de la constitution du comité de rédaction de la charte du mouvement[S 86].

Tout cet incroyable investissement en matière de ressources humaines et d'heures de travail a finalement conduit à l'élaboration d'une liste complète d'initiatives[S 87] que le mouvement a commencé à mettre en œuvre depuis mi-2021[S 88]. Mais avant cela, la première phase du processus s'était clôturée par une invitation à manifester son adhésion à la stratégique 2030 sur une page de Meta-Wiki[S 89], où la synthèse du plan apparaissait comme telle :

D'ici 2030, Wikimédia deviendra l'infrastructure essentielle de l'écosystème du savoir libre, et toute personne partageant notre vision pourra nous rejoindre.

Nous, les contributeurs, communautés et organisations de Wikimédia, ferons progresser notre monde en collectant des connaissances qui représentent pleinement la diversité humaine, et en construisant les services et les structures qui permettent aux autres de faire de même.

Nous poursuivrons notre mission de développement de contenu comme nous l'avons fait par le passé, et nous irons plus loin.

La connaissance en tant que service : pour servir nos utilisateurs, nous deviendrons une plate-forme qui fournit des connaissances ouvertes au monde à travers des interfaces et des communautés. Nous construirons des outils pour les alliés et les partenaires afin d'organiser et d'échanger des connaissances libres au-delà de Wikimédia. Notre infrastructure nous permettra, ainsi qu'à d'autres, de collecter et d'utiliser différentes formes de connaissances gratuites et fiables.

Équité des connaissances : en tant que mouvement social, nous concentrerons nos efforts sur les connaissances et les communautés qui ont été laissées de côté par les structures de pouvoir et de privilèges. Nous accueillerons des personnes de tous horizons pour bâtir des communautés fortes et diversifiées. Nous ferons tomber les barrières sociales, politiques et techniques qui empêchent les gens d'accéder et de contribuer à la connaissance libre.

Après cette introduction, la page d'adhésion invitait alors les représentants des instances affiliées au mouvement à compléter une liste de signatures, pendant que les personnes possédant un compte d'utilisateur dans les projets Wikimédia pouvaient le faire dans une autre liste. Ce processus d'adhésion avait entre autres pour but d'anticiper la rencontre Wikimania 2018 dont le thème était : « Combler les lacunes en matière de connaissances »[M 46]. En message d'introduction de la page d'adhésion[S 90], apparaissaient aussi ces avertissements :

Veuillez noter que l'orientation stratégique ne sera pas renégociée, mais servira de base convenue pour les conversations de la phase 2. En bref, l'approbation signifie : « C'est la bonne façon pour nous tous d'avancer ensemble. Allons-y!"

Ce que cela ne signifie pas : Approuver l'orientation stratégique ne signifie pas que les groupes ou les individus signataires approuvent toutes les étapes qui suivent et les décisions qui sont prises dans la phase 2. La façon dont les organisations et les individus utilisent les résultats de ces conversations dépend d'eux. Certains peuvent l'utiliser pour éclairer la stratégie programmatique ou organisationnelle. D'autres peuvent y voir un moyen de se connecter au mouvement plus large et d'inviter d'autres à contribuer à Wikimédia. Certains peuvent ne pas l'utiliser du tout – et ce n'est pas grave ![T 19]

Sur cette page du projet Meta-Wiki, l’adhésion ne fut toutefois pas unanime. Sur les 179 instances affiliées au mouvement, 99 ont manifesté leur soutien, tandis qu'au niveau des interventions individuelles, 145 personnes se sont manifestées pour, 36 contre, sept sont restées neutres et deux ont préféré s’abstenir[S 90]. Comme cela fut suggéré, de nombreux commentaires furent également déposés pour faire part de diverses opinions concernant l'orientation stratégique, dont voici quelques extraits intéressants :

Je suis préoccupé par le fait que Veuillez noter que l'orientation stratégique ne sera pas renégociée[T 20] Gnangarra

Je suis de plus en plus inquiet que le mouvement devienne plus centré sur Wikipédia[T 21]. George Ho

Je crains également que la Direction ne soit utilisée pour soutenir les "traditions orales" (comme dans les textes menant à la Direction), et pour définir les "traditions orales" comme des "sources fiables"[T 22] Ziko

Je rejette le processus et son résultat jusqu'à présent parce que les préoccupations de la communauté germanophone n'ont pas été prises en compte et qu'il n'y a aucune possibilité d'opposition[T 23]. Aschmidt

Ma communauté natale, ukrainienne, n'est pas alimentée par cette mission presque divine de bonté sur le chemin de la connaissance libre déployée. [...] La connaissance libre n'est qu'un effet secondaire. En fait, beaucoup préféreraient une Baidupedia locale si elle existait. Je suis sûr que ce n'est pas la seule communauté avec un motif similaire présent. [...] Et je suis d'accord avec Pine. Le document a fini par être arrogant (plutôt) et cette phase du processus n'est pas d'humeur wiki. Demander aux gens d'approuver quelque chose vous fait économiser en fait le démarchage dans de nombreux wikis[T 24]. Base

Depuis plus de 13 ans j'écris des articles et lance des projets WMF sans avoir une telle "vision". J'aimerais continuer de la même manière. [...] je ne suis pas sûr que le processus de discussion de ce document ait pris en compte le sentiment et l'opinion réels de l'immense communauté[T 25]. -jkb-

Si cela devient la plate-forme de connaissances, nous avons créé le prochain monopole[T 26]. Varina

Je trouve que cette "stratégie" n'est faite que de platitudes et de jargon d'entreprise, elle n'est pas liée aux besoins réels des communautés Wikimédia locales, et la WMF a l'ambition de devenir l'organisation suprême de quelque chose qu'elle ne peut même pas préciser. Je ne vois pas de "volontaire" ou de "bénévolat" dans cette vision, il n'y a pas non plus un mot sur la sortie d'utilisateurs actifs et compétents[T 27]. Wostr

Écrit avec un langage d'élite. Destiné à l'élite. Compréhensible pour les élites. Le monde change maintenant. Les gens veulent un langage simple. Ils veulent des solutions spécifiques. Ceci est un texte d'entreprise. Wikipédia n'est pas une société. Sans ces textes, le monde serait meilleur[T 28]. MOs810

Je m'oppose au discours des relations publiques des entreprises, je m'oppose à l'ambition monopolistique et je m'oppose à la vente cachée de notre travail à la Silicon Valley par le cheval de Troie des données structurées[T 29]. James

La Fondation peut produire des textes sans déranger la communauté. Il y a tant à faire à la base. Dans l'ensemble, trop de tapage autour d'un simple texte de relations publiques[T 30]. Sargoth

La WMF a prévu un budget de 2,5 millions de dollars pour les consultants et les entrepreneurs[S 91], etc. pour ce processus stratégique. Plutôt que d'utiliser des membres de la communauté expérimentés dans le traitement des réponses en un résumé consensuel, ils ont adopté une approche autoritaire descendante conventionnelle. Les éléments ont été triés sur le volet pour soutenir les agendas internes du WMF, tandis que les éléments les plus largement soutenus ont été jetés à la poubelle[T 31]. Alsee

Je ne sais pas si votre analyse est correcte, mais elle rejoint l'impression que j'ai du processus[T 32] Peter (Southwood)

Aussi, pour ce que j'ai pu participer au processus, c'était intéressant, instructif, parfois frustrant, plus souvent joyeux. Maintenant, pour l'approbation du résultat global, alors que, comme certains l'ont indiqué plus en détail ci-dessus, il s'agit davantage d'un truc de politique partisane. [...] En ce qui me concerne, j'encouragerai tout groupe d'utilisateurs dans lequel je suis actif à approuver la proposition, à des fins purement promotionnelles, en particulier les groupes d'utilisateurs sous-représentés[T 33]. Psychoslave

Voici donc autant d'avis qui permettront de mettre en perspective un processus décisionnel de grande envergure. Sans me prononcer personnellement par rapport à tous ces commentaires, je me limite pour ma part à partager un souvenir qui me revient en tête en rapport à tout ce qui vient d'être dit. Celui-ci se situe en 1991 à une époque où j'étais volontaire dans un projet de coopération bilatérale allemande en Guinée Conakry. Déjà à cette époque, la coopération allemande avait un goût très prononcé pour tout ce qui était processus de stratégie, de planification, d'évaluation, de rapports, de compte rendu, enfin bref, de tout ce que l'on pourrait regrouper derrière le terme de « bureaucratie » et qui me semble fort similaire à ce qui se passe au niveau de la Fondation Wikimédia. Une ressemblance qui par ailleurs a sans doute des fondements historiques puisque comme l'écrit David Graeber dans son ouvrage consacré à la bureaucratie[B 29] :

À la fin du XIXe siècle, lors de l’ascension de la grande entreprise moderne, on a vu en elle l’application des techniques bureaucratiques, modernes, au secteur privé. Celles-ci paraissaient incontournables si l’on voulait opérer à grande échelle, parce qu’elles étaient plus efficaces que les réseaux de relations personnelles ou informelles qui, jusque-là, avaient dominé un monde de petites entreprises familiales. Les pionniers de ces nouvelles bureaucraties privées étaient les États-Unis et l’Allemagne. Et, à en croire le sociologue allemand Max Weber, les Américains de son temps étaient particulièrement enclins à voir dans les bureaucraties publiques et privées, au fond, le même animal.

À la suite de cette lecture, on ne sera donc pas étonné de découvrir, qu'au-delà de la Fondation, c'est l'association Wikimedia Deutschland qui fut la première à élaborer un plan stratégique avant d'être imité par une petite vingtaine d'autres organisations et associations affiliées au Wikimédia[S 74]. Ceci sans oublier, qu'avec plus de 130 salariés, l'association allemande se situe juste après la Fondation au niveau de la taille des organismes actifs dans le mouvement. On ne refait pas l'histoire, comme on dit en français. Et c'est pour cela sans doute que ce souvenir d'une coopération allemande qui s’évertuait à bureaucratiser un projet, dont le but finalement, était d'apporter de l'aide à une population qui me semblait bricoler avec ce qu'elle avait sous la main, me revient en tête en observant ce qui se passe dans Wikimédia.

Alors qu'à ce jour, toutes les réunions, discussions, rapports, débats liés à la planification stratégique du mouvement Wikimédia me font repenser à ce que j'ai vécu en Guinée Conakry, il me semble que l'on pourrait distinguer deux mondes parallèles au sein du mouvement. Celui des projets qui poursuivent leurs vies en faisant croître de manière régulière le savoir disponible sur Internet, et celui de la Fondation et de ses affiliés qui par-delà les processus d'élaboration de stratégies, dépensent une quantité folle d'énergie pour récolter des dons auprès des lecteurs pour les redistribuer ensuite sous forme de salaires et de subventions.

 
Vid. 7.6. Fin de la présentation de l'exposé en vidéoconférence d'un membre du groupe d'utilisateur DRCongo (source :https://w.wiki/4$eY)

Car si on se rappelle que les employés du mouvement ne participent pas à l'édition du contenu informationnel des projets Wikimédia, on comprend alors que tout ce travail ne profite pas directement au partage de la connaissance à proprement parler. Ou pour le dire plus précisément, cela devrait normalement contribuer de manière indirecte, comme toute bonne organisation permet d'atteindre plus facilement des objectifs, sauf que précisément, ces objectifs après plus de dix ans d’existence n'ont toujours pas été atteints. Voici donc une situation qui me laisse tout à fait perplexe quand je pense à toute cette énergie et ces centaines de millions de dollars qui auront profité au développement de la Fondation et d'autres organisations financées par le mouvement dont la manne salariale ne fait qu'augmenter.

Et que penser ensuite lorsque l'on sait qu'en République Démocratique du Congo, les éditeurs bénévoles doivent avoir fait beaucoup d'éditions pour pouvoir prétendre à l'obtention d'un « Internet package » ? C'est là en tout cas ce que l'on peut découvrir lorsque l'on visionne la présentation d'Abel, concernant son groupe d'utilisateur en République Démocratique du Congo, qui n'a pu s'empêcher de rire après avoir lu cette question posée par un membre de son auditoire : « Quelle a été la stratégie pour maintenir les nouveaux volontaires ? » (vidéo 7.6[V 7])

Quant à la suite du processus stratégique 2030, il reste encore à la Fondation et à toute la partie du mouvement qui le supporte beaucoup de chemin à parcourir. Car après avoir réussi à produire tout un ensemble de textes de recommandations, le défi maintenant reste de mettre toutes ces bonnes intentions en pratique et toujours en respectant, si possible, les grands principes d'autonomie, de collaboration et de participations qui auront toujours été présents, et même renforcés souvent, tout au long de l'histoire du mouvement.

La venue d'un code de conduite, d'une charte et d'un conseil mondial

Au cours de l'année 2020, et bien avant la publication des recommandations du plan stratégique, l'une des premières initiatives de la Fondation face au désir d'intervenir dans la gestion des cas de harcèlement déclaré au sein du mouvement fut certainement la création d'une équipe de salarié intitulée « Trust and safety »[S 92]. Comme son nom l'indique, celle-ci est « chargée d’identifier, de construire et pourvoir en personnel de façon appropriée, les processus qui maintiennent la sécurité des utilisateurs. Mais elle est également chargée de concevoir, de développer et d'exécuter toute une stratégie qui intègre des aspects légaux, de recherche, d’apprentissage et d’évaluation. Ceci aussi bien en vue de minimiser les risques que de gérer l’intégralité de la sécurité des communautés en ligne et hors-ligne lorsque des incidents surviennent[S 93].

Cette équipe peut ainsi intervenir au niveau de l'espace numérique Wikimédia en réponse à des plaintes en provenance d'utilisatrices ou d'utilisateurs des projets dont certaines peuvent alors aboutir aux blocages globaux de certains comptes sur l'ensemble des projets hébergés par la Fondation comme cela est déjà arrivé plus d'une centaine de fois[S 94]. Mais elle peut aussi intervenir au niveau des activités hors-ligne comme cela s'est vu dans le cas de l'association Wikimédia Belgique où l'un des membres les plus actifs du conseil d'administration s'est vu interdit de participation à toute activité financée par la Fondation Wikimédia. Apparu au cours de l'année 2019, cet évènement nous avait ainsi permis de nous rendre compte à quel point la dépendance financière de notre association envers la Fondation pouvait être problématique.

Sans entrer dans les détails d'un épisode assez éprouvant pour l'équipe bénévole d'administrateurs que nous étions, alors que de toute manière, les faits furent exposés subjectivement et publiquement par la personne concernée[M 47], on peut toutefois s'intéresser à la réaction publique exprimée par le président de notre association. À l'approche d'une réunion qui allait rassembler tous les présidents des associations locales[S 95], et en raison de plusieurs insatisfactions rencontrées dans certains pays au regard de leurs relations avec la Fondation, le président belge avait alors avancé cette idée qu'il serait possible de demander l'exécution d'un audit interne de la Wikimedia Foundation[S 96].

Les discussions lors de cette réunion avaient abouti à l'idée que c'était vraiment une question importante puisque plusieurs organisations affiliées avaient des problèmes politiques et organisationnels similaires. Il fut alors suggéré de réécrire une requête selon cette procédure : « Décrire d'abord les problèmes rencontrés, faire abstraction de cas particuliers, puis proposer une revue ou un audit interne. »[T 34]. Cependant, rien à ma connaissance n'aura été fait en ce sens, bien qu'il soit fort probable que le compte rendu publique de cette réunion, ainsi que toutes les discussions qui tournaient autour, auront contribué à la création d'un comité d'examen des cas de confiance et sécurité. Ce comité a effectivement pour but de protéger les membres de la communauté d'une application trop intrusive, trop stricte ou trop laxiste des normes de conduite de la Fondation[S 19]. Il est composé de dix bénévoles en provenance des projets qui en début 2022 et après deux reports au niveau du calendrier, font toujours figures d'intérimaire dans l'attente de la ratification d'un code de conduite universel[S 97]

Ce code de conduite en question aura été l'une des premières initiatives mise en œuvre à la suite des recommandations formulées dans le plan stratégique 2030. De sa description faite sur le blog de la Fondation[M 48], on peut en retenir ceci :

Notre nouveau code de conduite universel crée des normes contraignantes pour élever la conduite sur les projets Wikimédia et donner à nos communautés les moyens de lutter contre le harcèlement et les comportements négatifs à travers le mouvement Wikimédia. Grâce à cet effort, nous pouvons créer un environnement plus accueillant et inclusif pour les contributeurs et les lecteurs, et une source de connaissances plus représentative pour le monde[T 35].

[...]

Les normes les plus marquantes du code sont les suivantes :

- Définir clairement un comportement acceptable.

- Délimiter le harcèlement sur et hors des projets pour tous les participants de Wikipédia.

- Empêcher l'abus de pouvoir et d'influence pour intimider les autres.

- Lutter contre l'introduction délibérée de contenus faux ou inexacts.

- Fournir un processus d'application cohérent et une responsabilité partagée entre la Fondation et les communautés de bénévoles[T 36].

[...]

Bien qu'il y ait eu auparavant des normes mises en œuvre par des volontaires régissant des projets Wikimédia individuels, il n'y avait pas de règles universelles régissant tous les projets. Le nouveau Code signale également l'engagement de la Fondation à créer des espaces qui favorisent la diversité de pensée, de religion, d'orientation sexuelle, d'âge, de culture et de langue, pour n'en nommer que quelques-uns[T 37].

Même s’il n'est toujours pas officiellement en application au niveau des projets éditoriaux, ce code fut néanmoins approuvé par le conseil d'administration de la Fondation Wikimédia le neuf décembre 2020[S 98] et après sa rédaction par plus de 1500 bénévoles[M 49]. À l'instant où j'écris cette phrase, le projet en est toujours à son stade de ratification[S 99], et les résultats d'un vote auquel 2 300 personnes en provenance de 128 projets et de plus de 30 versions linguistiques auront participé, indique que 58.61% des votants se sont prononcés en sa faveur[S 100]. Un résultat encourageant donc pour ses initiateurs, mais réalisé selon des procédures problématiques qui laissent des questions en suspend quant à l'application du code par certaines communautés qui voudront s'assurer que la majorité de ses membres est bien en sa faveur. Comme j'en faisais part à un employé de la Fondation, sans un détail des votes réparti projet par projet, l'application du code pourrait effectivement être perçu telle une « ingérence » en provenance de la Fondation[S 101].

Contrairement à certains projets comme Wikiversité où cela n'a fait l'objet d'aucune discussion alors que six membres de sa communauté ont participé au vote, la communauté de Wikipédia manifesta un certain intérêt concernant la ratification du code. Certaines personnes ont même pris la peine de comparer, sous forme de tableau[S 102] ou grâce à des couleurs[S 103], les règles communautaires locales à celles du Code de conduite universel. Voici ci-dessous, et de manière quelque peu reformulée et en fonction de ce que j'ai trouvé de plus pertinent, cinq des neuf interdictions du code qui n’apparaissaient pas dans les règles de Wikipédia :

Divulguer hors des projets Wikimédia des informations concernant son activité de Wikimédien.

Perturber volontairement les échanges ou écrire des messages de mauvaise foi dans l'intention de provoquer.

Abuser de pouvoir, de privilège et d'influence, peu importe que l'on soit élus ou pas pour disposer d'outils techniques privilégiés.

Mettre en place de règles sur les contenus destinés à marginaliser ou ostraciser.

Ne pas respecter la façon dont les contributeurs et contributrices se nomment et se décrivent. Certains peuvent utiliser des termes spécifiques pour se décrire. Par respect, utilisez ces termes lorsque vous communiquez avec eux ou à propos d’eux, lorsque c'est linguistiquement et techniquement possible. Avec pour explication :

- les groupes ethniques peuvent utiliser un nom spécifique pour se présenter, plutôt que le nom historiquement utilisé par les autres pour les décrire ;

- les personnes dont le nom utilise des lettres, sons ou mots qui ne vous sont pas familiers ;

- les personnes qui s’identifient selon une certaine orientation sexuelle ou un certain genre en utilisant des noms ou pronoms spécifiques ;

- les personnes ayant un trouble physique ou psychique particulier peuvent utiliser des termes spécifiques pour se décrire.

En y réfléchissant bien, et à l'exception de la première interdiction qui rendrait toute publication de travaux de recherche interdit en dehors de Wikiversité, les autres restrictions ne me semblent pas inapplicables aux projets. Cependant, la dernière d'entre elle fut portée à dérision sous le sens de l'humour par un contributeur qui demanda à l'assemblée de l'appeler dorénavant « Votre Grandeur »[S 104]. Cet humour ne fut toutefois pas au goût d'un employé de la Fondation chargé, entre autres, de liaison avec les communautés d'éditeurs francophones[S 105]. Le code de conduite apparaissait à ses yeux comme quelque chose à prendre très au sérieux, de manière similaire à cet autre employé de la Fondation qui, lui aussi durant sa participation volontaire, a émis sur la liste de discussion Wikimedia-I cet avis de modération suivant[M 50] :

Chers Wikimédiens,

L'abonné à la liste pseudonyme "hillbillyholiday" est en cours de modération.

C'est l'occasion de réaffirmer que le Code de conduite universel s'applique à tous les espaces Wikimédia, y compris les listes de diffusion hébergées sur les serveurs de Wikimédia, comme celle-ci. Affirmer, même indirectement ("n'importe qui") que son interlocuteur est un nazi, viole le Code de conduite universel, et ne sera pas toléré.

Les abonnés de longue date savent que nous tolérons beaucoup de critiques des projets, plans, et opinions sur cette liste -- même les critiques non fondées -- à condition qu'elles soient *civiques* et conformes aux attentes en matière de comportement.

Veuillez vous abstenir de toute nouvelle violation du code de conduite[T 38].

Si le code semble donc déjà en application dans la pensée de certains employés, son processus de mise en place n'en reste pas moins en cours d'approbation. Un comité de constitution de l'U4C (Comité de coordination du Code de conduite universel), doit encore être lancé et des consultations sont toujours en cours au sujet de sa formation, de façon à accompagner au mieux les conversations sur l'amélioration des systèmes de signalement[S 100]. Parallèlement à ceci, c'est aussi un conseil mondial intérimaire[S 106] qui sera ensuite créé, dans le but de superviser l'élaboration d'une charte du mouvement[S 107] et la mise en place d'un conseil mondial définitif qui aura pour fonction de représenter les communautés et le mouvement de manière équitable quant à son rôle et sa composition[S 108]. Toutes ces nouvelles règles, valeurs et organes de représentation, semblent donc mises en place dans le but d'atteindre une plus grande unicité et une plus grande diversité au sein du mouvement, ou, si l'on s'en tient aux avis des détracteurs, un plus grand contrôle de la Fondation.

Pour ma part, j'y vois plutôt l'occasion de fédérer les projets dans une sorte d'organisation internationale qui reposerait sur la « ratification », puisque c'est là le terme employé, d'une sorte de « Charte des Projets Unis », un peu à l'image de celle des Nations unies. Une intention tout à fait louable me semble-t-il, qui ne fait que rejoindre celle déjà exprimée par la Fondation dans son désir de protéger les « voix menacées » des projets qu'elle héberge. Cette expression est en effet le titre d'une page de Meta-Wiki dont le but est de venir en aide aux personnes qui choisissent de contribuer librement aux projets alors que « des individus exerçant le pouvoir (officiellement ou officieusement) entendent mettre le savoir sous leur coupe »[S 109]. Une pratique pouvant s’avérer dangereuse, comme en témoigne l'emprisonnement d'un éditeur biélorusse dont nous reparlerons prochainement, et pour laquelle la Fondation apporte alors toute une liste de liens utiles pour garantir sa sécurité en cas de situation à risque.

Malheureusement, certaines bonnes intentions peuvent parfois ouvrir la porte à de nouveaux comportements indésirables, ou faire naître des positions irréconciliables au sein des communautés. Et ce fut là précisément un point qui fut abordé lors d'une longue conversation entre contributeurs sur le projet Wikipédia[S 110]. Celle-ci débuta par un exposé qui faisait référence à Karl Popper[B 30] et au Paradoxe de la tolérance que Wikipédia décrit avec cette phrase : « pour maintenir une société tolérante, la société doit être intolérante à l'intolérance ». Replacée dans le contexte du code de conduite universel, ce paradoxe a donc motivé un éditeur à faire part de ses inquiétudes à la suite d'un long message d'introduction qui aura suscité un très grand nombre de commentaires. Voici un extrait du message initial :

Pour ma part (et en respectant véritablement Popper) peut-être qu'il faut commencer par faire très attention aux concepts que nous manions. Car ce fameux code (parce que le problème de fond c'est le code et sa compréhension) n'est pas tolérant, il est même intolérant. Il me semble que la définition de la tolérance est d'accepter des opinions ou des pratiques que l'on réprouve à titre individuel. C'est donc un effort intellectuel que je fais pour laisser à autrui une certaine liberté. Le code demande l'inverse en fait : autrui m'impose une pratique. Pour sa liberté, il me demande donc de perdre une partie de la mienne. Dit autrement, je ne dois pas faire un effort intellectuel de tolérance mais de soumission. Et c'est précisément en demandant cette soumission que le code introduit un peu d'intolérance.

[...]

Le code demande cette soumission pour permettre une meilleure inclusion. Même si elles me choquent, je trouve au final très logique les interprétations du code qui n'y voient pas l'universalité mais une application seulement à certains groupes. Ce n'est pas un code universel mais un code pour l'inclusion. Il est donc construit sur certaines valeurs d'arrière-plan, et c'est au nom de ces valeurs que l'on doit limiter la liberté. Voilà pourquoi je pense que c'est irréconciliable in fine : il me semble que WP s'est jusqu'à présent construit sur la primauté de la liberté (et donc de la tolérance - qui est une valeur libérale). Mais avec le code, j'ai l'impression qu'on affirme (sans le dire explicitement d'ailleurs) que désormais des valeurs priment sur cette tolérance. Plus pratiquement, adhérer ou non au code (et donc participer ou non aux projets Wikimédia) va avoir un effet de nivellement sociologique.

[...]

Triboulet sur une montagne 11 février 2021 à 11:57 (CET)

À ces observations qui me semblent tout à fait censées, j'ai à mon tour envie de dire que plus il y a de règles et de chartes à respecter dans une communauté, plus il sera tentant pour des personnes, ou groupes de personnes, de façon consciente ou inconsciente, d'en faire usage de manière purement répressive et pas forcément constructive. Car comme on pouvait déjà l'observer en début de cette section, le code de conduite tel que présenté sur le site de la Fondation Wikimédia, a bien pour but d'établir des « normes contraignantes », au travers d'énoncés qui sont clairement des interdictions. Or, on peut déjà constater aujourd'hui que les nombreuses règles déjà présentes au sein des projets sont parfois, voire souvent selon l'humeur des contributeurs, utilisées de manière partiale et parfois même partisane.

Afin de mieux illustrer les risques de dérive que peut engendrer ce nouveau code de conduite, je vais aussi prendre la peine de raconter une anecdote dans laquelle je fus personnellement impliqué lors de la WikiConvention francophone de Bruxelles en 2019. Sans que je puisse en retrouver la trace dans les archives du Web, nous avions reçu dans un courriel que j'ai malencontreusement effacé, une notice qui précisait que lors de la rencontre, l'accès aux toilettes était prévu de manière indifférenciée. Ce qui voulait donc dire que tout un chacun pouvait, selon son bon vouloir, se rendre aux toilettes initialement prévues pour les femmes ou pour les hommes, sans devoir respecter les restrictions de genre préalablement établies et indiquées par ces habituels pictogrammes que l'on place sur les portes d'entrée.

L'évènement se déroula, précisons-le, à l'Université Libre de Bruxelles où j’avais été étudiant pendant deux ans. Il débuta juste avant un exposé qui, en raison d'un certain stress sans doute, avait suscité chez moi un besoin pressant. Comme tous les WC du côté des hommes étaient inaccessibles, j'avais pis l'initiative de me rendre dans les toilettes pour femmes. En sortant des toilettes, j'ai croisé une personne avec qui j'avais eu l'occasion de sympathiser lors d'autres rencontres, et qui me demanda ce que je faisais dans les toilettes des filles. Ce à quoi, je lui répondis, avec un sens de l'humour « pince sans rire » (qui ne fut d'ailleurs pas toujours bien perçu lors de cette rencontre), que cela faisait partie des règles de la convention et qu'elle n'avait donc rien à me dire là-dessus. Suite à quoi on s'était séparés en souriant.

Par la suite cependant, une personne alla rapporter notre brève conversation à l'équipe chargée du bon respect de la « charte de convivialité » qui avait aussi été appelée « code de conduite »[S 111]. Informée de l'histoire, cette équipe nous avait convoqués, mon interlocutrice de la sortie des toilettes et moi-même, pour que l'on puisse rapporter ce qu'il s'était passé dans le but de la rassurer sur le fait qu'aucun malaise n'avait été ressenti. Même si après réflexion, je trouve cette démarche extrêmement bienveillante, elle me parut sur le coup, tout à fait extravagante.

Car finalement, et comme je le faisais remarquer à l'équipe de médiation, il se passait bien d'autres choses que je trouvais bien plus problématiques sans pour autant que je ne pense à m'en plaindre. Le premier exemple était cette remarque que l'on m'avait faite devant toute l'assemblée concernant les fautes d'orthographe présentes dans les textes que j'avais projetés lors de ma présentation. Le second fut d'entendre, lors d'un débat assez houleux, des personnes parler de « footballeurs », sur un ton qui ne laissait aucun doute sur le fait que ce terme était un substitut de celui de « phallocrate ». Deux évènements déplaisant donc, avec un premier durant lequel je fus explicitement discriminé, mais pour lequel je n'avais ressenti aucune envie de désigner la personne qui en était l'auteure, ni d'entamer un processus de médiation quelconque.

En réalité, si cette personne avait dépassé les limites de ma tolérance, je pense que j'aurais très bien pu lui faire la remarque moi-même et en aparté pour commencer, pour ensuite réagir d'une autre manière en cas d’insistance et pourquoi pas, à ce moment, en impliquant d'autres personnes telles que l'équipe de médiation. Un peu comme cela se fait, à vrai dire, au sein de la plupart des projets Wikimédia, et selon un fonctionnement assez similaire à toute organisation qui applique en matière de réglementation cet adage selon lequel « le mieux est parfois l’ennemi du bien ».

Au final, cette histoire nous renvoie donc bien à cette idée exprimée par ce wikipédien selon laquelle la tolérance est plus vertueuse que l’intolérance, tout en sachant que chacun a ses propres limites de tolérance, et que tout système contraignant comme se voudrait être le code de conduite, risque finalement d'encourager l'intolérance et de favoriser les intolérants, plutôt que de promouvoir la tolérance et de réconforter les tolérants. Vu sous cet angle, le paradoxe de la tolérance, et sa question de savoir s’il faut être intolérant à l’intolérance, disparait alors pour laisser la place à un principe de gestion de tolérance dans lequel chacun est libre de déterminer et d'informer les autres sur les limites au-delà desquelles, on ne se sent plus respecté. Et quand ces limites ne sont pas respectées, c'est alors qu'une aide est la bienvenue pour gérer les situations avant qu'elles ne tournent au conflit.

Car des dépassements et des conflits, comment serait-ce possible de ne pas y en avoir au sein de projets Wikimédia, où se rassemblent déjà, même s’ils sont à mille lieues de représenter toute la diversité humaine, tant de cultures et d'opinions divergentes dont la confrontation représente finalement tout l'intérêt et la richesse du mouvement. À l'antipode des bulles d'influence entretenues sur les réseaux sociaux, ce qui se passe dans le mouvement Wikimédia est en fait une expérimentation sociale unique en soi, puisque l'on y voit coexister dans un débat ouvert et permanent plus de deux cents instances organisationnelles de cultures et d'ambitions différentes[S 112] dont les nations peuvent même apparaitre parfois en guerre les unes contre les autres. Le mouvement Wikimédia est donc en ce sens une communauté unique de par sa diversité, à propos de laquelle, un jour de 2016, l'ancienne directrice de la fondation expliquait ceci lors d'une présentation[V 8] (vidéo 7.7) :

Vous devez être clair au sein de votre communauté sur la manière d'accueillir les gens, de les faire participer et de leur offrir un espace pour qu'ils puissent participer. Pour nous, cela signifie des espaces conviviaux, un code de conduite, et bien d'autres choses encore, mais également clarifier nos valeurs, afin qu'elles ne soient pas seulement ouvertes, mais aussi diverses et inclusives, afin que nous puissions, en tant que communauté, prendre des décisions sur la culture que nous voulons, et rejeter la culture que nous ne voulons pas »[T 39]

Or, en disant que nous voulons « rejeter la culture que nous ne voulons pas », n'est-ce pas là qu’apparaît le problème ? Et d'ailleurs, n'aurait-il pas été préférable dans ce discours d'utiliser le terme « comportement » ou « pratique » plutôt que celui de « culture », tout comme il aurait mieux valu parler de « principes » ou de « règles » comme cela s'est toujours fait dans les projets au lieu de « valeurs ». Un simple choix de vocabulaire il est vrai, mais qui pour moi ,tout comme pour l'utilisateur Triboulet sur une montagne probablement, permettrait de dissoudre certaines inquiétudes.

Voici donc pourquoi, en terminant cet argumentaire, je reste persuadé qu'au lieu d'aborder les chose en termes de rejet, il serait préférable de favoriser le développement d'un esprit altruiste de telle sorte à encourager des comportements, et des pratiques, comme la gentillesse et la courtoisie, tout en faisant la promotion de l'entraide et du partage dans le mouvement. Une démarche qui, pourquoi pas, pourrait être aussi encouragée dans le reste du monde, tout en laissant le soin aux projets et communautés locales de trouver les bons principes et les bonnes règles à mettre en place pour tenir à l'écart tout maque de respect envers autrui. Car il est vrai que quand le manque de respect atteint son paroxysme on peut alors parler de harcèlement qui, rappelons-le, est un comportement punissable par les lois dans de nombreux États, et ce bien avant que l'idée d'établir un code de conduite au sein du mouvement n'arrive dans certains esprits.

La rudesse et le harcèlement au sein des projets

Si l'on peut trouver de nombreuses motivations pour commencer à contribuer aux projets Wikimédia, on peut aussi rapidement trouver de bonnes raisons pour y mettre fin. L'une des plus courantes, est sans doute le manque de courtoisie parfois accordé à des éditeurs dont on ne respecte pas la contribution bénévole alors qu'elle est réalisée de bonne foi. Pour illustrer ceci, voici pour commencer deux témoignages retrouvés dans une thèse de doctorat de 2009 portant sur la dynamique des réseaux coopératifs en prenant pour exemple le projet Wikipédia[B 31]. Le premier de ceux-ci est celui d'un contributeur ordinaire qui affirmait ceci : « Le problème aujourd'hui c'est que les admin deviennent des modérateurs alors que c'est pas leurs rôles. ». Quant au deuxième, il provient d'un bureaucrate dont le récit repris ci-dessous permet de compléter de manière plus détaillée le commentaire précédent :

[...] dorénavant, il semble que les Pages à Supprimer soient laissées à la discrétion des administrateurs. C'est nouveau, ça vient de sortir. La plupart (et je pèse mes mots) sont supprimées sans aucune discussion, et seule une infime proportion a effectivement les honneurs d'un vote. La réelle violence que ce comportement constitue par rapport à des contributeurs souvent débutants est intolérable. Que pense à votre avis un nouveau contributeur qui a travaillé pendant un certain temps sur un article, a obtenu un résultat pas trop mal, mais sa page passe en PàS, puis un quelconque administrateur la supprime avant toute discussion ? Je conseille à tout le monde d'aller faire un tour dans l'historique de PàS, c'est édifiant. Ce processus de suppression est devenu une véritable cour des miracles, mais quand on essaye de s'opposer à l'entropie, c'est la levée de boucliers. Ça devient vraiment n'importe quoi.

Vu la date à laquelle fut réalisé ce travail de recherche, on pourrait croire que ce qui vient d'être décrit est devenu suranné. Mais dix ans plus tard, soit en 2019, je constatais moi-même ce genre de comportement où un utilisateur annula l'une de mes modifications apportées à l'article Wikipédia consacré au Mouvement Wikimédia. Il avait justifié son annulation en cette phrase qui apparaissait ensuite dans l'historique des modifications de l'article : « § n'a plus aucun sens, mieux vaut rester à la formulation précédente »[S 113]. Puisqu'il avait raison, j'ai alors essayé de reformuler le paragraphe en question pour le rendre plus compréhensible en laissant à mon tour ce message dans le résumé de ma modification : « Bonjour Julien, peut-on discuter avant que tu supprimes mon travail ? Bien à toi. »[S 114]. À la suite de quoi, il ouvrit une nouvelle section intitulée « formulation », sur la page de discussion dédiée à l'article en question[S 115] pour y mettre ce contenu :

Bonjour @Lionel Scheepmans,

D'abord non, je ne vais pas discuter avant de reverter tes modifs. Le paragraphe que tu as modifié était truffé de fautes d'ortho et ne voulait plus rien dire. Donc dans ce cas, ce n'est pas comme un débat à avoir sur la pertinence de tel truc ou la formulation de tel autre, c'est juste imbittable donc je dégage.

Ton paragraphe est encore maladroit : la version précédente parlait du nom des projets, toi tu dis que WMF est « Composés d'un w:mot-valise (w:wiki) ». D'une part ce n'est pas la WMF qui est composée mais son nom, d'autre part le mot-valise n'est pas une composante du nom, mais le nom lui-même. Et il reste des fautes d'orth, c'est pour ça que le paragraphe précédent, à la fois clair et en français correct (même si à la relecture, il y avait aussi des fautes :s) me semble mieux. Cordialement, (:Julien:) 11 mars 2019 à 10:09 (CET)

Merci (:Julien:) d'entamer la discussion. Tu as parfaitement raison sur le fait que ma modification comportait des fautes d'orthographes. si il en reste, je t'invite à les corriger. C'est vrai aussi que j'avais oublier un verbe et que le sens de la phrase posait problème. C'est vrai enfin que le mot valise ne concerne pas la fondation elle même. Mais ne crois tu pas qu'il est mieux d'améliorer les choses que tu qualifies d'imbittable (Si tu pouvais m'expliquer ce néologisme, je t'en serais reconnaissant) plutôt que de les dégager (J'apprécierais que tu utilises d'autres termes, mon travail n'est pas un ballon de football).

Je viens de modifier le paragraphe en fonction de tes recommandations. N'hésite pas à l'améliorer. N'hésite pas non plus à mettre un peu de courtoisie dans tes actions et réactions. On est tous bénévoles ici, autant rendre l'atmosphère de travail agréable tu ne cois pas ? J'envisage aussi de scinder l'article en deux avec un article dédié séparément au w:Mouvement Wikimédia. Si le projet t'intéresse, dis le moi on peut travailler ensemble. Tu sembles en effet avoir des compétences qui peuvent combler certains de mes handicaps. Bien à toi. Lionel Scheepmans Contact Désolé pour ma dysorthographie, dyslexie et "dys"traction. 11 mars 2019 à 10:55 (CET)

Salut Lionel, « Imbitable », ça s'écrit avec un seul T, ça dérive de biter, littéralement « foutre sa bite dans le truc », c'est-à-dire le comprendre — parce qu'on ne pénètrerait pas quelqu'un sans l'avoir cerné/maitrisé, probablement. Voyons, n'as-tu pas songé au Wiktionnaire pour t'aider à biter un mot que tu ne connais pas ! C'est vrai qu'il existe bitter avec deux T, mais ça doit être moins courant… En tout cas y a pas de bittable qui tienne. Je suis amusé d'assister à une difficulté sociale à laquelle tu fais face en raison de ton trouble ! Néanmoins, je crois avoir à contredire @(:Julien:) sur quelques éléments. Je ne comprends pas vraiment cette histoire de « WMF est composé du mot-valise wiki »… Mais d'une part je sais que l'on peut dire « A est composé de B, de C et de D » pour dire qu'A est composé uniquement de B, C et D et donc qu'il se confond à la combinaison (ou plutôt à une certaine combinaison) de B, C et D. Si on dit que « A est composé de B », ça veut donc dire que A et B se confondent. C'est relativement correct, même si je reconnais que c'est bizarre comme formulation. Ensuite, peut-être que je me trompe, mais dans « Wikimedia Foundation », il n'y a pas que « wiki », il y a aussi « media » et « Foundation » ! Et depuis quand « wiki » est un mot-valise ? Moi, j'aurais plutôt écrit : « Le nom Wikimedia Foundation contient le mot-valise wiki »… C'est Wikimédia qui est un mot-valise ! On ne parle pas de la fondation mais du mouvement ici. Que vient faire un « WMF » à cet endroit ? Va-t'en, intrus ! Quant à la courtoisie… Boh, je reconnais qu'on peut faire sans ! Moi, j'aime bien insulter les gens, de temps en temps ! Frigory 18 avril 2019 à 18:41 (CEST)

Non, on ne peut pas contribuer sans courtoisie. C'est précisément ce qui fait que nos wikis sont invivables. Il n'est pas acceptable de lire cela (même « pour rire »). Trizek bla 18 avril 2019 à 19:48 (CEST)

La courtoisie... Un mot clef pour l'avenir de nos projets. Concernant l'histoire du mot valise Frigory, elle n'est pas de ma plume et j'ai tenté de garder le propos sans trop le déformer et dans le respect de l'auteur. Lionel Scheepmans Contact Désolé pour ma dysorthographie, dyslexie et "dys"traction. 18 avril 2019 à 20:38 (CEST)

À vrai dire j'ai pas trop l'expérience, sur Wikipédia j'ai très peu discuté et sur la Wikiversité j'ai toujours trouvé que les discussions se passaient bien. En tout cas, je suis d'accord que le propos de Julien était inapproprié, j'ai l'impression qu'il s'adresse à Lionel comme s'il avait vandalisé la page ! Ce qui signifie aussi qu'il ne faudrait pas être trop poli avec les vandales… Mais la meilleure stratégie reste de profiter de la situation défavorable dans laquelle ils se sont mis pour leur faire la promo de la contribution à Wikimédia. Frigory 19 avril 2019 à 16:53 (CEST)

Après cet échange, j'ai longtemps cru que Julien était un jeune contributeur compte tenu de son franc parlé et ses termes en argot. Cependant, neuf mois plus tard, en écrivant ce paragraphe, je découvris avec surprise d'une part qu'il maitrisait apparemment parfaitement l'anglais[S 116] et qu'il était un ancien membre du premier Comité d'arbitrage de Wikipédia pendant la période du 22 mars 2005 au 22 septembre 2005[S 117]. Je concluais donc à nouveau que dans l'espace numérique Wikimédia, il reste difficile de savoir à qui l'on a affaire et que, dans ce présent cas de figure qui vient d'être présenté, cela avait rendu le discours écrit d'autant moins confortable.

Quant aux autres interlocuteurs, je les connaissais mieux, puisque Frigory fait partie de notre équipe d'administrateurs sur Wikiversité et que Trizek est un employé francophone de la Fondation que j'avais déjà eu l'occasion de rencontrer à plusieurs reprises lors d'activités hors-ligne. Connaître la personne hors-ligne ou en ligne, apporte effectivement beaucoup de confort dans les interactions entre contributeurs. Malheureusement, la plupart du temps et certainement lors des nombreux cas de désaccord, on ne sait pas à qui on a affaire. Ceci jumelé à la froideur de l'écrit, on en vient rapidement à trouver l'expérience désagréable et à ne plus avoir envie d'offrir de son temps bénévole.

Je pourrais à ce sujet faire référence à de nombreuses autres expériences désagréables durant mes activités d'édition. Certaines furent même des prises de tête avec d'autres administrateurs de la Wikiversité. Plus d'une fois j'ai eu l'envie de claquer la porte. Ce que j'ai d’ailleurs fait au niveau du projet Wikipédia un jour de 2016, lorsque j'ai demandé le blocage de mon compte utilisateur suite à une guerre d'édition qui m'avait particulièrement épuisé[S 118][N 5]. Comme autre souvenir déplaisant, je me souviens aussi d'une prise de tête apparue suite au fait que je trouvais particulièrement injuste la différence de traitement qui avait été faite entre l'article consacré à l'Église catholicisme et celui décrivant l'Association internationale pour la conscience de Krishna. Alors que dans le premier le mot pédophilie était absent, dans le deuxième, il était question à plusieurs reprises d'abus sexuels et de viols, à l'intérieur d'une section controverse qui remplissait plus de la moitié de la page où se trouvait l'article[S 119].

Mais avant même de modifier l'article, et simplement en faisant part de mes préoccupations sur les deux pages de discussion respective, j'avais été très vite confronté à Manacore, une utilisatrice hyperactive sur Wikipédia et spécialisée dans l'histoire des religions. Je l'avais déjà côtoyée lors de cette tentative où plusieurs Wikipédiens avaient tenté en vain de supprimer un article sur Wikiversité[N 6]. Elle y avait été plutôt virulente et laissa par la suite un message sur sa page d'utilisatrice de Wikiversité dans lequel elle considérait Wikiversité comme la poubelle de Wikipédia[S 120]. Une personnalité qui m'est donc apparue très peu aguichante du premier abord et ceci sans savoir que j'allais bientôt avoir l’occasion de la rencontrer spontanément lors d'un repas à Paris organisé chaque année par un éditeur qui en avait pris l'habitude.

Cette soirée fut très agréable même si nous avions été sournoisement capturés par un inconnu sur des clichés que nous avons retrouvés peu de temps après sur Tweeter[S 121] avec un commentaire du photographe assez puéril du genre : « devinez qui je suis ». En dehors de ce détail, je garde ainsi le souvenir d'une soirée très chaleureuse, au cours de laquelle j'ai eu l'occasion de discuter de vive voix avec Manacore, alors que j'appréhendais beaucoup sa rencontre. C'était une charmante dame à la retraite, passionnée de savoir avec qui j'aurais pu continuer des discussions sans fin, alors qu'avant cela, par écrit et sur Wikipédia, on s'insupportait l'un l'autre. Un très bon souvenir donc, même si elle n'aura pas cessé pour autant d’émettre des avis très tranchés, mais comme je le disais précédemment, tout apparait différent quand on a la chance de connaitre la personne.

 
Fig. 7.9. Progressions du mot « harassment » dans les archives de la liste de diffusion Wikimédia[N 7] (Source : https://w.wiki/4qaA).

La collaboration par écrit et uniquement par écrit, n'est donc pas une chose propice à la bonne entente ni à la courtoisie. Alors qu'un sourire surgit naturellement et sans effort, il faut par écrit dépenser de l'énergie en formulation diverse ou en usage d'émoticône pour que cela donne un effet moindre. En plus du confort procuré par l'anonymat et la distanciation physique dont certains abusent parfois lorsqu'il s'agit d'agresser quelqu'un, c'est là une des raisons sans doute pour laquelle on parle tant de harcèlement au sujet d'Internet, mais aussi à l'intérieur du mouvement. Dans une analyse chronologique des récurrences de l’apparition du mot harassment dans la liste de diffusion Wikimedia-I, grâce au logiciel de traitement automatique du langage TXM, on découvre en effet que le mot apparait par vagues successives et de manière très précoce au niveau des conversations (figure 7.9.)

Le harcèlement est donc une chose qui est prise très au sérieux par la Fondation et spécialement par son ancienne directrice exécutive Katherine Maher, qui lors d'une présentation au Mozilla Festival de 2016[S 122] (vidéo 7.7[V 8].) nous raconta l'histoire d'une jeune ingénieure en informatique qui jusqu'à ce jour, affiche sur sa page d’utilisatrice intitulée « GorillaWarfare », son nom, son prénom et sa photo. Ce qui est en fait une pratique peu commune dans l'espace numérique Wikimédia que je partage avec elle. Mais à cette différence près et comme l'explique Katherine Maher dans son exposé, c'est qu'elle s'est fait harceler à plusieurs reprises aussi bien dans Wikipédia qu'en dehors.

 
Vid. 7.7. Intervention de Katherine Maher au MozFest de 2016, au sujet du harcèlement sur Internet (source : https://w.wiki/52au).

Les sujets d'agressions étaient aussi divers que déplacés et concernaient par exemple son identité de femme, son statut d’administratrice, son apparence physique, son piercing de la langue, avec des messages pouvant aller jusqu'à la traiter d' « homosexuelle juive qui mériterait de se faire tuer par balle »[T 40]. Elle fut aussi sujette à du doxing, avec des informations privées en provenance de compte Facebook posté dans différents endroit du net. Cela comprenait des photos retouchées où son visage apparait dans des illustrations obscènes, ou encore une photo d'elle avec un bébé dans les bras qui fut légendée avec des insultes raciales.

Les agresseurs avaient aussi pris le soin de faire le nécessaire pour que leurs actes apparaissent en tête des référencements des moteurs de recherche. Différents comptes furent aussi créés sur Twitter dans le cadre de ces agressions, sans que le réseau social ne prenne les plaintes en considération. Elle reçut enfin, tout comme certains de ses proches, des appels téléphoniques anonymes, dont certains concernaient la localisation de son appartement.

Dans son exposé, l'ancienne directrice fit ensuite référence à une enquête menée par la Fondation en 2015, qui permit de découvrir que 38 % des personnes interrogées avaient déjà fait l'objet d'un harcèlement[B 32]. Tout en précisant que plus de la moitié de ces personnes agressées pour des questions de genre, d'identité sexuelle, de culture, d'origine géographique, etc. ont ensuite déclaré avoir réduit ou stoppé leurs activités dans le mouvement. À la suite de quoi, et juste avant de parler d'autres analyses concernant les nombreux biais de participation et de contenu dans les projets Wikimédia[N 8], la directrice affirme avec raison, selon moi, que « Leurs voix nous manquent ainsi que leurs connaissances »[T 41].

Voici donc un témoignage et des commentaires qui expliquent en partie, pourquoi la Fondation et les près de soixante pourcents des membres du mouvement qui ont voté en sa faveur, tiennent à faire ratifier le code de conduite universel par tous les projets. Car même s’il me semble plus présent dans le projet Wikipédia, sans doute en raison du plus grand nombre d'éditeurs, le harcèlement n'est pas propre à la sphère anglophone ni au projet encyclopédique.

À la suite d'une plainte déposée à l'équipe Trust & safety Team, et si l'on se fie au message de réponse qu'elle aura publié elle-même[S 123], une contributrice francophone du projet Wikipédia, fut aussi reconnue comme victime d'un cas de harcèlement. Pour cette éditrice, l'évènement fut ressenti comme un un harcèlement moral et collectif propice à une exclusion souvent désigné par le terme de mobbing. Une exclusion qui fut d'ailleurs effective, puisque la victime s'était vue bannie puis réhabilitée au projet[S 124], mais seulement après une période probatoire et un parrainage, et selon une pratique tout à fait inédite au sein du projet Wikipédia francophone[S 125]. Après quoi, elle affichait sur sa page de contributrice l'image du phœnix sur ses cendres avec le commentaire suivant[S 123] :

Je suis officiellement dé-bannie de Wikipédia_fr. Par contre, j’ai zéro envie de donner du temps à une structure sociale aussi déficiente. Une clique proche d'une anti-clique y fait la loi, à géométrie variable. Ca pue

Ce message et cette illustration avait pris place en remplacement du texte titré « bilan mi-probation » que j'ai pu retrouver parmi les archives des différentes versions précédentes parcourues grâce à la page d'historique[S 126]. Celui-ci disait ceci :

J'ai du mal à contribuer. Je trouve encore que dès mon premier blocage de oct. il y a eu exagération et que la campagne de salissage était déjà entamé : plusieurs actes, dont même un salissage de mon entreprise ont eu lieu avant le 14 oct. 2018. J'ai du mal à comprendre pourquoi moi : "pourquoi moi" je suis si "indésirable" quand je vois autant de comportements inacceptables sur Wikipédia, qui semblent tolérés, autant de PU [Page Utilisateur] qui sont pire que des blogs perso, autant de contributeurs qui sont réellement là pour des raisons idéologiques. Ça me fait mal que ce soit "moi" le MAL.

Après ce deuxième cas de harcèlement, on pourrait très bien croire que ce genre de phénomène ne concerne que les femmes et peut-être même penser que cela ne doit pas arriver aux utilisateurs qui bénéficient d'une certaine ancienneté. Mais ce serait alors ignorer le fait que dans ces deux exemples, les contributrices étaient actives depuis longtemps dans leurs projets, et ce serait aussi passer sous silence ce témoignage, d'un contributeur cette fois, qui fait partie des premières personnes qui ont commencé à contribuer sur Wikipédia. Co-auteur d'un canular encyclopédique dont il eut la mauvaise idée de souligner la longévité[S 127], cet éditeur bénéficiant de longue date du statut de bureaucrate et d'administrateur, se vit ainsi remis en cause sur une page de débat suivi d'un vote[S 128] où il s'exprima comme ceci :

Je crois que certaines personnes se prennent un petit peu trop au sérieux, les règles deviennent de plus en plus rigides et là où il existe des prescriptions dans le droit pénal, il n'y a rien de tel sur Wikipédia : on ressort des actes vieux de quinze ans, on applique des doubles, triple peines — alors qu'en droit la chose jugée ne peut être rejugée —, Wikipédia, par certains aspects, s'apparente plus à une dictature désormais. L'on m'accuse également d'avoir abusé de mes outils pour recréer l'article dans mes sous-pages ce qui reste à prouver et pour cause. Mais cet aspect-là a été soulevé à plusieurs reprises sans apporter, à chaque fois, la moindre preuve. Ce qui s'appelle, en droit encore une fois, de la diffamation. Mais on n'est plus à cela près.

On retiendra donc de ceci, que l'environnement numérique MediaWiki est aussi propice à entretenir et figer certains griefs concernant des actions dont l'archivage ne sera jamais effacé tant qu'aucune contrainte juridique externe ne viendra déterminer les choses autrement[N 9]. Cette transparence totale et irréversible des activités de chacun apparait donc comme un outil de gestion politique à double tranchant auquel tout contributeur actif doit s’habituer. Car si elle permet de surveiller tout ce qui se passe dans le projet dans le but de faire des choix en connaissance de cause, elle est aussi un risque permanent de voir son identité de contributeur entachée de manière indélébile en cas de mauvaises pratiques. Et c'est là sans doute qu'apparait l'un des contrastes les plus marquant entre la sphère bénévole en ligne et celle qui regroupe les employés du mouvement qui, pour leur part, préfèrent bien souvent communiquer par courriel ou via d'autres outils de communication fournis par les grandes entreprises commerciales.

Le conflit culturel entre bénévoles en ligne et salariés hors ligne

Alors qu'en 2015, on parlait déjà de « clash idéologique »[B 1], en 2019, c'est le terme « guerre de culture »[M 51] que l'on utilise pour parler les différences qui opposent la Fondation à la communauté Wikipédia. C'est là un sujet délicat, mais qui est toutefois abordé ouvertement dans le mouvement et même de manière relativement ostentatoire du côté anglophone. Il existe par exemple dans un article intitulé « révoltes des utilisateurs »[S 129] de Wikipédia en anglais, une section spécialement dédiée aux utilisateurs de Wikipédia, agrémentée d'un dessin assez explicite (figure 7.10), tandis qu'une section de l'article dédié à la Fondation a pour titre « Conflit »[S 130]. Sur le site Meta-Wiki, il existe aussi un article intitulé « Révolution de 2016 » qui tente de tirer des enseignements de la crise qui aura abouti à la démission de la directrice de la Fondation durant cette année. Bien que cette page n'eut pas un grand succès en édition, il est toutefois intéressant de constater que les sujets les plus développés touchent aux questions socio-économiques avec notamment la transparence des dépenses, la rémunération des éditeurs, la réutilisation commerciale et la gratuité, etc. Un peu comme si l'argent était finalement le nerf de la guerre.

 
Fig. 7.10. Dessin illustrant la construction d'un mur isolant la Fondation Wikimédia (source : https://w.wiki/5345)

Cette différence en-ligne hors-ligne, j'ai commencé à la découvrir à Londres en août 2014, lors de ma première participation à la rencontre internationale Wikimania. L'association suisse m'avait octroyé une bourse pour couvrir mes frais de participation et de logement. En contre partie, je devais écrire un rapport de participation. Se pointait déjà là une première différence, puisque auparavant, aucune de mes contributions au projet Wikimédia n'avaient jamais été motivées par l'argent. Le rapport n'en fut pas moins une réussite, puisque avec l'aide d'un employé, il fini par prendre la forme d'un article publié sur le blog de la Fondation sous le titre : « Wikimania et les différences entre les cultures en ligne et hors ligne »[M 52].

Écrire ce texte fut pour moi l'occasion de partager un profond ressenti et une déception en partie due à ma difficulté de retrouver les personnes que j'avais fréquentées en ligne, alors que je compris, par la suite seulement, que certaines parmi les plus actives ne participent jamais aux activités en présentiel. Une autre déception fut aussi l'absence d'un bon nombre de valeurs et pratiques qui m'avaient attiré et gardé actif dans l'espace numérique Wikimédia. Beaucoup de choses me semblaient en effet avoir disparu suite à mon passage hors-ligne, là où je faisais notamment la découverte d'une hiérarchie statutaire, bien visible dans des débats où il m'était difficile de prendre la parole. Et puis il y avait ce nécessaire retour à l'argent avec, comme évènement symbolique marquant, ce livre payant et sous copyright alors qu'il avait pourtant entièrement été tiré d'une observation de Wikipédia[N 10].

Inversement, et comme cela a été vu dans la section précédente de ce chapitre, j'avais vu aussi disparaitre certains côtés déplaisants de la sphère en-ligne. Tout d'abord, je retrouvais hors ligne le plaisir de pouvoir enfin communiquer verbalement et en face à face avec les gens. Ce qui n'est pas rien pour quelqu'un comme moi sujet à des troubles dyslexiques et dysorthographiques. Ensuite, je fus aussi très étonné par la courtoisie des membres du mouvement lors des rencontres en vis-à-vis. Je les trouvais de fait bien plus réservés que lors de mes échanges au sein des projets. Et puis finalement, les rencontres en présentiel permettaient aussi de mettre de côté cette méritocratie basée sur l'ancienneté et le nombre de modifications faites au sein des projets. Une autre forme de hiérarchie statutaire finalement qui déprécie le mouvement et qui me semble particulièrement pénible au regard des nouveaux arrivants. Un sujet qui par ailleurs fut aussi traité par l'étude qualitative déjà citée précédemment[M 31] et nous dit ceci à propos de la méritocratie dans le cadre des projets Wikimédia :

La culture de la méritocratie du nombre d'éditions au sein du mouvement Wikimédia, en particulier dans le cadre de l'édition de Wikipédia, signale à certains nouveaux organisateurs qu'ils ne devraient pas organiser avant d'avoir contribué de manière significative en ligne. Les conflits entre les communautés en ligne et les Organisateurs ou les participants aux activités des Organisateurs sont exacerbés parce que les Organisateurs ne disposent pas des mêmes types de signaux de crédibilité au sein des parties de la communauté qui reconnaissent le nombre d'éditions comme un mérite.

De plus, même des organisateurs très expérimentés ont dit ressentir un manque d'autorité ou d'expertise pour participer à certaines activités en ligne. Bien qu'ils aient une connaissance étendue du mouvement qui pourrait faire d'eux de bons participants aux conversations communautaires, ces organisateurs se sentent souvent limités par leurs références en ligne ou leur manque d'expérience dans la gouvernance communautaire en ligne.[T 42]

C'est là une lecture intéressante, mais qui ne doit pas faire oublier ce que résume très bien Aïda N'Diaye dans un article[M 53] lorsqu'elle explique que la méritocratie est un problème qui ne date pas d'hier et qui se situe aussi bien au-delà des frontières du mouvement Wikimédia. Et d'ailleurs, si on la voit de fait apparaitre au sein des projets, ma propre expérience et mes propres observations me font croire qu'elle n'empêche pas vraiment la participation à l'édition tel que le suggère cet extrait du rapport de Concept Hatchery. Notamment en raison de l'absence de témoignage à ce sujet, je me demande en fait si ces analyses n'ont pas été influencées par un débat en provenance du milieu de l'open source, tout comme semble l'indiquer par ailleurs cette citation au sein du rapport de l'article « The Dehumanizing Myth of the Meritocracy » écrit par la militante open source Coraline Ada Ehmke[M 54]. C'est là un sujet intéressant dans le cadre de l'open source avec la question du mythe qui fut déjà traitée[M 55], mais je pense qu'il nous éloigne de la réalité des projets Wikimédia, pour s'intéresser à celle du mouvement des logiciels libres, qui fut quelque peu en crise, comme pouvait en attester la démission de Richard Stallman, du conseil d'administration de la Free software Foundation[M 56].

À vrai dire, la méritocratie existe bel et bien au sein des projets et même au sein du mouvement en général, mais c'est, me semble-t-il, une erreur d'y voir une barrière à l'édition. Car si des barrières méritocratiques existent au sein du mouvement, c'est du côté de la participation politique qu'on les trouve, avec des conditions de vote lors des prises de décisions, ou des conditions d'accès aux outils techniques et des postes administratifs. Pour pouvoir voter lors de prise de décision dans les projets, comme dans tout type d'élections organisées dans le mouvement, il faut effectivement posséder un compte utilisateur qui bénéficie d'une certaine ancienneté et d'un nombre minimum de modifications. Quant à l'accès à des postes à responsabilités, mes propres observations réalisées lors de mes diverses candidatures, ne font que confirmer celles faites avant moi par Dariusz Jemielniak[B 1] et qui lui permirent de tirer les conclusions suivantes :

Wikipédia est pleine de paradoxes. D'une part, elle a une forte éthique officielle d'éviter les structures de pouvoir et d'être développée démocratiquement. D'autre part, ou peut-être en partie à cause de cette éthique, la communauté Wikipédia, du moins pour certains, se sent inégale et aliénée. Théoriquement, l'accès aux rôles de responsabilité est ouvert à tous et quiconque est digne de confiance peut devenir un administrateur. En pratique, les qualifications attendues des candidats administrateurs augmentent chaque année.[T 43]

 
Fig. 7.11. Graphique illustrant la décroissance du nombre d'administrateurs actifs sur le projet Wikipédia en anglais entre l'année 2010 et 2020 (source :https://w.wiki/53DT)

Voici donc une bizarrerie qui devient d'autant plus étonnante lorsque que l'on se souvient que les administrateurs sont aussi des bénévoles, et qu'ils doivent pourtant assumer une plus grande part de responsabilité et d'investissement au niveau de la maintenance des projets. Ceci alors que dans le projet Wikipédia en anglais, on observe depuis un moment déjà, une diminution annuelle du nombre d'administrateurs (figure 7.11), tandis que dans le projet en français, c'est le comité d'arbitrage qui est parfois confronté à certaines pénuries de candidats[S 131].

En prenant conscience de ces faiblesses au niveau du nombre d'effectifs, j'ai posé un jour ma candidature pour devenir administrateur sur le site Meta-Wiki tout en mettant en évidence qu'il n'y avait dans leur équipe personne qui semblait pratiquer le français. Mais alors que la question de justice linguistique fut finalement ignorée, tous les votants, des administrateurs uniquement, se sont opposés à ma candidature et se justifièrent par mon manque de contribution au niveau de la maintenance du projet[S 132]. Deux ans plus tard, et lors d'un processus bien plus long qui comprenait cette fois une période de questions réponses, ma candidature pour rejoindre le groupe de stewards, qui se considèrent avec humour comme des esclaves au sein du mouvement[B 1], fut aussi refusée suite à des commentaires pointant mon manque d'expérience[S 133].

 
Vid. 7.8. Vidéo de candidature au conseil d'administration de la Wikimédia Foundation lors des élections de 2021 (source : https://w.wiki/53Dq)

Au niveau de la sphère hors-ligne du mouvement, les candidatures comme celle que j'ai expérimenter en tentant de rejoindre le conseil de l'association Wikimédia France[S 134], me semblaient demander encore plus d'implication pour les candidats. Ce qui donne l'impression que plus le poste qui fait l'objet de la candidature semble important, plus il apparait important de faire preuve de mérite par rapport à son passé de contributeur mais aussi professionnel. Lors de ma candidature au conseil d'administration de la Fondation en 2021[S 135], nous étions d'ailleurs invité à répondre à 61 questions posées par la communauté, tandis que Dariusz Jemielniak désireux de renouvelé son mandat, n'hésitait pas de son côté de tiré profit de ses expériences antérieures, en produisant et diffusant vidéo, comme nous étions tous invités à le faire, qui commencait par l'énumération de tous les postes qu'il avait déjà eu l'occasion d'assumer au sein du mouvement (vidéo 7.8[V 9]).

Conformément à ces dernières observations, le mot « méritocratie » s'applique donc particulièrement bien aux questions d'accès aux postes à responsabilités dans le mouvement, une méritocratie étant en effet un régime politique dans lequel le pouvoir politique se voit attribué en fonction du mérite. Or, si l'on en croit le projet Wiktionnaire en français[S 136], l'origine étymologique du substantif « mérite » est le mot latin meritum dont la traduction serait « récompense » ou « salaire ». Décortiqué de la sorte, la méritocratie nous renvoie par conséquent et précisément vers les différences fondamentales qui opposent d'un côté les employés du mouvement qui se voient récompensés par un salaire et de l'autre les volontaires qui n'ont pas droit à ce « mérite ».

Selon cette nouvelle grille d'analyse, on peut alors poursuivre nos observations en repartant d'un nouvel épisode particulièrement conflictuel qui surgit en 2019 à la suite de la décision unilatérale de la Fondation de bloquer en édition un administrateur de Wikipédia en anglais pendant un an[S 137]. Cette action avait été motivée par plusieurs plaintes à l'encontre de l'administrateur qui avait déjà eu plusieurs avertissements. Dans le mouvement, on appelle ce genre d'intervention de la Fondation « une action administrative »[S 138] ou autrement dit, une action de la Fondation qui s'effectue sans préalablement passer par le ou les processus décisionnels de la communauté locale où elle s'applique. Un intitulé qui fait donc fortement penser à des actions d'État, alors que l'observation des réactions des communautés face à celles-ci n'ont pas manqué de me remémorer le livre de Pierre Clastres intitulé La société contre l'État[B 33], ainsi que celui de Charles Maconnald titré L'ordre contre l'harmonie[B 34].

Dans le cas du blocage de Fram, la réaction de la communauté fut d'ailleurs extrêmement vive et entraîna la création de plusieurs pages de discussions où l'on retrouve aujourd'hui centaines d'avis qui auront formé un corpus de plus de 470 000 mots après 22 jours[M 57]. Parmi ces commentaires, certains renvoyaient vers des évènements passés, tels que ceux qui s'étaient déroulés en Belgique[S 139] lors de cette autre action administrative qui avait été à l'origine de la démission d'un des membres de notre conseil d'administration. D'autres messages faisaient aussi part de la démission de certains administrateurs du projet Wikipédia dont le total se sera soldé à 21 personnes au final[M 57] alors que nous venons de voir au niveau de l'illustration 7.11 que cela ne faisait qu'encourager une situation de déclin. En parcourant les pages des débats, j'ai alors retrouvé ce commentaire qui me semblait résumer en partie ce qui a été dit dans le chapitre précédent consacré à la gestion économique du mouvement :

Ici, nous avons une métaphore de la charité. Il y a deux donateurs ici (a) ceux qui ont donné de l'argent pour soutenir le projet, et (b) ceux qui donnent de leur temps non rémunéré et écrivent les 5 800 000 articles. (c) L'intermédiaire entre les deux ne donne pas d'argent et ne participe pas activement à la rédaction d'articles, car son travail bureaucratique est prioritaire. (a) paie (b) n'est pas payé (c) est payé. Le seul bénéficiaire pratique de l'organisme de bienfaisance est (c), on obtient un travail très bien rémunéré et de haut vol avec une autorité puissante. Beaucoup de choses peuvent être imaginées ou déduites de cela. Nishidani 19:50, 20 juin 2019 (UTC)[T 44]

Et puis il y avait aussi cet autre commentaire qui me permet de rebondir sur les questions de méritocratie :

Tout ce qu'ils croient, c'est que parce qu'ils sont payés, ils sont plus intelligents que les milliers de diplômés qui construisent cette encyclopédie gratuitement. Kudpung กุดผึ้ง 10:32, 22 juin 2019 (UTC)[T 45]

Ce dernier commentaire nous renvoie en effet vers cette fracture existante entre activité rémunérée et implication bénévole au sein du mouvement tout en replaçant cette fois la question de la méritocratie en dehors des projets éditoriaux. Car cela me fait ici penser à une première, et finalement unique rencontre, que l'on avait organisée dans le cadre de Project Days[S 140] avec l'association Wikimédia Belgique. Il y avait là plusieurs personnes venues dans le cadre de leurs activités professionnelles dans le but de discuter d'éventuelles collaborations avec le mouvement. Parmi celle-ci je me souviens d'une personne employée au sein d'un centre d'archives situé dans la ville de Mons que l'on intitule le Mundaneum. Elle était particulièrement intéressée à l'idée de recevoir de l'aide dans le cadre d'un travail de numérisation des archives publiques disponibles dans son établissement de telle sorte à pouvoir les partager sur le Web. Lors de nos discussions, je me souviens très bien lui avoir indiqué que j'étais au chômage et que j'étais disponible, si nécessaire, pour un contrat à durée déterminée afin de les aider dans l'accomplissement de cette tâche. Mais la seule réponse à ma proposition fut un ricanement. Un ricanement tellement cynique qu'il me resta gravé dans la mémoire.

 
Fig. 7.12. Exemple d'illustration que l'on place sur la page de présentation d'un éditeur en signe de reconnaissance (source : https://w.wiki/53Fs)

Je me souviens aussi que le président de notre association à l'époque faisait partie du comité de distribution des fonds octroyés par la Fondation ainsi que le trésorier et que nous parlions fréquemment de l'éventualité de parvenir à dénicher l'un ou l'autre contrat de Wikimédien en résidence. Je n'étais en effet pas le seul sans emploi dans l'équipe et l'idée de trouver du travail au départ de nos connaissances de l'édition des projets Wikimédia au sein d'une institution quelconque n'était pas pour nous déplaire. Il y avait bien sûr cette idée de gagner de l'argent, mais par-dessus tout je pense, puisque nous n'étions pas en manque grâce à nos allocations de chômage, un désir de reconnaissance. Une volonté somme toute de faire la même chose que ce que nous faisions, mais en étant reconnus par le simple fait d'être payés pour le faire. Nous étions à vrai dire des « chômeurs-créateurs » assimilés à des marginaux en quête de reconnaissance et d'intégration[B 35].

Et il se fait que cette quête de reconnaissance et d'intégration est tout à fait similaire à ce qu'il se passe dans les projets Wikimédia et particulièrement au niveau du projet Wikipédia en français où les éditeurs ont petit à petit créé tout un folklore très illustratif à ce sujet. Celui-ci varie entre système de totémisation en fonction des années d'ancienneté[S 141], rigolade autour du syndrome du « compteurdédite »[S 142], et surtout dans le cadre qui nous intéresse, tout une collection de récompenses que l'on peut attribuer sous forme de lauriers, médailles, et coupes que l'on reçoit sur les pages d'utilisateurs en fonction d'actions particulièrement remarquables, telles que la finalisation d'un article conséquent, une aide régulière dans certains domaines, ou encore la réussite de concours[S 143]. Autant d'exemples qui me font dire que si la méritocratie existe dans les projets, c'est simplement par imitation à ce qu'il se passe dans le monde extérieur. Mais toujours avec cette différence que dans le monde hors projet, la valeur d'une personne s'identifie à son « meritum », que l'on traduit alors par « salaire », alors qu'au sein des projets, le terme « récompense » sera mieux approprié.

À la suite de tout ceci, il est encore important de souligner que dans le cas des employés, le salaire en tant que mérite, se justifie aussi par les heures de discussion, de réunion, de consultation ou autres, alors qu'au sein des projets les récompenses d'ordre moral et symbolique ne se distribuent généralement qu'en fonction des contributions. De cette nouvelle différence entre bénévoles et salariés, découlent alors de nouvelles situations d'inconfort que j'ai personnellement expérimentées et dont je retrouve ce témoignage sur la liste de diffusion Wikimedia-l[M 58] :

Lors des débats avec le personnel du WMF, lorsque nous n'étions pas d'accord, je me sentais toujours mal à l'aise, car ils étaient payés pour argumenter avec moi, et le feraient jusqu'à ce qu'ils me convainquent ou que j'abandonne, et je faisais cela pendant mon temps libre, et je me fatiguais très vite. J'ai également eu des expériences très désagréables en interagissant avec certaines personnes des associations locales dont le seul but était de conserver leur poste. Ils ne se souciaient pas de la qualité, de l'efficacité, de quoi que ce soit, seulement de leur bien personnel. Et si quelqu'un défend son intérêt personnel, vous savez, il gagne généralement, et la qualité perd.[T 46]

Ce commentaire a ainsi pour mérite de nous éloigner du projet Wikipédia qui, étant le mieux documenté, aura encore accaparé notre attention. Car les tensions dans le mouvement ne se manifestent pas uniquement entre la Fondation et le projet Wikipédia. Il y eut aussi par exemple sur le projet Wiktionnaire certaines réactions très virulentes envers la Fondation lorsque celle-ci décida de bannir de l'ensemble des projets qu'elle héberge, et de manière définitive, un compte d'utilisateur qui était administrateur sur le projet. Cela se fit sans donner de motif, sans prendre la peine de consulter la communauté, ni même de prévenir l’utilisateur en question qui de plus n'eu pas l'occasion de faire appel du jugement. Voici à titre informatif l'un des commentaires recueilli lors des discussions[S 144] apparues suite au bannissement :

Les difficultés que nous avons à recruter des administrateurs qui font du bon travail gratuitement ne sont pas solutionnées par la fondation, au contraire après cet incident. Si on y ajoute les vandalismes anonymes quotidiens impunis (alors que c'est un délit IRL), et les différentes requêtes Phabricator votées à l'unanimité pour obtenir ce qui est déjà sur d'autres wikis, qui prennent des années (voire jamais) à être traitées, je suis persuadé que la fondation utilise notre précieux temps comme une variable d'ajustement que l'on peut gaspiller à merci. JackPotte ($♠) 11 janvier 2018 à 15:44 (UTC)

On peut ensuite s'intéresser à ce qui se passe au niveau des associations locales, avec cette première crise de confiance de 2011-2013 au niveau de l'association Wikimédia du Royaume-Uni qui préfigura celle qui avait affectée la Fondation en 2016 et qui fut déjà décrite précédemment. La crise en outre manche avait pour sa part abouti au lancement d'un audit de gouvernance réalisé par un cabinet conseil[M 59] à la suite de conflits d'intérêt et certaines « inquiétudes concernant les irrégularités financières »[T 47]. Ceci alors qu'en 2017, ce fut au tour de l'association Wikimédia France cette fois de vivre sa propre crise qui se solda, comme dans le cas de la Fondation, par la démission de la directrice.

La crise de l'association française fut largement documentée par les médias spécialisés et aura de ce fait permis la création d'une section de l'article encyclopédique consacré à l'association qui lui est spécialement dédiée. Bien qu'on puisse y voir des signes avant-coureurs[S 145], cette crise débuta sérieusement en mai 2017 à cause d'une réduction de moitié du budget alloué par la Fondation et se poursuivit avec le départ de nombreux employés, membres de l'association et administrateurs, jusqu'à la démission de la directrice[S 146] qui porta plainte en justice pour harcèlement[M 60]. La crise prit finalement fin avec l'organisation d'une assemblée générale extraordinaire qui permit de repartir avec de nouveaux élus, la réouverture d'une liste de discussion ainsi que la mise en place d'un audit financier et d'une instance de gestion des conflits d'intérêt[M 61]. Pour le reste, et plutôt que de me lancer dans le décryptage d'un évènement auquel je n'ai pas participé, je préfère laisser la parole à l'historien Alexandre Hocquet et membre de l'association dont je reprends ci-dessous une partie de son intéressante analyse[M 62]

Tout au long de la crise, la narration d’une opposition entre « valeurs » du monde du travail (respect des hiérarchies, contrats de travail…) et « valeurs » du mouvement Wikimédia (transparence, recherche collective de consensus…) a été invoquée, soit pour caractériser le fossé entre les deux, soit comme piste de réflexion sur le rapprochement.

Mais il y a bien plus que des valeurs dans ces oppositions, il y a aussi des pratiques. Le monde du travail ce n’est pas seulement horaires, contrats et hiérarchies : c’est aussi le monde des pressions, des menaces de procès ou de licenciement, où les guerriers les plus efficaces des conflits sont les avocats les mieux payés, un monde d’intimidation où les affirmations réelles mais non prouvables sont de la diffamation.

De même, Wikipédia, ce n’est pas seulement un monde de transparence absolue et de recherche de consensus entre pair.e.s. C’est aussi le monde de la délégitimation du noob – le nouveau venu dans la communauté –, un monde complexe où le refus radical du doxxing – qui consiste à révéler les informations personnelles d’une personne – se mélange aux pratiques de sock-puppetry, autrement dit l’organisation de multiples faux-nez pour influencer les débats. Un monde auquel les entreprises s’adaptent facilement pour pervertir le système.

Les harcèlements existent dans les deux mondes, selon des modalités différentes : chez Wikipédia, les harcèlements des trolls sont sexistes. Dans le monde du travail, les harcèlements des supérieurs hiérarchiques existent aussi. Pour faire en sorte que ces pratiques ne soient pas toxiques pour les relations entre WMFr et la communauté, il faut imaginer des formes de gouvernance qui ne soient pas abstraitement des références aux « valeurs », mais plutôt qui, par l’observation des pratiques, conçoivent des mécanismes qui puissent générer des relations fructueuses et sereines entre WMFr et la communauté.

Cette nouvelle analyse nous renvoie donc à nouveau vers toute la complexité du mouvement Wikimédia, mais surtout finalement vers les problèmes créés par la présence de conflits d'intérêts, qu'il soit d'ordre financier ou contractuel. Car encore une fois, l'argent apparait comme source de conflit. C'est effectivement grâce à lui que le mouvement a la possibilité d'employer des gens qui, une fois sous contrat, se retrouvent face à des intérêts personnels source de conflits interpersonnes. Entre bénévoles, il n'y a de fait ni jalousie, ni conflit d'intérêt liés aux sallaires, ni même de tention pour accéder aux postes les plus prestigieux. Deux bonnes raisons pour lesquelles au final, on est en droit de se demander si le mouvement Wikimédia ne gagnerait par à réduire autant que possible ses récoltes de dons de sorte à assainir les relations entre ses acteurs.

Car n'oublions pas qu'il existe par exemple l'association Wikimédia Canada qui est très dynamique et qui pourtant a choisi pourtant de manière délibérée de fonctionner sans employé. Ceci alors que du côté suisse, mon attente infructueuse de plus de cinq mois pour bénéficier d'un entretien concernant leur gestion budgétaire n'aura bien sur rien de rassurant, ni sur l'efficacité des employés ni sur la bonne gestion de leurs fonds. Dans un monde où l'on répond aux massacres d’innocents par des sanctions économiques et où l'on découvre, concernant un problématique qui ne date pas d'hier[B 36], qu'il existe des peines de prison pour « violation » du secret bancaire[M 63][M 64], on peut donc voir dans l'organisation politique des projets Wikimédia, un exemple à suivre pour se préserver de certaines perversions du vivre ensemble provoquées l'argent. Une meilleur façon d'organisé les choses sur base du bénévolat qui curieusement n'aura inspiré que partiellement la sphère hors-ligne du mouvement.

Wikimédia vu comme confédération plurinationale et multilingue

En revenant à présent à la métaphore de l'État, Wikimédia apparait donc comme un mouvement qui rassemble des acteurs et des organisations en provenance de nombreuses nations du monde. Ceci alors qu'au niveau des projets pédagogiques, tous les acteurs se voient redistribués dans des projets linguistiques dans lesquels la nationalité, pour peu qu'elle soit connue, perd toute son importance. En remobilisant ici le concept d'écoumène numérique et en se remémorant la section où il était question de processus d'étatisation des projets, le mouvement Wikimédia dans sa situation en ligne peut donc apparaître comme une sorte d'États-Unis dont le territoire se serait délimité par les serveurs de la Fondation. Des États-Unis par une mission et vision commune du partage et dont l'organisation sociale serait soumise aux fonctionnalités du logiciel MediaWiki. Et des États qui sont autonomes au niveau des règles édictées par leurs communautés respectives, tout en étant liés entre eux par des conditions d'utilisations communes et probablement bientôt un code de conduite universel et une charte interétatique supervisée par un conseil mondial.

Au départ de cette vision des choses, la mouvement Wikimédia apparaît dès lors comme une instance relativement indépendante des autres instances étatiques géographiques et tout spécialement dans sa sphère numérique qui en dehors des cas de blocage et censure, semble insensible à toute autorité externe au mouvement, ceci peu importe qu'elle provienne d'un État ou d'une personnalité publique. Dans la sphère hors-ligne du mouvement, où l'on retrouve de nombreuses organisations nationales, on peut encore y voir une organisation similaire aux États plurinationaux tels que le Royaume-Uni, la Russie et plus récemment la Bolivie. Ce qui n'est plus le cas par contre dans sa sphère numérique, puisqu'on assiste là à une répartition des acteurs au sein des projets linguistiques avec des contributeurs en provenance de différentes nations. Tous parlent alors la même langue, avec cette difficulté de devoir gérer les variantes linguistiques qui dans certains cas débouchent sur des conflits, ou des désirs de scission, comme ce fut le cas à maintes reprises au niveau du projet Wikipédia en portugais[S 147].

Comme autre facteur d'identification possible du mouvement à un État, il y a ensuite son indépendance financière inébranlable, et puis cette impunité des « ressortissants » Wikimédiens en ligne à toute juridiction externe aux projets et mouvement. Grâce à l'usage de pseudonyme, mais aussi par le fait d'une représentation multinationale, les tentatives d’attaques personnalisées qu'elles soient physiques ou morales, sont effectivement grandement compliquées. Ceci en sachant toutefois que les risques ne sont pas nuls quand on ne prend pas bien garde à veiller à son anonymat. Mark Bernstein, en tant que contributeur biélorusse, en aura ainsi fait les frais lorsqu'il se retrouva en prison en raison d'une trahison sur sa réelle identité via le réseau social Télégram[M 65]. Comme motif d'arrestation, il fut inculpé d'avoir simplement défendu le terme « invasion » dans le cadre de l'intitulé de l'article de Wikipédia en russe consacré à l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022[M 66].

On comprend dès lors pourquoi la présence de diverses nationalités au sein d'un même projet linguistique est une nouvelle garantie d'indépendance. En cas de situation risquée en raison de sa situation géographique, comme c'était le cas pour Mark Bernstein, il est alors possible de passer la main à un habitant d'un pays où les risques de représailles sont nuls. C'est d'ailleurs ce qu'il s'est passé lorsqu'une administratrice suisse de Wikipédia a rétabli l'article supprimé par Rémi Mathis suite aux injonctions des autorités françaises lors d'un épisode de l'histoire du mouvement déjà relaté en première section de ce chapitre. Tout se passe donc comme si le mouvement Wikimédia, au niveau de son espace numérique pour le moins, se comportait comme un État indépendant qui transcende les frontières géographiques. Une situation qui, bien entendu, ne plaît pas aux puissants de ce monde, dont certains préféreraient sans doute : « la fin d'Internet ou la mondialisation de la politique »[B 37].

Ces garanties d'indépendance et d'invulnérabilité expliquent aussi pourquoi les acteurs du mouvement, les contributeurs au sein des projets, la Fondation, les associations nationales ou les groupes d'utilisateurs, n'hésitent pas à intervenir sans retenue dans le débat public pour y défendre leurs intérêts. Rappelons-nous à ce titre que cela peut aller jusqu'à s'opposer à des puissances mondiales telles que la Chine ou la Russie, alors que dans des circonstances similaires, de grandes firmes commerciales ont fait profil bas[M 7]. Une situation quelque peu paradoxale par ailleurs, lorsque l'on observe qu'une de ces mêmes entreprises, Facebook pour ne pas la citer, fut accusée de « zone de non-droit » dans le cadre du « bannissement » de « Facebookien » un peu trop activiste[M 67]. Ceci alors qu'à d'autres occasions des discours d'appel à la haine, généralement interdits dans de nombreuses juridictions, de type « mort des envahisseurs russes » y seront autorisés[M 68].

En observant tout ceci, on se souvient alors qu'en 1996[B 38], à une époque où le réseau Internet n'était encore qu'à ses balbutiements, Arjun Appadurai voyait déjà dans la globalisation une « fragmentation des États nations »[B 39]. Près de trente ans plus tard, et à la suite de l’émergence de l'écoumène numérique et ses États transnationaux plus ou moins démocratiques, selon qu'ils soient gérés par des entreprises commerciales ou des organisations à but non lucratif, tout semble indiquer que le moment est venu de percevoir les choses différemment, en repartant par exemple, de cette question posée par Marc Abélès dans son ouvrage Penser au-delà de l'État[B 40] :

Est-ce qu'il ne faut pas élargir notre mode de pensée pour saisir des processus qui dépassent de loin les formes politiques dans lesquelles on a eu l'habitude de se mouvoir et qui ont conditionné notre vision de l'histoire et du présent ?[V 10]

Une telle question prend en effet tout son sens lorsque l'on observe la monopolisation de l'espace Web par des entreprises qui sont loin de pouvoir prétendre à un fonctionnement aussi transparent et démocratique que celui de l'espace numérique Wikimédia. Car si l'on traduit certaines situations en termes étatiques, il faut bien admettre que le gouvernement Google n'éprouve aucune gêne à lire et analyser le contenu de nos courriers postaux, chose condamnée par les lois de mon pays. Que dans l'État d’Apple ou de Microsoft, tout est fait pour décourager les ressortissants d'en sortir et que dans celui de Facebook, comme d'autres réseaux sociaux, la censure de la liberté d'expression est quotidienne. Sans compter que dans bon nombre d'États numériques adeptes de la « plateformisation » à l'image d'Amazon[B 41], on y voit aussi se développer de nouvelles formes d'exploitation humaine, tant au niveau en-ligne que hors-ligne[M 69]. Et sans oublier non plus, que tous ces pays numériques privés et commerciaux sont gérés par de tout puissants oligarques millionnaires si pas milliardaires qui n'éprouvent aucune gêne à gérer leurs États numériques de manière totalitaire.

Face à tout cela, il est peut-être alors urgent d'adopter de nouvelles grilles d'analyse inspirées de ce qui existe dans l'écoumène géographique pour réaliser à quel point certaines choses inacceptables ont pu voir le jour au cœur de l'écoumène numérique. C'est là en effet tout un débat qui doit être poursuivi au-delà de l'étude du mouvement Wikimédia. En tenant compte du fait que la notion d'État, en tant que métaphore, fut aussi utilisée par certains auteurs tels que ceux qui auront écrit le Manifeste pour une véritable économie collaborative. Dans cet ouvrage, Michel Bauwens et Vasilis Kostakis[B 42] font effectivement référence à un « État partenaire » qu'ils définissent de la sorte :

Cette forme d’État serait un agent d’encapacitation de la coopération humaine, qui augmente la capacité d’autonomie individuelle et collective, et donc la capacité de généraliser à l’échelle de la société le dynamisme de la production entre pairs et de faire en sorte que tout citoyen et résident ait les capacités de contribuer aux communs de son choix, et de créer les formes de vie économique appropriées à une vie libre, productive et heureuse.

Dans ce manifeste, le nouveau concept d'État est d'ailleurs illustré en premier exemple par la Fondation Wikimédia, en tant qu'État partenaire et collectivité chargée de prendre soin du collectif. Placée dans ce cadre contextuel, la Fondation se distingue, selon ces auteurs, par le fait qu'elle « n’exerce aucune forme de coercition sur les producteurs engagés » pendant qu'elle « gère l'infrastructure et les réseaux nécessaires à ces projets »[B 42]. Une deuxième affirmation qui ne fait aucun doute suite aux observations produites dans ce travail de recherche, tandis que la première est bien sûr à remettre en lumière par rapport à tout ce qui vient d'être dit dans ce chapitre.

Dans le paysage politique Wikimédia apparaissent effectivement plus d'un millier d'instances autonomes que sont les projets pédagogiques[S 148], les associations nationales[S 149] ou thématiques[S 150] et les groupes utilisateurs[S 151]. Mais nous avons vu aussi que la Fondation Wikimédia et son conseil d'administration détient aussi un certain pouvoir sur l'ensemble de toutes ses entités et que ce pouvoir à plus d'une occasion a bien failli être utilisé de manière coercitive. Si l'application de conditions générales d'utilisation est une chose commune à tout espace Web collaboratif, l'application d'un code de Conduite Universel, n'est pas une chose aussi commune. Ceci alors que la reconnaissance de toute affiliation au mouvement, l'obtention de subsides, et l'utilisation des noms de marques en possession de la Fondation peuvent aussi être des moyens de pression non négligeables. Car finalement, et même si la Fondation déclare, sans pour autant menti, qu'elle n'intervient que « rarement dans les décisions de la communauté en ce qui concerne les règlements et leur application »[S 152], il n'en reste pas moins vrai qu'au niveau statutaire, son conseil d'administration détient un pouvoir considérable sur l'ensemble du mouvement.

Cependant, et c'est là une chose importante à signaler je pense, la complexité de la gestion politique du mouvement Wikimédia n'a pourtant rien de comparable avec cet enchevêtrement institutionnel auquel tout citoyen européen dois faire face. Le Belge que je suis par exemple, en étant domicilié en Wallonie francophone, est en effet tributaire d'un nombre impressionnant d'instances administratives imbriquées les unes dans les autres[S 153]. En partant du plus local vers le plus global, nous pouvons citer pour ce cas précis, le comité de quartier, la ville, le village ou la commune, la Province, la Communauté française de Belgique, la Région wallonne, le Royaume de Belgique, l'Union européenne, l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque des règlements internationaux (BRI), le Conseil de stabilité financière (CSF), l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) et les Nations unies (ONU) et sa quinzaine d'agences. Ceci sans oublier bien sur le cas échéant : la famille, qui n'est pas des moindres en matière d' « institution » contraignante.

Par le simple fait d'être un belge domicilié en Wallonie francophone, une personne est donc directement concernée, de manière plus ou moins coercitive, par une quinzaine d'instances administrative dont les décisions peuvent avoir un impact direct sur la vie de tous les jours[V 11]. Pour exemple, le simple amendement d'un texte au niveau du Parlement européen peut avoir des conséquences directes sur la vie sociale, alors qu'à un niveau plus macroscopique encore, une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies peut obliger la Belgique à rejoindre une guerre qui pourra justifier la réquisition de biens matériels, habitation ou autres, mais aussi de biens physiques et psychiques lorsqu'une personne se voit mobilisée en tant que soldat.

A contrario, au sein du mouvement Wikimédia, les acteurs bénévoles peuvent d'une minute à l'autre couper court à toute participation en ligne, ou même hors-ligne, et s'extraire par la même occasion de toutes les attentes. Une telle démarche sera sans doute plus longue et compliquée à réaliser pour les acteurs salariés, mais restera quoi qu'il en soit plus simple que de s'extraire de toutes les injonctions liées aux États subalternes de nombreuses instances supranationales. De ceci nous pouvons donc déduire que la constitution du mouvement Wikimédia est bien plus libertarienne que la plupart des organisations sociales, peu importe qu'elles soient étatiques ou sociétales, tout en gardant à l'esprit bien entendu, que l'établissement de relations de pouvoir interpersonnelles au sein des projets et du mouvement reste toujours possible.

Une deuxième particularité propre à l'organisation politique du mouvement Wikimédia est ensuite le fait que son incompréhension globale n’empêche pas le déroulement local d'activités au sein des projets, tout comme la méconnaissance du réseau global Internet et de l'espace Web n’empêche pas l'utilisation de ses applications. Mais se limiter à une telle affirmation serait une démarche malhonnête et trompeuse qui passerait sous silence les nombreuses répercussions insidieuses, voire perverses, qu'engendre l'incompréhension globale du mouvement Wikimédia et du système informatique. Ce à quoi j'ajouterai, après avoir partagé tout au long de ce travail de nombreux témoignages à ce sujet, une autre problématique liée à l'usage de plus en plus fréquent de logiciels propriétaires et commerciaux lors d'activités organisées par le mouvement. Rappelons-nous en effet qu'avec un ordinateur fonctionnant sous Linux, je n'ais pas pu utiliser mon microphone et ma caméra lors de la rencontre internationale Wikimania de 2021. Une situation que l'on peut tout à fait qualifier d'inadmissible dans un mouvement qui se veut être inclusif et qui semble vouloir l'imposer à tous ses membres.

Du reste, poser des actes au sein d'un environnement que l'on ne maîtrise pas empêche effectivement de pouvoir anticiper pleinement les incidences de ceux-ci et donc, quelque part, de planifier l'avenir dans une démarche d'autodétermination. Il est par exemple intéressant me semble-t-il, de savoir à qui et à quoi vont profiter les dons offerts au mouvement, ou le temps que l'on passe à éditer les projets Wikimédia, tout comme il me semble important de savoir ce que va engendrer l'installation d'un nouveau logiciel sur son ordinateur ou smartphone et quelles sont les personnes ou institutions qui en tireront profit lors de la simple ouverture d'une page web. Quelles sont les personnes qui sont parfaitement conscientes qu'elles adhèrent de manière implicite à un contrat d'adhésion lorsqu'elles ouvrent pour la première fois certaines pages web ? Et qui parmi ceux qui sont au courant, combien prennent le temps de lire ces contrats non négociables, intitulés « conditions générales d'utilisation » ?

Heureusement, suite à l'arrivée du règlement général sur la protection des données, une petite partie de ces contrats fut rendue visible lors des premières visites des sites Web, grâce à une transformation du contrat d'adhésion en contrat de gré à gré pour tout ce qui concerne l'utilisation des données à caractère personnel. Cette transformation offre donc aux internautes la possibilité de cocher la case : « j'accepte d'offrir des informations sur mes activités et sur ma personne » aux propriétaires ou gestionnaires du site et ses partenaires. Car bien entendu, dans le cadre d'un site ou d'un logiciel, les services rendus seront toujours rentabilisés pour maximiser les profits financiers. C'est donc une chance en soi qu'il existe, comme alternative aux produits marchands, les logiciels libres développés par des collectifs bénévoles au profit de la collectivité, les projets Wikimédia, mais aussi bien d'autres sites web gérés par des organisations sans but lucratif.

On peut donc se rassurer sur ce dernier point au niveau du mouvement Wikimédia qui ne comptait parmi ses instances, et jusqu'à la récente apparition du projet Wikimedia Enterprise, que des projets sans but lucratif. De quoi limiter donc l’appât du gain, faute de pouvoir limiter totalement les jeux de pouvoir et de prise d'autorité qui de toute façon sont mis en œuvre dans la sphère salariale du mouvement où la question de la rémunération devient bien évidement prioritaire sur beaucoup de choses. Et c'est bien pour cette raison que l'ensemble du mouvement gagnerait à rester transparent et accessible au contrôle des personnes les plus aptes à rapporter à l'ensemble de la communauté les abus et dérives. Une tâche d'autant plus importante que le mouvement ne cesse de grandir en taille, mais aussi au niveau de son influence politique et de la quantité de flux financiers qui y circulent.

Voir Wikimédia tomber dans les mêmes travers que l'espace web récupérée par les géants du commerce numérique est en effet un scénario réaliste à moyen et long terme que l'on doit toujours craindre et qui d'ailleurs se réalise déjà partiellement si l'on tient compte de la situation de monopole qu'occupe le projet Wikipédia dans le mouvement. Un scénario d'autant plus probable au demeurant que la proximité entre le mouvement et ces firmes commerciales est de plus en plus grande et que la mission de rendre l'information des projets Wikimédia disponible sur Internet gratuitement et de façon permanente[S 154] fait déjà l'objet de multiples dérives déjà présentées. Car en fait, et comme cela aura dû déjà très certainement transparaître dans tout ce que j'ai pu dire jusqu'à présent, je pense sincèrement que l'argent apporte au mouvement plus de problème et de risques que de solutions. Et c'est là un raisonnement que je tiens d'ailleurs à généraliser à l'ensemble de l'organisation humaine dans le prochain chapitre qu'il nous reste à parcourir. Mais avant cela, je ne dois pas oublier cette promesse faite en introduction de ce chapitre qui consiste à tenter de conceptualiser et théoriser l'organisation politique du mouvement.

La wikicratie comme nouveau régime politique Wikimédia

Voici donc comme promis en début de ce chapitre, une tentative de théorisation de l'organisation politique du mouvement Wikimédia que je me lance à définir au départ d'un néologisme. J'aurais pu choisir le terme « wikipolitique » qui fut déjà utilisé par divers auteurs dans des contextes différents[B 43][B 44][B 45], mais je le trouve trop générique. J'ai alors préféré celui de « wikicratie » dont j'ai pu trouver l’existence dans un livre en français qui s'est intéressé à la démagogie en Amérique[B 46], et dont le paragraphe repris ci-dessous, bien qu'il décrive la politique des États-Unis, ressemble de manière très troublante à ce que l'on pourrait dire du fonctionnement politique Wikimédia :

L'Amérique reste profondément insaisissable dans sa totalité, comme ces édifices réfléchissants qui, avec le passage des heures, se transforment sous la lumière. Insaisissable pour elle-même, d'abord : dans une dialectique identitaire et existentielle incessante, elle est constamment tiraillée entre ses aspirations, ses discours et la réalité. Sur le plan intérieur, elle est en aménagement perpétuel. Une « wikicratie » en quelque sorte, une démocratie en constante évolution, contrainte d'intégrer en continu les tropismes parfois contradictoires de ses éléments constitutifs.

Cependant, si l'on reste fidèle à l'usage des mots, le terme wikicratie devrait faire référence à un régime politique bien précis et non à une manière de faire la politique en général. En tant que forme de gouvernement, la wikicratie se caractérise donc par un régime démocratique, au sens où l'autorité politique est accessible à toute personne reconnue comme membre de la communauté. Mais avec cette particularité qu'il n'existe pas de distinction réelle, ou dans tous les cas pas réellement opérationnelle, entre gouvernants et gouvernés tel que cela s'observe traditionnellement dans la plupart des États qui se reconnaissent comme démocratie[B 47]. À vrai dire, en wikicratie, l'autorité et le pouvoir quand il y en a, sont tellement diffus, qu'il est difficile d'en déterminer la répartition de manière nominative. Ou alors, il faudrait pour cela recenser plusieurs milliers de personnes que sont les membres de comités et des conseils d'administrations de chaque affilié, ainsi qu'au sein des projets, les administrateurs, bureaucrates, arbitres, etc. Ceci sans oublier que le millier d'instances présentes au sein du mouvement sont autonomes, dans le sens où elles créent elles-mêmes la grande majorité de leurs règles. Raison pour laquelle, j'aurai d'ailleurs titré la précédente section de ce chapitre par l'utilisation du mot confédération plutôt que l'expression État fédéral.

Ensuite, la wikicratie n'est pas une acratie puisqu'on y trouve de nombreuses règles et relations d'autorité. Et bien qu'elle fut qualifiée de « libertaire »[M 70], elle n'est pas non plus une anarchie, puisque qu'il existe des structures de pouvoir avec des élus qui bénéficient d'un statut hiérarchique supérieur soit technique (stewards et administrateurs, etc.), mais aussi décisionnel (arbitres, membres des conseils d'administration, des comités décisionnels, etc.), et qui de plus ne répondent par réellement à un mandat impératif. La wikicratie n'est pas non plus un système « anarcho-grégaire »[B 48] comparable à ce que Charles Macdonald avait étudié chez les habitants de l'île Palawan, bien que l'aspect grégaire soit bien présent au niveau du projet Wikipédia, ni une société segmentaire acéphale comme l'avait à son tour décrite Edward Evan Evans-Pritchard à la suite de son séjour chez les Nuers[B 49] où il avait observé différents niveaux d'instances politiques imbriquées les unes dans les autres.

En pratique, la wikicratie est donc une forme de démocratie mixte, à la fois participative, directe et représentative. Elle peut aussi être associée la philosophie politique mondialiste, au sens d'un régime politique qui transcende l’existence des État-Nations et non pas au sens du mondialisme économique critiqué par les altersmondialistes. Si on se réfère ensuite au plan stratégique de 2030 et au code de conduite universel, la wikicratie peut aussi s'apparenter à une forme de personnalisme, selon cette idée qu'« une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement »[B 50]. Avec finalement à l'échelle du mouvement, une philosophie politique pluraliste et consensuelle très proche du Libéralisme politique de John Rawls[B 51] et un penchant de plus en plus marqué, notamment après l'apparition des projets Wikidata et WikiFonctions, vers le dataïsme, tel qu'il est décrit dans les visions d'avenir de Yuval Noah Harari[B 52] et de Jeremy Rifkin[B 53]. Tout ceci en sachant que la wikicratie, au même titre que tout autre système politique, est aussi confronté à deux principes politiques et juridiques implicites conformes à ces deux maximes populaires : « qui ne dit mot consent » et « les absents ont toujours tort ».

Quant au reste, la wikicratie est aussi perçue au sein du mouvement Wikimédia comme « le futur de la démocratie »[S 155], comme l'aura imaginé en 2007 un contributeur sur Meta-Wiki qui avait préparé la candidature d'un projet Wikimédia sans la terminer. Alors que de manière plus anecdotique encore, wikicratie fut également un mot utilisé pour faire campagne lors de certaines élections, comme en Suisse par un mouvement citoyen révolutionnaire[S 156], ou comme en France dans l'idée d'apporter un peu de folie à des élections cantonales[M 71]. Autant d'initiatives donc qui semblent indiquer qu'il se cache derrière ce mot un désir de changement, pour ne pas dire de révolution quant à la façon d'imaginer le monde de demain au niveau de sa gestion politique et dont certains se demandent si cela ne pourrait être un idéal pour L'Europe[M 72]. Car si dans un monde en crise « l'autorité est donc à réinventer »[B 54], on n'est pas obligé pour autant d'aboutir à l'idée de maintenir un « pouvoir d'imposition »[B 54] en suivant une certaine approche imprégnée de nostalgie. Ce qu'offre à penser la wikicratie est au contraire une dilution de ce pouvoir coercitif par la multiplication d'instances décisionnelles autonomes et ouvertes à la participation.

Voici donc qui devrait permettre de conceptualiser et de théoriser un peu mieux le fonctionnement des projets Wikimédia et du mouvement qui les entoure, tout en nous aidant à voir au sein de cette expérience humaine unique au monde, une réelle source d'inspiration quant à l'organisation du reste des communautés humaines. Une organisation démocratique, mais selon une approche nouvelle, basée sur la recherche de consensus entre personnes de bonne volonté. C'est là à la fois un système complexe pour ceux qui sont habitués aux vieilles formules, mais sans être impossible puisqu'il existe déjà et qu'il a fait ses preuves. Même si en raison de son jeune âge, beaucoup d'améliorations restent encore possibles. À commencer par celle de rendre son fonctionnement épistémologique plus démocratique au niveau de son projet encyclopédique tout en valorisant les autres projets Wikimédia, qui ont eux aussi pour mission le partage de la connaissance, et qui reposent sur des règles éditoriales plus ouvertes et plus inclusives. Car au bout du compte, il y a le mouvement Wikimédia pour exemple, mais aussi tout ce que nous offre le développement de l'écoumène numérique en matière de nouvelles méthodes et pratiques dans le but de démocratiser une science qui tout comme la politique devrait être l'affaire de tous.

Chapitre 8 : Wikimédia comme source d'inspiration méthodologique

Ce travail de recherche en anthropologie m'a simultanément plongé au cœur de deux communautés épistémiques[B 55] engagées chacune dans une mission de partage des connaissances humaines, mais diamétralement opposées quant à leurs valeurs et leur philosophie d'action. D'un côté, j'étais actif sur mon terrain d'étude, le mouvement Wikimédia, un mouvement social collaboratif, inclusif, profondément égalitaire, libre d'accès et jusqu'à peu épargné de toute relation commerciale. De l'autre, je réalisais mon parcours doctoral dans un milieu universitaire, compétitif, élitiste par excellence, dont l'accès nécessite souvent de sérieuses capacités financières[B 56], et qui se voit de plus en plus accusé d'être un lieu de marchandisation du savoir[M 73][V 12]. Deux univers très proches au niveau de leurs finalités et pourtant si éloignés par leurs approches, entre lesquels je devais trouver ma place en tant que chercheur en plein questionnement pratique, méthodologique et éthique.

Au niveau de l'anthropologie, j'avais retenu que Alain Testart avait partagé l'idée que : « La méthode, en tant que moyen, ne peut être que subordonnée à une finalité : l'étude d'un objet scientifique. L'objet justifie la méthode. C'est donc par lui qu'il faut commencer lorsque nous nous demandons : comment définir l'anthropologie sociale » en précisant par la suite que cela « implique une reconversion sans aucun doute difficile, mais aussi créatrice, puisqu'il s'agit, d'inventer de nouveaux moyens d'investigation à partir de données qui se présentent différemment »[B 57]. Dans cette perspective et contrairement à d'autres sciences, une recherche socio-anthropologique ne repose donc pas sur un cahier des charges unique et préétabli qu'il faudrait respecter à la lettre. Et c'est là sans doute la raison pour laquelle Jean-Paul Colleyn disait quant à lui qu'« il y a aujourd'hui autant d'anthropologies qu'il y a d'objets d'études »[B 58].

D'un autre côté, Michael Singleton affirme que selon lui « l'anthropologie, ça n'existe pas, […] ce qui existe réellement, ce sont des anthropologues »[V 13], alors que de son côté Vincent Mirza partage l'idée selon laquelle « le premier terrain d'une ethnologie de la mondialisation commence dans les universités et les centres de recherche »[B 59]. Si l'on ajoute ces deux nouvelles propositions aux deux premières, on comprend donc à quel point ma propre personnalité confrontée à l'étude d'un mouvement mondial fondé sur le partage de la connaissance aura influencé mes activités de chercheur, jusqu'au point de remettre en question les méthodes et pratiques qui m'avaient été enseignées auparavant. Car de fil en aiguille, ma participation au mouvement Wikimédia m'inscitat à remettre en cause certains fondements de l'anthropologie, des sciences sociales, et même du système universitaire tels qu'ils m'avaient été livrés tout au long de mon parcours universitaire.

Ensuite le simple fait que mon terrain d'étude se situait principalement sur l'espace Web eu aussi de certaines conséquences épistémologiques dont la première fut sans doute de réaliser qu'il me serait difficilement possible d'analyser de manière exhaustive, la gigantesque quantité d'archives qui était mise à ma disposition. Face à cet océan de données, j'ai heureusement pu compter sur plus de 11 ans d’immersion au sein du mouvement[S 157], soit plus de 110 mois et près de 1 500 jours d'observation[S 158] qui m'auront permis de sélectionner les matériaux les plus pertinents pour mes analyses. Mais encore fallait-il que je reste alors conscient et attentif aux biais de subjectivité suscités par mes choix, et à l'absence d'exhaustivité des informations retenues.

Pour pallier en partie ces incontournables inconvénients, j'ai alors pensé offrir aux lecteurs la possibilité de poursuivre leurs propres observations de terrain grâce à plus d'un millier d'hyperliens pointant vers l'espace numérique Wikimédia, mais aussi vers le reste de l'espace Web dont proviennent certaines informations. Grâce à ces liens, il est possible de vérifier l'authenticité de mes sources et de consulter d'autres informations que je n'aurais pas retenues pour, le cas échéant, remettre en cause la pertinence de mes choix et de mon argumentation. De plus, tous ces hyperliens pointent vers des pages archivées sur le site archive.org de telle sorte que l'information reste disponible même en cas de disparition des pages originales.

Après avoir ainsi rapproché les lecteurs de mon terrain d'étude, j'ai également fait le nécessaire pour qu'ils soient aussi au plus proche de mes recherches, en choisissant de publier mes travaux d'écriture en direct et dans des pages Web librement accessibles sur site Wikiversité. Depuis celles-ci, deux clics suffisent pour accéder à toutes les pages Web archivées, grâce aux renvois disposés au cœur du texte. De cette nouvelle méthode et pratique socio-anthropologique sont ainsi nés deux concepts épistémiques innovants. Un premier qui met fin au pacte ethnographique pour répondre à certaines attentes propres à l'épistémologie de Karl Popper[B 60], ce que j'ai nommé : « écriture authentifiable », et un second qui place les lecteurs de mes travaux au plus proche de mes observations ethnographiques, et que j'ai intitulé « lecture immersive ».

En écrivant les résultats de mes recherches en temps réel sur Wikiversité, et donc au cœur même de mon terrain d'étude, j'ai alors pensé à développer un processus dialogique avec les personnes actives au sein du mouvement social que j'étais en train d'étudier. D'autres l'avaient déjà fait dans d'autres circonstances tel que Mondher Kilani[B 61], sauf que cette situation tout à fait nouvelle en anthropologie de rédiger son texte directement sur une page Web permettait aux acteurs de mon terrain de lire et de réagir à mes écrits. Je les incitais même à le faire en faisant de réguliers appels à la finalisation de chacun de mes chapitres et en les redirigeant vers des pages de discussion spécialement dédiées et propices au dialogue. C'est alors que rapidement, ces pages de discussion ont donné naissance à une nouvelle pratique méthodologique que je baptise cette fois, « pratique ethnographique récursive ». Récursive dans le sens où chaque nouvelle discussion était susceptible d'apporter des modifications à mon texte, alors que chaque modification pouvait créer de nouvelles discussions, et ainsi de suite selon un processus de mise en abîme.

En fin de compte, les expérimentations méthodologiques et épistémologiques réalisées au cours de ce travail de recherche me permirent de découvrir tout un potentiel de l'espace Web largement sous-exploité en sciences sociales, et peut-être même dans le reste de la science sans que je le sache. Ce fut pour moi un véritable bouleversement, qui dans un élan de réflexivité me conduit à écrire une plaidoirie en faveur d'une science plus démocratique et par conséquent, plus proche de tous les êtres humains.

Une étude holistique, non exhaustive, mais sans fin

Il existe en anthropologie une tradition d'écriture que l'on appelle monographie et dont le terme ne s'utilise plus en synonyme du mot ouvrage, tel que cela se fait en général, mais désigne dans ce cas précis un travail de recherche ethnographique qui aborde tous les aspects sociaux et culturels d'un peuple. D'où sans doute, cette autre habitude de la discipline de s'intéresser à des communautés de petite taille et bien délimitées d'un point de vue identitaire, culturel et géographique de telle sorte à pouvoir en faire le tour au niveau des observations.

Anciennement au lieu de parler de peuples, on utilisait le mot ethnie devenu quelque peu désuet à ce jour, mais dont la racine étymologique restera présente au niveau du substantif ethnographie, qui désignait initialement l'étude des mœurs et coutumes d'une population ; et dans le mot ethnologie qui désigne pour sa part l'étude comparative des données et travaux ethnographiques. Or, le mouvement Wikimédia se trouve à l'opposé d'être composé d'un groupe d'être humains homogène, puisqu'il rassemble des millions de membres issus de plusieurs centaines de régions culturelles distinctes. Comment dès lors « monographier » ou autrement dit, l'ethnographier tout ce qui se passe dans un mouvement de telle envergure ? Car on pourrait s'en interdire de le faire en mobilisant certaines incapacités, mais ce serait alors faire aveu d'impuissance au sein d'une science qui dédie pourtant à étudier l'ensemble de l'humanité.

Voici donc le défit méthodologique auquel je fus confronté dès le début de ce travail de recherche et face auquel j'ai bien du laisser tomber toute prétention à l'exhaustivité. Une exhaustivité qui par ailleurs perd beaucoup de son sens dans un monde en profonde mutation et soumis à de très rapides changements. Car de nos jours, à peine pense-t-on avoir fait le tour lors de la publication d'un livre sur un sujet qui fait suite à plusieurs années d'observation, qu'il faudrait déjà recommencer en constatant que plus rien n'est déjà comme avant.

Voici donc comment j'en suis arrivé à l'idée de réaliser une étude holistique du mouvement Wikimédia dans le but d'en fournir une vue d'ensemble, mais sans pour autant aborder les choses de manière exhaustive. Ainsi, de la même manière que certains parlent de micro-terrain en sciences sociales, je pourrais alors dans le cas qui me concerne, parler d'un macro-terrain dans lequel je reconnais ne pas avoir tout observé, mais tout en affirmant que cela ne m'a pas empêché pour autant de fournir une vue d'ensemble du mouvement sociale qui constitua mon objet d'étude.

Cette entreprise fut ensuite pour moi un véritable « voyage spirituel »[B 62] et une quantité de travail bien supérieure, je pense, à celle qui est habituellement demandée pour acquérir le titre de docteur. Au niveau de sa durée, mon observation commença en début 2011, lorsque j'ai entamé mon travail de fin de master en anthropologie, et se terminera sans doute le jour où je serai trop fatigué pour faire de la recherche. Car une approche holistique de telle envergure demande aussi de développer une pensée complexe telle qu'elle me fut inspirée par des auteurs comme Edgar Morin[B 63] ou Ken Wilber[B 64], et que c'est là une redoutable façon de se mettre le cerveau dans un engrenage qui ne me semble pas prêt à s'arrêter.

Le mouvement Wikimédia est effectivement un gigantesque laboratoire socio-anthropologique qui offre une quantité insondable d'informations libres d'accès et propice à l'étude des êtres humains. Sauf que ce libre accès n'est possible que pour la partie en ligne du mouvement, là où il suffit de se connecter à Internet pour parcourir la presque totalité de ce qui s'y passe. Car au niveau de sa sphère hors-ligne, la situation est tout opposée, puisque l'information se trouve géographiquement dispersée dans le monde et qu'il devient alors impensable dans le cadre d'un travail solitaire, d'y accéder dans sa globalité.

Pour rester fidèle à mon désir d'approche holistique, il m'est alors venu l'idée de m'approcher le plus possible d'une image réduite et synthétique du mouvement tout en m'efforçant de la garder fidèle et représentative. J'en suis donc venu à parler de tout ce qui existe au sein du mouvement, mais tout en me voyant limité en premier lieu par la barrière de la langue étant donné que je peux m'exprimer confortablement sans l'aide d'outils de traduction qu'en français, anglais et portugais. Après quoi, il me fallait encore tenir compte de mes limites budgétaires au niveau des déplacements[N 11], et des perturbations provoquées par la pandémie de Covid-19. Ces contraintes justifièrent ainsi d'autant plus la primauté accordée à l'observation de sphère francophone du mouvement, tout en gardant une priorité, à chaque fois que cela me fut possible, sur sa dimension internationale.

 
Fig. 8.1. Dessin de L.L. de Mars pour Framasoft (source : https://w.wiki/$eq)

Pour présenter les choses plus en détails, au niveau des projets en ligne, trois d'entre eux auront fait l'objet d'une participation plus assidue. Le premier est la version francophone du projet Wikipédia bien connue en qualité de projet fondateur du mouvement. Le deuxième est le site francophone de Wikiversité, dernier-né des projets soutenus par la Fondation et d'une grande importance dans l'écosystème Wikimédia, puisqu'il se dédie au partage de contenus pédagogiques et à la publication de travaux de recherche. Le troisième et dernier est le projet Méta-Wiki, qui représente l'espace numérique de coordination et de gouvernance du mouvement. Dans une moindre mesure enfin, le site Wikimédia Commons constitua aussi un de mes lieux d'activités puisqu'il est l'endroit central et désigné pour télécharger des fichiers (photos, vidéo, etc.) avant de les utiliser sur les autres projets Wikimédia[N 12].

En plus des limites de temps, de finances et de capacités linguistiques, j'aurai aussi été confronté à des restrictions d'accès au niveau de certaines sphères du mouvement. Dans l'espace numérique et comme cela a déjà été présenté dans le septième chapitre de ce travail de recherche, le rejet de certaines de mes candidatures m'a empêché d'expérimenter certaines fonctions au sein du mouvement. Ce fut ainsi le cas pour le statut d'administrateur sur le site Meta-Wiki[S 159] et celui de Steward par la suite[S 160]. Ceci alors qu'en revanche j'ai été élu administrateur du projet Wikiversité francophone en octobre 2015[S 161], avec un renouvellement de mon statut d'administrateur d'interface en novembre 2019[S 162]. Dans la version anglophone de ce projet, ma candidature aura également été retenue par le comité d'édition du WikiJournal of Humanities en juin 2019[S 163]. Toujours au niveau des activités en ligne, j'aurais enfin participé à la première édition du Wikimedia & Education Greenhouse Project[S 164], un programme pilote destiné à former les membres des communautés locales à lancer de nouveaux projets éducatifs avec le soutien du mouvement.

Au niveau de l'espace hors ligne cette fois, le rejet de ma candidature au conseil d'administration de Wikimédia France[S 165] ne m'aura pas permis de connaitre cette association aussi bien que l'association belge dont je fus l'un des membres fondateurs[S 166] et membre du conseil d'administration de janvier 2017[S 167] à août 2020[S 168]. Bien que j'aie pourtant fait preuve de beaucoup d'insistance, il ne m'a pas non plus été possible de participer à l'une des Wikimedia Conference organisées chaque année à Berlin, et dont celle de 2020 fut annulée suite à la pandémie de Covid-19[S 169]. En raison d'une demande trop tardive, je n'ai malheureusement pas non plus réussi à rejoindre l'un des groupes de travail formé dans le cadre de l'élaboration de la stratégie du mouvement[S 170]. Et puis en 2021 enfin, où suite à deux reports consécutifs des élections en raison de la crise sanitaire[S 171], ma candidature au conseil d'administration de la Fondation Wikimédia n'avait pas non plus été retenue[S 172]. Un dernier évènement qui marqua ainsi la fin de mes recherches de participation au sein du mouvement pour me concentrer sur mes travaux d'écriture.

En compensation à tous ces manquements, j'ai en revanche participé, en Angleterre[S 173], en Italie[S 174] et en Suède[S 175], à trois éditions de la plus importante rencontre annuelle internationale du mouvement intitulée Wikimania, ainsi qu'aux hackathons qui traditionnellement la précèdent. J'ai de plus pris part à un sommet de recherche consacré au mouvement qui succéda à la rencontre en Suède[S 176] et aux conversations mondiales au sujet de la stratégie du mouvement[S 177] ainsi qu'à la vidéoconférence Wikimania 2021[S 178] Au niveau international toujours, j'ai été présent à l'une des conférences Wiki Indaba, celle de Tunis[S 179] en 2018, qui rassemblaient les communautés wikimédiennes situées en Afrique, ainsi qu'à une formation à Berlin destinée aux membres des conseils d'administration des associations locales[S 180]. Au niveau de la francophonie enfin, j'ai participé activement à trois WikiConventions Francophones, l'une à Strasbourg[S 181], l'autre à Bruxelles[S 182],et la troisième en 2021 en vidéoconférence[S 183]. En Belgique enfin, j'ai participé à de nombreux ateliers et rencontres de l'association Wikimédia Belgique, et en France à un souper à Paris organisé à l'initiative d'un éditeur de Wikipédia[S 184].

En dehors des instances et des rencontres Wikimédia, j'aurai finalement effectué quatre voyages d'exploration dans le but de mieux comprendre la perception du mouvement Wikimédia dans le monde. Le premier se déroula en Inde[M 74], le second au Cap-Vert[S 185], le troisième en Tunisie[S 186] et le dernier au Ghana[S 187]. Un cinquième voyage vers le Québec qui était prévu pour l'automne 2020 fut malheureusement annulé en raison d'une quarantaine imposée à Montréal, cumulé à une absence de garantie quant à la possibilité de rencontrer la communauté autochtone attikamekw récemment porteuse d'un projet Wikipédia en langue locale[B 65].

Bien que limitée au niveau de l'expérience et du temps, ma participation au sein de Wikimédia me permit toute fois de rassembler les matériaux nécessaires à l'écriture de cette thèse de doctorat[N 13], en complétant certains manques au niveau de l'expérimentation personnelle par des témoignages en provenance d'autres acteurs du mouvement. Tout ceci encore une fois, au départ d'une observation participante de longue durée qui me permit d'atteindre une certaine « familiarité informée » avec ce qui se passe au cœur du mouvement, suite au vécu de « moments ethnographiques » qui par-delà les méprises, me permirent de mettre en résonance le réel, l'imaginaire et le symbolique de l'univers Wikimédia, face à mon propre vécu[B 66].

Pour le reste, il faut savoir enfin que cette thèse de doctorat aura été entièrement écrite et publiée en temps réel sur le site web du projet Wikimédia intitulé Wikiversité, un projet qui se destine à la production de contenus pédagogiques et à la réalisation de travaux de recherche[M 75]. En raison de la licence libre CC. BY. SA 3.0[S 188] appliquée sur l'ensemble des pages de ce site, la réutilisation de cette thèse de doctorat ainsi que sa transformation complète ou partielle et même commerciale est donc possible et autorisée. Ce qui apparait comme une première au sein des projets Wikimédia, le sera aussi au niveau académique puisqu'en tout et pour tout je n'ai trouvé sur le net que deux expériences semblables à la mienne. La première est celle d'Ambre Troizat, qui a aussi repris des études universitaires tardivement[S 189] et qui rédige aussi une thèse de doctorat sur Wikiversité portant sur les abolitions des traites et des esclavages[S 190]. La deuxième, qui concerne une thèse terminée cette fois, elle celle de Doug Belshaw qui, avant de soutenir sa thèse de doctorat[M 76] intitulée « The never ending thesis »[S 191] à l'université de Durham, l'avait éditée sous licence CC.0 sur un site MediaWiki auto hébergé, avant de la publier sous forme de livre électronique sous le titre The essential elements of digital literacies[B 67].

Cependant, contrairement à la thèse de Doug Belshaw dont le site web a finalement disparu, ce travail de recherche tel qu'il se présente sur Wikiversité restera disponible pour d'éventuelles améliorations qui pourraient être faites par moi-même ou par toute autre personne qui y accéderait. Au même titre qu'un article encyclopédique sur Wikipédia, il n'a donc aucune date de clôture présumée et fera donc fort probablement l'objet d'améliorations futures préalablement débattues sur les pages de discussion dédiées à cet effet. Au-delà de la version officielle de ma thèse qui devra être délivrée à mon université, cette pratique d'édition collaborative héritée du mouvement Wikimédia, apportera la preuve que la « slow science »[B 68] n'est pas forcément incompatible avec l'ère du numérique. La publication de travaux socio-anthropologie dans l'espace web n'a donc aucune raison de nourrir les inquiétudes de ceux qui redoutent de voir un jour « le format de la monographie complètement désuet »[B 69].

Un terrain d'anthropologie numérique et une population peu homogène

Cette étude prend sa place parmi les travaux d'anthropologie numérique. Elle y rejoint les études dites « holistiques » qui explorent simultanément l'espace en ligne et hors-ligne du mouvement, mais en étant proche des études « instrumentales » qui reposent essentiellement sur des sources numériques[B 70]. Ce travail d'écriture apporte de plus une nouvelle illustration des six principes clefs qui semblent faire consensus à l'intérieur de la discipline. (1) Le numérique intensifie la dialectique nature/culture, (2) il offre une meilleure compréhension de la vie pré-numérique (3) il doit être abordé depuis une perspective holistique et comme partie intégrante de l'humanité, (4) il n'est pas facteur d’homogénéisation, mais au contraire réaffirme la notion de relativisme culturel, (5) il apporte une ambivalence concernant la vie politique et privée, (6) il développe une nouvelle culture matérielle dans laquelle l’anthropologue se trouve lui-même imbriqué[B 70].

À la suite de ces six principes, une autre particularité de ce travail fut celle d'aborder un terrain particulièrement peu homogène. En abandonnant toute prétention holistique, j'aurais très bien pu me focaliser uniquement sur l'étude de l'association Wikimédia Belgique dont je fis partie dès sa création en qualité de membre fondateur. Mais créée en 2014, l'association Wikimédia Belgique ne rassemblait plus qu'une douzaine de la quarantaine de membres recensés lors de sa première assemblée générale organisée par les 6 membres de son conseil d'administration[S 192]. Cinq ans plus tard, soit en 2020, lors de mon départ du conseil, celui-ci était réduit à 3 personnes[S 193], un président issu de la communauté flamande de Belgique, une Française et un Hollandais, tous préoccupés par le manque de participants et d'engagement à l'intérieur de l'association. Avec sa trentaine de membres effectifs en 2020[S 168], le mouvement Wikimédia au niveau de la Belgique ne pouvait donc constituer à mes yeux, une organisation suffisamment grande pour faire l'objet d'une recherche doctorale.

J'avais déjà été confronté à ce type de situation au niveau des projets Wikimédia lorsque j'avais eu l'idée de baser mon mémoire de fin master en anthropologie sur une observation participante au cœur du projet Wikipédia en wallon. La proximité culturelle et la connaissance de la langue m'avaient attiré vers cette communauté. Hélas, je me suis vite rendu compte que les deux administrateurs qui assumaient la maintenance du site et les cinq à dix personnes qui l'éditaient plus de cinq fois par mois[S 194] ne pouvaient apporter matière suffisante à mon projet. Mais alors que l'activité dans le mouvement Wikimédia apparait très diffuse par endroits, elle peut aussi s'avérer très dense dans d'autres. Hors-ligne, par exemple, il existe deux grands pôles d'activité que représente la Fondation avec plus de 550 employés[S 195] et l'association Wikimedia Deutschland, la première à avoir vu le jour en 2004, qui rassemble en 2020 plus de 80 000 membres[S 196] et 120 employés[S 197]. Ceci alors que dans l'espace numérique du mouvement on peut comparer au projet Wikipédia en wallon le projet Wikipédia en français qui comprend pour sa part près de 160 administrateurs et plus de 20 000 éditeurs ayant contribué au projet dans les 30 jours qui ont précédé le 15 janvier 2021[S 198].

Pareillement aux associations affiliées au mouvement, les projets d'éditions Wikimédia, affichent donc une grande disparité de tailles : à la date du 22 octobre 2020, le projet Wikipédia comporte 18 versions linguistiques qui comprennent plus d'un million d'articles, 50 plus de 100 000, 83 plus de 10 000, 119 plus de 1000, 34 plus de 100 et 10 moins de 10[S 199], alors qu'en octobre 2020 et au niveau de la quarantaine d'associations nationales, le nombre de membres peut varier d'une vingtaine à plus de 80 000[S 200]. Tant hors ligne qu'en ligne, Wikimédia apparait donc comme un mouvement social très peu homogène et « multi-situé »[B 71] propice aux « désarrois de l'ethnographe »[B 72], comparable à celui décrit par Christophe Lazaro dans son ethnographie des pratiques d'échange et de coopération au niveau de la communauté Debian[B 73] :

[...] paysage réticulaire aux multiples dimensions, sa propension à la délocalisation rend illusoire toute observation strictement locale ; l'hétérogénéité des acteurs empêche d'appréhender dans son ensemble la portée de certains événements ; […] la multiplicité des canaux de communication et des flux qui les parcourent finit par créer des enchevêtrements subtils qu'il s'avère difficile de démêler.

Mais alors que l'étude d'un espace numérique d'ampleur mondiale m'est apparue comme une tâche inconfortable et quelque peu ingrate, elle me donna aussi l'occasion, comme d'autres chercheurs, de me lancer dans des « expérimentations, tout aussi éclectiques et atypiques les unes que les autres »[B 74]. Car en publiant les résultats de mes recherches sur les pages de Wikiversité, un site Web situé au cœur même de mon terrain d'étude, c'est alors ma pratique de la socio-anthropologique qui devenait elle-même numérique, et plus seulement mon sujet de recherche. Ceci m’invita dès lors à développer le sixième principe annoncé en début de cette section selon lequel le socio-anthropologue se voit lui-même imbriqué et impliqué dans une nouvelle culture matérielle. De manière concrète, ce sont ainsi des pratiques et méthodes scientifiques expérimentales pour les sciences sociales que j'en suis venu à développer, au travers d'une sorte de « bricologie »[M 77] adaptée aux spécificités de ma situation.

Une écriture authentifiable au service d'une lecture immersive

Un travail de recherche écrit au cœur même du terrain numérique qu'il observe offre de fait de grandes facilités pour rediriger le lecteur vers les sources narratives et argumentatives. Muni d'un accès à Internet, le lecteur de mon travail de recherche s'est donc vu octroyé la possibilité de retourner sur mes lieux d'observation pour vérifier l'authenticité des faits rapportés, mais aussi pour poursuivre nouvelles observations s'il le juge nécessaire. En rendant cette expérience possible au départ d'un simple clic[N 14], j'en suis donc venu à fournir un nouvel apport à une rigueur empirique en socio-anthropologie que Jean-Pierre Olivier de Sardant[B 75] décrit comme :

indexée à un double rapport d'adéquation empirique : (a) le rapport d'adéquation entre l'argumentation et les données d'enquête ; (b) le rapport d'adéquation entre les données d'enquête et le « réel de référence ».

 
Fig. 8.2. Dessin humoristique illustrant une posture tout à fait opposée à mon choix de produire ma thèse sur Wikiversité sous forme de pages Web (source : https://w.wiki/4$HZ)

Grâce aux hyperliens produits tout au long de mes descriptions et de mon argumentation scientifique, j'en suis donc venu à substituer la production de données d'enquête par un accès direct à des données authentiques entendues comme « morceau d'espace social et de temps social dont le chercheur veut rendre compte et qu'il se donne pour tâche de comprendre ». Ceci alors qu'il ne faut pas, bien entendu, confondre la notion d'authenticité avec celle de vérité. Une information mensongère récoltée sur le terrain telle qu'une erreur d'encodage par exemple sera donc authentifiable en tant que source d'information que l'on peut consulter soi-même tout en étant fausse assertivement parlant.

Ce que garantit par contre ce système d'« écriture authentifiable », c'est d'offrir aux lecteurs de mes travaux la possibilité d'inspecter les informations qui s'y trouvent dans l'état et les conditions identiques à ce que j'ai connu moi-même lors de mes propres découvertes. Tout au long d'une « lecture immersive », ce qui est offert aux lecteurs sera donc le loisir de se rendre eux-mêmes sur l'espace numérique de mon terrain d'étude, tel qu'il fut archivé et maintenu libre d’accès. C'est donc grâce aux particularités premières de l'espace Web, là même où se développe la majeure partie des activités du mouvement Wikimédia, que m'est venue l'idée d'expérimenter cette nouvelle méthode d'écriture. Elle a, selon moi, cet indéniable avantage de réduire drastiquement les risques de falsification ou de torsions du réel de référence, tout en offrant à une recherche, non seulement une certaine forme de « plausibilité et validité »[B 75], mais aussi de nouvelles qualités d' « authentifiabilité » des données produites et de « réfutablilité » de son argumentaire.

Ces idées furent incontestablement inspirées du principe de « vérifiabilité » qui fait débat dans le projet Wikipédia francophone depuis 2006. C'est un principe selon lequel il est préférable, voire indispensable en cas de désaccord, que le contenu d'un article encyclopédique repose sur la citation de sources ou références de qualité[B 76]. En 2011, cette règle de vérifiabilité[S 201] m'avait déjà fait penser au terme de « verifiabiliy » utilisé par Karl Popper[B 60] dans sa démarcation entre science et non-science. J'y avais d'ailleurs consacré une section dans mon mémoire de fin master réalisé au sein de la communauté des contributeurs actifs dans le projet Wikipédia[M 78], avant que le thème soit repris dans un autre ouvrage[B 77][N 15]. Voici en guise de synthèse, un extrait de l'ouvrage intitulé The logic of scientific discovery[B 78], dans lequel Karl Popper nous livre le concept de falsifiabilité, que l'on traduit aussi par le mot réfutabilité, dans le but de présenter ses propres fondements de l'épistémologie :

ce n'est pas la vérifiabilité, mais la falsifiabilité d'un système qui doit être considérée comme un critère de démarcation. En d'autres termes : Je n'exigerai pas d'un système scientifique qu'il puisse être distingué, une fois pour toutes, dans un sens positif ; mais j'exigerai que sa forme logique soit telle qu'il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans un sens négatif : un système scientifique empirique doit pouvoir être réfuté par l'expérience...[T 48]

Si Popper qui s'interroge sur le fondement d'une théorie scientifique préfère à juste titre le terme de falsifiabilité à celui de vérifiabilité, il n'en revendique pas moins la mise en place d'un système de « tests empiriques » permettant de réfuter une production scientifique par l'expérience. Or, cette démarche de ré-expérimentation correspond précisément à ce qui est offert par la pratique d'une « écriture authentifiable » et d'une « lecture immersive » rendue possible par la présence d'un hyperlien à chaque fois que l'on fait référence à une information de terrain.

Comparativement à ce que nous dit Popper au sujet de la « falsifiabilité », voici à présent la règle de « vérifiabilité » wikipédienne telle qu'elle se voit résumée sur une page du projet francophone[S 201] :

La vérifiabilité est l'une des règles essentielles de Wikipédia qui découle du principe de la neutralité de point de vue. Avec l'interdiction de publier des travaux inédits, les règles déterminent ce qui peut ou non être publié dans Wikipédia. Elles doivent être interprétées les unes par rapport aux autres, et il est recommandé aux contributeurs de Wikipédia de bien les connaître et de se les approprier.

Une information ne peut être mentionnée que si les lecteurs peuvent la vérifier, par exemple si elle a déjà été publiée par une source ou référence de qualité. Les contributeurs doivent fournir une telle source pour toutes les informations contestées ou susceptibles de l'être. Dans le cas contraire, elles peuvent être retirées.

La vérifiabilité n'est pas la vérité : nos opinions personnelles sur la nature vraie ou fausse des informations n'ont aucune importance dans Wikipédia. Ce qui est indispensable, c'est que toutes les informations susceptibles d'être contestées, ainsi que toutes les théories, opinions, revendications ou arguments, soient attribués à une source identifiable et vérifiable.

La vérifiabilité wikipédienne, dans un projet qui, pour rappel, n'accorde pas d'autorité aux sources primaires, repose donc sur des sources préalablement « publiées par une source ou référence de qualité ». Elle se distingue donc de la falsifiabilité ou réfutabilité popperienne qui pour sa part repose sur l'« expérience » et le « test empirique », ou autrement dit, sur le contrôle du fait authentique en dehors de tout autre source d'autorité. Ces deux approches se distinguent donc par le fait que celle de Popper est profondément empiriste, alors que celle de Wikipédia est clairement positiviste.

Quant à « l'écriture authentifiable » mise en œuvre dans ce travail de recherche, on aura compris qu'elle se place du côté empiriste, puisqu'elle offre précisément aux lecteurs la possibilité de retourner vers un réel de référence authentique, plutôt que de se contenter d'une reproduction potentiellement falsifiable, dans le but d'y faire soi-même une ré-expérimentation empirique des observations, en vue d'un contrôle ou d'un dépassement des faits énoncés et des argumentations qui en découlent. Conformément aux encouragements de Popper, l'écriture authentifiable restreint donc l'autorité du chercheur et la dimension positive du document qu'il produit, au bénéfice d'une nouvelle autorité située cette fois du côté des lecteurs dont le contrôle et l'esprit critique deviennent garants de la véracité des propos et de la qualité de l'argumentation.

Le premier repositionnement épistémologique produit par l'adoption d'une écriture authentifiable au bénéfice d'une lecture immersive fut l'abandon du « pacte ethnographique »[B 75]. Un pacte selon lequel « seuls les ethnologues se sentent libérés d'expliquer comment ils ont su tirer d'une expérience unique un ensemble de connaissances dont ils demandent à tous d'accepter la validité. »[B 79]. Le deuxième sera de remettre en cause cette affirmation de Jean-Claude Passeron selon laquelle : « la pertinence empirique des énoncés sociologiques ne peuvent être définies que dans une situation de prélèvement de l'information sur le monde qui est celle de l'observation historique, jamais celle de l'expérimentation. »[B 80].

Le régime d'« historicité » des sciences sociales proposé par Passeron vise effectivement à atteindre une vérité différente des sciences dites de la nature[B 80]. Or, dans le cadre bien précis de cette présente recherche, l'observation et le prélèvement d'informations en provenance d'un espace web archivé, accessible publiquement, de manière asynchrone et déspatialisée, font disparaître complètement la contrainte historique mobilisée par Passeron. Si une page Web peut évoluer dans le temps, sa capture au moment même de son observation permet d'expérimenter à nouveau son observation dans des conditions identiques à celles qui auront servi à l'argumentation. Cette argumentation peut ensuite devenir obsolète lors du changement de l'espace numérique, mais n'en restera pas moins valable dans le contexte de son énonciation. Ceci au même titre d'ailleurs que les énoncés des sciences dites exactes qui, eux aussi, deviennent obsolètes lors de la mutation du vivant ou de la modification de l'espace-temps qui pourrait survenir si la terre était absorbée par un trou noir.

Dans le cas spécifique de mon terrain de recherche, je précise donc que briser le pacte ethnographique tel qu'il vient d'être décrit[N 16] à chaque fois que cela me fut possible, ne m’est pas apparu comme une option, mais bien comme un devoir d’authenticité et de transparence guidé par mon honnêteté intellectuelle. Un tel devoir me semble d'autant plus désirable que l'imposture en science existe de tout temps[B 81] comme en témoignent certains best-sellers tels que « La Vie des maîtres »[B 82] de Baird Thomas Spalding, ou encore les ouvrages de Carlos Castañeda traduits en dix-sept langues et vendus à plus de huit millions d'exemplaires selon l'éditeur[S 202] et dont les premiers lui valurent le titre de docteur en anthropologie[B 83], avant d'être qualifié de canular au cours de la décennie suivante[M 79].

Ces deux auteurs ne sont pas le témoignage d'un passé révolu, mais bien d'une imposture intellectuelle toujours bien présente de nos jours[B 84], avec une facilité probablement accrue en sciences sociales comme le démontre le canular[M 80] des « automobilités postmodernes »[B 85]. De ceci découle donc ma démarche de création d'une écriture authentifiable et d'une lecture immersive, mais aussi le désir d'offrir aux sciences sociales une piste pour distinguer clairement la recherche ethnographique de la fiction[B 86][B 87].

 
Fig. 8.3. Les serveurs d'Internet Archive au siège de San Francisco (source : https://w.wiki/$eV)

D'un point de vue pratique, la mise en place d'une écriture authentifiable repose, à chaque fois que c'est possible, sur la fourniture d'un permalien pointant vers la source des informations retenues lors de mes observations et resituées au cœur de mon travail de recherche. Ces permaliens redirigent alors le lecteur vers des pages archivées sur le site du projet Internet Archive[S 203], de telle sorte à garantir la pérennité de leurs accès même en cas de disparition sur le Net, mais ceci en sachant que certaines pages, bien qu'elles soient très rares, ne peuvent pas être archivées par le projet Internet Archive.

Pour les versions imprimées de mon travail de recherche, l'accès aux pages archivées est alors possible soit en accédant à la version en ligne du document grâce au QR code, soit en recopiant l'adresse URL des permaliens dans un navigateur Web pour se rendre sur le site d'Internet Archive. Puisque l'URL des permaliens qui pointent vers Internet Archive terminent toujours par l'URL de la page archivée, il est en effet possible, tant au départ d'un travail imprimé, qu'au départ des pages de site Internet archive, de se rendre sur la version originale des pages web archivées lorsqu'elles existent encore.

Si l'on prend pour exemple un permalien d'une version archivée de la page de présentation de mon travail de recherche sur Wikiversité nous avons alors cette adresse URL « http://web.archive.org/web/20201220231650/https://fr.wikiversity.org/wiki/Recherche:Imagine_un_monde », dont la partie en italique « https://fr.wikiversity.org/wiki/Recherche:Imagine_un_monde » représente alors l'adresse URL qui pointe directement sur la page originale et actuelle située sur Wikiversité. Sur les pages de Wikiversité enfin, ainsi que dans les documents électroniques qui en seront extraits, j'ai enfin pris la peine de « wikifier » certains mots ou groupe de mots de telle sorte à offrir un complément d'information à ceux qui en éprouvent le besoin. Cela veut dire que ces morceaux de phrases apparaissent alors en couleur bleue et que l'on peut cliquer dessus pour avoir accès directement à une autre page situées sur Wikiversité, ou plus souvent dans un autre projet Wikimédia, pour en apprendre d'avantage sur un sujet donné.

Quant à la question de citer mes sources bibliographiques, et conformément à la ligne de conduite des projets de recherche sur Wikiversité, elles seront bien sûr référencées comme il se doit, tandis que je transfère dans ce cas vers les auteurs cités, la responsabilité d'assumer la validité de leurs propos. Au-delà de ces multiples engagements enfin, et conformément à ce qui a déjà été fait dans certains paragraphes précédents, je n'hésiterai pas non plus à placer au cœur de mes écrits certains verbatims ou autres types de citations et données d’enquête en prenant le soin de toujours les compléter d'un hyperlien dès qu'il m'en sera possible. Permettre une lecture immédiate de ce type d'information est évidemment incontournable pour les lecteurs qui ne bénéficieront que d'une version papier de mon travail et permettra de plus et dans certains cas, de fournir la traduction d'un texte avant d'en restituer sa version originale au niveau de mes notes.

Tous ces choix ont bien entendu été largement inspirés par les pratiques rencontrées dans les projets Wikimédia, telles qu'elles furent décrites tout au long de ce travail de recherche, et particulièrement celle du « sourçage des informations » dont un contributeur chevronné[S 204] me disait ceci[S 205] :

[...] tout le travail que suppose le sourçage (recherche de sources (pas seulement sur le net), compréhension du contenu et appréciation de sa qualité, évaluation des référent(e)s de compétence associé(e)s, confrontation des sources, synthèse, etc.) n'apparaît pas dans les historiques de WP. Or, ajouter quelques phrases dans un article de WP prend quelques secondes. Les rédiger est l'affaire de plusieurs minutes (voire moins : copié-collé, bricolage de citations, etc.). Les sourcer convenablement peut prendre des heures. Je comprends dès lors que, ne serait-ce que sur le plan quantitatif, l'exigence du sourçage peut paraître exorbitante à certain(e)s bénévoles. --ContributorQ(✍) 2 décembre 2019 à 20:01 (CET)

Le choix d'adopter une écriture authentifiable fut donc en ce sens un réel investissement. Mais c'est là, me semble-t-il, une des seules manières de faire évoluer des sciences sociales qui profitent de certains privilèges, tels que le pacte ethnographique dont il fut question ou le « monopole des sources »[B 75] décrié par certains, dont les justifications tendent à disparaitre avec la venue des possibilités offertes par le numérique. En opposition à ces habitudes confortables, et très discutables dès lors qu'il est possible de les contourner, offrir un accès direct à ses lieux d'observation en ligne, ou même à d'authentiques documents restituant le réel de référence tel que des photos, vidéo, bande sonores ou autres fichiers numérisés, semble aujourd'hui devenu quelque chose d'incontournable aux vues des facilités offertes par le Web, le smartphone, l'usage du QR code, etc. Voici donc pourquoi j'espère de tout cœur, que ces nouvelles méthodes de recherche, pour lesquelles j'ai dépensé tant d'énergie à expérimenter, pourront inspirer d'autres chercheuses ou chercheurs. Ceci tout en espérant bien sûr que parmi ces personnes, certaines auront la bonne idée de poursuivre, sur Wikiversité ou dans tout autre lieu, l'étude du mouvement Wikimédia telle qu'elle fut entamée par ce premier travail d'exploration et de synthèse.

Un traitement qualitatif du big data

Faire une étude socio-anthropologique dans l'espace web, au même titre que dans tout autre espace numérique, c'est aujourd'hui se confronter à la nécessité d'un traitement de données massives qu'il est commun aujourd’hui d'appeler le Big data. L'espace numérique Wikimédia ne fait pas exception à cette règle, puisqu'il produit énormément de données quantitatives et qualitatives que l'on peut parcourir avec des outils de recherche de plus en plus perfectionnés, et dont certains offrent des graphiques et même des outils d'analyses statistiques en temps réel paramétrables.

Toutes ces informations sont de plus publiées sous licence CC. BY. SA. Ce qui veut dire que conformément aux termes repris sur le site CC pour Creative Commons[S 188], elles sont libres d'exploitation et de republication, telles quelles, ou dans des travaux dérivés. Ceci sous deux conditions seulement : (1) « créditer l'Œuvre, intégrer un lien vers la licence et indiquer si des modifications ont été effectuées à l'œuvre », (2) « diffuser l'œuvre modifiée dans les mêmes conditions, c'est-à-dire avec la même licence avec laquelle l'œuvre originale a été diffusée »[N 17]. Pouvoir disposer d'une telle quantité d'informations sans devoir se préoccuper d'une autorisation d'accès ou de traitement est donc une réelle aubaine pour un chercheur, mais en contrepartie il fait face à une telle abondance qu'il se voit alors confronté à des problèmes de méthode.

Dans le but de distinguer les particularités d'une information quantitative et qualitative tout en mettant en évidence les liens qui peuvent exister entre elles, il est bon de se rappeler qu'une donnée quantitative, au contraire d'une donnée qualitative, se caractérise par quelque chose de mesurable. Comme exemple trivial, nous avons cette citation de Rosie Stephenson-Goodknight au sujet des éditeurs de Wikipédia : « You can imagine probably 90 percent being men »[M 81], dans laquelle l'information « 90 % » sera d'ordre quantitatif tandis que l'information « homme » sera d'ordre qualitatif.

Il est bon ensuite de garder à l'esprit qu'une donnée quantitative peut devenir la source d'une information qualitative et vice versa. Nous avons pour exemple les 29 entailles présentes sur l'os de Lebombo, le plus ancien bâton de comptage connu à ce jour. Ces marques attestent effectivement d'une part, que les premières manifestations scripturales humaines étaient d'ordre comptable (information qualitative). Ensuite, elles permettent de supposer, en référence au nombre (donnée quantitative), que ces marques furent réalisées par une femme (donnée qualitative) qui aurait comptabilisé les jours de son cycle menstruel[B 88].

Ce simple exemple, parmi tant d'autres, permet alors de penser qu'il serait délicat d'ignorer, ou même de négliger, les données quantitatives présentes sur un terrain ethnographique en considérant que cette approche serait purement qualitative. Car en plus d'être une source potentielle d'informations qualitatives, les données quantitatives sont aussi plus aptes à permettre de formuler des comparaisons objectives que les données qualitatives. Une comparaison qualitative des compétences physiques entre deux personnes peut ainsi se présenter comme un exercice extrêmement subjectif, alors que si cette comparaison repose sur des données quantitatives telles que la taille en centimètre, le poids en kilogramme, ou autres, la tâche devient alors plus facile et le résultat plus objectif.

Durant ce travail de recherche et d'une manière qui plaira sans doute aux amateurs de descriptions denses[B 89], j'ai donc veillé à ne pas oublier de tenir compte des informations quantitatives rencontrées sur mon terrain d'observation. Ce choix me permit notamment de produire une analyse statistique approfondie[M 82] des rapports financiers publiés par la Fondation Wikimédia[S 206]. Grâce à celle-ci, je découvris ainsi que près de 50 % des dons offerts à la Fondation servaient à payer les salaires de ses employés. Ceci alors qu'une source datant de 2009, l'article Wikipédia francophone consacré à la Fondation, affirmait que « près de la moitié des ressources financières [de la Fondation] sont utilisées pour acheter de nouveaux serveurs et payer l'hébergement ».

En regardant de plus près mes données statistiques rapportées dans un graphique de synthèse, je découvris alors que cette source de 2009 était fausse puisque au cours de cette année, 40 % des dons étaient déjà alloués au paiement des salaires, alors que 15 % seulement étaient dédiés aux frais d'hébergement (figure 8.4).

 
Fig. 8.4. Histogramme illustrant l'évolution entre 2004 et 2020 des dépenses de la Fondation Wikimedia en pourcentage du total des dons qu'elle a reçus[N 18]. (source : https://w.wiki/3Y4h)

Ce travail comptable et statistique, aussi rébarbatif qu'il m'est apparu, fut donc nécessaire pour accéder à une réalité cachée de mon terrain d'étude et qui me permit de corriger l'information fausse diffusée dans l'article Wikipédia[S 207]. Au lieu de m'intéresser au rapport financier de la Fondation, j'aurais très bien pu, comme le font en général la plupart des ethnographes, me contenter de recouper l'information trouvée dans l'article Wikipédia par d'autres témoignages. Il y avait d'une part une vidéo du WikiMOOC de 2017 qui renforçait l'idée que « fournir l'infrastructure technique, les serveurs pour le cinquième site Web le plus visité au monde, ce n'est pas gratuit. »[V 14]. Alors que deux ans plus tard, une personne très active au sein du mouvement interviewée en 2019 sur France Inter[V 15] affirmait que sur « 90 millions de budget », « à peu près entre 50 et 60 millions viennent pour les serveurs ».

S'intéresser aux chiffres plutôt que se focaliser uniquement sur le récit des acteurs s'avéra donc être une démarche porteuse de vérité dans le contexte de mon travail ethnographique. Cela m'encouragea pour la suite à tirer profit des nombreux sites de traitements automatiques des données quantitatives produites dans l'espace numérique Wikimédia. Grâce à eux je pouvais accéder de manière objective à certaines réalités du mouvement, tout en étant dispensé de produire moi-même ce traitement d'informations.

Mais il me restait encore à traiter cette gigantesque quantité de textes accessibles depuis les nombreux lieux de discussion disséminés dans l'espace numérique du mouvement. Je parle ici des nombreux forums, pages de discussion, de prises de décisions, espaces blog, journaux, info-lettres, listes de diffusion, et autres espaces d'écriture qui formaient un véritable big data textuel au cœur de mon terrain d'observation. Ce qui me plaçait finalement dans une situation similaire à celle d'Olivier Servais, cet ethnographe du monde virtuel Warcraft, qui en était arrivé à produire cette réflexion suivante[B 90] :

C’est un peu comme se trouver dans un café du commerce bondé où on ne peut saisir l’entièreté de ce qui se dit, de ce qui se joue. On peut mettre en place un dispositif technique pour enregistrer tout ce qui se dit, se fait dans cette pièce et être confronté à ce big data. Reste qu’ici c’est l’essence même du terrain, il produit par lui-même des datas massives, et il est souvent impossible de pré-sélectionner avant analyse. Face à cette menace de noyade par le texte, l’anthropologue doit apprendre de nouvelles stratégies de terrain et de traitement des données. Or, la démarche d’ethnographe demeure avant tout de nature foncièrement compréhensive, et conséquemment qualitative. Comment dès lors concilier cette gestion de données massives avec une ambition qualitative ? Comment faire du big data textuel qualitatif dans ce contexte numérique ?

Une partie de réponse à ce questionnement fut donc apportée précédemment en expliquant qu'une approche quantitative peut, elle aussi, avoir une nature foncièrement compréhensive, mais sans résoudre la question du big data textuel dans son ensemble. Et il me falait donc trouver de nouvelles stratégies. L'une d'entre elles consiste à répondre à l'angoisse d'aboutir à une vision partielle et potentiellement fausse de son terrain d'étude en faisant l'impasse sur certains corpus. Alors que d'un autre côté, il n'est pas du tout évident de se lancer dans un traitement automatique et informatisé du langage naturel dans le but de traiter la moindre conversation. En plus des compétences intellectuelles que cela demande, il faut effectivement encore y ajouter le temps d'investigation et la puissance du traitement informatique, tout ceci en faisant l'impasse du « panorama contextuel » dont l'importance fut soulignée par Olivier Servais[B 90].

Après plusieurs années de tâtonnement, j'en suis finalement venu à établir une sorte de compromis reposant sur un processus d'aller-retour entre une suite d'investigations tantôt ethnographiques et tantôt automatisées. Autrement dit, par moments, je me suis attelé à un traitement informatique et statistique des données textuelles utiles à mon observation participante, alors qu'à d'autres moments j'ai poursuivi mes observations de terrain en consultant de nombreuses discussions informelles ou en participant à de nouvelles, de telle sorte qu'au retour de ces expériences, je pouvais alors orienter mes choix dans mes traitements informatiques, et ainsi de suite. Outre le fait de mobiliser les deux approches, cette méthode m’apporta aussi cet autre avantage de m'offrir un recul régulier par rapport à mes observations de terrain et des pauses fréquentes dans mes traitements informatiques.

Voici donc un exemple en guise d'illustration. Il se fonde sur l'observation de la plus importante des 300 listes de diffusion produites et gérées par le mouvement Wikimédia. Tous les échanges de courriels au sein de ces listes sont archivés mois par mois, historicisés et rendus librement disponibles sous licence CC.BY.SA au niveau du site Wikimédia Mailservicies[S 208]. À partir des archives de la liste de diffusion intitulée « Wikimedia-l »[S 209], réputée comme espace de discussion central de la communauté wikimédienne au sens large[S 210], il me fut ainsi possible de constituer un corpus et de le soumettre à une analyse textométrique à l'aide du logiciel de traitement automatique du langage naturel intitulé TXM.

Ce programme me permit par exemple de découvrir suite à une simple requête lexicale, que le mot « the » apparaissant en premier par ordre de fréquence avec 1 869 554 occurrences, était suivi du signe « @ » qui en avait 879 105 et du mot « gmail » apparu 877 346 fois. Cette simple requête me permettait donc déjà de découvrir qu'une toute grande majorité des personnes inscrites à cette liste de diffusion l'avait fait au départ d'un compte Google. En poursuivant l'analyse des occurrences je découvris alors que les premiers prénoms qui apparaissent dans cette liste étaient « Gerard » (27 888 fois), suivi de « Erik » (21 924 fois) et de David (20 624 fois).

En peaufinant encore un peu plus, je découvris que le prénom « Gérard » était associé à la personne de « Gerard Meijssen » (11 096) dont l'identité fait partie des entrées de Wikidata[S 211] et à celle de « David Gerard » (12 717) qui possède une page d'utilisateur très détaillée sur le projet Wikipédia[S 212]. Le prénom « Erik » pour sa part, était principalement associé à la personne d'« Erik Moeller » (8 616) qui fait l'objet d'un article dans Wikipédia[S 213]. Grâce à ce traitement basique, j'avais donc déjà réussi dans un premier temps, à repérer les personnes les plus actives au sein de cette liste de diffusion, et dans un second temps à découvrir leurs profils et même leur adresse de courrier électronique si jamais il me semblait utile de les contacter.

Au départ de fonctions plus poussées, TXM offre aussi la possibilité de produire des graphiques qui permettent de visualiser l'évolution de la fréquence d'un mot dans le temps et au départ d'un corpus conversationnel. En utilisant le mot « harassement » (harcèlement en français) j'ai donc pu visualiser dans le temps le nombre de fois que le mot apparaissait dans la liste de diffusion Wikimedia-I. J'ai donc pu constater que la question du harcèlement était apparue relativement tôt au sein du mouvement et qu'elle revenait régulièrement à la surface des conversations de manière périodique. Ensuite et grâce à cette échelle de temps, il est alors plus facile de retrouver dans les historiques des espaces de discussion durant les périodes indiquées. Mais lorsqu'un corpus est déjà compilé, comme ce fut le cas de toutes les archives de la liste de discussion en question, le mieux, en matière de rapidité, est alors de mobiliser une autre fonction du logiciel TXM, qui permet de partir à la découverte de toutes les concordances du mot « harassement » au sein du corpus. De manière concrète, cela permet alors d'afficher la liste complète des portions de textes qui précèdent et succèdent au mot harassment (figure 8.5), de sorte à pouvoir resituer le contexte dans lequel est employée l'expression et d'en identifier les utilisateurs dans le but de poursuivre une éventuelle lecture plus attentive ou de contacter les auteurs en cas de question.

 
Fig. 8.5. Graphique illustrant la recherche en plein texte par concordance du mot « harassment » dans le corpus tiré de la liste de diffusion archivewikimedia-l (source : https://w.wiki/4qa9).

De retour sur le terrain, il est alors possible de porter davantage d'attention sur la question du harcèlement afin d'illustrer le phénomène dans le but d'en faciliter la compréhension. Je pouvais alors le faire en faisant référence à mon propre vécu dans un style autoethnographique, ou alors en faisant référence à d'autres témoignages très documentés publiés par une contributrice francophone[S 214]. D'autres analyses textométriques plus poussées[M 83] et basées cette fois sur de nouveaux corpus formés au départ des espaces de discussion sélectionnés filtrés en fonction de l'activité de l'utilisatrice, pouvaient ensuite me permettre de comparer son discours avec les faits réels retrouvés dans les archives de Web.

Faire une recherche ethnographique dans un espace du Web producteur d'un big data textuel et numérique, demande donc la mobilisation de pratiques et de compétences qui ne sont pas forcément transmises lorsque l'on apprend à réaliser des ethnographies traditionnelles hors-ligne. En général, tous ces apprentissages ne font d'ailleurs pas partie du cursus universitaire en sciences sociales, et peut-être moins encore lorsque l'on s'oriente vers l'anthropologie. Il faut donc les apprendre par soi-même, et souvent au sein d'autres disciplines telles que l'informatique ou la linguistique, alors que celles-ci n'adhèrent pas forcément à vos questions de recherche ni à vos méthodes périphériques. Autant de raisons pour lesquelles en fait, je n'ai finalement jamais réussi à fournir ce que l'on attendait de moi dans le cadre du travail de clôture du cours de traitement automatique du langage naturel dispensé par la faculté de philosophie, art et lettres de mon université et principalement fréquenté par des linguistes[S 215].

Ensuite, et à moins que l'on ne force la situation, un terrain d'étude accessible via le Net se différencie aussi du terrain hors-ligne par le fait qu'il reste toujours proche de vous, y compris tout au long de votre travail d'écriture. Plutôt que de m'en plaindre en me souvenant que pour Claude Levis-Strauss : « la méthode propre de l'anthropologie se définit par cette " distanciation " »[B 91], il m'a semblé plus intéressant d'en tirer profit. Car grâce à la proximité de mon terrain d'étude tout au long de mon travail d'écriture, j'en suis venu à établir un dialogue avec les acteurs de terrain au sujet de ce que j'étais en train d'écrire sur eux et sur les projets et environnements d'éditions dont bon nombre d'entre eux avaient expérimenté plus que moi.

Un travail de recherche dialogique

Après avoir décidé d'écrire le résultat de mes recherches au sein même de mon terrain d'étude et sous les yeux des personnes qui y sont actives, il m'est donc venu à l'esprit de les inviter à relire et à commenter mes écrits selon une procédure peu courante en sciences sociales. Comparée à d'autres types d'« écritures anthropologiques »[B 92], l'écriture de cette thèse ne doit pas être assimilée aux « écritures plurielles » dans lesquelles on se met à « écrire avec »[B 93] mais bien à une écriture collaborative et dialogique dans laquelle je favorise la collaboration avec les acteurs de terrain dans le but de confronter mon point de vue « etic » de chercheur aux points de vue « emic » des acteurs[B 75].

 
Fig. 8.6. Photo prise lors d'un dialogue tenu avec l'ancienne directrice de la Fondation Wikimedia Katherine Maher lors de la conférence WikiIndaba de 2018 à Tunis (source : https://w.wiki/3GZ2)

Il est en effet coutume au sein du mouvement Wikimédia et dans le projet Wikipédia notamment, d'entamer une discussion dès qu'il y a divergences d'opinions entre deux contributeurs travaillant sur un même sujet. Traditionnellement ces échanges se déroulent sur des pages de discussion annexées à chaque page web des sites Wikimédia reposant sur le logiciel MediaWiki,et auxquelles on peut directement accéder en cliquant sur l'onglet « Discussion » présent en haut de chaque page de contenu. Puisque les pages Web sur lesquelles je rédige cette thèse de doctorat possèdent aussi chacune une page de discussion de ce type, j'ai donc eu l'idée d'en profiter pour y inviter les membres du mouvement à débattre au sujet de ce que j'écrivais à leur sujet et au sujet de ce qui les entoure. Ces discussions furent ainsi établies sur une page de discussion principale[S 216] qui porte sur l'ensemble de mon travail et qui est équipée d'un système de discussions structurées afin de faciliter les échanges avec ceux qui ne connaissent pas l'usage du wikicode. Tandis que parallèlement à cela, chaque chapitre possède sa propre pages de discussion, éditables en wikicode cette fois.

Profitant de tout ceci, j'ai donc incité les acteurs du mouvement à entrer en dialogue au sujet de ma recherche, en postant régulièrement des messages d'invitation sur les principaux espaces de type forum disponibles au sein du mouvement Wikimédia. Ces démarches n'ont pas forcément abouti à un nombre exceptionnel d'échanges, mais aura par contre engendré un nombre important de consultations, puisque la page de présentation de ma thèse sur Wikiversité fut visitée au total 8404 fois entre le dix octobre 2019 et le treize mai 2022, avec donc une moyenne de 9 visites par jour avec des pics journaliers pouvant atteindre 150 visites[S 217]. Pour peu que l'on adhère à cet adage bien connu « Qui ne dit mot consent ! » la faible quantité de discussions apparues par rapport à la relativement grande fréquentation des pages a donc un côté plutôt rassurant. Comme nous allons le voir avec cette conversation titrée « Avis de travail en cours »[S 218] reprise ci-dessous et tiré du forum principal de Wikipédia en français appelé « le bistro », certaines discussions au sujet de ma thèse se sont aussi déroulées en dehors du projet Wikiversité.

Bonjour,

J'ai entamé la rédaction d'une thèse de doctorat publiée sur Wikiversité et portant sur le mouvement Wikimédia. Le premier chapitre de ce travail consacré à la méthodologie est actuellement prêt à être relu par les personnes actives au sein du mouvement. La mise en forme du texte n'est pas terminée et l'orthographe doit y être déplorable, mais j'aimerais le soumettre à réaction avant un prochain rendez-vous avec mon comité d'accompagnement dans le cadre d'une épreuve de confirmation. J'invite donc toutes les personnes intéressées à réagir librement sur la page de discussion consacrée au chapitre. Si le cœur vous en dit, vous pouvez aussi corriger l'une ou l'autre faute d'orthographe durant votre lecture. Je vous en serais très reconnaissant. En vous remerciant d'avance et vous souhaitant une belle journée à tous. Bien cordialement, Lionel Scheepmans Contact Désolé pour ma dysorthographie, dyslexie et "dys"traction. 31 mai 2019 à 01:43 (CEST)

Intéressant, mais, à part l'orthographe, qui écrit la thèse, le doctorant ou la communauté Wikipédia ? – Siren – 31 mai 2019 à 14:12 (CEST)

Bonjour Siren, Pour répondre à la question: Au niveau des mots et des phrases, c'est le doctorant. Au niveau de la connaissance et des idées, c'est le doctorant et la communauté, celle de Wikipédia mais aussi celles de tous les projets soutenus par la Fondation. Si la question est posée, c'est sans doute que les choses ne sont pas assez claires. Je vais donc tenter de reformuler les choses de façon plus explicite. D'ailleurs cette présente interaction entre nous illustre déjà en partie l'idée d'une construction dialogique de la connaissance. Dans le cadre de mon doctorat, elle ne peut malheureusement pas être similaire à ce qui se passe sur Wikipédia. Ce travail débouche sur un diplôme, et dans le monde académique qui m'entoure, pour se voir attribuer le titre de docteur, il faut défendre seul une thèse réalisée en solo. Ceci dit Jimbo Wales a reçu de mon université le titre de docteur honoris causa, sans avoir écrit aucune thèse. Donc voilà, il y a bien d'autres personnes encore qui en savent bien plus que moi sur le mouvement Wikimédia et ce serait donc idiot et présomptueux de ma part de ne pas les inviter à entrer en dialogue autour de l'écriture de ma thèse. Déjà un grand merci pour les corrections orthographiques et une belle fin de journée ! Lionel Scheepmans Contact Désolé pour ma dysorthographie, dyslexie et "dys"traction. 31 mai 2019 à 23:45 (CEST)

Ouaaah, je vais faire un tour par désœuvrement sur cette page, et chtonk ! scotch. Absolument passionnant, ce truc, je recommande fortement la lecture ! Alors, évidemment, comme toutes les thèses dans un domaine pas mien, c'est tellement concentré que pour mon pauvre esprit va falloir un tit moment pour tout absorber, mais déjà des réflexions fusent.

Par exemple j'adore l'idée de base que l'objet de recherche, ancré dans la vraie de vraie réalité, met en forme les méthodologies et pas le contraire, ce qui est pourtant normalement ce qu'on nous enseigne. Je suis bien d'accord pourtant, nos tendances à déterminer des cadres stricts, bien léchés, universels, etc. ça vient d'une époque (disons depuis le XVIIIᵉ) où on va favoriser la création de catégories avant même de mettre des objets dedans, une volonté de tout régenter, en quelque sorte, de tout classer et universaliser, de produire des cadres vides. Très Newtonien. Peut-être lié à l'ensemble des représentations du temps (le milieu temporel), chais pas.

J'aime aussi, intuitivement, la réflexion sur l'imaginaire et sa force de construction ! Un dernier point sur le premier chapitre (je vois qu'il y a eu plein d'ajouts), il est dit que les sciences sociales ne prétendent pas à définir un ensemble de paramètres absolus qui rendent les expériences reproductibles, contrairement aux sciences autres, dites dures. Mais à mon avis, dans les autres sciences non plus. On y prétend, on prétend faire reproductible, mais c'est juste un outil utile. Les paramètres y sont soumis aux mêmes différences, simplement les sciences dures tendent aussi à des applications et donc veulent être opérationnelles. Un peu comme si on faisait un raisonnement en coupant le chemin à faire en petites étapes (comme Descartes) pour atteindre le but, mais qu'on est bien conscient que le chemin en tant que tel n'existe pas, c'est nous qui l'avons créé pour résoudre le problème.--Dil 31 mai 2019 à 23:57 (CEST)

Merci pour ce retour encourageant Dil ! Lionel Scheepmans Contact Désolé pour ma dysorthographie, dyslexie et "dys"traction. 2 juin 2019 à 01:42 (CEST)

Ce petit échange parmi bien d'autres me fut très précieux pour savoir si ma démarche était bien comprise par toutes et tous tout en me rassurant sur le fait que mes analyses et argumentations tenaient aux vues des critiques des acteurs de mon terrain d'étude. Cela me permit ensuite, et ce fut là un véritable cadeau en ce qui me concerne, à certains relecteurs de mes travaux, de corriger les nombreuses erreurs syntaxiques, typographiques ou orthographiques qu'ils y trouvaient. Certaines lectures furent même si attentives, qu'une personne en arriva un jour à corriger une erreur d'encodage située dans l'un de mes tableaux d'analyse des finances de la Fondation Wikimédia[S 219]. Je profite donc encore une fois de l'occasion pour dire que je ne serai jamais assez reconnaissant pour toute cette l'aide que la communauté Wikimédia m'a apportée sous forme de dialogues ou de corrections.

Pour la suite, il me reste aussi à signaler que Mondher Kilani parlait déjà d'écriture dialogique dans le courant des années nonante, lorsqu'il citait pour exemple les écrits de Philippe Descola[B 94], de Jeanne Favret-Saada[B 95], et les siens[B 96], dans un autre ouvrage où il décrivait sa propre expérience de la sorte[B 61] :

Mon texte n'est pas l'évocation d'une expérience subjective irréductible. Il est autant le produit d'une "vérité" négociée avec les oasiens qu'une construction explicitement adressée à un public lointain pour lequel je reconstruis les différents contextes de cette négociation.

De son côté, Frédéric Laugrand a mis au point une autre démarche dialogique, en proposant des ateliers de transmission intergénérationnelle des savoirs (ATIS). Ceux-ci visent à construire de manière collaborative un savoir entre des chercheurs et acteurs participants dans une dynamique de transmission à destination des jeunes par le « faire comme si », avec pour objectif final de produire des documents sous forme de verbatims ultimement validés par les participants[B 97]. Cependant, ma propre expérience ne pourrait être assimilée à ce type de production de savoir collectif, ni même être comparable à « une écriture dialogique plaçant le témoignage personnel et la voix des autres au centre du récit anthropologique »[B 98] telle que celle décrite par Kilani. Ce à quoi elle ressemble en fait, c'est plutôt à l'expérience de Tom Boellstorf, qui au cours de son ethnographie de Second Life, organisait des groupes de discussion au sein de sa maison virtuelle baptisée « Ethnographia »[B 99].

Mais avant de pouvoir profiter pleinement de ce type de dispositif dialogique, encore fallait-il que je sois capable de maîtriser un minimum le langage de mes interlocuteurs. Joseph-Marie de Gérando, l'un des précurseurs de l'anthropologie moderne, n'écrivait-il pas dans le journal de la société des observateurs de l'homme que « Le premier moyen pour bien connaître les Sauvages [expression commune à cette époque], est de devenir en quelque sorte comme l'un d'entre eux ; et c'est en apprenant leur langue que l'on deviendra leur concitoyen. »[B 100] Dans le cadre du mouvement Wikimédia, il ne s'agira bien sûr pas d’appendre les plus de 300 langues pratiquées par sa communauté, mais certainement d'acquérir une maîtrise suffisante de l'anglais qui s'est imposé comme lingua franca du mouvement au même titre que nombres autres organisations internationales.

De manière plus laborieuse ensuite, il me fallut aussi apprendre certains langages informatiques indispensables à une profonde compréhension de l'environnement numérique Wikimédia. Le wikicode fut le premier d'entre eux et son apprentissage fort heureusement ne constitua pas un obstacle insurmontable, bien qu'il nécessite tout de même un certain temps d'assimilation. Malheureusement, dans les débats techniquement plus poussés, ce premier acquis apparut rapidement insuffisant pour prétendre à une pleine compréhension des enjeux. Pour ces raisons, j'ai alors pris la peine de m'initier aux principaux langages informatiques utilisés au sein du mouvement que sont l'HTML, le CSS, le JavaScript et le PHP. Sans pour autant en acquérir la maîtrise, cela me permit de comprendre que chaque langage informatique a son propre vocabulaire et sa propre grammaire, dans lesquels se véhiculent, au même titre que les langages naturels, un imaginaire singulier et une façon propre de percevoir son environnement.

Toutes ces dispositions propices aux dialogues m'ont donc permis d'établir de nombreux échanges écrits et verbaux avec les membres de la communauté Wikimédia grâce auxquels j'ai pu mieux appréhender l'univers Wikimédia, tout en récoltant des avis au sujet de mes travaux de recherches. C'est là une démarche qui contraste avec cette habitude rencontrée dans le milieu universitaire qui consiste à informer ses collègues de ses écrits seulement après publication. J'ai reçu ainsi un jour un courriel de Mondher Kilani qui me faisait part d'un article qui analysait la crise Covid-19 de manière très intéressante. Malencontreusement, j'y ai trouvé une erreur d'interprétation du terme « Bullshit Job » utilisé par David Graeber[B 101] dont je me suis empressé de lui faire part, mais sans doute trop tard puisque l'article avait déjà publié sur le Web en version PDF[B 102]. À l'inverse de cette expérience, tous les échanges et relectures suscités dans le cadre de mes travaux d'écriture ont été faites avant la publication finale de mon manuscrit. Cela me permit bien évidemment de rectifier certaines erreurs et même de changer de point de vue sur certains sujets, mais la chose la plus intéressante sans nul doute, fut l'apparition d'une nouvelle forme d'ethnographique durant laquelle j'ai pu m'observer moi-même en train d'observer et d'être observé par les acteurs de mon terrain d'étude dans une sorte de processus à la fois itératif et réflexif, aboutissant à une sorte de mise en abîme que je finis par appeler « pratique ethnographique récursive ».

Une pratique ethnographique récursive

Pour expliquer cette nouvelle pratique ethnographique que je qualifie de récursive, nous pouvons repartir de la discussion de bistro reprise en citation dans la précédente section de ce chapitre. On y voit qu'en faisant appel à une relecture de mes travaux, j'ai suscité l'apparition d'un nouvel évènement qui sera devenu l'objet d'un nouveau compte rendu ethnographique. De manière récursive, ce complément d'écriture peut ensuite être sujet à de nouveaux commentaires, et donc de nouveaux évènements qui pourront éventuellement compléter mes travaux d'écriture. On observe donc dans ce va-et-vient un processus d'« itération concrète » et d'« itération abstraite » tel que formulé par Olivier de Sardant[B 75], mais qui prend une nouvelle dimension réflexive, puisqu'en plus d'agir entre informateurs, information et problématique, il s'agit aussi de s'observer et se décrire soi-même tel que l'on se voit et ici plus précisément tel que l'on se relit sur son terrain d'étude (Figure 8.7).

 
Fig. 8.7. Dessin récursif d'une femme qui se dessine en train de dessiner la situation dans laquelle elle se trouve à l'instant présent où elle se dessine. (source : https://w.wiki/$eu)

J'aurais aimé intituler cette nouvelle pratique l'« ethnographie récursive » mais l'expression fut déjà utilisée par Amiria Salmond dans le cadre d'une réflexion ontologique au sujet d'un projet de numérisation de trésors tangibles et intangibles de la culture Maori intitulé taonga. Pour cette autrice, l'approche récursive « cherche à explorer comment l'analyse est façonnée en fonction de la manière dont les objets d'étude arrivent à générer une attention ethnographique »[B 103]. L'ethnographie récursive selon Salmon représente donc « une simple observation de la configuration ethnographique »[B 104], alors que ma propre expérience ethnographique s'apparente plutôt à une mise en abîme. Afin d'éviter toute confusion et par respect d'un travail intellectuel antécédent au mien, je prends donc le soin de distinguer l'expression « ethnographie récursive » introduite par Salmond, à celle de « pratique ethnographique récursive » que j'emploierais pour intituler ma propre expérience.

Un autre exemple de cette mise en abîme ethnographique apparaîtra au sein de mes recherches lorsqu'il m'est venu l'idée de réécrire l'article Wikipédia traitant du mouvement Wikimédia[S 220] pour ensuite importer mon travail au sein de ma thèse de doctorat[N 19]. Avant son importation, j'avais pris la peine de proposer l'article au label de bon article[S 221] dans le cadre d'un processus d'évaluation établi par les éditeurs de Wikipédia. Son évaluation se sera déroulée sur une page de discussion associée à l'article et aura duré 15 jours (du 6 au 20 février 2020). Elle fut l'occasion pour les participants de partager leurs avis et de justifier leurs votes[S 222].

Bien que la candidature ait été rejetée[N 20], l'évènement aura considérablement augmenté l'audience de l'article[S 223] et de sa page de discussion[S 224]. Pourtant, cette dernière n'aura fait l'objet que d'une dizaine d'échanges entre les contributeurs et moi-même portant respectivement sur la candidature prématurée de l'article, sur la présence de nombreuses fautes d'orthographe, et surtout sur la quantité disproportionnée de sources primaires au vu de ce que l'on attend d'un article Wikipédia[S 225]. Ces discussions constituèrent ainsi un matériel ethnographique précieux que je repris dans l'écriture de ma thèse qui par la suite et selon le processus dialogique précédemment décrit, fera l'objet d'un appel à discussion qui fournira peut-être à son tour de nouvelles observations ethnographiques qui pourront être potentiellement reprises dans mon travail d'écriture et ainsi de suite.

En plus de produire de nouvelles observations ethnographiques, cette pratique récursive a aussi pour avantage de limiter des risques apparentés à ce que les études sur la subalternité identifient comme « violence épistémique » au sein de laquelle les chercheurs « ne tolèrent pas les épistémologies alternatives et prétendent nier l'altérité et la subjectivité des Autres »[B 105], les acteurs du mouvement Wikipédia dans notre cas de figure. Sous une autre forme, cette violence peut aussi apparaître dans les questions posées par un chercheur ou lorsque ce dernier aborde des sujets qui ne sont pas souhaités[B 106], ou encore lorsqu'il n'offre pas l'opportunité aux acteurs de son terrain d'études de discuter de ses hypothèses.

Grâce au processus dialogique que j'avais pris le soin de mettre en place et à la pratique ethnographique récursive qui en découla, cette situation fut précisément évitée lorsqu'une bénévole du mouvement Wikimédia me fit part de son désaccord sur la page de discussion du cinquième chapitre de ce travail. Attirée par une invitation à la relecture du chapitre laissé sur le bistro de Wikipédia qui fut déposée juste après avoir notifié les personnes que j'avais citées, elle me fit part aussi de ce ressenti tout à propos[S 226] :

Il me semble qu’il y a dans cette posture de recherche sur l’objet "recherché" un problème éthique puisque le chercheur dans ce cadre n’analyse pas l’impact de ses activités de recherches sur la communauté bénévole (et le temps qu’il lui fait perdre). De plus, ma grande déception a été de constater que bien qu’il [un chercheur dont elle ne cite pas le nom] ai indiqué partager nombre de mes préoccupations philosophiques, rien n’en transparaissait dans son travail final. Il y avait là une certaine hypocrisie, ou un manque de courage je ne sais, mais je ne me suis pas sentie respectée, ayant eu l’impression d’être examinée comme une bête de foire, avec des conclusions au final erronées, parce qu’il n’avait pas même discuté et soumis ses hypothèses de travail, tout en examinant de façon intrusive l’écosystème qui est une partie importante de ma vie de wikipédienne.

Il m’apparaît donc important en tant que chercheur d'éviter autant que possible que ce type de violence apparaisse dans mes pratiques, et que si par malheur cela arrivait, il y aurait alors des dispositifs qui en permettraient alors la détection et la rectification. C'est pourquoi, j'ai pris la peine de notifier toutes les personnes citées dans mon travail d'écriture pour qu'elles puissent réagir aux propos qui les concernent. Et pour respecter le souhait d'anonymat des personnes actives sous le couvert d'un pseudonyme, j'ai ensuite pris la peine de ne jamais relier ces pseudonymes à une identité réelle dès lors que cela n'a jamais été fait précédemment au sein des projets. À nouveau, la relecture de mon travail par les personnes concernées leur permettra de réagir en cas de besoin.

Il serait malhonnête enfin de cacher que toutes les pratiques innovantes qui viennent d'être présentées apportent aussi malheureusement leur lot d'inconvénients. Tout d'abord, cela nécessite des compétences techniques plus élaborées et plus de temps d'investigation par rapport à la rédaction isolée d'un travail ethnographique avec un logiciel de traitement de texte. Ensuite, ce genre de pratique donne toujours envie d'aller plus loin dans l'utilisation du potentiel offert par le numérique, mais avec le risque non négligeable de s'éloigner des attentes, habitudes, voire préjugés du milieu universitaire qui sera ultimement chargé d'évaluer le travail accompli et la manière dont il fut réalisé. Et puis enfin, il faut aussi au bout du compte se prémunir des risques de déformation de la réalité par l'imaginaire des acteurs qui pourraient influencer d'une mauvaise manière les perceptions premières, ou bonnes intuitions du chercheur, raison pour laquelle il me semble aussi important de baser son étude sur des faits et pas uniquement des paroles.

Une induction qualitative basée sur les faits aussi bien que la parole

L'hypoitético-déduction et l'hypotético-induction sont deux méthodes couramment utilisées en sciences sociales. La première débute souvent par une question de départ, comme guide à la sélection de modèles, d'hypothèses et de concepts. Ceux-ci sont ensuite articulés en dimensions et composants dans le but de les vérifier ou infirmer à l'aide d'un ensemble d'indicateurs. La seconde méthode au contraire, fait le trajet inverse et commence par une observation pour ensuite seulement produire des indicateurs empiriques qui permettront de construire ou de récupérer des concepts, hypothèses, dans le but éventuel de produire ou de confirmer un ou plusieurs modèles théoriques[B 107].

Par tradition peut-être, ou en raison de son histoire et de certaines convictions partagées, la méthode inductive fut celle choisie par les anthropologues. Elle fut aussi mon propre choix influencé très certainement par mon environnement de travail mais aussi, comme cela sera bientôt discuté, en raison de nombreux biais cognitifs possibles qui peuvent se développer lorsque l'on commence son travail de recherche en se basant sur des concepts, hypothèses ou modèles théoriques, aussi savants ou inébranlables qu'ils puissent être.

Dans le cadre de cette étude inductive, il est donc fort probable que certains lecteurs soient en manque d'un chapitre entièrement consacré à la problématique du lien entre mon terrain de recherche et les ressources théoriques adéquates pour son étude[B 107]. Cependant, ces ressources théoriques sont bel et bien présentes dans cet ouvrage comme en témoignera d'ailleurs une imposante bibliographie. Mais plutôt que d'être concentrées dans un seul chapitre, celles-ci sont disséminées tout au long du texte au fur et à mesure que je développe mon argumentation. Cette argumentation sera donc inductive et basée sur une certaine « rigueur du qualitatif » défendue par Olivier de Sardan et articulée autour d'« indicateurs qualitatifs » qu'il intitule lui-même « descripteurs » en les définissant de la sorte[B 75] :

Chaque enquête produit ses propres descripteurs : déterminer des thèmes de " séquence de vie " à recueillir, mener des enquêtes systématiques sur la sémiologie populaire, organiser une série précise d'observations ciblées, se focaliser sur quelques acteurs-clés éminents ou obscurs, faire un panorama approfondi des associations existantes, choisir des conflits significatifs… Dans les études comparatives multi-site, de plus en plus nombreuses, la construction de descripteurs communs est par ailleurs indispensable pour permettre une certaine homogénéité des données produites, et assurer ainsi leur comparabilité.

 
Fig. 8.8. Auto portrait d'une personne faite au départ de son ombre dont les proportions anatomiques sont déformées (source :https://w.wiki/3GZS)

C'est donc sur la base d'un ensemble de descripteurs très variés, produits à partir d’informations authentiques, que repose l'architecture de ce travail de recherche. Parmi ces indicateurs se trouvent certains témoignages sous forme de verbatims, de vidéos ou encore d'enregistrements sonores récoltés au sein des archives du mouvement. Cependant, il m'est toujours apparu discutable de se baser uniquement sur le discours de certains acteurs pour se faire une représentation fiable de la réalité. L'histoire de la socio-anthropologie nous a en effet démontré que les dires des acteurs de terrain pouvaient dans certains cas contenir de graves omissions voire des erreurs flagrantes par rapport à une réalité qu'il est parfois difficile de verbaliser ou qui ne semble par répondre aux attentes du chercheur.

Parmi les exemples les plus connus figurent les travaux de Marcel Griaule en pays Dogon, et notamment son ouvrage intitulé Dieu d'eau : entretiens avec Ogotemmeli[B 108] contesté par la suite par Wouter Eildert Albert van Beek[B 109] qui s'étonna entre autres que « la trajectoire initiatique de Griaule n'a jamais été mise en parallèle ou même approchée par aucun de ses élèves »[T 49] alors que « la variation culturelle interne entre les Dogons peut être un facteur des inévitables styles et interprétations personnels »[B 109]. Comme autre exemple dans le milieu anglophone cette fois, on trouve « mythe anthropologique »[B 110] que certain voient dans les travaux de Margaret Mead publiés dans son ouvrage Coming of age in Samoa[B 111]. Critiqués à maintes reprises, les résultats de cette recherche auront eux aussi été remis en cause par Serve Tcherkésoff cette fois lors d'une enquête subséquente qui permit d'apprendre que la chercheuse « habitait au poste américain de l'île et conduisait des entretiens, par interprètes, avec une cinquantaine de jeunes filles »[B 112].

Ces deux controverses anthropologiques, ajoutées à ma propre découverte du mensonge perpétué depuis 2009 sur la destination des dons offerts au mouvement, suscitent donc une réflexion quant à la validité des informations recueillies lors d'entretiens individuels. Si l'on veut distinguer la pure réalité de sa reconstruction et de sa représentation dans l'esprit des acteurs[B 113], il est donc indispensable de prendre ses distances par rapport aux discours rapportés, tout en continuant ses recherches à partir d'autres descripteurs, plus fiables et plus proches de la réalité objective.

Les travaux de recherche de Thierry Boissière concernant un terrain exposé à des conflits armés sont une belle illustration de ce problème. Cet anthropologue se voit effectivement obligé de pratiquer ce qu'il appelle lui-même une « socio-anthropologie à distance » parmi des « informateurs skype » dont les propos sont parfois difficiles à vérifier ou à recouper[B 114]. Une situation tout à fait à l'antipode de ma propre expérience, puisque de mon côté, il m'est loisible d'observer librement, en temps réel ou de manière asynchrone, clic par clic, l'archivage presque complet de tout ce qui se passe dans la partie numérique de mon terrain d'observation. D'un côté figure donc l'expérience de Thierry Boissière qui n'a d'autre choix que de s'exposer aux risques du « syndrome narratif »[B 115] et du « reflet déformé du réel »[B 116] pour ensuite recouper autant qu'il peut les informations récoltées avec d'autres sources telles que les communiqués de presse et les réseaux sociaux. De l'autre, se trouve ensuite ma propre expérience d'un terrain que l'on pourrait presque qualifier d'holoptique tant il m'est loisible d'accéder directement à l'ensemble de ce qui est réel sans nécessité de collecter des informations au travers d'entretiens individuels ou collectifs.

Ceci étant dit, il va de soi que récolter le point de vue des acteurs autant que les mythes qu'ils véhiculent, reste une tâche tout à fait essentielle puisqu'elle permet d'accéder à l'imaginaire des communautés que l'on étudie. Cet aspect très important ne fut donc pas mis de côté dans le cadre de cette étude. Solliciter les acteurs de terrain au travers de sondages est enfin une autre démarche très utile pour produire des indicateurs statistiques représentatifs. Par chance, il me fut possible à ce niveau, de récupérer les travaux d'enquêtes précédemment réalisés par la Fondation Wikimedia ou certains centres de recherche commandités.

Ces enquêtes et sondages ne sont pas pour autant une panacée, puisqu'il s'agit d'un travail de sous-traitance au niveau de la récolte des données de terrain. Même si c'est une pratique courante dans le cadre de grandes enquêtes ou sondage, il n'est pas interdit pour autant de se questionner quant à la validité des informations. Dans le cadre d'un job d'étudiant, je me souviens en effet avoir un jour rempli, de manière aléatoire et à l'aide d'un bottin de téléphone, une bonne part des formulaires d'entretien que j'avais à remplir en questionnant des gens selon un échantillonnage stratifié lors d'une grande enquête sur le tabagisme en Belgique.

Dire ensuite que ce genre de risque ne concerne que les sondages à grandes échelles, serait passer sous silence le constat rapporté par la série Bukavu[B 117] et son exposition en ligne[S 227], qui met en évidence le travail réalisé par des enquêteurs de terrain en zone de conflit armé. En plus du manque de garantie sur la validité des informations, c'est alors un problème éthique qui apparait lorsque les noms des chercheurs du Sud engagés par des chercheurs du Nord, n'apparaissent même pas dans les publications finales. D'où ce besoin de « décoloniser la recherche » dans le but de mettre fin à la « déshumanisation et l’invisibilisation »[S 228] des chercheurs sous-traitants. Une pratique que je considère aussi fondamentale que celle de ne pas entamer ses recherches avec un esprit rempli de préjugés.

Un terrain propice à l'auto-ethnographique

Suite à tout ce qui vient d'être dit au sujet d'une certaine violence épistémique latente dans la pratique des entretiens compréhensifs[B 118], mais aussi le manque de fiabilité de cette méthode lorsque l'on s'intéresse à la réalité plutôt qu'à l'imaginaire du discours, j'en suis donc venu à m'intéresser à l' auto-ethnographie[B 119]. Ce terme est de fait très peu utilisé dans la sphère francophone des sciences sociales, alors qu'il suscite de nombreux débats dans la sphère anglophone[S 229]. Et puisque certains chercheurs francophones n'hésitent pas non plus à relater leurs vécus, et même parfois, à faire étalage de leurs émotions durant leurs travaux d'écriture, je me suis donc finalement dit qu'en adoptant ce terme d'auto-ethnographie, cela permettrait finalement de mettre un nom sur ce genre de pratique.

Et alors qu'il est courant en sciences sociales de baser ses arguments sur une série de témoignages transmis par des personnes parfois appelées informateurs de terrain, j'ai donc pour ma part adopté l'auto-ethnographie en tant que méthode d'écriture en tant que telle[B 120], mais tout en prenant garde de ne pas en faire le fil rouge de mon travail d'écriture. Il faut savoir aussi que « bien loin de l'image d'Épinal qui voudrait que les participants à une activité numérique soient interrogeables aisément »[B 121], ce n'est pas tout le monde dans le mouvement Wikimédia qui est disposé à offrir de son temps pour un entretien compréhensif. De ceci découla mon choix de partir à la récolte des témoignages déjà présents sur le Web, pour ensuite pointer les aléas de la sérendipité comme faiblesse de ma méthode plutôt que le risque « encliquetage »[B 75] au sein de certains groupes qui plus que d'autres seraient disposés à répondre à mes questions.

Pour compléter ces témoignages que je n'avais pas récoltés moi-même, l'auto-ethnographie apportait alors un autre discours complémentaire et plus intimiste cette fois, tout en ne prenant pas le risque d'ouvrir aucune grille du jardin secret d'un quelconque acteur de terrain. Un tel choix comportait évidemment le risque intrinsèque de voir ma propre histoire devenir insidieusement l'histoire du mouvement Wikimédia; dans une perspective « complaisante, narcissique, introspective et individualisée »[B 122]. Pour éviter cet écueil, j'ai donc veillé à ce que le récit de mes propres expériences ne reste qu'une option et non pas une règle, tout en veillant à porter plus d'attention à ce qui m'entoure plutôt qu'à ma propre personne. En adoptant ce principe, je me suis enfin rappelé que Mike Singleton affirmait pour sa part que narrer ses expériences représentait « le plafond et non pas seulement le plancher de l'anthropologie ». À condition toutefois de décoder les codes des acteurs de terrain pour les recoder dans les miens sans jamais « prendre les miens pour décisifs ou définitifs »[B 123].

La création d'un compte d'éditeur sur les projets Wikimédia permet d'y enregistrer et de classer automatiquement et instantanément toutes ses actions sur les serveurs informatiques de la Fondation Wikimédia[S 230]. En classant toutes ces informations sous forme d'hyperliens affichés sur des pages d'historiques librement accessibles, un tel dispositif représentait ainsi une forme de carnet de terrain numérique bien pratique pour garder trace de la moindre de ses actions lors de sa participation observante. Puisque ce processus technique s'applique aussi à chaque contributeur enregistré des projets Wikimédia, j'aurais pu aussi le mobiliser pour parcourir l'histoire d'autres personnes. Mais j'ai trouvé cette idée trop intrusive tout en étant difficile à gérer au niveau du choix des acteurs. À cela j'ai préféré parler de ma propre histoire et ne faire référence à celles des autres que de manière contextualisée et quand celles-ci venaient à rejoindre la mienne.

On me reprochera sans doute de ne pas avoir pu profiter de mes écrits à chaud concernant mes propres émotions. Ce à quoi je répondrais que j'ai bel et bien parfois retranscrit par écrit certaines de ces émotions, mais uniquement lors de mes terrains exploratoires hors-ligne, là où le besoin se faisait sentir, tandis que cela ne m'est jamais arrivé lors de mes observations en ligne. Assis devant un écran des heures durant, je pourrais effectivement parler de fatigue, de lassitude, de frustration, mais jamais de sentiment comparable à la vie hors ligne, lorsque nos cinq sens sont en éveil et que c'est le corps tout entier qui se voit sollicité. Du reste, et c'est là sans doute plus une question de goût, là où certains et certaines trouveront un grand intérêt à exprimer leurs sentiments ou lire le ressenti du chercheur, je préfère pour ma part rester proche de mon sujet d'étude et m'écarter de tout risque d'égocentrisme.

Dans le respect de mes propres valeurs et sensibilités, j'ai donc finalement décidé de mélanger aussi subtilement que possible la subjectivité de mes récits de vie sur le terrain avec l'objectivité de nombreuses observations empiriques et témoignages récoltés sur le Web. Ce fut aussi finalement une manière efficace de varier entre narration, témoignage et compte rendu de telle sorte à rendre mon texte plus accrocheur. Ceci alors que je n'aurais en aucun cas hésité de faire usage de la première personne du singulier en substitution du nous de modestie, qui m'apparait bien plus pompeux que modeste, et qui n'aurait pas eu la force du « je » pour mettre en évidence ma propre subjectivité, lors de témoignages personnels.

Parler de ma propre expérience m'est apparu enfin comme une belle occasion de faire preuve de réflexivité, tout en étant une manière efficace d'assumer et de partager pleinement ma « sensibilité »[B 124] et même mon adhésion à un terrain d'étude qui au fil du temps m'était de plus en plus proche[B 125]. Ceci à tel point que je finis par m'y sentir plus à ma place que dans le milieu universitaire auquel se rattachait pourtant mon identité de chercheur. C'est d'ailleurs grâce à ce glissement identitaire pour ainsi dire, que je pense avoir pu envisager ma recherche autrement que ce qui m'avait été enseigné durant mes études en commençant par faire le deuil de cette traditionnelle question de départ succédant à cette étape de problématisation toutes deux très appréciées en sciences sociales.

Un questionnement progressif et une ignorance de départ

Les adeptes de la démarche hypothético-déductive pourraient reprocher à ce travail de recherche de n'avoir pas fait l'objet d'une question de départ. C'est là une démarche que j'ai pourtant expérimentée moi-même dans le cadre d'un travail de sociologie intitulé « Un site de rencontres crée ou dévoile-t-il des inégalités entre les hommes et les femmes ? »[M 84]. Cependant, si cette méthode me permit d'aboutir à une connaissance très ciblée sur la communauté active dans un site de rencontres, dans le cadre de ce présent travail de recherche, elle ne pouvait définitivement pas répondre à ma motivation première d'adopter une approche holistique. Plutôt que de faciliter mes recherches en les structurant autour d'une seule question principale, j'ai donc pris le risque de traiter des dizaines de questions qui me seront venues à l'esprit en faisant de chacune d'elle, l'objet d'un travail universitaire[N 21].

En réalisant ces travaux, je me suis notamment demandé si Wikipédia n'était pas « une démocratie à deux vitesses »[M 85] ou « un nouveau média de colonisation culturelle occidentale »[M 86] et si aborder le projet sous la « métaphore du jeu »[M 87] pouvait être une approche heuristique. J'ai aussi tenté de savoir si la « démocratie et la responsabilité sociale »[M 88] était présente dans le projet encyclopédique et si l'« anonymat des contributeurs y était désirable »[M 89]. En abordant de manière plus générale le mouvement Wikimédia, je me suis alors posé des questions sur de probables « dérives éthiques »[M 90] et sur la manière d'y « inclure la culture orale »[M 91] et d'y développer une « économie plus juste »[M 92].

Toutes les réponses à ces questions me sont donc parvenues les unes après les autres pour finalement combler ma complète ignorance de départ concernant mon sujet d'étude. Rappelons-nous les quelques déboires relatés en deuxième chapitre de ce travail. Si je n'avais pas vécu ces expériences en tant que néophyte et nouvel arrivant, je n'aurais probablement pas non plus compris de la même manière comment l'abandon de la participation de nouveaux arrivants aux projets Wikimédia pouvait être lié à l'arrivée de robots de maintenance. Mon ignorance de départ m'avait donc permis de vivre moi-même une expérience naïve de nouvel utilisateur qui me permit ensuite de mieux comprendre ce que peut ressentir un nouvel arrivant lorsqu'il débarque sur un projet Wikimédia.

Voici donc une première raison pour laquelle je trouve intéressant d'entamer un terrain d'observation en toute ignorance de ce qui s'y passe. Pour le reste, je partage aussi cette intime conviction qu'une question ou hypothèse de départ peut exposer le chercheur à une perception sélective de la réalité et certains biais de confirmation. Commencer une recherche sur base d'une théorie par simple effet de mode comme cela arrive parfois, peut alors susciter, je crois, un désir de rationalisation et de réification propice à des corrélations illusoires qui peuvent potentiellement être renforcées par un effet Einstellung[B 126]. D'un autre côté, il me semble aussi que toute connaissance antérieure à une observation de terrain risque de faire apparaître de nombreux autres biais cognitifs[N 22] tel que celui lié à l'erreur fondamentale d'attribution réputée très puissante au niveau de la culture occidentale[B 127]. Ceci alors qu'en fonction de la personnalité du chercheur et de la quantité de préjugés qu'il entretient, une illusion de connaissance asymétrique est toujours à craindre avec pour risque d'entraîner certaines formes de violences épistémiques comparables à ce qui fut déjà présenté précédemment.

Tandis que l'on finira toujours par produire une « anthropologie du proche »[B 128] ou « du très proche »[B 129] au terme d'une observation participative de longue durée, il faut bien reconnaître aussi que toutes les connaissances passives concernant un terrain d'études, engrangées lors d'autres expériences ou travaux de recherches, ne peuvent jamais non plus être effacées. À ce titre, je tiens donc à signaler qu'avant le démarrage de mon observation participante au sein du mouvement Wikimédia, j'avais déjà développé une certaine sympathie et adhésion à la culture libre. Raison pour laquelle, il est donc tout à fait probable que cette prédisposition aura influencé ma perception du mouvement Wikimédia, même s’il m'est difficile aujourd'hui de m'en rendre compte. Ce que je peux affirmer par contre, c'est que ma connaissance du mouvement du logiciel libre m'aura permis sans aucun doute de mieux cerner les origines profondes du mouvement Wikimédia et d'y débusquer de nouveaux enjeux cachés de la révolution numérique.

Une inspiration en provenance des projets Wikimédia

Suite à ces multiples prises de conscience sur la manière de produire et de partager la connaissance, on est en droit de se demander pourquoi les sciences sociales[N 23] tardent tant à tirer profit des multiples possibilités offertes par le numérique et l'espace web[B 130][B 131][B 132]. Et pourquoi plus précisément, la plupart des textes de sciences sociales sont-ils rédigés avec un traitement de texte, alors qu'il est aujourd'hui possible avec des compétences très similaires, de produire des articles scientifiques sous forme de pages web. Car finalement, ce que prouve ce présent travail de recherche, c'est qu'il est possible de faire une réelle socio-anthropologie numérique par opposition à cette socio-anthropologie littéraire à laquelle nous sommes restés habitués, voire fidèles, jusqu'à présent. Car quand je dis « socio-anthropologie numérique » je ne parle bien sûr pas de « socio-anthropologie du numérique » ou de « socio-anthropologie des espaces numériques »[M 93], mais bien de faire de la socio-anthropologie avec des outils informatiques qui permettent de tirer le plein potentiel de ce que nous offre l'écoumène numérique. Ce qui veut dire en d'autres mots, inviter les sciences sociales à quitter l'« âge du papier »[B 133] pour enfin se décider à passer à l'âge numérique.

En disant cela, je ne voudrais bien sûr pas passer sous silence cette première évolution dans l'écriture socio-anthropologique que constitua l’anthropologie visuelle, mais à nouveau, et même si le procédé narratif cinématographique a toutes ses lettres de noblesse, la publication de travaux socio-anthropologiques au travers d'un site web, me semble dépasser de loin les possibilités d'une simple projection cinématographique. Incruster un extrait vidéo sur une page web ou y placer un hyper lien redirigeant le lecteur vers une autre page où il pourra visionner un document cinématographique est toujours possible. Alors qu'à l'inverse, rediriger le spectateur d'un film vers un autre document situé en dehors de la captation est impossible, sauf, si précisément la vidéo ou le film en question est diffusé sur un site web. Dans ce cas, il est alors possible de bénéficier des nouvelles fonctionnalités de vidéo interactive offertes par l'HTML5.

Produire un document scientifique à l'intérieur de l'espace web a pour avantage principal de concentrer en un seul lieu les pouvoirs des procédés narratifs textuels, sonores, picturaux et vidéographiques, tout en profitant pleinement des capacités de référencement offertes par les moteurs de recherche. Grâce aux hyperliens, c'est ensuite une nouvelle forme d'écriture dit « authentifiable » qui voit le jour, puisqu'elle offre la possibilité au lecteur d'observer par lui-même un terrain d'étude librement accessible sur le Web. Quand c'est impossible, notamment du fait de restrictions d'accès à certains espaces web ou d'observations hors-ligne, différentes captations du terrain à l'aide d'une caméra ou un appareil photo ou encore par copie d'écran sont toujours possibles. À cela, s'ajoute la possibilité pour le lecteur d'un travail en cours d'élaboration, d'en devenir le relecteur durant un processus dialogique au sein duquel il peut apporter des commentaires ou critiques à ce qu'il vient de lire.

Comme en témoignait l'arrivée du projet HyperNietzsche en 1996, et donc bien avant la naissance de Wikipédia, il n'a pas fallu attendre l'arrivée des projets Wikimédia pour que l'espace Web soit exploité par certains utilisateur pionniers du Web appliqué à la recherche. Résumé par son concepteur tel un moyen « d'expérimenter une nouvelle forme d'organisation de la recherche en sciences humaines et de communication de ses résultats, fondé sur un nouveau système de fabrication, de validation et de partage des connaissances directement géré par les chercheurs. »[B 134], le projet HyperNietsche répondait déjà à la question de savoir s’il est possible d’utiliser Internet pour la recherche en sciences humaines[S 231]. Et en répondant par l'affirmative à cette question, c'est alors tout un ensemble d'autres questions qui sont posées par l'auteur[B 135] de cette première expérience et qui attendent toujours réponse à ce jour :

[...] nous les savants, nous les dépositaires du savoir certifié [...] quel est notre modèle de diffusion de nos savoirs ? C’est un livre publié deux ans après la conclusion de la recherche, distribué en 300 exemplaires, en payant 4 000 euros d’aide à la publication ? [...] Face à l’incroyable efficacité de la diffusion des savoirs démontrée par Wikipédia, par les blogs, par toutes sortes de communautés sur le Web, qu’avons-nous à proposer ? Disposons-nous d’un modèle qui sauvegarde la complexité et la structuration nécessaires au savoir scientifique, qui tout en étant global et ouvert assure l’évaluation par les pairs, sauvegarde la paternité intellectuelle, garantisse la stabilité du texte et dispose d’un système de navigation plus sophistiqué que les listes d’occurrences ou les articles d’encyclopédie ? Jusqu’à maintenant l’humanities computing, au lieu de concevoir une nouvelle infrastructure de recherche capable d’utiliser le nouveau medium électronique dans tout son potentiel, n’a produit qu’une nouvelle discipline de niche et un ensemble de projets non coordonnés les uns avec les autres. Devons-nous y voir le signe d’un destin des sciences humaines qui seraient réfractaires à jamais aux grands projets de coordination et inexorablement condamnées à la création de nouvelles niches ?

Et si cet esprit de niche n'était rien d'autre que le maintien d'un certain « corporatisme »[B 75] ? Il est en effet connu que la science en général et les sciences sociales en particulier sont victimes d'un manque d'interdisciplinarité[N 24][M 94], qui de plus et dans les rares cas observés, doit faire face à un manque de temps lié au management des recherches et à de nombreuses formes d'instrumentalisation[B 136]. De plus, je me suis toujours demandé pour ma part pourquoi la sociologie et l'anthropologie ne font pas l'objet d'une science commune réunie par exemple sous la bannière d'une socio-anthropologie à l'image de ce qui se passe au niveau du projet Wikiversité[S 232].

Yves Grafmeyer dans une revue précisément intitulée « socio-anthropologie »[B 137] nous explique à ce propos qu'à une certaine époque « l'anthropologie, la science de l'homme, s'est consacrée principalement à l'étude des peuples primitifs »[B 138] et qu'à « l'anthropologie incombe l'étude des sociétés sans écriture où se révèlent des cultures exotiques tandis que reviennent de droit à la sociologie les sociétés avancées dans l'urbanisation et l'industrialisation. »[B 139]. Mais alors que l'expression « peuples primitifs » a totalement disparu et que les sociologues s'intéressent aujourd'hui aux territoires et cultures étrangères[S 233], comment pourrait-on encore parler d'exotisme aujourd'hui, dans des laboratoires d'anthropologie qui rassemblent des chercheurs originaires des quatre coins du monde[S 234] ?

Quant aux sociétés dites « avancées » dans l'urbanisation et l'industrialisation, il y a bien longtemps qu'elles sont apparues en dehors des frontières de l'occident. Alors que pendant ce temps, et dès la fin du vingtième siècle, des anthropologues n'ont cessé de s'intéresser au monde occidental et contemporain. Parmi les premiers travaux du genre figuraient par exemple ceux réalisés par Pierre Bouvier dans le monde du travail[B 140], auxquels on peut ajouter ceux de Marc Augé[B 141] qui rejoint Pierre Bouvier pour s'intéresser à la « Socio-anthropologie du contemporain »[B 142]. Mobiliser de nos jours la question d'exotisme et d'un prétendu stade d'avancement des sociétés issu de théories évolutionnistes désuètes pour dissocier l'anthropologie de la sociologie n'a donc plus aucun sens suite au bouleversement du projet et des pratiques anthropologiques dont témoigne Marc Abélès en introduction d'un cours d'anthropologie politique de la globalisation[V 16].

Reste alors la possibilité d’opérer la distinction au travers des méthodes. Mais, là aussi, les choses se discutent. Car suite à l'arrivée du courant interactionniste au début du vingtième siècle, notamment au sein de l'école de Chicago, les méthodes anthropologiques, telles que l'ethnographie et l'observation participante furent adoptées par la sociologie. Ceci alors qu'en 1967 déjà, Harold Garfinkel professeur de sociologie à Harvard, n'hésitait pas à utiliser l'expression « ethnométhodologie »[B 143] pour décrire sa méthode de travail. Il ressort donc de tout ceci qu'au sein d'une société globale où l'humanité tout entière est entrée en interaction, séparer l'anthropologie de la sociologie se justifie difficilement au nom d'une prétendue pertinence des méthodes. Où alors, si tel est le cas et comme cela s'est vu lors du « conflit des méthodes en sociologie »[B 144], c'est carrément au sein de chaque discipline que de multiples scissions deviennent justifiables. Et dans un tel cas de figure, pourquoi alors ne pas pousser le raisonnement jusqu'au bout en faisant de la science l'affaire d'individus autonomes et détachés de tout lien institutionnel, libres de choisir leur propre objet d'étude et leur propre méthodologie ? Et pourquoi pas aussi, aborder le réel selon différentes « vérités situées » telles que le propose par exemple Ken Wilber[B 145] avec ces quatre « quadrants » schématisés ci-dessous, qui indiquent selon lui, comment atteindre ce que j'ai envie d'appeler une « complétude étude » d'un objet donnée.

Tab. 8.1. Les quatre quadrants tels que Ken Wilber les propose pour appréhender le monde
Intérieure (subjectivité, introspection, réflexivité ...) Extérieure (objectivité, distanciation, structure, statistique ...)
Approche intentionnelle Approche psychologique[N 25] Individuelle
Approche culturelle Approche sociale Collective

Quoi qu'il en soit, ce qui semble aujourd'hui incontournable, c'est de dépasser ces guerres partisanes entre institutions et clans d'idéologies diverses, que renforce encore la course aux subsides. Car de cette situation dramatique découle l'ingérence du politique et de l'économique au sein d'une science qui en arrive à se voir complètement détournée de sa mission première. Au niveau des acteurs, il y règne d'ailleurs un climat de révolte[S 235] et un taux important d'abandons[M 95] au sein d'un milieu reconnu pour être un « panier de crabes » selon l'avis d'un employé de cabinet ministériel chargé de la recherche scientifique[N 26]. Pourtant, il est possible de faire science autrement, « loin des guerres de disciplines »[S 236], comme me le confiait un jour Rémi Bachelet, docteur en science de gestion[S 237] et contributeur du projet Wikiversité depuis septembre 2009[S 238]. Tout comme il est aussi possible de le faire avec une totale liberté quant au choix de la méthode et du sujet traité, puisque les seules limites apparues au sein du projet Wikiversité francophone jusqu'à ce jour, ont été l'interdiction de produire du contenu religieux, ni de manière explicite[S 239], ni de manière implicite comme au travers d'un raisonnement mathématique par exemple[S 240].

Et que dire ensuite du projet Wikipédia où toute personne qui y accède participe au recensement du savoir humain ? Car si l'on dépasse les postures d'oppositions de certains milieux intellectuels[B 146] pour prolonger un débat francophone largement entamé[B 147][B 148][B 149][B 150], le projet Wikipédia, ce « trouble-fête de l'édition scientifique » réputé en 2010 comme « porte d’entrée de la connaissance sur Internet »[B 151] et cinq ans plus tard comme « objet scientifique non identifié »[B 152] malgré son déni de l'expertise[B 153], cette « chimère du savoir libre » qui continue à faire face aux hautes exigences de la communication élitiste traditionnelle[B 154], ne devrait-il pas à son tour être perçu comme un lieu de rencontre interdisciplinaire ? De plus, avec une page de discussion dédiée à chaque article dans lesquelles se déroulent parfois des guerres d'édition, ne pourrions-nous pas y voir quelque chose d'équivalent et plus inclusif à ce système d'évaluation par les pairs dont les scientifiques tirent leur orgueil ?

Alors qu'en 2008 déjà, on s'intéressait aux vertus épistémiques de Wikipédia[B 155], la très grande majorité des chercheurs n'ont jamais pris la peine d'aller voir ce qui se passe au-delà de l'encyclopédie. Qui connaît, même au sein du mouvement, l'existence du Wikijournal, un journal scientifique qui vit le jour dans le projet Wikiversité anglophone ? Et qui sait aussi qu'un projet similaire fut accepté du côté francophone[S 241], mais qu'il sera resté au stade d'ébauche faute d'énergie humaine pour l'activer[S 242] ?.

 
Fig. 8.9. Illustrations sur le thème de WIkipédia et la science (source : https://w.wiki/4qaF)

Dans le journal en anglais, il est possible de proposer six personnes comme relecteurs de l'article que l'on propose à la publication[S 243], mais aussi, et cela devient plus discutable, d'en signaler six autres comme indésirables[S 244]. En ce sens, le principe d'évaluation par les pairs tel qu'il est proposé par les éditeurs du Wikijournal of humanities[S 245], dont il est intéressant de relever la diversité au niveau des disciplines[N 27], a donc une connotation beaucoup plus partisane que le système d'évaluation proposé par Wikipédia, où chaque lecteur d'un article peut remettre en question son contenu tout en restant parfaitement anonyme.

Comme autre fait troublant, il faut ensuite savoir qu'un article de Wikipédia peut se voir converti en version preprint du wikijournal[S 243] par une personne qui en assume le processus d'évaluation jusqu'à voir son nom indiqué comme auteur principal de l'article suivi de l'hyperlien labellisé « et al ». En cliquant sur ce lien, on est alors redirigé vers Xtools, un site d'analyse statistique qui permet de connaître les contributeurs qui ont participé à l'écriture de l'article original et dans quelles proportions. Une telle pratique de transfert réciproque, puisque le contenu de l'article une fois « scientificisé » retourne au sein de l'encyclopédie, illustre donc bien la proximité qu'il peut y avoir entre Wikipédia et le monde de la recherche scientifique. Et une proximité qui pose d'autant plus question quand on découvre, bien que ce cas ne semble pas généralisable, que l'auteur crédité dans l'article Rosetta Stone[S 246] publié dans le second volume du journal, n'aura pas fourni plus de 50 % des caractères présents dans le texte selon les indicateurs statistiques[S 247], alors qu'il est seul à recevoir les bénéfices de cette publication au niveau de son curriculum vitae.

Ces critiques apportées au Wikijournal, indiquent donc qu'il n'est pas ici question de faire l'éloge des projets Wikimédia à tout prix, mais bien de plaider au départ de faits vérifiables et de diverses démonstrations en faveur d'une évolution de la science en matière d'ouverture aux méthodes, pratiques et changement d'habitudes. Réciproquement, il ne s'agira pas non plus de faire le procès du Wikijournal of Humanities, mais plutôt de poursuivre ici un débat déjà entamé avec des personnes impliquées au sein du projet[S 248] tout en n'oubliant pas de signaler les qualités du journal attestées par la réception de l'Open publishing awards 2019 dans la catégorie « modèle de publication ouverts »[S 249]. Cette distinction me permet d’ailleurs de rebondir sur le fait que de nombreux journaux scientifiques sont aujourd'hui accusés de prendre en otage la connaissance humaine au travers d'un processus de marchandisation[B 156]. Ceci alors que ce genre de pratique a pour conséquence inévitable de réduire le nombre de lectures des productions scientifiques et donc, par la même occasion leur scientificité au sens popperien du terme, puisque de ces lectures dépendent leurs évaluations.

Encore une fois, ce débat sur le libre accès des publications scientifiques n'est pas nouveau et ne concerne pas non plus de la même manière tous les pays du monde[B 157]. Dès 1999, un mouvement en faveur de l'Open Science fut lancé dans le cadre du projet The OpenScience Project dont le but est d'« encourager un environnement collaboratif dans lequel la science peut être poursuivie par quiconque est inspiré à découvrir quelque chose de nouveau sur de monde naturel »[T 50][S 250]. Cette idéologie d'ouverture et de partage traduite en français par l'expression francophone « science ouverte » (à ne pas confondre avec « Science libre »[N 28]), apparut ainsi dans la continuité d'une philosophie et de valeurs préalablement diffusées par le mouvement du logiciel libre initié par Richard Stallman[N 29] qui en son temps insista sur le fait que :

[...] quelle que soit la catégorie de l'œuvre, la liberté de copier et de redistribuer de manière non commerciale devrait s'appliquer intégralement et en tout temps. Si cela signifie de laisser les internautes imprimer une centaine de copies d'un article, d'une image, d'une chanson ou d'un livre et ensuite d'en distribuer par courriel les copies à une centaine d'étrangers, alors qu'il en soit ainsi[B 158].

À ces considérations initiales, qui mettent en exergue le partage au sein du paradigme du savoir, s’ajoute ensuite « le défi de la transparence » telle qu'il se voit décrit par le virologue Bernard Rentier :

Bien au-delà de l'accès ouvert, la science ouverte s'étend sur un champ très vaste et prend en compte, dans un effort de rénovation et de modernisation, l'ensemble des problématiques de la recherche et de ses conséquences, telles que l'ouverture et la gestion des données de recherche, l'ouverture et l'inter-opérabilité des logiciels, la transparence des évaluations, l'encouragement de la participation citoyenne à la recherche et la liberté d'accès aux matières d'enseignement.[B 159]

Face à de telles revendications, il est donc à nouveau possible de s'inspirer du fonctionnement des projets Wikimédia. Car il faut se rappeler que tous ces projets reposent sur le logiciel libre MediaWiki qui fait figure de référence en matière de participation et de transparence au sein de l'espace Web. Grâce à l'archivage automatisé de tout ce qui se passe au sein de son espace numérique, et grâce ensuite à la restitution de toutes ces informations sous forme d'historique librement accessible à tous les utilisateurs, ce logiciel répond en effet de manière très efficace aux besoins de transparence réclamés par le mouvement de la science ouverte. Loin d'être un « fantasme de la technologie »[B 160], cet environnement de travail constitue donc en ce sens, une nouvelle inspiration en faveur d'une évolution de la science.

Malheureusement, le projet Wikiversité qui présentait toutes les caractéristiques nécessaires au développement de la recherche et de la formation scientifique au sein du mouvement Wikimédia, ne connut ni un grand succès, ni de grands encouragements. Rappelons-nous l'aversion de la fondation quant à l'idée de dispenser des cours et surtout de délivrer des titres de qualification dans ce projet naissant. Ce qui était proposé à l'époque n'était pourtant rien d'autre que le concept d'« eLearning » apparu en 2004[B 161]. Ce que proposait Wikiversité était donc en ce sens tout à fait avant-gardiste puisqu'il fallut attendre jusqu'à 2013 pour que l'Europe s'y intéresse ouvertement[S 251], et même 2015 pour que le nombre de cours organisés par des organismes à but non lucratif, finissent par dépasser ceux des firmes commerciales au niveau du nombre d'étudiants inscrits[B 162]. Dix ans d'évolutions donc, pendant lesquels le mouvement Wikimédia, au lieu de s'investir dans ce créneau pourtant indispensable à la réussite de sa mission de partage des connaissances, sera tombé dans l'impasse épistémique présentée dans le précédent chapitre.

Car si Wikimédia est une belle source d'inspiration quant à penser la science de manière plus démocratique, il est toutefois regrettable que le mouvement n'ait finalement pas réussi à tirer profit du potentiel qui est en sa possession. Pendant des années et jusqu'à ce jour, trop d'énergie et d'attention ont été accordés au projet encyclopédique, laissant ainsi de côté les autres projets pédagogiques dont les perspectives dépassent pourtant de loin ce que pourrait offrir une simple compilation des connaissances humaines produites dans des sphères éditoriales externes. Car finalement, c'est bien à cela que se résume actuellement la visée du projet Wikipédia dans ses versions linguistiques les plus développées. Voici donc pourquoi, le mouvement Wikimédia, bien qu'il soit inspirant en ce sens, n'échappe pas à la critique lorsqu'il s'agit de préparer une plaidoirie en faveur d'une science démocratique.

Plaidoirie en faveur d'une science démocratique

Comme annoncé en début de chapitre, le moment est donc venu de conclure avec une plaidoirie en faveur d'une science démocratique que j'adresserai autant au milieu universitaire que j'aurai fréquenté durant la réalisation de ce travail de recherche, qu'au mouvement Wikimédia qui fut mon sujet d'étude. Car finalement, que l'on parle de savoir où de science n'est ce pas la une question politique ? Ne parlons-nous pas là d'une idéologie comme peut l'être le droit[B 163] ou tout autre savoir scientifique ? Et si tel est le cas, pourquoi la science n'est-elle pas démocratique ? Pourquoi tout le monde n'y a pas accès, ni dans sa pratique, ni même au niveau de son apprentissage ?

Le mot « science » peut en effet se définir dans un sens premier comme la « somme de connaissances qu'un individu possède ou peut acquérir par l'étude, la réflexion ou l'expérience. », et aussi dans un sens second, comme « ensemble structuré de connaissances qui se rapportent à des faits obéissant à des lois objectives (ou considérés comme tels) et dont la mise au point exige systématisation et méthode »[S 252]. Mais ce sens second pose un problème. Tout d'abord lorsque des philosophes des sciences comme Jean-Claude Passeron et Karl Popper ne sont pas d'accord sur la manière de définir un énoncé scientifique, et donc à plus forte raison une loi. Ensuite, parce que selon Paul Feyerabend, la méthode et la systématisation ne représentent pas des critères pertinents pour définir ce qui fait science[B 164].

En attendant que les philosophes se mettent d'accord, il est donc possible d'en revenir au sens premier du mot science et de dire que toute personne qui produit ou partage de la connaissance pratique la science. Cette façon de voir les choses a en outre l'avantage de concevoir la science de manière démocratique puisque son activité est dès lors accessible à tous. Au départ d'une telle vision, on peut donc « imaginer un monde dans lequel chaque être humain puisse partager librement la somme de toutes les connaissances »[S 253] tel que cela est précisément formulé au sein du mouvement Wikimédia.

Cependant, et notamment en raison d'une méthode pourtant soumise à débat, la science fut accaparée par les universités, instituts d'enseignement supérieur, laboratoires et autres institutions de ce type souvent reconnaissables par leurs prétentions à l'excellence. Mais peut-on encore parler d'excellence lorsqu'on apprend que les universités « perdent le nord »[B 165], qu'une thèse de doctorat fut annulée pour plagiat[B 166], et que c'est toute une dérive institutionnelle qui menace le principal siège de la science comme le décrit ci-dessous Arnaud Mercier[B 167] :

On peut alors parler de dérives pour les universités, qui mettent en péril les modes de travail des universitaires et des personnels académiques en général. Sous ces coups de boutoir, les universités se liquéfient, elles se bureaucratisent, entrent stérilement dans un esprit de compétition mal placé, de sorte qu’un sentiment d’aliénation professionnelle s’empare de plus en plus des personnels, chacun se sentant dépossédé de son outil de travail et perdant progressivement le pouvoir de définir le sens des missions de l’université. Ces dérives sont lourdes de conséquence et la qualité de la recherche et du service rendu aux étudiants ne peut que s’en ressentir.

 
Fig. 8.10. Dessin de C. Léandre dans le journal Le Rire du 20 mai 1905, illustrant de manière humoristique Jean-Baptiste Bienvenue-Martin tentant de séparer l'église et l'état (source : https://w.wiki/3MKD).

Afin de comprendre ce phénomène de déclin du milieu universitaire, on peut alors se poser la question de savoir si le milieu scientifique n'aurait pas oublié que « l'épistémologie est une conséquence de l'éthique et non l'inverse »[B 168]. Car on a tendance à oublier que derrière le code de déontologie et l'épistémologie de la science, se trouve l'éthique qui repose elle-même sur cette réflexion idéologique première et fondamentale qu'est la philosophie politique ou la religion selon les contextes.

Lorsque François Rabelais faisait écrire par la main de Gargantua une lettre à son fils Pantagruel pour le mettre en garde sur le fait que « selon le sage Salomon, Sapience nentre point en âme malivole, et science sans conscience nest que ruyne de lame. » pour ajouter ensuite que « servir, aymer, et craindre dieu et en luy mettre toutes tes pensees, et tout ton espoir »[B 169]. Ne préfigurerait-il pas qu'à l'approche d'une sécularisation, qui se conçoit d'ailleurs très différemment selon les pays[B 170], l'idéologie ecclésiastique favorable au maintien des avantages politiques et économiques d'une certaine classe trouva refuge en science ?

Dans l'ouvrage Les chiens de garde, publié en 1932, soit moins de 30 ans après la loi de séparation des Églises de l'État, Paul Nizan accusait effectivement les philosophes, et ces personnes qui en science traitent les questions proches du religieux, d'avoir « trahi les hommes pour la bourgeoisie »[B 171]. Soixante-cinq ans plus tard, dans un texte intitulé Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi accusa pour sa part le journalisme d'être perverti dans « une société de cour et d'argent, en se transformant en machine à propagande de la pensée de marché »[B 172]. Quinze ans plus tard enfin, chiens de garde anciens et nouveaux se trouvent dans un nouvel ouvrage titré Les marchands de doute dans lequel Naomi Oreskes, Erik M. Conway et Jacques Treiner dénoncent cette fois une certaine connivence entre « experts indépendants » et « médias naïfs ou complaisants »[B 173] dans le but de troubler délibérément les débats et d'atteindre l’opinion publique sur des sujets aussi importants que le tabagisme et le réchauffement climatique.

Ce petit détour historique nous indique donc qu'au-delà du pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire reconnu par Montesquieu au sein de l'État, complétés ensuite par le quatrième pouvoir que représente la presse et les médias et le cinquième pouvoir attribué cette fois au système économique, il existe en fin de compte un « sixième pouvoir » localisé cette fois dans la science et plus précisément au sein du milieu scientifique que représentent de nos jours les « experts » pour la plupart issus du milieu universitaires. Ceci alors que comme l'écrivait Paul Feyerabend[B 174] :

 
Fig. 8.11. Copie d'écran sur smartphone du site AgoraVox suite à la publication d'un article intitulé « Le sixième pouvoir » (source : https://w.wiki/4qaG)

La science est beaucoup plus proche du mythe qu'une philosophie scientifique n'est prête à l'admettre. C'est l'une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par l'homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante insolente ; elle n'est essentiellement supérieure qu'aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l'ont accepté sans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites. Et comme c'est à chaque individu d'accepter ou de rejeter des idéologies, il s'ensuit que la séparation de l'État et de l'Église doit être complétée par la séparation de l'État et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule chance d'atteindre l'humanité dont nous sommes capables, mais sans l'avoir jamais pleinement réalisée.

Or, il se fait qu'au cours de la pandémie de la Covid-19, la promiscuité entre la science et l'État n'aura jamais été aussi forte[M 96], dans un contexte abusif parfois de droit d’exception comme l'aura démontré la condamnation de l'État par le tribunal de première instance de Bruxelles[M 97]. Certains diront peut-être que la gravité de la situation justifiait l’immixtion de la science dans les prises de décisions politiques. Mais si tel est le cas, il faut alors admettre que c'est le principe même de la démocratie qui est mis en jeu, puisque la science n'est pas un espace démocratique.

Pour s'en convaincre, il suffit de regarder combien coûte un parcours d'étude supérieur, ou encore de vérifier que le premier paragraphe de l'article 26 de la Déclaration des Droits de l'Homme selon lequel « l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite », n'est ni repris par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, ni par la Convention américaine relative aux droits de l'homme, ni même par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Au sein des nations dites démocratiques, la science, dans le rôle d'un sixième pouvoir, ne devrait-elle pas être, elle aussi, être démocratique ? Ou dans le cas contraire, ne devrait-elle pas être tenue à distance des décisions étatiques tout comme le fut l'Église en son temps ? Si l'option démocratique est prise, il faut alors tenir compte que les projets Wikimédia offrent déjà une solution en tant que « média de la connaissance démocratique »[B 175], et que selon la définition première du mot science, on peut déjà y voir un mouvement scientifique à part entière. Et par ailleurs un mouvement qui, selon les recommandations de Karl Popper, serait même plus scientifique, épistémologiquement parlant, que les Universités.

Popper était effectivement opposé à toute science basée sur des critères d'autorité et affirmait qu'une production scientifique devait être réfutable. Or, pour réfuter les productions scientifiques universitaires, il faut d'abord y avoir accès. Lorsque celui-ci est payant et interdit de reproduction, il en devient moins facilement réfutable et donc fatalement moins scientifique. Tout à l'inverse, le contenu des projets Wikimédia est pour sa part archivé « en temps réel » pour être librement et gratuitement accessibles à quiconque bénéficie d'un accès Internet, avec la permission et l'encouragement même de l'imprimer pour en faciliter davantage la diffusion. De plus, partager du savoir « à la manière wiki », c'est aussi « rendre la correction d'erreurs facile plutôt que de rendre l'insertion d'erreurs difficile »[S 254]. Quoi de mieux donc que la méthode Wikimédia pour favoriser la réfutation du savoir par le plus grand nombre ?

Voici pourquoi, je défends ici l'idée que le mouvement Wikimédia est plus scientifique, au sens épistémologique du terme, que la plupart des Universités embourbées dans un marché du savoir capturé par les maisons d'édition et ses grosses enseignes commerciales. Le système universitaire repose effectivement de nos jours sur des indicateurs de type Science Citation Index, facteur d'impact, Journal Citation Reports ou autres, qui sont pourtant soumis à la critique de professeurs émérites qui, après avoir quitté le système, se sentent bien plus libres d'en dénoncer les failles. Parmi ceux-ci, on retrouve James C. Scott qui nous rappelle l’existence de la loi de Goodhart selon laquelle « lorsqu'une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure »[B 176], puisqu'elle devient sujette à diverses manipulations et stratégies d'actions qui finiront par la rendre obsolète ou biaisée. Cet auteur aborde aussi le sujet du Social Science Citation Index (SSCI) en nous disant ceci[B 177] :

Il est inutile de s’étendre davantage sur les défauts du SSCI. Ils ne servent qu’à illustrer l’inévitable fossé entre ce genre de systèmes de mesure et la qualité sous-jacente qu’ils sont censés évaluer. La triste réalité est que plusieurs de ces défauts inhérents pourraient en fait être rectifiés en apportant des réformes et des améliorations aux procédés de conception de l’index. En pratique, cependant, on préfère la mesure la plus abstraite, du point de vue de la schématisation, et la plus simple, du point de vue du calcul, parce qu’elle est facile d’emploi et, dans ce cas-ci, moins coûteuse. Mais sous le décompte en apparence objectif des citations se trouve une longue série de « conventions comptables ». Ces conventions, subtilement introduites dans la mesure elle-même, sont profondément politiques et extrêmement lourdes de conséquences.

Encore une fois donc, le débat sur la science nous renvoie vers la sphère politique et idéologique. Dans ces domaines et en supposant un monde épargné du totalitarisme, ce sera toujours à chacun de choisir sa position. Mais dans le cas de la science, ce qui devient alors dérangeant, c'est sa prétention à l'universalité et à l'objectivité, là où il n'y a très clairement que subjectivités, intérêts idéologiques et cas de figure. Les choses peuvent évidemment varier d'une discipline à l'autre, mais au bout du compte et quel qu'en soi le secteur d'activité, il serait sain de maintenir la science à sa juste place. Celle d'un projet démocratique et universel en ce sens, qui inviterait tous les êtres humains à partager sur un pied d'égalité, toute forme de connaissances produites dans le monde.

Chapitre 9 : Conclusions : Quand Wikimédia imagine un monde

Au travers de cette vision d'un monde où tous les êtres humains seraient libres et égaux, dans le partage de toutes les connaissances, le mouvement Wikimédia s'inscrit donc implicitement dans un processus de démocratisation d'une science entendue comme connaissance qu'un individu possède ou peut acquérir par l'étude, la réflexion ou l'expérience. Et comme cela a été vu en détail, les activités du mouvement Wikimédia ne se limitent pas strictement au simple partage de la connaissance, mais s'étendent bien à toute l'organisation sociale, politique et économique de millions d'êtres humains rassemblés dernière une mission commune de libre partage. Une mission telle un projet unique, mais de première importance, puisque sur la connaissance repose le jugement, et que du jugement découle le choix politique, et par conséquent toutes les décisions prises sur la manière de vivre ensemble et avec le reste de la nature.

Or, depuis 2016, et notamment suite à l'élection de Donald Trump, ne parle-t-on pas déjà d’une ère post-factuelle et de politiques de la post-vérité, pour signaler qu'aujourd'hui, les émotions et opinions personnelles prennent parfois plus de place dans l'argumentation politique que les faits et connaissances ? Face à ce constat et suite à la venue d'un système informatique propice à la diffusion de propagande ainsi qu'au contrôle et à la surveillance de ses utilisateurs, le mouvement et le projet apparentés à la culture libre et dont le mouvement Wikimédia se voit l’héritier direct illustrent donc une manière de vivre ensemble très inspirante pour le reste du monde. Au niveau du projet Wikipédia tout comme au regard du projet Debian, pour ne prendre que ces deux exemples, les preuves quant à l'efficacité économique et politique du modèle libre ne sont effectivement plus à fournir.

En prenant place dans un écoumène numérique, dont la complexité n'a rien à envier à celle de l'urbanisation de son homologue terrestre, le mouvement Wikimédia plus que tout autre en raison de sa présence dans le top 50 des sites les plus visités au monde, doit donc être vu comme une source d'enseignements. Avec sa myriade de projets et d'organisations, son grand nombre d'acteurs aussi divers que les groupes qu'ils créent, Wikimédia contraste effectivement fortement avec ce dont on est habitué à voir dans la plupart des organisations étatiques et privées.

Dans ce mouvement, chaque personne et entité active bénéficie en effet d'une très grande autonomie politique, sans que cela ne fasse disparaitre pour autant l'existence d'une vision, d'une mission et de projets collectifs. Tandis qu'avec sa hiérarchie et sa gestion de l'autorité extrêmement diffuse et pratiquement démunie d'imbrications coercitives en cascade, comme cela s'observe au niveau de l'Europe, le mouvement apparait finalement comme une nouvelle manière de faire démocratie bien plus authentique que tout ce qui s'observe dans le reste du monde.

Le fonctionnement en ligne du mouvement Wikimédia remet ensuite en question toute l'organisation de l'économie humaine en déconstruisant complètement la notion de marché et d'emploi qui apparaissent pourtant de nos jours comme deux dogmes essentiels sur lesquels repose une bonne part de l'organisation sociale humaine. Ceci alors que, toujours dans sa sphère numérique où tout est basé sur le partage et la bonne volonté, le copyleft présent dans la licence CC.BY.SA et adopté par le mouvement permet aussi de bloquer toute tentative d'appropriation de contenu produit par la communauté. Au niveau hors-ligne en revanche, et ce sans doute en raison d'une plus forte coercition du système capitaliste ambiant, le salariat, la notion de don et la logique de marché ont réussi malheureusement à frayer leur chemin. Mais sans pour autant que cela se fasse de manière débridée, comme en ont témoigné les nombreuses interventions d'une communauté bénévole en ligne qui ont toujours eu le dernier mot face à de multiples situations de dérive.

Même si elles furent parfois de grandes ampleurs, toutes ces crises et tensions n'ont finalement jamais mis à mal l'organisation Wikimédia, qui jusqu'à ce jour et au niveau de son projet encyclopédique pour le moins, empêche toujours toute forme de concurrence, y compris en provenance des acteurs les plus puissants du monde informatique. Ceci alors que paradoxalement, le mouvement ne se prive pas pour autant de développer des partenariats avec certains acteurs commerciaux. Toutes ces observations permettent donc de voir dans la gestion économique Wikimedia une organisation complexe, conflictuelle et bien sûr améliorable, mais qui au final est très respectueuse et très profitable pour les acteurs humains et institutionnels qui s'y voient impliqués.

L'organisation économique Wikimédia fait ainsi revivre la notion de commun malmenée au cours de l'histoire. La théorisation de la tragédie des biens communs, la chute du communisme en Europe et la crise de la gauche dont on parle aujourd'hui, ont en effet joué en faveur d'un imaginaire collectif plus propice à l'individualisme égoïste et à l’essor du capitalisme. Sauf que suite aux travaux de Elinor Ostrom, la preuve fut établie qu'en matière de tragédies, ce n'est pas la notion de commun qu'il faut remettre en cause, mais bien la gestion que l'on en fait, et ce, au même titre qu'une mauvaise gestion d'un capital privé conduit à sa perte.

Quant à l'idée d'un communisme politique basé sur une « dictature du prolétariat » on a bien dû se rendre compte que le terme dictature, même s’il fut utilisé par provocation au départ, aura regrettablement été pris au pied de la lettre par certains partis. Ceci alors que ce que nous propose le mouvement Wikimédia est une alternative beaucoup plus saine et basée cette fois sur un autre slogan dont la formule pourrait être une « conjoncture du bénévolat » développée au sein d'un régime wikicratie. Ou pour le dire autrement, une philosophie politique qui limite la prise d'un pouvoir coercitif par une élite ou une minorité quelconque, tout en présentant la bonne volonté et la bienveillance comme moteur de l'action sociale.

D'un point de vue technique, cela se traduit par une grande transparence au niveau des actions, couplée à un grand respect de la vie privée des acteurs qui arrivent à garder le contrôle de leur environnement, tout en veillant à ce qu'aucune forme de dérive technique, politique ou économique ne puisse nuire au bien-être de la communauté. De ceci résulte la construction d'un espace de travail collaboratif et numérique des plus puissants en matière de diffusion du savoir, mais aussi et même surtout, en matière d'organisation sociale.

Tous les systèmes d'archivages, de notifications, d'indexations, de recherches, de discussions, et d’entraide mis en place par le mouvement Wikimédia et qui ne cessent de s'améliorer avec le temps, ont effectivement abouti à une collaboration humaine unique dans le secteur associatif et non lucratif puisqu'elle s'articule au niveau de millions d'acteurs répartis sur l'ensemble de la planète. Contrairement aux multinationales du monde informatique, le mouvement Wikimédia offre donc à ses membres une expérience numérique tout à fait démocratique, tant au niveau de l'accès du contenu qui s'y trouve produit, que du respect de la vie privée et de la participation aux prises de décisions politiques et stratégiques qui les concernent.

Le mouvement Wikimédia enfin, ne manque pas non plus de remettre en question les systèmes traditionnels du partage de la connaissance centralisés par les établissements d'enseignements et les maisons d'éditions qui les surplombent. Car dans les faits, bon nombre de pratiques perpétuées dans les universités et écoles sont contre-productives en matière de partage et contre-indiquées aux vues de nombreuses recommandations épistémologiques. C'est là en effet une situation particulièrement regrettable au niveau des sciences sociales qui semblent être restées bloquées à l'âge du papier, devant tant de possibilités offertes par le numérique. Ceci alors que dans toutes les disciplines confondues, la dérive de la mission de recherche et d'enseignement est telle qu'il ne s'agit plus de produire un lieu d’émancipation démocratique mais bien d'assurer le développement d'un marché lucratif.

Face à une telle situation, cette thèse de doctorat réalisée en toute transparence et de manière dialogique avec les acteurs de son terrain d'étude - auxquels on accorde une attention et un respect d'égal à égal, apparait donc comme un signal fort sur la nécessité d'adopter des pratiques scientifiques permettant d'éviter toute forme de violence épistémique. Vis-à-vis des lecteurs, ce sont ensuite toutes les clauses d'exclusivité qui doivent être signées dans la plupart des maisons d'éditions avant la publication d'un ouvrage que l'on fait disparaitre. Dans une approche diamétralement opposée, prend alors place une liberté et gratuité d'accès et de traduction automatique au départ d'un simple navigateur Web, avant une impression augmentée de QR code, ou un partage sous toutes les formes y compris commerciale. Ce avec pour seule condition d'en citer les auteurs et d'en maintenir le libre d'usage.

En écrivant ce travail de recherche au cœur même de la partie en ligne du mouvement social qu'il étudie, ce fut aussi l'occasion de démontrer que de nouvelles pratiques et méthodes de recherche sont possibles dans le but de s'approcher un peu plus de ce que l'on peut attendre d'une science en matière d'authenticité et de réfutabilité. Plus question ici de se cacher derrière un pacte ethnographique ou autre, ni de bénéficier d'une prétendue autorité selon laquelle seule une certaine élite aurait droit à la parole en matière de critique. Tout à l'inverse, il s'agit ici d'inviter tout un chacun, à commencer par les personnes dont on parle, à donner leur avis publiquement sur le travail accompli. Ce qui est une nouvelle façon somme toute de renforcer l'authentification des faits tout en offrant la possibilité aux personnes les plus expertes des sujets traités, puisqu'elles s'y trouvent au plus proche, de réfuter l'argumentaire de la recherche sur base d'informations qui n'auraient pas été mobilisées par celle-ci.

Suite à cette expérimentation scientifique que représente enfin ce travail de recherche, mon souhait serait donc qu'il puisse servir d'exemple ou pour le moins inspirer d'autres recherches sur la voix de la démocratisation et du respect des acteurs de terrain, et du droit que devraient pouvoir exercer tous lecteurs de remettre en cause le travail accompli. Bien entendu, il ne s'agit là que d'une première proposition qui devra sans doute être rediscutée et améliorée, d'un côté au regard des nécessités spécifiques à chaque discipline, et de l'autre, en fonction de possibles oublis de ma part ou de nouveautés offertes par le numérique. Et ceci toujours dans le but de relever les nombreux défis épistémiques auxquels, les sciences sociales sans doutes plus que les autres, sont confrontées depuis toujours.

Pour le reste, ce travail de recherche apparait ensuite telle une invitation à poursuivre d'autres travaux au sein de cet incroyable espace d'observation de l'activité sociale humaine que représente le mouvement Wikimédia, et ce au même titre finalement que tout autres espaces de sociabilisation propices à l'archivage et librement accessibles situés sur l'espace Web ou dans tout autre espaces numériques. Car l'espace informatique, loin d'être un espace virtuel ou fictif comme nous avons pu le constater, représente bel et bien un formidable terrain d'expérimentation des possibles en matière d'organisation humaine.

Pour peu qu'on lui accorde toute l'importance qu'il mérite, l'écoumène numérique, qui selon moi en arrive à rivaliser avec son homologue géographique quant aux enjeux qui s'y trouvent et qui concernent l'avenir de nos sociétés, doit en effet devenir un terrain d'exploration scientifique indispensable si l'on veut appréhender pleinement le monde de demain. Or, force est de constater qu'en sciences sociales, et en socio-anthropologie dans tous les cas, peu de gens s'y intéressent vraiment. Ceci alors que comme le prouve ce présent travail de recherche, au niveau de la gestion des biens non rivaux, c'est bien au sein de l'espace numérique que se situent les plus grands enjeux, alors qu'au niveau de l'organisation du vivre ensemble, on peut aussi trouver certaines réponses aux crises que doit surmonter notre société mondiale et numérique en plein bouleversement.

Poursuivre ici ce débat sur l'avenir des sociétés humaines dépasserait malheureusement le cadre fixé pour ce travail de recherche dont l'objectif principal était d'aborder de façon holistique mais non exhaustive la présentation du mouvement Wikimédia sur base de recherche historique, et d'analyses ethnographiques. Même s’il est évident que l'expérience Wikimédia appelle à produire de nouvelles analyses sur la société globale et numérique de demain, je préfère donc à ce stade où je pense avoir livré la totalité de mes observations, analyses et réflexions sur ce mouvement, mettre un point final à ce travail de recherche.

Ceci étant dit, mon immersion dans l'univers Wikimédia et l'écoute de nombreuses dissertations d'anthropologues au sujet de nos origines, que j'imagine aisément inspirées par les défis que nous imposent les changements sociétaux, écologiques et climatiques actuels, m'ont déjà poussé à entamer un autre travail d'écriture que je préfère poursuivre en dehors de cette thèse de doctorat. Il s'agit cette fois de parler de certains imaginaires collectifs qui semblent être emprisonnés par quelques dogmes fallacieux, jusqu'à empêcher les êtres humains à s'épanouir dans un monde de bienveillance, de partage et de consensus. Un toute autre travail de recherche en anthropologie prospective, dont on peut déjà pressentir l'influence de l'expérience Wikimédia, et auquel je réserve ce titre provisoire qu'est : L'imaginaire comme déni de la réalité.

Notes et références

[N]otes

  1. La naissance de Wikipédia et de la fondation sont décrits plus en détails dans les douzième et onzième section du deuxième chapitre de ce travail de recherche.
  2. Voir à ce sujet la section 2 du chapitre 3 de ce travail de recherche.
  3. Nombreuses de ces statistiques sont présentées dans le chapitre 4 de ce travail de recherche.
  4. Voir à ce sujet le chapitre 4 de ce travail de recherche.
  5. Cet épisode est décrit plus en détails dans la section 8 du chapitre 6 de ce travail de recherche.
  6. Pour plus de détails concernant cette histoire, il est possible de se rendre dans la section 9 du chapitre 4 de ce travail de recherche.
  7. L'interprétation de ce graphique doit se faire en tenant compte que la courbe illustre l'addition du nombre d'apparitions. Une évolution verticale signifie donc une grande apparition du mot tandis qu'une évolution parfaitement horizontale signifie que le mot n'apparaît pas durant cette période.
  8. Voir à ce sujet le chapitre 4 de ce travail de recherche.
  9. Plus de détails à ce sujet dans le chapitre 6 de ce travail de recherche.
  10. Pour plus d'information à ce sujet, voir la section 17 du chapitre 4 de ce travail de recherche.
  11. Mon parcours doctoral n'a malheureusement pas pu faire l'objet d'un financement. Le délai entre la fin de mon master et le début de mon doctorat était trop long pour que je puisse déposer ma candidature au Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS). Parallèlement, Imagine_un_monde/Recherche_de_partenaires_et_de_financements&oldid=785231 les recherches au niveau d'autres organismes ont été infructueuses. Par la suite, mes deux dossiers de candidatures pour un fonds de développement pédagogique au sein de mon université (FDP) furent rejetés tout comme de Lionel_Scheepmans&oldid=20183287 nombreuses demandes de financement au sein du mouvement. Les seuls financements que j'ai pu obtenir furent quelques remboursements de frais de transport en Belgique, et de manière plus conséquente, une bourse de Wikimedia Suisse qui me permit de participer sans frais à ma première rencontre internationale Wikimania de 2014, une autre en provenance de l'association française qui me permit d'assister à celle de 2016 et une dernière de l'association belge pour l'édition 2019.
  12. L'ensemble des fichiers que j'ai importés est accessible sur la page: https://commons.wikimedia.org/wiki/Special: ListFiles?limit=500&user=Lionel+Scheepmans
  13. Dans le but de donner un aperçu complet sur mon observation participante, mon parcours wikipmédien est retracé de façon exhaustive sur ma page d'utilisateur sur le site Meta-Wiki.
  14. Dans le cas d'une version imprimée, il est alors possible de recopier les adresses URL dans un navigateur, ou d'utiliser les codes QR lorsqu'ils sont disponibles.
  15. J'ai trouvé intéressant qu'après moi, Marie-Noëlle Doutreix aborda aussi de concept de réfutabilité de Popper dans le sixième chapitre de son ouvrage consacré au projet Wikipédia. Je regrette cependant qu'elle n'ait pas pris la peine de mentionner que l'idée avait déjà été abordée précédemment dans mon travail de fin de master librement accessible sur le Web.
  16. Il est très important ici de signaler ce que l'on entend par pacte ethnographique. Car lors d'une discussion avec Jacinthe Mazzocchetti, j'ai pu réaliser qu'un pacte ethnographique pouvait aussi être une promesse de ne pas trahir des informateurs de terrain. Elle m'expliquait ainsi comment elle était tenue de ne pas divulguer les stratégies employées par des réfugiés qu'elle rencontre sur son terrain d'étude dans le but d'éviter les contrôles ou contourner certaines règles administratives.
  17. Cette licence creative commons représente donc une véritable aubaine pour les chercheurs et surtout pour les statisticiens comme pourra en attester l'existence d'une multitude de sites web présentant des analyses effectuées parfois en temps réel au départ de données récoltées sur les sites Wikimédia via une interface de programmation d'application (API). À leurs tours, licence oblige, ces analyses statistiques sont publiées sous licence CC. BY. SA et reviennent donc disponibles pour les chercheurs sous les mêmes conditions que celles évoquées précédemment.
  18. À remarquer que la chute brutale du pourcentage de la rubrique « Frais de fonctionnement » en 2014 est due à l'apparition d'une nouvelle rubrique intitulée « Frais de service professionnels » au départ de la scission de la rubrique précédente.
  19. Je profite de l'occasion pour anticiper une éventuelle discrétisation de mon travail au départ d'une accusation d'auto-plagiat, utilisé dans certains milieux académiques pour condamner la récupération de ses propres écrits dans un autre contexte d'édition dans le but d'accroitre son nombre de publications. L'intérêt pour l'auteur étant bien entendu de faire croire à une plus grande expérience d'écriture dans le cadre d'une candidature à un poste académique ou un financement quelconque. Il se fait cependant que la rédaction de l'article encyclopédique ne sera jamais, à tort ou à raison, considérée comme une production scientifique et qu'elle ne fera donc jamais l'objet d'une reconnaissance quelconque en milieu universitaire. Son écriture par contre aura représenté une charge de travail importante dans le but de répondre aux attentes éditoriales de Wikipédia qui n'ont rien en commun avec celles établies pour l'écriture d'une thèse de doctorat. Sur Wikipédia, il fut me fut par exemple reproché d'utiliser trop de sources primaires, alors que ces sources sont au contraire très attendues dans le cadre d'un travail socio-anthropologique.
  20. À la clôture du vote, le label ne fut pas attribué puisque que seulement 4 des 9 personnes votantes étaient en sa faveur alors que la labellisation requiert 66 % de votes favorables et au moins 5 votes positifs.
  21. Tous ces travaux furent produits durant un master en anthropologie, un certificat en éthique sociale et économique et ce récent parcours doctoral. Au même titre que cette thèse de doctorat, et de bien d'autres travaux encore, ils furent publiés dans l'espace recherche du projet Wikiversité francophone pour être ensuite répertoriés sur ma page d'utilisateur commune à tous les projets Wikimédia.
  22. En parcourant la catégorie biais cognitif sur Wikipédia, bon nombre d'entre eux semblent applicables à notre cas de figure:biais d'attention, de cadrage, de conformisme, d'anticonformisme, d'équiprobabilité ou effet de halo et de primauté.
  23. N'étant pas familiarisé avec les autres domaines de la science, je ne me risquerai pas à généraliser mes propos à l'ensemble de la science à ce stade de la discussion. D'autres le feront peut-être en suivant mon inspiration.
  24. Voir aussi au niveau de Wikipédia les articles au sujet de la transdisciplinarité, la pluridisciplinarité, la mutliversalité.
  25. Je traduis ici le terme behavioral originalement utilisé par Wilber par le mot psychologique afin de ne pas induire le lecteur en erreur étant donné que le terme comportemental en français est fortement lié au courant béhaviorisme ou comportementalisme et donc à un courant bien spécifique de la psychologie.
  26. Cette expression m'est venue d'une observation participante au sein d'un cabinet ministériel en 2010 dans le cadre d'un cours portant sur les lieux de médiation.
  27. En mai 2021 ce comité était en effet composé d'historiens, de juristes, de pédagogues, d'anthropologues, de sociologues, de politologues, d'archéologues et même d'un biochimiste.
  28. L'expression « Science libre » fut en effet récupérée par un magazine publié sous copyright
  29. L'histoire et les enjeux du logiciel libre et des idées de Richard Stallman son créateur sont présentés plus en détails dans le premier chapitre de ce travail de recherche.

 

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