Espaces vectoriels normés/Définitions - Éléments de Topologie
Dans ce chapitre, on va introduire la notion de norme qui est centrale dans cette leçon. La norme d'un espace vectoriel normé (e.v.n.) est une donnée supplémentaire qui va nous permettre de dire quand des points vont être proches au sein de cet espace, c'est-à-dire que cela va nous donner une notion de distance sur l'espace.
Le lecteur est sûrement familier avec la norme euclidienne en géométrie où cette notion peut lui paraître claire. Avec cet exemple en tête, on va construire différentes normes sur un espace, et étudier le lien entre ces normes. En particulier, deux normes différentes peuvent donner les mêmes fonctions continues, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, et nous dirons alors que les deux normes sont équivalentes.
L'un des domaines d'applications direct de ces notions est l'analyse fonctionnelle qui correspond à l'étude des espaces de fonctions. En effet, la notion de distance entre deux fonctions n'est pas intuitive, et il existe effectivement plusieurs normes non-équivalentes sur ces espaces.
Les espaces vectoriels normés vont également être l'occasion d'introduire le lecteur à la topologie. Cette théorie, qui peut paraître délicate en première approche, va permettre de définir et d'étudier les applications continues entre espaces. La topologie est à la base de l'analyse moderne qu'une personne intéressée par les mathématiques doit étudier.
Dans tout ce chapitre, est un -espace vectoriel avec .
Norme et distance
modifierDéfinitions
modifierVoyons tout d'abord la définition d'une norme. Il s'agit d'associer à tout vecteur d'un espace vectoriel un nombre réel positif qui correspondra à la « longueur » du vecteur. Dans cette définition, on a retenu seulement ce qui était indispensable pour dérouler la suite de la théorie, et en particulier pour pouvoir parler de distance. C'est ce qui peut la rendre relativement abstraite au premier abord mais qui fait la force de la notion.
Une norme sur est une application telle que :
- (séparation) ;
- (homogénéité) ;
- (inégalité triangulaire).
est alors appelé espace vectoriel normé (abrégé en e.v.n.).
- Sur , les trois normes les plus classiques sont , et :
- ;
- : c'est la norme euclidienne ;
- et plus généralement, pour tout réel : (normes de Hölder) ;
- .
- Pour , toutes ces normes coïncident avec l'application valeur absolue sur (resp. module sur ).
- Sur l'espace des fonctions continues sur un segment à valeurs dans , on définit aussi :
- pour tout réel : ;
- : on parle de norme « infini » ou norme « sup » ou norme de la convergence uniforme.
On vérifie en effet que pour tout , (sur ou sur ) est bien une norme : le seul point non évident est l'inégalité triangulaire — appelée dans ce contexte « inégalité de Minkowski » — si . On trouvera une démonstration du cas général dans un exercice corrigé sur les fonctions convexes et du cas particulier dans un chapitre sur les espaces préhilbertiens.
Comme promis, à partir d'une norme on définit la distance entre deux vecteurs par :
- Remarque
- La distance ci-dessus vérifie les trois propriétés suivantes, pour tous , qui découlent directement des propriétés de la norme :
- (séparation)
- (symétrie)
- (inégalité triangulaire)
- Le lecteur familier avec les espaces métriques reconnaîtra les trois axiomes de distance.
- La norme d'un vecteur est sa distance au vecteur nul.
On déduit de l'inégalité triangulaire la deuxième inégalité triangulaire :
Soient .
On a : , et donc .
On montre, de même, que , ce qui termine la preuve.
Normes équivalentes
modifierOn arrive ici à un point crucial de ce chapitre : l'équivalence de deux normes. En effet, on peut définir sur un espace vectoriel de nombreuses normes comme nous l'avons vu dans les exemples ci-dessus. Cependant, du point de vue de l'analyse ce n'est pas tant la valeur de la norme qui est importante que de savoir si des points sont proches l'un de l'autre (pour calculer une limite par exemple). Ainsi, deux normes peuvent être différentes mais conduire à la même notion de "proximité" (on parle alors de voisinage comme nous le verrons plus bas), on dit ainsi que les normes sont équivalentes, ce que l'on traduit dans la définition suivante :
Soient et deux normes sur un même e.v.n. . On dit que est équivalente à s’il existe deux réels et tels que :
. |
- Remarque
- La relation « est équivalente à » est une relation d'équivalence sur l'ensemble des normes sur , ce qui justifie le nom.
- Avoir deux normes équivalentes nous permettra lorsque l'on fera de l'analyse (limite, continuité...) de choisir la norme la plus confortable pour les calculs.
- Pour montrer que deux normes ne sont pas équivalentes, il faut montrer que (ou le quotient inverse). Pour cela, on peut trouver une suite tel que . Cette méthode est à retenir car c'est la plus utilisée en pratique.
Exemples : Les affirmations suivantes seront démontrées en exercice.
- Sur , les exemples de normes vu précédemment sont toutes équivalentes entre elles.
- Nous verrons même plus loin que toutes les normes sur un espace vectoriel réel de dimension finie sont équivalentes.
- Sur , les normes et ne sont pas équivalentes.
Constructions de normes
modifierNous allons voir maintenant deux méthodes classiques qui permettent d'obtenir des e.v.n.. La première répond à la question suivante : si est un s.e.v. d'un e.v.n. existe-t-il une norme canonique sur cet espace? La réponse est tout simplement donnée par la restriction à de la norme de .
Soit un s.e.v. d'un e.v.n. . La restriction de la norme de est une norme sur , appelée norme induite.
- Remarque
- Le fait que la norme induite soit une norme est évident car les axiomes d'une norme sont vérifiés.
La deuxième situation que nous sommes amenés à considérer régulièrement est donnée par les produits d'e.v.n.. En effet, si sont deux e.v.n., existe-t-il une norme « pratique » sur l'espace vectoriel ? Ici, par « pratique », on souhaite que la norme choisie rende les projections continues, ce que l'on vérifiera au chapitre suivant. Cette fois, la réponse est donnée par la norme produit :
Soient et deux e.v.n.. L'application
est une norme, appelée norme produit sur .
- Remarque
- Le fait que la norme produit soit bien une norme est laissé en exercice au lecteur.
Introduction à la topologie
modifierBoules, voisinages, ouverts et fermés
modifierOn va maintenant introduire le lecteur à la topologie. Pour commencer, nous allons définir, à l'aide de la distance associée à la norme, les notions de boules ouvertes, de boules fermées et de sphères. Ces outils nous permettront de définir ensuite ce que l'on appelle la topologie de l'espace.
Soient et .
- La boule ouverte de centre et de rayon est l'ensemble .
- La boule fermée de centre et de rayon est l'ensemble .
- La sphère de centre et de rayon est l'ensemble .
Si une confusion est possible quant à la norme utilisée, on notera en indice la norme en question. Par exemple, pour une boule ouverte centrée en et de rayon , on aurait :
- Remarques
- Attention, les boules définies ci-dessus ne sont pas forcément des « boules » au sens commun du terme, comme en témoignent les boules représentées ci-contre. Cette subtilité est généralement source de confusion pour le débutant.
- Encore une fois, et dans tout ce qui suit, si vous êtes familier avec la topologie et les espaces métriques, vous reconnaîtrez les définitions générales des boules d'un espace métrique. Par ailleurs, sauf si vous voulez revoir des notions connues, il est possible de passer dès à présent au chapitre suivant si vous êtes familier avec ces notions.
- Dans , les boules ouvertes sont les intervalles ouverts.
À l'aide de ces définitions, on va pouvoir donner une définition formelle de la « proximité » entre des points : c'est la notion de voisinage. Ceci nous servira pour définir de nombreuses notions topologique plus bas, ainsi que les notions de limite, et de fonction continue sur un e.v.n. dans le chapitre suivant.
Soit . Une partie de est un voisinage de si elle contient une boule ouverte de centre .
Exemples :
- Toute boule (ouverte ou fermée) centrée en est un voisinage de .
- Sur , un intervalle est voisinage de chacun de ses points. Cette remarque est à l'origine de la généralisation de la définition suivante.
Une fois définis les voisinages, on va pouvoir définir les notions de sous-ensemble ouvert et fermé d'un espace. Ces deux notions sont au centre de la topologie et donc de toute l'analyse. Intuitivement, un espace va être ouvert s'il n'a pas de « bord », et un fermé sera le complémentaire d'une ouvert. Le premier exemple est celui des intervalles de où le vocabulaire est identique.
Soit .
- est un ouvert de s'il est un voisinage de chacun de ses points.
- est un fermé de si son complémentaire est un ouvert de .
- L'ensemble des ouverts est appelé la topologie de , souvent noté .
- Remarques
- Les ensembles et sont ouverts, et donc fermés car complémentaires l'un de l'autre.
- On peut être à la fois ouvert et fermé (cf 1.), mais aussi ni fermé ni ouvert (comme un intervalle semi-ouvert ). Ce n'est pas parce que l'on n'est pas ouvert que l'on est fermé ! Ceci constitue également l'une des erreurs classiques.
- Sur , les intervalles ouverts sont des ouverts, et les intervalles fermés sont des fermés : le vocabulaire retenu est donc cohérent.
Voyons maintenant quelques propriétés topologiques des ouverts et des fermés. La démonstration de cette proposition est essentielle à bien comprendre pour se familiariser avec ces notions.
- Les boules ouvertes (resp. fermées) d'un e.v.n. sont des ouverts (resp. des fermés) de .
- Une intersection finie d'ouverts est encore un ouvert.
- Tout ouvert est réunion de boules ouvertes.
- Toute réunion d'ouverts est un ouvert.
- Toute intersection de fermés est un fermé.
- Une réunion finie de fermés est un fermé.
Montrons les propriétés 1., 2. et 3.. La propriété 4. est évidente, et la propriété 5. s'en déduit par passage au complémentaire.
-
- Montrons tout d'abord qu'une boule ouverte est un ouvert. Soit , et . Soit .
- Alors, le réel est strictement positif et pour tout , on a :
- .
- Ceci prouve que , et donc que est un ouvert.
- Montrons maintenant qu'une boule fermée est un fermé. Pour cela, on montre que son complémentaire est un ouvert. Soit , et . Soit .
- Alors, le réel est strictement positif et pour tout , on a, par la seconde inégalité triangulaire :
- .
- On a donc montré que , ce qui prouve que est fermé.
- Montrons tout d'abord qu'une boule ouverte est un ouvert. Soit , et . Soit .
- Soient et deux ouverts de . Soit . Alors, il existe tels que et .
- On a donc : , et donc est un ouvert.
- Soit un ouvert de . Alors, tout point de appartient à une boule ouverte incluse dans .
- On a donc : , ce qui termine la preuve.
- Remarques
Les propriétés 2. et 6. sont fausses si l'on considère une intersection infinie d'ouvert ou une union infinie de fermés. Pour le premier contre-exemple, considérer l'ensemble suivant qui est fermé. Pour le second contre-exemple, considérer l'ensemble qui n'est ni ouvert ni fermé.
Nous avons pu, à l'aide de la norme, définir les boules ouvertes, puis les ouverts d'un espace qui forment la topologie de cet espace. Cependant, si nous disposons de deux normes différentes nous n'obtenons pas, a priori, les deux mêmes topologies, c'est-à-dire que les ouverts peuvent être différents. La proposition suivante nous indique quand deux normes définissent la même topologie, et nous montre l'importance de la notion d'équivalence des normes.
Soient et deux normes sur . Notons (resp. ) l'ensemble des ouverts de pour (resp. pour ). Alors :
et sont équivalentes si et seulement si .
- Supposons que et sont équivalentes.
- Alors, tels que .
- Soit . Par définition des ouverts : tel que . On a ainsi : . Ce qui prouve que est un voisinage de chacun de ses points pour la norme , et donc que .
- On montre l'inclusion réciproque en permutant les rôles de et , ce qui termine de montrer que .
- Réciproquement, supposons que .
- On a alors : , ce qui nous indique que est un voisinage de pour la norme . Il va donc exister tel que
- On en déduit alors, pour non nul, que :
- d'où . Comme précédemment, en permutant les rôles de et , on obtient l'existence de tel que pour tout , ce qui termine la preuve.
Adhérence, intérieur, frontière et densité
modifierVoyons maintenant d'autres définitions fondamentales de topologie : les notions d'intérieur, d'adhérence et de frontière d'une partie d'un espace . Il s'agit de donner un sens précis à l'idée qu'un point soit à l'intérieur ou au bord d'un espace, ce qui est représenté graphiquement dans l'exemple suivant la définition. Intuitivement un point sera dit intérieur à s'il y a assez de « place » dans autour de lui, ce que l'on traduit par la possibilité de trouver une boule ouverte centrée en ce point et incluse dans . Un point sera dit adhérent s'il est « collé » à l'espace, ce que l'on va traduire par l'idée que toute boule ouverte centrée en ce point rencontre . Et finalement, un point est sur la frontière de s'il est au « bord » de , c'est-à-dire s'il est adhérent à sans être intérieur.
Soit .
- Un point est dit intérieur à si est un voisinage de .
L'intérieur de est l'ensemble, noté , des points intérieurs à , ou encore : le plus grand ouvert contenu dans . - Un point est dit adhérent à si tout voisinage de rencontre .
L’adhérence de est l'ensemble, noté , des points adhérents à , ou encore : le plus petit fermé contenant . - La frontière de est l'ensemble, noté , des points de adhérents à mais non intérieurs à : .
Sur l'image ci-dessus, si l'on appelle l'ensemble informe en vert clair, alors :
- les points et sont adhérents à , mais ne l'est pas ;
- seul le point est intérieur à ;
- seul le point appartient à la frontière de .
Terminons ce chapitre par une dernière notion importante : la densité. Un espace sera dense dans si son adhérence contient . Ici, il faut se dire que pour tout point de , on peut trouver un point de aussi proche que l'on veut de . Le lecteur attentif remarquera qu'il y a un lien avec la notion de limite, ce qui sera le cas une fois la notion de limite introduite.
Topologie d'une partie de
modifierNous allons maintenant nous intéresser aux ouverts d'une partie de . En effet, dans la pratique nous devons étudier des fonctions définies sur une partie d'un e.v.n. et il va être nécessaire d'avoir définie les ouverts et les fermés de cette partie afin de parler de continuité. Nous avons également besoin de ces notions pour parler de connexité dans un chapitre ultérieur. Nous avons déjà répondu à cettequestion dans le cas où est un sous-espace vectoriel de où les ouverts sont définies comme précédemment à l'aide de la norme induite. Voyons maintenant la définition dans le cadre général :
Soit une partie de . Les ouverts de sont les où est un ouvert de . L'ensemble de ces ouverts est appelé la topologie induite sur par la topologie de , ou plus simplement topologie induite. On la note .
- Remarque
- La définition peut paraître délicate mais elle fait sens dans le cadre de la topologie générale.
- Cette notion peut être délicate à manier. Voyons cela sur un exemple : l'intervalle n'est ni ouvert ni fermé pour la topologie de mais c'est un ouvert de car c'est l'intersection entre et (par exemple).
- Toutes les définitions vues précédemment dans restent valables dans . Par exemple, on peut déterminer l'adhérence dans d'une partie de .
À ce stade, le lecteur peut se sentir submergé par les nombreuses notions vues dans ce chapitre mais avec l'habitude ces notions deviendront, nous l'espérons, intuitives pour qui aura pris le temps de bien les étudier. De plus, nous verrons dès le chapitre suivant comment ces définitions vont permettre de définir de manière assez intuitive les notions de limites et de continuité dans un e.v.n., ce qui les rend incontournables.