Réduction des endomorphismes/Réductions de Jordan et de Dunford
Dans ce chapitre, est un -espace vectoriel et est un endomorphisme de . On suppose que possède un polynôme minimal (ce qui est assuré si est de dimension finie).
Un endomorphisme de est dit nilpotent s'il existe un entier tel que .
Le polynôme minimal de est scindé sur si et seulement si avec diagonalisable et nilpotent, tels que et commutent (c'est-à-dire ).
De plus, et sont alors des polynômes en et sont uniques.
Procédons par analyse-synthèse.
- Unicité de et et condition suffisante
Soient diagonalisable et nilpotent, qui commutent et tels que . Montrons que et sont entièrement déterminés par φ. Il suffit de montrer que l'est (puisque ), c'est-à-dire simplement, puisque est diagonalisable, de retrouver ses valeurs propres λi et ses sous-espaces propres associés Ei (dont l'espace total E est la somme directe) à partir de φ.
Comme commute à , les Ei sont stables par donc aussi par φ. Notons (pour chaque i) φi la restriction de à Ei, di la dimension de Ei, et ni (≤ di) l'indice de nilpotence de la restriction de à Ei, c'est-à-dire de φi – λiId.
Alors, le polynôme caractéristique, le polynôme minimal et l'ensemble des valeurs propres sont respectivement :
- pour φi – λiId : Xdi, Xni et {0},
- donc pour φi : (X – λi)di, (X – λi)ni et {λi},
- donc pour φ : le produit des (X – λi)di, le PPCM des (X – λi)ni (égal à leur produit) et l'ensemble des λi.
Ceci fournit trois manières de retrouver les λi à partir de φ, comme ses valeurs propres ou les racines de son polynôme caractéristique ou de son polynôme minimal. On constate de plus que ces deux polynômes sont scindés. (Plus accessoirement, on peut remarquer que le déterminant de φ est le produit des λidi et que la trace de φ est la somme des diλi.)
Quant aux Ei, ils se déduisent aussi de φ car ce sont les noyaux des (φ – λiId)ni (ou des (φ – λiId)ki pour n'importe quels ki ≥ ni, par exemple ki = di ou ki = dim(E)).
En effet, (φi – λiId)ni = 0 et pour j ≠ i, φj – λiId est injectif (sa seule valeur propre étant λj – λi ≠ 0) donc ses puissances aussi.
- Condition nécessaire : existence de et
Supposons que le polynôme minimal de φ est scindé :
La preuve d'unicité ci-dessus pour et fournit le candidat pour la preuve de leur existence. On note donc Ei les noyaux des (φ – λiId)ni, que l'on appelle les sous-espaces caractéristiques de φ (on peut remarquer au passage que Ei contient le noyau de φ – λiId). Ils sont stables par φ et d'après le lemme des noyaux (appliqué à la famille des polynômes (X – λi)ni, qui sont deux à deux premiers entre eux), E est leur somme directe. Ceci permet de définir comme l'endomorphisme de E dont la restriction à chaque Ei est l'homothétie de rapport λi, et comme la différence (qui laisse aussi stables les Ei). Par construction, est diagonalisable et commute à , et est nilpotent puisque ses restrictions aux Ei le sont.
- Caractère polynomial
Le lemme des noyaux, utilisé au point précédent, assure de plus que la projection sur chaque Ei parallèlement à la somme des autres est un polynôme en φ ; notons-le Pi(φ). On en déduit aussitôt que et sont aussi des polynômes en φ, puisque
- Remarque
- D'après l'unicité de la décomposition, si alors n'est pas diagonalisable.
- En particulier, la somme d'une matrice scalaire et d'une matrice nilpotente non nulle n'est pas diagonalisable. Exemple : un bloc de Jordan de dimension > 1.
Réduction d'un endomorphisme nilpotent
modifierSoit un endomorphisme nilpotent de . Les définitions et propriétés suivantes seront étendues, dans le prochain chapitre, à un endomorphisme non nécessairement nilpotent.
- Le plus petit entier tel que est appelé l'indice de l'endomorphisme .
- L'indice d'un vecteur de est le plus petit entier naturel tel que .
- Le sous-espace est appelé le sous-espace cyclique engendré par .
- Remarques
-
- Si est nilpotent d'indice , son polynôme minimal est .
- L'indice d'un vecteur est l'indice de la restriction de à .
- Si est d'indice , la famille est une base de .
est somme directe de sous-espaces non nuls cycliques pour .
À isomorphisme près, une telle décomposition est unique donc raffine toute décomposition de en somme directe de sous-espaces non nuls stables par .
Montrons que E est somme directe de sous-espaces cycliques (que l'on peut alors supposer tous non nuls, quitte à supprimer de cette somme les sous-espaces nuls), par récurrence sur l'indice p de u.
Si p est égal à 1, l'endomorphisme est nul et le résultat est trivial.
Supposons le résultat vrai pour p et démontrons-le pour p + 1. Soit u un endomorphisme nilpotent d'indice p + 1. Considérons alors l'endomorphisme de u(E) induit par u. C'est un endomorphisme nilpotent d'indice p. Par hypothèse de récurrence, u(E) est somme directe de sous-espaces cycliques Fi pour i appartenant à un certain ensemble I d'indices. Chaque Fi admet une base de la forme (yi, u(yi), u2(yi), … , upi–1(yi)), où yi est un vecteur de u(E) d'indice pi, donc yi = u(xi) pour un vecteur xi de E d'indice pi + 1.
La famille étant une base de u(E), la sous-famille est libre. Comme les vecteurs de cette sous-famille libre appartiennent au noyau de u, on peut compléter celle-ci en une base de ce noyau, en rajoutant des vecteurs que l'on notera (pour un ensemble J d'indices supplémentaires). Puisque ces nouveaux vecteurs sont des vecteurs non nuls du noyau, ils sont d'indice 1. Posons (pour uniformiser les notations) pour : ainsi, pour tout indice , est d'indice pi + 1.
Montrons que E est la somme directe des sous-espaces cycliques associés à tous ces , c'est-à-dire montrons que est une base de E. Cette famille est constituée de , dont l'image par u est une base de u(E), et de , qui est une base du noyau. La conclusion souhaitée en résulte (voir le théorème fondamental du chapitre sur le rang d'une application linéaire).
On a donc trouvé, pour tout endomorphisme nilpotent u d'indice p, une décomposition de E de la forme
où chaque est un ensemble de vecteurs d'indice . Puisque
les cardinaux des sont indépendants de la décomposition, ce qui prouve son unicité à isomorphisme près.
L'objectif de ce paragraphe est d'énoncer et de démontrer le théorème de Jordan, en dimension finie. La démonstration fournira une méthode pratique de réduction de Jordan (ou « jordanisation ») d'une matrice, qu'on illustrera sur un exemple.
Si le polynôme minimal de est scindé sur (c’est toujours le cas sur un corps algébriquement clos comme ), alors il existe une base de dans laquelle la matrice de est de la forme :
où les scalaires sont les valeurs propres (non nécessairement distinctes) de l'endomorphisme considéré.
En se restreignant à chacun des sous-espaces caractéristiques de (dont est la somme directe), on se ramène au cas où est la somme d'une homothétie, de rapport , et d'un endomorphisme nilpotent . D'après le théorème précédent sur la décomposition de Frobenius d'un endomorphisme nilpotent, est alors somme directe de sous-espaces cycliques pour , c'est-à-dire qu'il existe une base de de la forme , où est d'indice — la preuve du théorème fournit un algorithme pour construire une telle base — et la matrice de Jordan annoncée (avec, ici, ) est la matrice de dans cette base, ordonnée comme suit :
- .
- Remarques
-
- La forme de Jordan d'une matrice diagonalisable est la matrice diagonale associée.
- Une démonstration plus globale (donc moins propice aux calculs) consiste à passer par la décomposition de Dunford , puis à appliquer à le théorème de décomposition d'un endomorphisme nilpotent.
Soit la matrice .
- Le polynôme caractéristique de est :
- (en développant le déterminant par rapport à la première colonne, puis par rapport à la première ligne).
- Les trois sous-espaces caractéristiques sont :
- la droite propre , engendrée par .
- la droite propre , engendrée par .
- le plan . Mais inutile de calculer directement ce dernier : calculons d'abord le sous-espace propre qu'il contient.
- est la droite engendrée par .
- D'après l'algorithme fourni par la démonstration du théorème, une base de Jordan pour est alors , où est n'importe quel antécédent de par , par exemple .
Ainsi :
- est la réduite de Jordan de et
- est une matrice de passage associée.
Applications
modifierMatrices semblables
modifierLes réduites de Jordan caractérisent entièrement les classes de similitude dans :
Soit un corps algébriquement clos.
Deux matrices de sont semblables si, et seulement si, elles ont même réduite de Jordan, à l'ordre près des blocs.
Puissances d'une matrice
modifierSi l'on a trouvé la décomposition de Dunford de sous la forme , alors comme et commutent, on peut appliquer la formule du binôme à :
Comme nous savons déjà calculer les puissances de (qui est diagonalisable) et comme est nilpotente d'ordre , on sait que et il reste à calculer (manuellement !) les puissances . Remarquez que si , alors .
Dans le cas où la décomposition de Dunford est même une décomposition de Jordan, les puissances sont plus faciles à calculer.
Exemple : On reprend l'exemple ci-dessus. Donc et . Reste à calculer les puissances de : pour cela, on pose la décomposition de Dunford de qui « saute aux yeux » sur : et .